C. LE CHOIX FRANÇAIS

1. Un parcours législatif chaotique
a) La loi DADVSI ou la tentation de la licence globale

En France, la transposition de la directive DADVSI, dont la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ne fut pas saisie, attendra 2005, pour le dépôt du projet de loi, et 2006 pour son adoption définitive. Elle verra s'opposer vivement deux conceptions antagonistes quant aux solutions à apporter à la lutte contre le piratage et à la rémunération des créateurs dont les oeuvres sont « consommées » par la voie numérique.

Initialement, le projet de loi, conformément à la lettre de la directive, visait à rendre illicites les logiciels d'échanges en « peer to peer » et rendait obligatoires les mesures techniques de protection ou DRM ( Digital rights management ) sur les contenus culturels numériques et physiques, et ce malgré l'exception de copie privée.

Curieusement, alors que la transposition est tardive, le gouvernement décide d'appliquer la procédure d'urgence . Il se murmurait, à l'époque, que le gouvernement de Dominique de Villepin souhaitait accélérer autant que possible la transposition de la directive, afin de pouvoir consacrer l'ordre du jour parlementaire à la création du contrat première embauche (CPE). L'objectif de rapidité fut largement manqué : le projet de loi DADVSI fut discuté par les députés du 20 au 22 décembre 2005, avant de reprendre du 7 au 16 mars 2006.

À un choix procédural douteux s'ajoute un problème de fond : de fait, le texte européen qu'il s'agit de transposer est accusé d'être, par certains, trop répressif et de n'envisager que la sanction et le protectionnisme comme seules réponses au développement des échanges de musique et de films sur les réseaux de « peer to peer » à une époque où se développent déjà d'autres formes de piratage .

Dès l'origine, le projet de loi fait donc l'objet de vives critiques, mais également d'un soutien sans faille, les deux parties poussant la défense de leur position à leur paroxysme. On se souvient, à cet égard, des représentants de l'industrie musicale proposant aux députés des cartes prépayées de téléchargement de musique en ligne au premier jour des débats à l'Assemblée nationale, le 20 décembre 2005, procédé dont s'émouvra l'opposition dans l'Hémicycle.

Jacques Valade, alors président de votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication, jugeait ainsi, le 1 er février 2006 - l'examen du projet est alors en cours à l'Assemblée nationale -, dans son discours introductif à la table ronde intitulée « Quelles réponses législatives apporter au téléchargement illégal de musique et de cinéma ? » : « il n'est pas impossible, d'ailleurs, que le délai écoulé entre l'adoption de la directive, en 2001, le dépôt du projet de loi gouvernemental, à la fin de 2003, et le moment choisi pour aborder la discussion de ce dernier, deux ans plus tard, ait souligné la limite de cette approche, peut-être un peu exclusive . En effet, chez nos principaux partenaires européens, la transposition de cette directive a été à la fois moins tardive et, de ce fait, sans doute, moins houleuse. »

En conséquence, le débat à l'Assemblée nationale se cristallise, en décembre 2005, sur le projet de licence globale . L'idée consiste, partant du principe qu'il serait impossible de mettre un terme aux pratiques illégales et d'instaurer, sur Internet, une forme nouvelle de marché dans lequel les titulaires de droits conserveraient la maîtrise de leurs oeuvres, à légaliser le « peer to peer » en indemnisant les ayants droit par l'instauration d'une rémunération assise sur les abonnements auprès des fournisseurs d'accès à Internet.

Cette solution reçoit les faveurs de certains artistes , notamment des interprètes réunis au sein de la Société civile pour l'administration des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI) et de la Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse (SPEDIDAM), salariés des secteurs de la musique et du cinéma, qui ne bénéficient que de droits voisins et pour lesquels, de facto , toute rétribution basée sur un système équivalent à celui de la rémunération pour copie privée constitue un complément de revenus appréciable. Partisans de la liberté de circulation des oeuvres sur Internet et associations de consommateurs y sont également favorables.

À l'opposé, la majorité des auteurs, compositeurs et producteurs, adhérant au Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP), à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) ou à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), brocarde la proposition de l'Assemblée nationale, considérant que la licence globale représente une aumône de court terme revenant, sous prétexte de l'impuissance des pouvoirs publics et des industries culturelles face au piratage, à brader la création et les oeuvres pour un prix forfaitaire, sans certitude qu'il corresponde à la consommation réelle des internautes ni que son montant permette une juste rémunération des auteurs. Plus philosophiquement, ils s'opposent à tout système qui laisserait croire aux citoyens que la culture est gratuite et que la juste rémunération des auteurs ne constitue pas une nécessité à la création.

