B. UN PROJET DE FONDS FRANCO-ALLEMAND AU SERVICE D'UNE VÉRITABLE VOLONTÉ POLITIQUE ?

1. Un dispositif destiné à répondre à des enjeux économiques...

Les ministres de l'économie allemand et français, Sigmar Gabriel et Emmanuel Macron, ont adressé, le 24 novembre dernier, une lettre à la Chancelière et au Président de la République rappelant les incidences économiques pour l'Union européenne de la crise dite des réfugiés et des attaques terroristes. Ces deux événements fragilisent, aux yeux des ministres, la libre circulation des personnes, des biens et des services. S'ils apparaissent nécessaires à court terme, les contrôles aux frontières nationales pourraient exacerber cet affaiblissement du marché unique en affectant directement les échanges transfrontaliers.

Une étude publiée par France stratégie le 3 février 2016 souligne l'impact économique du renforcement des contrôles aux frontières intérieures, tablant à long terme sur une diminution du PIB de l'espace Schengen de 0,8 %, soit environ 100 milliards d'euros 5 ( * ) . À cette somme s'ajoutent les effets sur la mobilité des travailleurs et la réduction des investissements directes et des flux financiers. La fin de l'espace Schengen équivaudrait de fait à la mise en place d'une taxe de 3 % sur le commerce entre les pays de la zone euro, qui diminuerait, dans ces conditions de 10 à 20 %. Cette perspective déboucherait sur une perte d'environ 10 milliards d'euros pour la France, soit 0,5 % de PIB. Le coût pour la France à court terme est déjà évalué entre 1 et 2 milliards d'euros, la somme variant en fonction de l'intensité des contrôles. La baisse des recettes serait imputable pour moitié à la réduction de la fréquentation touristique, à 38 % à l'impact sur les travailleurs frontaliers et à 12 % aux frais de transports.

A l'inverse, d'après une étude publiée par le Fonds monétaire international (FMI) en janvier 2016, la crise des réfugiés pourrait avoir un impact positif sur le court terme compte tenu des dépenses budgétaires nouvelles permettant de financer les dispositifs d'accueil aux réfugiés, en particulier dans les pays qui en accueillent le plus, nonobstant le coût budgétaire à court terme 6 ( * ) . L'effet à long terme sur la croissance pourrait également être positif du fait d'une augmentation de la population active et de la demande. Reste qu'une telle évolution dépend très fortement du niveau d'intégration des réfugiés sur le marché du travail. Or, 'après les estimations du ministère du travail allemand, seuls 10 % des réfugiés pourraient être immédiatement intégrés sur le marché du travail, 30 % auraient besoin de plusieurs années, 20 % étant analphabètes. Dans ces prévisions économiques d'automne publiées en novembre dernier, la Commission européenne tablait, quant à elle, sur une augmentation du PIB de l'Union européenne comprise entre 0,2 et 0,3 % 7 ( * ) .

Coût budgétaire de l'accueil des réfugiés (en % du PIB)

2014

2015

2016

Allemagne

0,08

0,20

0,25

Autriche

0,08

0,16

0,31

Belgique

0,07

0,09

0,11

Chypre

0,003

0,012

0,012

Croatie

0,02

0,09

0,011

Danemark

0,24

0,47

0,57

Espagne

0,006

0,006

0,3

Finlande

0,09

0,13

0,37

France

0,05

0,05

0,06

Grèce

-

0,17

-

Hongrie

0

0,1

0

Irlande

0,3

0,4

0,5

Italie

0,17

0,20

0,24

Luxembourg

0,05

0,09

0,09

Pays-Bas

0,10

0,18

0,23

Royaume-Uni

0,015

0,016

-

Suède

0,3

0,5

1

République tchèque

0

0

0,02

( Source : Fonds monétaire international )

2. ... mais aux contours incertains

Dans ces conditions, les deux ministres appellent à la mise en oeuvre d'une réponse européenne durable destinée à améliorer l'efficacité des contrôles aux frontières extérieures de l'espace Schengen et garantir la sécurité partout au sein de celui-ci.

La préservation de la liberté de circulation passe de leur point de vue par une action mieux coordonnée, principalement en matière de police, de justice, de défense et de sécurité et la signature d'accords avec les pays tiers pour maîtriser les flux de migrants.

