CHAPITRE 3 : COMMENT REPRENDRE PIED EN ASIE DU SUD-EST ?

I. UN PILOTAGE STRATÉGIQUE MIEUX AFFIRMÉ DE NOS OBJECTIFS EST INDISPENSABLE

A. DÉFINIR UNE STRATÉGIE COHÉRENTE ET AMBITIEUSE

1. Affirmer une stratégie et définir un pilotage de haut niveau
a) Affirmer à haut niveau la priorité (sud-est) asiatique

Les discours officiels n'ont cessé d'affirmer l'Asie comme une priorité de notre politique étrangère. Mais est-ce vraiment le cas ? Savons-nous vraiment ce que nous voulons en Asie du Sud-Est ? Avons-nous une stratégie, des objectifs, une « feuille de route » ?

En outre, comme cela a déjà été dit, les m oyens n'ont pas toujours suivi.

Au total, cette région, a longtemps été, il faut le redire, négligée. Le Livre blanc de 2013, malgré l'importance des questions stratégiques dans la région, ne lui consacre d'ailleurs que quelques maigres paragraphes.

L'Asie dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013

« Comme ses partenaires européens, la France n'est pas directement menacée par les conflits potentiels entre puissances asiatiques mais elle n'en est pas moins très directement concernée à de multiples titres. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et de la Commission d'armistice militaire du Commandement des Nations unies en Corée (UNCMAC), elle est une puissance présente dans l'océan Indien et le Pacifique. Elle est également l'alliée des États-Unis qui jouent un rôle central en matière de sécurité dans cette partie stratégique du monde. Ses entreprises et ses ressortissants sont en nombre croissant dans la région et sa prospérité est désormais inséparable de celle de l'Asie-Pacifique. »

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013

Un document du ministère de la défense, paru en avril 2014 « La France et la sécurité en Asie Pacifique », est venu remédier en partie à ce déficit d'affirmation politique de notre présence stratégique en Asie.

On peut d'ailleurs s'interroger sur la démarche, certes bienvenue mais inédite, et qui peut apparaitre comme un « exercice de rattrapage » post Livre-Blanc, piloté par le ministère de la défense, et qui n'a pas fait l'objet d'une présentation à un niveau politique, mais simplement administratif. 155 ( * )

Pour autant, peut-on affirmer que l'Asie a aujourd'hui toute sa place dans notre politique étrangère ? Est-on capable de voir les enjeux qui s'y déroulent, au-delà du seul horizon de la diplomatie économique ?

Une idée sous-jacente est que nous n'aurions plus les moyens de conduire une politique ambitieuse en Asie du Sud-est ; tout au plus pourrions-nous nous contenter d'une réallocation des moyens de nos zones historiques de présence vers la Chine et l'Inde. Mais aller plus loin serait trop difficile. À l'heure de la réduction du réseau diplomatique, des réductions de capacités militaires, il nous faudrait nous concentrer sur nos approches les plus immédiates. La gestion des crises sahélienne et centrafricaine absorbe en outre nos moyens (la France aura consacré plus d'un milliard d'euros à ses opérations militaires extérieures en 2012 et 2013).

C'est oublier que notre avenir se joue en Asie : avenir économique mais aussi stratégique, car c'est là que les principes de l' « ordre international », comme la liberté de circulation en mer, sont aujourd'hui remis en cause.

Certes, l'Asie est un tout qu'on ne peut fragmenter, mais il faut éviter que les trois géants, l'Inde, la Chine et le Japon, « ne nous cachent le reste de l'Asie 156 ( * ) ».

Le vide sur notre stratégie en direction du sud-est asiatique doit être comblé, avec une vision partagée de nos intérêts mutuels, susceptible de fédérer l'action des différentes administrations.

Ce vide a en effet un coût d'opportunité, à l'heure où l'ASEAN « galope » et où nos concurrents s'y pressent.

Sans vision partagée de la présence de la France en Asie du Sud-Est, il est difficile d'invoquer un cap et a fortiori de convaincre nos interlocuteurs qu'il s'agit pour la France de partenariats réellement stratégiques.

Il est aujourd'hui paradoxal que la France soit un des seuls « grands » pays à ne pas avoir formalisé clairement son pivot asiatique.