Intervenant dans le cadre des États généraux de la culture le 28 septembre 2009, Pierre Sirinelli a, sans engagement partisan, fait état de la difficulté juridique qu'il y avait à assimiler le téléchargement descendant à une copie privée, soustrait de ce fait au droit exclusif par exception au droit d'auteur et aux droits voisins et rémunéré forfaitairement. En effet, le test en trois étapes implique que les exceptions et limitations autorisées ne portent pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire des droits. Compte tenu de l'importance du téléchargement descendant dans les pratiques culturelles numériques de l'époque, le principe de la licence globale ne pouvait, selon lui, être retenu par le législateur au risque que la France ne renie ses engagements internationaux en matière de respect du test en trois étapes . Par analogie, la création d'un système de gestion collective obligatoire pour le téléchargement ascendant serait également sujette à controverse, dès lors que, selon l'OMPI, lorsque les traités internationaux ne prévoient pas la possibilité d'instaurer un système de licence privant le bénéficiaire du droit exclusif de sa liberté de l'exercer individuellement, un système de gestion collective ne pourrait être imposé.

Le comité exécutif de l'Association littéraire et artistique internationale, fondée par Victor Hugo et à l'origine de la Convention de Berne, n'a pas fait part d'une analyse juridique divergente dans sa résolution du 14 janvier 2006 : « Considérant que la règle fondamentale du droit d'auteur est, selon les textes internationaux, le droit exclusif de décider du principes et des modalités de diffusion de l'oeuvre et considérant que l'amoindrissement du droit exclusif n'est autorisé que dans le cadre des exceptions prévues par ses textes , l'Association littéraire et artistique internationale rappelle fermement que tout aménagement légal du droit d'auteur, quel qu'en soient la forme ou l'intitulé, dont le résultat serait de priver les auteurs de l'exercice effectif de leurs droits exclusifs en dehors des limites expressément autorisées est contraire à l'esprit et à la lettre des textes internationaux. »

Économiquement, le système de la licence globale apparaît également fragile. Comme le soulignait Joëlle Farchy, professeure de sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris I-Panthéon Sorbonne et membre de la CNIL depuis le mois de janvier 2014, lors de la table ronde susmentionnée, « le montant de cette rémunération est pris dans une contradiction absolue. Nous ne savons quels contenus seront échangés. Soit l'accès de l'internaute est limité, entraînant une rémunération relativement faible et supportable pour le consommateur ; soit l'accès est illimité et la rémunération associée à l'abonnement au fournisseur d'accès insupportable. (...) Plus fondamentalement, la finalité du droit d'auteur ne consiste pas uniquement à rémunérer les ayants droit. C'est surtout une incitation à créer et à produire . Or, dans le modèle proposé par la licence globale, l'assiette de la rémunération ne repose pas sur la stratégie des acteurs de contenus, mais sur le nombre d'abonnés des fournisseurs d'accès à Internet, qui n'a plus rien à voir et n'est pas extensible à l'infini. »

Enfin, est rapidement apparu un obstacle majeur à la mise en oeuvre d'un tel dispositif pour les artistes étrangers téléchargés en France.

Trois ans plus tard, intervenant également dans le cadre des États généraux de la culture, André Lucas, professeur de droit à l'université de Nantes, résume ainsi la complexité de concilier l'une et l'autre approches envisagées lors des débats parlementaires avec la réalité numérique : « Plus fondamentalement, c'est la question du caractère exclusif du droit d'auteur qui mérite d'être discutée. Sans démagogie mais sans tabou. Et force est de constater, sur ce point, que l'enjeu principal concerne les téléchargements et les échanges de fichiers. La voie qui a été choisie a consisté depuis 2006 à essayer de conforter l'offre légale en dissuadant les internautes. On souhaite, bien sûr, que les résultats soient à la mesure des attentes mais beaucoup sont sceptiques. De toute façon, il faut élargir la perspective et explorer maintenant d'autres voies. Celle de la fameuse licence globale, telle qu'elle avait été proposée en 2006, ne mérite pas de l'être car elle annoncerait la disparition pure et simple du droit exclusif qui se transformerait en simple droit à rémunération. »

Finalement, face à la mobilisation des ayants droit au cours de l'hiver 2005-2006, le projet de licence globale voté en septembre disparaît du projet de loi à l'initiative des députés.