Les ministres proposent à cette fin une initiative franco-allemande destinée à organiser, financer et déployer des mesures qui viendraient s'ajouter aux actions déjà conduites à l'échelle nationale. Trois thèmes seraient ciblés :

- le contrôle des frontières extérieures de l'Europe, en insistant notamment sur l'assistance, l'enregistrement et la protection à court terme ;

- la gestion des arrivées de réfugiés, principalement dans les pays voisins de l'Union européenne ;

- la sécurité, avec le partage de certaines informations en matière de renseignement et le renforcement de la coopération en matière de justice et de police.

Le financement de ces trois priorités pourrait passer par la mise en place d'un fonds, doté de 10 milliards d'euros sur trois ans. La gouvernance de ce fonds serait assurée par les États contributeurs, le dispositif n'ayant pas vocation à se limiter au seule couple franco-allemand. Une contribution sur la base du poids économique de chaque pays est envisagée. L'ambition affichée est de parvenir à un meilleur partage des risques, sans pour autant remettre en cause les réponses nationales. Le fonds a, par ailleurs, vocation à s'adapter face à de nouvelles menaces.

La lettre des ministres de l'économie français et allemand pose la question du financement actuel de la politique de l'Union européenne dans les domaines de la protection des frontières extérieures, de l'accueil des migrants et de la lutte contre le terrorisme. L'absence de réel suivi de ce projet laisse penser qu'il s'agit d'une simple contribution au débat. Elle pourrait être intéressante si elle venait à être précisée.

S'il s'agit d'une volonté de multiplier les canaux de financement pour des opérations concrètes, le montant peut cependant apparaître surestimé. Si, en revanche, le Fonds vise à s'attaquer aux racines des problèmes, la somme apparaît clairement insuffisante au regard des enjeux. Il s'agit en, effet, de :

- contribuer au financement des opérations militaires extérieures destinées à lutter contre le terrorisme ;

- mobiliser des moyens supplémentaires pour prévenir les phénomènes de radicalisation sur certaines parties du territoire des États membres et apporter une réponse économique et sociale aux difficultés d'intégration ;

- mettre en oeuvre une politique de co-développement ambitieuse en faveur des pays tiers, favorisant tout à la fois leur essor économique et leur développement politique et financer directement la relocalisation des migrants.

Il n'est pas certain pour autant que les États membres - et a fortiori l'Union européenne - disposent aujourd'hui des ressources budgétaires pour concrétiser une telle ambition. La faiblesse des contributions aux Fonds Afrique et Syrie souligne en tout cas la difficulté à mobiliser financièrement les États membres.

A l'inverse, si le Fonds vise à contribuer aux actions déjà entreprises par l'Union européenne ou les États membres, le montant peut apparaître quelque peu surestimé, tant les investissements à opérer ne répondent pas tous à une logique financière. Les termes retenus dans la lettre laissent penser qu'il s'agit pourtant plus de ce type de mesures.

3. Une contribution au débat utile et symbolique

L'initiative des deux ministres comporte néanmoins une dimension symbolique qu'il convient de ne pas mésestimer. Elle tente en effet de répondre au double défi auxquels sont confrontés les deux pays, de manière asymétrique. L'Allemagne fait face à un afflux de migrants sans précédent : elle a ainsi accueilli 1,1 million de demandeurs d'asile en 2015. Les capacités d'accueil allemandes sont fortement sollicitées, au risque de susciter des tensions au sein de la population. Le gouvernement a annoncé le recrutement par l'Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF) de 4 000 collaborateurs supplémentaires en 2016. Une aide de 670 euros par mois et par demandeur devrait être versée aux communes et aux Länder afin d'améliorer la prise en charge. Les autorités allemandes insistent aujourd'hui sur une répartition équitable des réfugiés, une meilleure coordination de la politique des États membres, une aide aux pays tiers le renforcement des points d'accueil ( hot spots ) et du contrôle aux frontières. La France a, de son côté, fait l'objet de plusieurs attaques terroristes sur son territoire, d'une ampleur inédite. Après celles de novembre 2015, elle a regretté l'absence d'avancée européenne en matière de protection des frontières extérieures et l'inexistence d'un dispositif européen visant le financement du terrorisme ou le contrôle des armes.

