C. LE CoeUR DU COMMERCE GLOBALISÉ

1. L'Asie des isthmes et des détroits depuis toujours une région névralgique...

L'Asie du Sud-Est est stratégiquement située, entre deux océans (Pacifique et Indien) et deux continents (Asie et Océanie), entre l'Inde et la Chine, maîtrisant les voies de communication entre l'Asie et le Moyen-Orient, entre la mer de Chine et les Amériques.

La « ligne de vie » du commerce mondial transite par l'Asie du Sud-Est.

On estime que 40 à 50% du commerce mondial passe par le détroit de Malacca. Il en va ainsi non seulement des navires de commerce mais aussi des voies aériennes, des câbles sous-marins, ou des ports, qui sont tous posés sur cet axe maritime stratégique.

On a pu mesurer la dépendance de l'économie française à cette « veine jugulaire » du commerce mondial après le tsunami japonais : faute de pièces détachées, l'industrie automobile française était à l'arrêt. On imagine quelles seraient les conséquences d'un éventuel blocage du détroit de Malacca...

LE DÉTROIT DE MALACCA AU CoeUR DU TRAFIC MONDIAL DE MARCHANDISES

Source : Marine nationale, revue « Cols bleus »

2. ... dont la « maritimisation » du monde renforce encore la centralité

La rapidité de la croissance du trafic de porte-conteneurs (visible sur le graphique ci-après, qui montre la croissance du trafic de conteneurs), qui caractérise le phénomène désormais bien connu de « maritimisation » des économies, ne fait que renforcer cette prévalence géostratégique séculaire de l'Asie des isthmes et des détroits.

Source : Review of maritime transport, CNUCED, 2013

Les grands ports d'Asie du Sud-Est , situés stratégiquement sur les lignes du commerce mondial, sont d'ailleurs parvenus à relancer leur activité immédiatement après la crise de 2008 et la brève chute du trafic de porte-conteneurs en 2009. Ils se hissent aujourd'hui aux premiers rangs mondiaux. C'est le cas de Singapour, Bangkok ou Manille, tous en phase d'expansion, mais aussi de ports tels que Port Klang (Kuala Lumpur), Tanjung Pelepas et Tanjung Priok (Jakarta) qui ont augmenté leur transport de fret de plus de 50% entre 2006 et 2011 17 ( * ) .

De nouveaux investissements dans le port de Singapour vont encore venir accroître une activité déjà extrêmement soutenue, qui fait de la cité-Etat un hub régional. Le pays a investi 2,3 milliards d'euros (en 2012) pour développer le terminal de Pasir Panjang, qui portera la capacité du port de 35 à 50 millions d'EVP (équivalent vingt pieds, l'unité de mesure des conteneurs) d'ici 2020 18 ( * ) .

Source : Le Marin, http://www.nxtbook.fr/lemarin/lemarin/HSECOTABBORD/index.php

3. L'émergence chinoise accentue le poids de cette région carrefour
a) Le fort dynamisme du commerce avec la Chine

L'émergence économique de la Chine est naturellement un autre puissant facteur de transformation régionale.

Le commerce Chine-ASEAN a fortement augmenté au cours de la dernière décennie (il a été multiplié par 50 en 10 ans 19 ( * ) ), et devrait dépasser les volumes d'échanges ASEAN-UE et ASEAN-Etats-Unis d'ici 2015.

À partir de l'adhésion de la Chine à l'OMC en 2001, la géographie du commerce des Etats de l'ASEAN s'est en effet complètement modifiée. La Chine est devenue progressivement le premier débouché et le premier fournisseur de l'ASEAN, devant le Japon : aujourd'hui le commerce sino-ASEAN (425 milliards de dollars) est deux fois plus élevé que le commerce nippo-ASEAN (240 milliards de dollars).