Le texte est ensuite débattu, plus sereinement, par le Sénat du 8 au 10 mai 2006, qui le complète de deux apports majeurs : la création d'une exception pédagogique numérique compensée forfaitairement aux titulaires de droits et celle de l'Autorité de régulation des mesures techniques (ARMT), ancêtre de la Hadopi, chargée du respect de la protection des mesures techniques de protection des oeuvres , qui restera comme l'un des rares éléments concrets de la loi. L'ARMT devra également réguler l'interopérabilité et déterminer, en fonction du type de support, le nombre de copies d'oeuvres acquises légalement que les consommateurs pourront réaliser à des fins personnelles. Il en ressort que la copie privée qui était, par définition, légale, devient, par définition, « suspecte ».

De fait, fruit de trop de compromis, le projet de loi apparaît bancal, d'autant que le Conseil constitutionnel porte une estocade finale au dispositif en censurant la contraventionnalisation des délits de contrefaçon, qui conduirait à une rupture d'égalité en fonction du média. Sa décision n° 2006-540 du 27 juillet 2006 censure ainsi plusieurs dispositions du texte, notamment et surtout son article 24, qui requalifiait en contravention le fait d'échanger des fichiers protégés par le droit d'auteur en ayant recours à des outils d'échanges « peer to peer » . Le Conseil a estimé qu'il n'y avait pas de raison de mettre en place un système répressif distinct pour le « peer to peer » par rapport à d'autres moyens d'échange de fichiers et que cette disposition constituait « une rupture d'égalité injustifiée entre les auteurs d'atteintes au droit de la propriété intellectuelle, suivant que ces atteintes seraient commises au moyen d'un logiciel de pair à pair ou d'un autre moyen en ligne ». La suppression de cet article revient à soumettre, en principe, toute personne qui télécharge de manière illégale aux peines prévues pour le délit de contrefaçon. Est, en outre, invalidée, au grand dam des défenseurs de la copie privée, la disposition qui permettait de contourner les mesures de protection pour transférer une oeuvre sur le support de son choix.

Dans un article paru dans La lettre du spectacle le 8 novembre 2006, il est fait mention de la réaction de l'Association des audionautes : « cette décision fait de la loi DADVSI le texte le plus dur jamais passé dans le monde » . L'ADAMI et la SPEDIDAM expriment également leur consternation et dénoncent une « usine à gaz répressive et inefficace ».

Au terme d'une procédure à rebondissement, le texte, promulgué le 1 er août 2006, comporte donc des faiblesses techniques, juridiques et pratiques évidentes : incomplet, il en devient partiellement inapplicable.

b) Les lois Hadopi ou la satisfaction des ayants droit

La situation ne satisfait personne, tandis que le piratage poursuit son fulgurant développement et que l'offre légale peine à émerger.

La lutte contre le piratage d'oeuvres protégées se limite à la seule contrefaçon et, de fait, aux condamnations pénales applicables à ce type de délit, défini par l'article L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle comme « toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits d'auteur » , soit trois ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amende.

Le 26 juillet 2007, dans le prolongement de l'élection de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République, Christine Albanel, alors ministre de la culture et de la communication, commande au président-directeur général de la FNAC d'alors, Denis Olivennes, un rapport sur « Le développement et la protection des oeuvres culturelles sur les nouveaux réseaux » . Il s'agit d'évaluer la mise en oeuvre de la loi DADVSI et, le cas échéant, de proposer des solutions alternatives . Le rapport est une charge violente contre le piratage , ce qui ne pouvait guère étonner s'agissant de l'auteur de « La gratuité, c'est le vol : quand le piratage tue la culture » , publié la même année. Ses propositions sont d'ordre contractuel : le 23 novembre 2007, jour de la remise du rapport, l'accord pour le développement et la protection des oeuvres et des programmes culturels, dit accord de l'Élysée, est signé entre l'État, les représentants des ayants droit et les fournisseurs d'accès à Internet pour installer un système de réponse gradué contre le téléchargement illégal.

Dans ce cadre, la coupure d'accès à la connexion Internet est envisagée. Mais, quelques mois plus tard, le Parlement européen invite les États membres à renoncer à cette solution. Pourtant, les représentants des titulaires de droit persistent dans cette voie et convainquent le gouvernement de l'époque qu'une nouvelle législation doit être mise en place pour lutter de façon plus systématique contre le piratage, mais également avec des sanctions plus adaptées à la nature du délit.