Les Américains ont défini leur balancement asiatique, quel qu'en soit le rythme réel. Les Allemands ont clairement investi la zone où ils sont très présents. La France, elle, peine à aller au-delà de l'affichage.

De fait, le fil conducteur de nos actions semble avant tout budgétaire : tenter un redéploiement à l'heure des restrictions de budget et d'effectifs, revient, en fait, à « sauver les meubles » dans cette région de plus en plus centrale, ce qui ne peut tenir lieu de stratégie.

Il faut nous remobiliser sur l'enjeu du sud-est asiatique : la nomination d'un représentant spécial, la création d'une « task force » interministérielle peuvent être des instruments au service d'une stratégie qui doit être définie et suivie au plus haut niveau.

D'ailleurs, le Gouvernement a annoncé, le 25 juin dernier, la nomination de M. Philippe VARIN comme représentant spécial pour l'ASEAN. Votre commission salue cette initiative qui va dans le bon sens.

La priorité (sud-est) asiatique de notre politique étrangère doit être mieux affirmée, pilotée au plus haut niveau et surtout mieux concrétisée (« task force » interministérielle, représentant spécial, redéploiement des moyens diplomatiques, consolidation de la présence militaire). Il faut sortir de l'incantation et se libérer de la dictature des moyens (nous n'aurions « plus les moyens » d'avoir une politique asiatique), par redéploiement, car nos intérêts stratégiques sont directement en jeu dans cette Asie soi-disant lointaine.

Proposition : pour mobiliser sur l'enjeu du sud-est asiatique, un événement international pourrait être proposé par la France, par exemple en marge d'une prochaine Assemblée générale des Nations unies.

La question de la sécurité maritime ou de la liberté de circulation maritime pourrait être un thème fédérateur des Nations du sud-est asiatique. Elle serait l'occasion pour la France, grande nation maritime, de mettre en avant ses savoir-faire et son mode d'organisation particulier (action de l'État en mer).

Cette question pourrait être au préalable débattue lors de la prochaine Conférence des Ambassadeurs (consacrée à « Une diplomatie globale ») puis portée par une stratégie interministérielle associant étroitement les ministères des affaires étrangères et de la défense.

b) Mettre en oeuvre une stratégie interministérielle d'influence

Plusieurs experts entendus par votre commission ont mis en avant deux facteurs d'amélioration possible pour accroître notre influence en Asie du Sud-Est (comme d'ailleurs vraisemblablement dans d'autres régions du monde) :

- d'abord donner une dimension plus interministérielle à notre action. Certes, la politique vis-à-vis de l'Asie est suivie par la cellule diplomatique de la Présidence de la République ainsi que par le conseiller diplomatique du Premier ministre, qui sont à même d'impulser une dimension transversale. Dans les faits, les administrations travaillent largement en « silots » : si des réunions interministérielles sont organisées périodiquement (voire des groupes de travail conjoints), la logique de la transversalité ne semble pas encore très intégrée.

Sur la question de l'opportunité de conclure un partenariat stratégique avec la Malaisie, par exemple, on perçoit une divergence d'analyse entre les différentes administrations.

Cette situation n'est pas très satisfaisante. Un pilotage politique mieux affirmé permettrait sans doute d'unifier notre action et de la rendre plus transversale ;

- ensuite, compte tenu de l'importance de « l'influence » et des relations interpersonnelles dans cette région du monde, plusieurs ont souhaité une meilleure gestion des divers programmes de bourses et d'invitation des personnalités d'avenir.

Une réflexion spécifique semble opportune sur à la fois le ciblage des invités (priorité « économique » et « défense » à réaffirmer compte tenu du contexte) et aussi - et surtout ?- au suivi dans la durée (relances, entretien du réseau, animation dans le temps long....).

De la même façon, l'animation et le suivi par nos postes diplomatiques des réseaux d'anciens élèves des écoles françaises ou des anciens étudiants en France sont perfectibles (c'est un euphémisme), de l'aveu même de nos diplomates.

Faute d'outil, faute de stratégie, ce levier d'influence n'est pas optimisé aujourd'hui.

Un recensement interministériel devrait être entrepris, pour une définition plus stratégique des cibles et la mise en oeuvre d'un suivi du réseau dans la durée, avec des outils appropriés.