Cette évolution a complètement modifié la perception de l'émergence chinoise par les pays d'Asie du Sud-Est. En 1998, en refusant la dévaluation compétitive du Yuan et en venant financièrement à l'aide de l'ASEAN, la Chine est en effet apparue comme un partenaire fiable et crédible 20 ( * ) . Dans le même ordre d'idées, la relative résistance de la demande chinoise lors de la crise de 2008 a renforcé la résilience économique de l'ASEAN.

La zone de libre-échange Chine-ASEAN (ou CAFTA ), qui a vu le jour le 1 er janvier 2010, est la première au monde par sa population (elle rassemble près de 2 milliards de consommateurs) et la troisième par son PIB (après l'Union Européenne et la zone de libre-échange nord-américaine ou NAFTA ). Cette zone de libre-échange a naturellement créé un climat favorable à la croissance des investissements chinois dans la région (en particulier au Vietnam, en Thaïlande et à Singapour).

A l'occasion du sommet ASEAN -Chine de 2013, le Ministre des Affaires étrangères chinois a d'ailleurs proposé de rehausser l'ambition de la coopération, proposant notamment la signature d'un traité de bon voisinage, d'amitié et de coopération, le renforcement des échanges en matière de sécurité non-traditionnelle (lutte contre les catastrophes naturelles, la criminalité transfrontalière, la cybersécurité), la montée en puissance de la zone de libre-échange pour atteindre 1 000 milliards de dollars d'échanges en 2020, et la construction d'une « route de la soie maritime » du 21 ème siècle.

b) La montée inexorable des investissements directs asiatiques

Ce sont traditionnellement les grands voisins du Nord-Est asiatique industriel qui ont alimenté le flux massif d'investissements directs étrangers dans les pays de l'ASEAN. Ainsi par exemple, au Vietnam, les deux tiers des investissements directs étrangers sont le fait du Japon, premier investisseur historiquement, de Taïwan et de Singapour. Les investissements des grands « Chaebols » coréens montent aussi en puissance, puisque Samsung représente à lui seul désormais 20% des exportations totales vietnamiennes.

Mais ce sont les investissements directs chinois qui ont tendance à croître le plus rapidement : l'ASEAN en capte une part de plus en plus importante.

Au sein de l'Asie, l'ASEAN concentre désormais 54% du total asiatique, et un stock de 41,4 milliards de dollars d'investissements chinois fin 2013 21 ( * ) .

Prédominante en flux, la Chine n'est pour l'instant qu'un « petit investisseur » en stock dans l'ASEAN, qui ne représente que 3,8% du stock d'investissements étrangers dans la région fin 2012. Mais le mouvement s'accélère : les trois quarts de ces investissements ont été réalisés depuis 2010, avec un maximum de 13 milliards de dollars en 2011, suivi par 8,2 milliards de dollars en 2012.

L'Indonésie constitue la première cible de ces investissements, devant Singapour et la Malaisie. Toutefois, rapportés à la taille des économies concernées, c'est au Laos, au Cambodge, en Birmanie et à Brunei que les investissements chinois pèsent le plus lourd.

Certains des projets chinois auront une dimension structurante pour l'économie des pays concernés, tels que le projet de liaison ferroviaire à grande vitesse devant relier à long terme Kunming dans le Yunnan jusqu'à Singapour, en passant par le Laos, la Thaïlande, et la Malaisie .

Les investissements massifs des acteurs chinois dans la production d'énergie en Indonésie, au Laos et en Birmanie conditionnent pour partie la montée en puissance attendue de la production électrique dans ces pays, en même temps qu'elle sécurise l'accès chinois aux sources d'approvisionnement énergétique. La politique chinoise de zones industrielles touche notamment la Malaisie, avec le parc industriel et le port de Kuantan.

Certains de ces investissements ont soulevé des polémiques, telles le centre de commerce de gros du groupe Ashima à Bangkok, ou le projet immobilier de Thatluang à Vientiane (conditions d'expropriation des villageois et conséquences environnementales). L'arrêt du projet de barrage hydraulique de Myitsone en Birmanie, est à souligner, de même que les questions posées par l'attribution de la mine de cuivre de Monywa (suspicion de lien avec les contrats d'armement, accusations de corruption...) 22 ( * ) .