Construit sur la base contractuelle issue du rapport Olivennes, le projet de loi dit « Hadopi » a les faveurs des ayants droit, à court de solutions, malgré ses limites intrinsèques. Ainsi, Florence Gastaud, déléguée générale de la Société civile des auteurs, réalisateurs, producteurs (ARP), reconnaissait, lors de son audition par votre mission d'information, que le texte apparaissait comme un « garrot » pour freiner l'hémorragie du piratage . Quand bien même les ayants droit avaient conscience de l'imperfection du dispositif, ils le considéraient utile d'un point de vue pédagogique , ne serait-ce que par la prise de conscience et le débat qu'il permettait dans la société.

Pascal Nègre, président-directeur général d'Universal Music France et membre du conseil syndical du SNEP, rappelait, pour sa part, au cours de son audition, qu'à l'origine, les titulaires de droits souhaitaient la mise en place d' un système de sanctions automatiques , sous forme d'amendes, proche de celui applicable aux délits constatés par les radars routiers. Mais la riposte graduée a finalement été retenue.

Les représentants de la CNIL n'ont pas donné à votre mission d'information une version différente de l'état d'esprit de l'époque : les ayants droit cherchaient une réponse efficace à leurs maux dans la surveillance et la sanction du « peer to peer » .

Cette fois, la CNIL fut saisie du projet de loi : son avis, initialement confidentiel, fut publié dans la Tribune, ce qui provoqua la colère de son président d'alors, Alex Türk. L'avis était critique s'agissant de la riposte graduée , notamment de la coupure d'accès à Internet, qui constituait un risque juridique par rapport aux offres « triple play » développées par les opérateurs, et du filtrage des sites , qui pouvait être considéré comme une atteinte à la liberté d'expression. Il dénonçait le déséquilibre manifeste entre l'objectif recherché et les moyens mis en oeuvre à cet effet. Traditionnellement, il est vrai que la CNIL est extrêmement attentive aux risques de surveillance des citoyens et à la proportionnalité des mesures prévues, par crainte de l'émergence d'une justice privée sur Internet.

Malgré ces réserves, le texte est présenté en Conseil des ministres le 16 juin 2008. Devant le Parlement, la procédure d'urgence est, à nouveau, déclarée.

Si le texte est voté par le Sénat, en octobre , sans guère de difficulté et avec le soutien de plusieurs sénateurs socialistes, les débats s'avèrent houleux à l'Assemblée nationale . En mars et en avril 2009, la ministre de la culture et de la communication fait face à une violente opposition souvent accompagnée de huées.

Le texte est finalement voté dans la douleur en mai et la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la création sur Internet, dite Hadopi 1, crée la réponse graduée, confiée, comme les missions précédemment dévolues à l'ARMT, à la nouvelle Hadopi.

Dans sa première rédaction, la loi donnait pouvoir à la Haute Autorité, après deux recommandations ignorées, d'ordonner la coupure de l'accès Internet du fautif pour une durée comprise entre trois mois et un an. Mais là encore, l'initiative se heurta à la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 juin 2009, celui-ci donna de fait raison à la CNIL, considérant que seule l'autorité judiciaire pouvait restreindre le droit de chacun à communiquer librement . À cette occasion, le Conseil précise que la liberté de communication et d'expression, énoncée à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, implique la liberté d'accéder à internet. En conséquence, la loi ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative. Allégée de cette dernière sanction, la réponse graduée ainsi instituée se limitait donc à un dispositif pédagogique.

Prenant acte de la position du Conseil constitutionnel, le texte de la loi n° 2009-1311 du 28 octobre 2009 relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, dite Hadopi 2, soumet le jugement des délits de contrefaçon commis sur internet à des règles de procédure pénale particulières (jugement à juge unique et procédure simplifiée) et institue deux peines complémentaires de suspension de l'accès à un service de communication au public en ligne. L'une, délictuelle, est destinée à réprimer les contrefaçons commises au moyen de ce type de service, l'autre, contraventionnelle, vise certaines contraventions de la cinquième classe qui auront vocation à figurer dans la partie réglementaire du Code de la propriété intellectuelle. Il revient, dès lors, au juge pénal le soin de sanctionner les faits de négligence caractérisée par une amende maximale de 1 500 euros, ainsi que la responsabilité de la suspension de l'accès Internet , la Haute Autorité conservant l'envoi des recommandations aux internautes.