En proposant la création d'un Fonds commun, appelé à s'ouvrir à d'autres États membres et avec, en filigrane, la volonté de ne pas remettre définitivement en cause l'espace Schengen, les deux ministres insistent sur la nécessité pour chacun des deux pays de ne pas gérer de manière isolée la crise à laquelle il est confronté. Il s'agit d'éviter une division entre les deux pays, préoccupés par des défis propres. Ils rappellent que toute réponse à ceux-ci est forcément européenne puisqu'ils fragilisent tous deux la liberté de circulation et que la coopération franco-allemande doit être au coeur de toute action dans ces domaines. Le Fonds serait donc le symbole d'une action du couple franco-allemand en faveur de la préservation de l'acquis de Schengen, en facilitant l'adaptation de l'espace aux nouveaux enjeux.

Le choix du fonds bilatéral, à vocation multilatérale, et non de l'instrument communautaire s'explique par la volonté d'être opérationnel le plus rapidement possible le cas échéant. Le dispositif en faveur de la Turquie annoncé fin novembre 2015 répond d'ailleurs pour partie à cette logique, puisque deux tiers des crédits annoncés - soit 2 milliards d'euros - devraient provenir de contributions des États membres. L'ambition affichée est d'arriver à communautariser progressivement le Fonds, à l'image du programme Eureka. Lancé en 1985 par l'Allemagne et la France et destiné à renforcer la compétitivité de l'industrie européenne, le programme est aujourd'hui piloté par la Commission européenne.

Un tel projet mérite d'être encouragé, quand bien même la mise en oeuvre apparaît incertaine. Ce dispositif s'inscrit, en tout état de cause, dans la relance d'une dynamique franco-allemande en matière de protection des frontières et de lutte contre le terrorisme, comme en témoigne la lettre des ministres de l'Intérieur des deux pays adressée, le 3 décembre 2015, au Premier vice-président de la Commission européenne et au Commissaire européen à la migration, aux affaires intérieures et à la citoyenneté. Ce document dresse la liste des actions prioritaires à mener : révision du Code Schengen, renforcement substantiel du rôle et des opérations de Frontex, interconnexion des bases de données pertinentes (SIS, VIS, SLTD et EURODAC) 8 ( * ) , renforcement du régime d'asile commun, développement des moyens humains et financiers du Bureau d'appui en matière d'asile (EASO) et ouverture effective des centres d'accueil ( hot spots ). Si les deux ministres rejettent toute confusion entre terroristes et réfugiés, il s'agit cependant de prendre toutes les mesures adaptées afin d'empêcher que criminels et terroristes potentiels puissent profiter de la crise migratoire actuelle.

La recherche de nouveaux financements n'est, par ailleurs, pas abandonnée comme en témoigne la proposition, formulée le 16 janvier dernier et pour l'heure sans suite, du ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble, de mettre en place d'une taxe européenne sur l'essence pour financer l'accueil des migrants. Le ministre allemand justifie son projet en insistant sur la faiblesse actuelle du coût du pétrole. Le principe d'une ressource propre de l'Union européenne pour faire face à ce type de défi n'est pas dénué d'intérêt. Il convient cela étant de ne pas la limiter au financement de l'accueil des migrants mais de l'affecter plutôt au financement du renforcement de l'espace Schengen en général et notamment aux moyens de l'agence de garde-côtes et de gardes-frontières appelée à succéder à Frontex. Une taxe sur l'essence n'est par ailleurs pas forcément la plus opportune compte-tenu de la possible remontée des cours à moyen terme. Un prélèvement sur les billets de trains ou d'avions concernant les trajets internationaux apparaît plus adapté.


* 5 Vincent Aussiloux et Boris Le Hir, Les conséquences économiques d'un abandon des accords de Schengen. La note d'analyse de France stratégie, n°39, février 2016.

* 6 The refugee surge in Europe: economic challenges. IMF Staff discussion, SDN 16/02, janvier 2016

* 7 European economic forecast - Autumn 2015, Institutional paper 011 - Novembre 2015.

* 8 SIS recense les personnes faisant l'objet d'un signalement Schengen, VIS les demandes de visas, SLTD les passeports volés, perdus ou abîmés et EURODAC les demandes d'asile,

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