L'investissement chinois au Laos , par exemple, a ainsi pris depuis 2013 la première place (803 millions de dollars en flux, 5 milliards de dollars en stock), dépassant ceux du Vietnam (4,5) et de la Thaïlande (4,3) dans ce pays. Il est concentré sur l'exploitation au profit de l'économie chinoise de ressources naturelles : cultures commerciales (hévéa, canne à sucre, café), bois, minerais et production d'électricité, ce qui équilibre la balance commerciale, les importations laotiennes de machines-outils et matériaux de construction allant croissant. L'investissement porte également de manière croissante sur l'immobilier et les services (casinos, centres commerciaux et hôtels). La forte concentration d'investissements chinois dans les provinces du Nord ne pourra qu'être confortée par la récente mise en service du pont de Houayxai, dernier tronçon d'une voie routière de 1 800 km entre Bangkok et Kunmin à travers le Nord-Ouest du Laos.

Capitaux et acteurs proviennent majoritairement du Yunnan et du Guangxi, mais on observe des mouvements plus amples avec pour origines le Hunan, le Xinkjang, Macau et Hong Kong. Les accords bilatéraux permettent aux ressortissants des deux pays de traverser la frontière avec des formalités simplifiées, ce qui se traduit concrètement par une quasi exemption de taxes.

« Au total, l'investissement chinois est en train de devenir une composante importante du développement économique de la région, avec une capacité de montée en puissance et de diversification qui reste énorme. Le processus d'ajustement à cette nouvelle réalité est en cours : la crainte d'une «satellisation» est perceptible dans les petits pays, la volonté de rééquilibrage est manifeste en Birmanie, mais dans l'ensemble ce sont les opportunités offertes par cette envolée des investissements chinois qui concentrent l'attention des responsables politiques et des acteurs économiques », résume une récente analyse de la Direction du Trésor sur les investissements chinois dans l'ASEAN.

LES INVESTISSEMENTS CHINOIS DANS LE SECTEUR ÉNERGÉTIQUE EN ASEAN

Comme en Afrique ou en Amérique Latine, l'accès à l'énergie et aux ressources minières ainsi que la production d'énergie sont une des motivations centrales de ces investissements et représentent 69% du stock d'investissements directs chinois en Asean (sans compter la présence chinoise massive dans les projets hydrauliques en Birmanie et au Laos qui n'est pas reflétée convenablement dans les statistiques). Le mouvement avait commencé à Singapour en 2008 avec le rachat de Tuas Power par le groupe Huaneng pour 3 milliards de dollars, suivi en 2009 par celui du raffineur Singapore Petroleum par Petrochina pour 2,2 milliards de dollars.

En Indonésie, CNOOC s'alliait au canadien Husky Energy en 2008 pour l'exploitation d'un champ gazier off-shore, suivi par Pétrochina en 2009, allié à Chevron pour un projet gazier offshore de 6 milliards de dollars à Kalimantan Est. Plus récemment Sinopec décidait d'investir 850 millions de dollars dans la réalisation d'une vaste unité de stockage pétrolier pouvant contenir 16 millions de barils de pétrole à Batam, en face de Jurong Island où Pétrochina exploite un terminal de dimension équivalente.

Le raffinage suscite de vastes projets à Brunei, où le Zhejiang Hengyi Group investit 2,5 milliards de dollars en 2011 dans la réalisation d'une raffinerie et d'un cracker catalytique ayant une capacité de production de 135 000 barils par jour, projet qui constitue l'un des principaux axes de diversification de l'économie du Sultanat. Un autre projet de Sinopec financé par l'Eximbank au Cambodge (1,7 milliard de dollars) porte sur une raffinerie d'une capacité de 5 millions de tonnes.