S'agissant de l'ordonnance pénale ainsi prévue, on rappellera que le Sénat, à l'occasion des débats relatifs à la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, avait écarté le principe d'une « procédure écrite et non contradictoire basée essentiellement sur des faits établis par l'enquête de police et au cours de laquelle la personne n'est à aucun moment entendue par l'institution judiciaire. » 8 ( * )

Si la CNIL n'a pas été saisie du projet de loi Hadopi 2, elle s'est prononcée sur les décrets d'application. En 2009, sur le premier projet de décret, elle a ainsi pris acte de la création d'un nouveau traitement et rappelé les règles de sécurité en matière de transfert de données.

Enfin, le 8 janvier 2010, la Hadopi était officiellement créée. Sous la présidence de Marie-Françoise Marais, elle s'installe au 4 rue Texel (Paris 14 e ), sans agent ni matériel, dans des locaux vides.

Six mois plus tard, à l'été 2010, la Hadopi sera dotée de la quasi-totalité des textes réglementaires nécessaires à son fonctionnement. Jusqu'alors, les lois des 12 juin et 28 octobre 2009 souffraient cruellement d'inapplicabilité, même si deux décrets étaient d'ores et déjà parus s'agissant de la riposte graduée : le décret n° 2009-1773 du 29 décembre 2009 relatif à l'organisation de l'institution et le décret n° 2010-236 du 5 mars 2010 relatif à la collecte des données personnelles des abonnés. Suivront donc, pendant l'été : un décret relatif à la procédure devant la Hadopi publié le 27 juillet, puis une circulaire du ministère de la Justice à destination des magistrats du parquet, présentant les lois Hadopi 1 et 2 et leurs décrets d'application diffusée le 6 août, enfin, un décret du 3 septembre modifiant celui du 5 mars précité et un décret du 12 octobre imposant de nouvelles mesures pénales aux FAI.

Le premier avertissement de la réponse graduée pourra être envoyé le 1 er octobre 2010 , après que la Hadopi ait obtenu l'autorisation de la CNIL sur le système de récupération des données, avec la garantie que leur conservation serait limitée dans le temps et que la sécurité de la procédure était assurée.

2. La Hadopi : une institution mal née
a) Une structure complexe

Les missions de la Haute Autorité, définies par la loi du 12 juin 2009 précitée et précisées par celle du 28 octobre de la même année, sont triples. L'institution est ainsi chargée :

- d'encourager le développement de l'offre légale et d'observer l'utilisation licite et illicite des oeuvres auxquelles est attaché un droit d'auteur ou un droit voisin sur Internet.

Aux termes de l'article L. 331-13 du code de la propriété intellectuelle, il s'agit ici de publier des indicateurs du développement de l'offre légale, d'attribuer un label permettant aux internautes de l'identifier, d'en gérer un portail de référencement, d'évaluer les expérimentations conduites dans le domaine des technologies de reconnaissance de contenus et de filtrage, mais également d'identifier et d'étudier les modalités techniques permettant un usage illicite des oeuvres protégées ;

- de protéger ces mêmes oeuvres par le biais de la réponse graduée.

Définie par les articles L. 331-24 et suivants du code de la propriété intellectuelle et confiée à la Commission de protection des droits, la réponse graduée constitue un outil pédagogique d'avertissement destinée à rappeler aux titulaires d'un abonnement à Internet utilisé pour télécharger ou mettre à disposition une oeuvre protégée leur obligation de surveillance de cet accès. En cas de manquement réitéré, après l'envoi, par courrier électronique puis par courrier recommandé, de deux recommandations , la Commission de protection des droits peut saisir le Procureur de la République au titre de la contravention de 5 e classe de négligence caractérisée . Pour un particulier, l'amende encourue peut s'établir à 1 500 euros, mais le juge peut également prononcer une peine complémentaire de suspension de l'accès Internet pour une durée maximale d'un mois.

Il convient toutefois de préciser que cette peine complémentaire a été supprimée par le décret n° 2013-596 du 8 juillet 2013 , limitant la sanction à son seul aspect pécuniaire, après l'élection d'une nouvelle majorité.

Il s'agit indéniablement de la mission centrale de la Hadopi , à tel point que, lors de leurs auditions respectives, Pascal Nègre a qualifié les autres tâches de l'institution de « cosmétiques », tandis qu'Eric Walter, secrétaire général de la Hadopi, les nommait « joujoux accessoires » lors de son audition ;

- enfin, réguler et assurer une veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d'identification des oeuvres protégées par un droit d'auteur ou un droit voisin (articles L. 331-31 et suivants du code de la propriété intellectuelle).