Proposition : Lancer une étude sur les différents programmes de personnalités d'avenir (programmes de la défense, « Pipa 157 ( * ) » du ministère des affaires étrangères, réseaux du ministère de l'économie et des finances...). Viser la centralisation des contacts dans une base de données unique et mise à jour et le développement d'outils d'animation du réseau au niveau de chaque poste diplomatique, et dans la durée.

2. S'appuyer sur des États-pivots prioritaires

Dans la mise en oeuvre de sa stratégie, la France doit s'appuyer plus clairement sur trois États pivots qui doivent faire l'objet d'une attention prioritaire : l'Indonésie , la Malaisie et Singapour .

a) Indonésie : Un potentiel économique et stratégique à (re)considérer

L'Indonésie, grande démocratie, présente un immense potentiel. Nous y sommes quasiment « sortis des radars ». Ce pays doit être une priorité absolue, non seulement sur le plan économique, mais aussi politique et stratégique.

Le solde commercial français avec l'Indonésie est très fluctuant, car dépendant notamment des ventes aéronautiques (50 % de nos échanges au 1 er semestre 2013). En tendance, la France, déjà peu présente économiquement dans l'archipel, perd en outre des parts de marché, y compris vis-à-vis de certains partenaires européens.

Avec 150 entreprises seulement, la présence française est portée par les grands groupes qui prennent seuls le risque de la durée et de l'investissement en ressources humaines. À titre de comparaison, le nombre d'entreprises coréennes en Indonésie est de 1200.

Dans un contexte de concurrence très vive des entreprises asiatiques (Chine, Japon, Corée) et européennes (Allemagne, Pays Bas), les problèmes de compétitivité « coût » et « hors coût » du tissu économique français se font sentir.

Notre pays n'est pas aujourd'hui en mesure de tirer tout le profit possible du potentiel de développement indonésien .

Une de nos premières faiblesses serait notre méconnaissance de l'Indonésie, de son modèle politique, de sa culture, de ses projets et de ses circuits de financement, ainsi qu'une trop forte concentration sur les marchés publics, qui sont lents à se concrétiser.

Une mobilisation particulière de tous les acteurs publics est aujourd'hui engagée autour de l'enjeu de la présence économique française en Indonésie, formalisée dans un plan d'action spécifique interministériel, qui inclut notamment un volet de communication et de promotion en France du potentiel indonésien, malgré les difficultés, connues, de ce marché (environnement règlementaire instable, obstacles non tarifaires, procédures administratives complexes, corruption).

Un premier « guide des affaires » a notamment été réalisé par Ubifrance, et les secteurs les plus prometteurs (énergie, tourisme, transport...) ont fait l'objet de fiches par marchés et filières à destination des entreprises françaises.

Les opportunités sont là : lors de leur séjour à Jakarta, vos rapporteurs ont appris que l'enseigne Ikea allait bientôt ouvrir ses 3 premiers magasins simultanément en Indonésie. On entend dire que la seule limitation de son chiffre d'affaires sera la capacité d'accueil de ses parkings....

Sur le plan diplomatique et stratégique , l'Indonésie est un allié potentiel pour les négociations sur le climat, en même temps qu'un facteur d'équilibre régional (voir au-delà) par la médiation que peut exercer sa politique étrangère, notamment vis-à-vis du monde musulman. C'est aussi un état archipélagique tourné vers la mer et l'un des principaux clients potentiels pour les industries françaises d'armement...

« L'Indonésie est un partenaire incontournable pour la France. Les relations entre les deux pays ne sont pas encore à la hauteur de leur potentiel », déclarait ainsi Laurent Fabius, août 2013, au siège de l'ASEAN.

De fait, quand l'Indonésie achète des aéronefs, elle en commande plus de 200, et fait travailler 5 000 employés d'Airbus pendant 10 ans 158 ( * ) . Quand elle se dotera de nouveaux sous-marins, elle les achètera par douzaine.

Il faut savoir regarder avec lucidité les opportunités offertes.

Proposition : faire de l'Indonésie une priorité n° 1 de la diplomatie économique.

b) La Malaisie : une relation à consolider par la conclusion d'un partenariat stratégique

La Malaisie est un pays courtisé (États-Unis, Japon, Grande-Bretagne, notamment....), tant pour sa stabilité politique, que pour sa situation économique saine et dynamique, et la clarté de sa vision à moyen terme pour son développement et celui de la région.