Sur le front minier , les investisseurs chinois se concentrent sur le nickel en Indonésie avec une prise de participation (celle de CNRH, China Nickel Resources Holding, au capital de Yiwan Mining à hauteur de 80% pour 270 millions de dollars) et trois projets : CNRH à Kalimantan sud (1,8 milliard de dollars), Dafeng Port pour la création d'une fonderie de ferronickel à Sulawesi Sud (600 millions de dollars) où Jilin Jien Nickel développe un vaste projet de minerai de nickel (6 milliards de dollars). L'accès au nickel suscite également des investissements en Birmanie, avec notamment la mine de Tagaung Taung exploitée par CNMC et Taiyuan Iron and Steel.

Dans l'aluminium , Chinalco investit 1,6 Md USD dans une fonderie d'aluminium de 370 000 tonnes/an dans l'Etat de Sarawak à Bornéo, en partenariat avec un acteur malaisien. Le cuivre suscite des investissements en Birmanie (Norinco) et aux Philippines (China Metallurgical Group), tandis que les projets dans le charbon se concentrent sur l'Indonésie et le Vietnam.

( Source : Note du service économique régional de Singapour, direction du Trésor, avril 2014)

4. Une part croissante dans les flux financiers mondiaux : une capitalisation boursière multipliée par 5 en 10 ans

L'Asie du Sud-Est a une part croissante dans les flux financiers mondiaux. La fragilité des places boursières à l'égard de l'extérieur, parfaitement démontrée par la crise dite « asiatique » de 1997, et les « cracks » boursiers de novembre 2008 et octobre 2011, notamment, n'ont pas entamé une tendance de fond : celle de l'apport croissant de marchés boursiers particulièrement dynamiques au financement de l'économie sud-asiatique .

D'après une étude récente 23 ( * ) , le montant des fonds levés sur les bourses des 5 principaux pays de l'ASEAN atteignait 25 milliards de dollars en 2011, contre 13,6 milliards de dollars en 2006 et 5,4 milliards de dollars en 2001, soit une multiplication de la capitalisation boursière par 5 en 10 ans.

Cet accroissement du financement direct des entreprises par le recours aux marchés boursiers est nettement supérieur dans la quasi-totalité de l'ASEAN-5 (les 5 pays les plus développés de l'ASEAN) à celui constaté mondialement. Singapour , parmi les premières places financières mondiales et pays dans lequel cette évolution du financement est la plus ancienne, atteint ainsi un taux d'accroissement annuel des fonds levés de 25,2 % entre 2001 et 2011, soit un rythme huit fois supérieur à celui d'une place mature telle que le New York Stock Exchange (3,2%).

Plus récente en Indonésie et en Malaisie , cette tendance est aussi plus marquée : la croissance annuelle moyenne du montant levé sur les marchés de capitaux atteint ainsi 30% dans la première et 21,5% dans la seconde. La progression aux Philippines est particulièrement rapide (+38%), bien que le montant enregistré en 2011 (2,5 milliards de dollars) soit encore sous-proportionné à la taille de cette économie et à ses besoins de financement.


* 17 Source : infrastructures de transport : « Un bilan inégal et des besoins considérables », « Horizon ASEAN », étude de la DGT, service économique régional de Singapour, mai 2013

* 18 Service économique régional de Singapour, Direction générale du Trésor, « Infrastructures de transport en ASEAN », mai 2013

* 19 Source : ministère des affaires étrangères, réponse au questionnaire écrit de votre commission

* 20 Analyse développée devant votre commission par M Jean-Raphael Chaponnière

* 21 Les développements qui suivent sont tirés de la note « Investissements chinois en Asean : une vague récente qui prend de l'ampleur », avril 2014

https://www.tresor.economie.gouv.fr/File/401295

* 22 Ibid

* 23 « État des lieux des marchés d'actions en ASEAN-5 », service économique régional de Singapour, août 2012, direction générale du Trésor

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