La Hadopi est en réalité composée de deux organes distincts :

- le Collège, composé de neuf membres nommés par le Conseil d'État, la Cour des comptes, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, les ministères concernés et le Parlement (décrets du 23 décembre 2009 puis du 6 janvier 2012), renouvelés par tiers tous les deux ans, et présidé, depuis l'installation de la Haute Autorité, par Marie-Françoise Marais, magistrat de la Cour de Cassation élue par ses pairs, également présidente de la Hadopi.

Le Collège a la charge de mettre en oeuvre les missions confiées par la loi à l'institution, à l'exception de la réponse graduée ;

- la Commission de protection des droits , présidée par Mireille Imbert-Quaretta (décret du 20 janvier 2010) et composée de trois magistrats respectivement issus de la Cour de Cassation, du Conseil d'État et de la Cour des comptes.

Elle a, indépendamment du Collège, la responsabilité de la réponse graduée.

Pour mener à bien toutes ses missions, la Hadopi emploie aujourd'hui 52 agents , contractuels ou fonctionnaires détachés, dont six magistrats et fonctionnaires de l'ordre judiciaire. Son plafond d'emplois s'élève pourtant à 71 équivalents temps plein (ETPT). Cela étant, les effectifs n'ont jamais dépassé 62 ETP. La majorité des effectifs sont des contractuels de droit public (75 %), auxquels s'ajoutent des agents détachés de la fonction publique.

Près des deux tiers des agents sont des femmes ; l'équipe de direction elle-même est à 62,5 % féminine (25 % dans la fonction publique d'État). En outre, la moyenne d'âge s'établit à 36 ans au 31 mai 2015, ce qui constitue un exemple unique au sein des autorités publiques indépendantes. Votre mission d'information, lors de son déplacement à la Hadopi, a été heureusement frappée par cette exception et par le dynamisme des équipes qui semblait en découler.

b) Des critiques immédiates

Dans le prolongement des crispations issues des débats qui avaient accompagnées la loi DADVSI puis les deux lois Hadopi, l'institution elle-même est sous le feu des critiques dès sa création.

Une revue de presse, réalisée par votre mission d'information et rassemblant près de 2 000 articles parus sur la Hadopi dans les principales publication de la presse d'information politique et générale entre 2009 et 2015, montre combien l'institution est rapidement vilipendée par ceux-là même qui l'ont souhaité, puis protégée par ceux qui ont annoncé, avant leur élection, sa disparition prochaine.

Dans son ouvrage retraçant ses années passées au sein de la Hadopi entre 2008 et 2012 9 ( * ) , Tris Acatrinei, juriste et blogueuse, s'étonne : « quand on débarque à l'Hadopi, on sait qu'on va se mettre à dos à peu près 75 % des internautes français (les 25 % restant s'en fichent). Mais on se dit très naïvement qu'au moins, on va avoir le soutien des ayants droit, surtout après les avoir vus s'exprimer plutôt négativement sur les méchants pirates d'Internet. (...) Mais les rapports avec les ayants droit n'étaient pas aussi harmonieux que je l'avais cru. C'était même le contraire ». À l'opposé de l'échiquier, elle dénonce le « bashing » permanent de la presse, notamment numérique, des associations de consommateurs, voire des pouvoirs publics. Le présent rapport y reviendra ultérieurement.

À l'occasion de son déplacement à Bruxelles, votre mission d'information a rencontré Véronique Desbrosses, directrice générale du Groupement européen des sociétés d'auteurs et de compositeurs (GESAC). Selon elle, la France a toujours été novatrice pour défendre la culture et la première vertu de la création de la Hadopi fut l'électrochoc qu'elle a constitué . A contrario , la levée de boucliers des internautes, les tensions avec les autorités européennes et les associations de consommateurs sont à mettre à son passif . Les artistes eux-mêmes étaient divisés par un dispositif de lutte contre un « piratage du dimanche ». Ces critiques virulentes expliquent probablement, à son sens, le fait que peu de pays européens aient suivi cette voie.


* 8 Rapport n° 209 (2008-2009) de M. Bernard SAUGEY, fait au nom de la commission des lois, déposé le 11 février 2009.

* 9 Hadopi : plongée au coeur de l'institution la plus détestée de France- Éditions Fip - 2013.

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