Le contexte économique y est favorable, avec une croissance de 5,6% en 2012, une faible inflation, un taux de chômage de plein emploi, un déficit budgétaire maîtrisé, un excédent commercial maintenu bien qu'en diminution, un endettement faible et une bonne résilience à la crise mondiale.

La Malaisie est notre second partenaire commercial dans l'ASEAN, avec un excédent commercial, le 16 ème excédent de la France en 2012, ce pour la première fois depuis près de 20 ans, qui devrait se maintenir, voire se renforcer dans les prochaines années compte tenu des contrats en cours.

L'accord de libre-échange en négociation entre la Malaisie et l'Union européenne, en cours de négociation, devrait permettre, une fois conclu, de renforcer encore notre présence économique.

65% de nos exportations relèvent encore du secteur aéronautique : cette fragilité montre aussi qu'il existe un potentiel de diversification de nos relations économiques : dépasser les grands contrats pour promouvoir un engagement de nos PME, diversifier les secteurs en profitant notamment des opportunités dans le secteur ferroviaire (liaison Singapour-Kuala Lumpur et futures tranches du MRT (My Rapid Transit), métro lourd), dans le nucléaire civil, l'énergie...

Vos rapporteurs constatent un décalage entre le niveau de nos relations économiques et notre investissement politique.

La visite du Premier ministre français en juillet 2012 (acceptée par nos partenaires en plein Ramadan, il faut le relever) était en effet la première visite de très haut niveau depuis celle de Pierre Mauroy en décembre 1982 et du Président Jacques Chirac en  2003.

Pourtant, nouvellement élu en 2009, le Premier ministre Najib Razak avait quant à lui choisi la France comme première étape de son périple européen en 2009.

Il faut être conscient de ce que la poursuite des bonnes performances françaises en matière d'armement est aussi conditionnée par la qualité de notre relation politique bilatérale. Il est illusoire de penser que les marchés relatifs aux avions de combat ou aux hélicoptères par exemple peuvent se dispenser d'un soutien politique fort, ne serait-ce que parce que l'aspect « formation des pilotes » y sera tout à fait déterminant.

Pour cela, il nous faudra aussi savoir aplanir les « irritants » susceptibles de nous causer de grands torts commerciaux, tels l'huile de palme par exemple.

La relation doit être approfondie et mieux structurée : la conclusion d'un partenariat stratégique peut être un bon effet de levier.

Proposition : proposer à la Malaisie, qui présidera l'ASEAN en 2015, la conclusion d'un partenariat stratégique, incluant un volet politique, économique, de défense et de coopération culturelle. Programmer à court terme une visite du ministre de la défense dans ce pays.

c) Singapour : Une excellente relation, à conforter

L'excellence à tous points de vue de notre relation avec Singapour (économie -avec 600 entreprises françaises et 10 milliards d'euros d'échanges annuels-, défense, politique, culture, sciences.....) ne doit pas nous conduire à nous « endormir » sur nos lauriers.

Vos rapporteurs ont en particulier mesuré, à l'occasion de leurs entretiens officiels avec leurs homologues singapouriens, la nécessité d'y expliquer la stratégie économique française.

Un point à améliorer reste d'attirer plus les investissements singapouriens en France, qu'il s'agisse des entreprises privées, publiques, ou des fonds souverains.

Proposition (cf. ci-dessous) : au-delà de l'indispensable effort d'attractivité du territoire national pour les investissements, vaincre la règle psychologique des « 7 heures d'avion » pour attirer les investissements singapouriens en France, notamment les fonds souverains.


* 155 Même si le ministère des affaires étrangères a naturellement été associé à sa rédaction ; c'est le Directeur des Affaires stratégiques du ministère de la défense qui a été chargé de le présenter

* 156 Suivant les termes de Christian Lechervy «  La France, l'Europe et l'Asie-Pacifique » IRSEM, avril 2013

* 157 Programme d'invitation des personnalités d'avenir

* 158 Source : entretien de vos rapporteurs au ministère des affaires étrangères indonésien

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