B. L'UTILISATION COMBINÉE DE L'ADOPTION AU SEIN D'UN COUPLE DE FEMMES ET DU RECOURS À L'AMP À L'ÉTRANGER

La loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe a autorisé le recours à l'adoption pour les couples homosexuels, sans pour autant modifier les règles applicables à l'assistance médicale à la procréation. Elle n'a pas non plus institué de contrôle sur la conception de l'enfant adopté.

Dans les faits, cette évolution du droit a permis à des enfants issus d'une AMP avec donneur, pratiquée à l'étranger (en Belgique et en Espagne notamment), de faire l'objet d'une demande d'adoption de la part de l'épouse de leur mère.

Cependant, à moins de le révéler, ce qui semble avoir été le cas dans les affaires qui ont donné lieu à d'importantes divergences jurisprudentielles, le recours à une telle pratique est indécelable. Si le parquet peut le soupçonner, il est difficile à prouver car il suffit au couple concerné d'affirmer que l'enfant a été conçu lors d'une relation hétérosexuelle n'ayant pas donné lieu à l'établissement d'un lien de filiation à l'égard du géniteur paternel. La femme française qui a eu recours à une insémination artificielle avec donneur à l'étranger bénéficie ensuite, comme toute femme enceinte, d'un suivi médical de sa grossesse et d'un accouchement en France, sans avoir à révéler, à aucun moment, les modalités de conception de l'enfant.

1. L'ouverture de l'adoption, et rien que l'adoption, aux couples de personnes de même sexe par la loi du 17 mai 2013


L'adoption de l'enfant par un couple de personnes de même sexe

En ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de personnes de même sexe, la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 a permis de franchir un pas symbolique.

Avant la loi de 2013, seul l'un des deux parents pouvait voir sa filiation établie à l'égard de l'enfant. L'autre parent n'avait aucune existence légale, il avait seulement la possibilité de se voir déléguer l'exercice de l'autorité parentale.

Désormais, les époux de même sexe peuvent adopter en la forme simple ou plénière.

L'adoption 22 ( * ) d'un enfant par un couple de personnes de même sexe

L'article 346 du code civil, qui n'a pas été modifié par la loi du 17 mai 2013, dispose que « nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux époux ».

Adoption conjointe d'un enfant par les deux époux

En application de l'article 343 du code civil, l'adoption plénière est ouverte aux époux non séparés de corps, mariés depuis plus de deux ans ou âgés l'un et l'autre de plus de 28 ans. La loi de 2013 n'a pas eu à modifier cette disposition car son bénéfice reposait exclusivement sur le lien matrimonial et non sur la différence de sexe.

Cependant, dans les faits, ces situations sont rares car les enfants « adoptables » sont peu nombreux et fort peu de pays étrangers acceptent de confier des enfants à des couples homosexuels. Or, les adoptions internationales représentent deux-tiers des adoptions.

L'adoption conjointe peut également intervenir en la forme simple puisque l'article 361 du code civil dispose que les dispositions de l'article 343 à 344 sont applicables à l'adoption simple.

Adoption de l'enfant du conjoint

Il s'agit donc de la principale avancée du texte. Elle concerne les familles homoparentales au sein desquelles l'enfant a déjà sa filiation établie (filiation légale ou filiation adoptive) à l'égard de l'un des deux membres du couple.

L'adoption de cet enfant par le conjoint de son premier parent suppose alors que la deuxième branche parentale soit libre. L'article 345-1 du code civil dispose à cet égard que l'adoption est possible :

- lorsque l'enfant n'a de filiation légalement établie qu'à l'égard de ce conjoint ;

- lorsque l'enfant a fait l'objet d'une adoption plénière par ce seul conjoint et n'a de filiation établie qu'à son égard ;

- lorsque l'autre parent que le conjoint s'est vu retirer totalement l'autorité parentale ;

- lorsque l'autre parent que le conjoint est décédé et n'a pas laissé d'ascendants au premier degré ou lorsque ceux-ci se sont manifestement désintéressés de l'enfant.

L'adoption de l'enfant du conjoint peut également intervenir en la forme simple comme le prévoit l'article 360 du code civil.

L'adoption plénière de l'enfant du conjoint, pour les couples hétérosexuels comme pour les couples homosexuels, obéit à certaines règles plus souples que celles prévues par le droit commun de l'adoption. Aucun agrément des services de l'aide sociale à l'enfance n'est par exemple requis (article 353-1 du code civil).

En revanche, comme pour toute adoption d'un mineur, le consentement à l'adoption du parent à l'égard duquel la filiation est déjà établie est requis (article 348-1 du code civil). Il est donné devant notaire (article 348-3 du même code). Lorsqu'elle était également établie à l'égard du deuxième parent mais que celui-ci s'est vu retirer l'autorité parentale, ce qui permet l'adoption de l'enfant par le conjoint du premier parent ( cf. encadré supra , article 345-1 du code civil), son consentement n'est pas nécessaire (article 348 du code civil).

De plus, conformément au droit commun, l'adoption plénière de l'enfant du conjoint n'est possible que s'il est âgé de moins de quinze ans à la date du dépôt de la requête en adoption. S'il a plus de treize ans, l'adopté doit consentir personnellement à son adoption (article 345 du code).

Quant à la procédure applicable, l'article 353 du code civil dispose que « l'adoption est prononcée à la requête de l'adoptant par le tribunal de grande instance qui vérifie dans un délai de six mois à compter de la saisine du tribunal si les conditions de la loi sont remplies et si l'adoption est conforme à l'intérêt de l'enfant ». Le tribunal intervient en matière gracieuse (article 1167 du code de procédure civile). Il opère un simple contrôle et, s'il y a lieu, il fait procéder à une enquête par toute personne qualifiée (article 1171 du code de procédure civile).

Il vérifie, conformément à l'article 353 du code civil, si les conditions de l'adoption sont remplies, notamment si les consentements nécessaires ont été donnés, et si l'intérêt de l'enfant est respecté.

L'intérêt de l'enfant dans la procédure d'adoption

L'intérêt supérieur de l'enfant ( the best interests of the child ), est un principe issu de la convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant. L'article 3-1 de la Convention dispose que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ».

En matière d'adoption, en particulier, l'article 21 de la Convention prévoit que « les États parties qui admettent et/ou autorisent l'adoption s'assurent que l'intérêt supérieur de l'enfant est la considération primordiale en la matière ».

Il est également intégré comme norme de référence par la Cour européenne des droits de l'homme. De jurisprudence constante, la Cour considère qu'en matière d'adoption, l'intérêt de l'enfant doit « constituer la considération déterminante » dans la recherche de l'équilibre entre les différents intérêts en présence 23 ( * ) .

Il résulte de la jurisprudence de la Cour que, « là où l'existence d'un lien familial avec un enfant se trouve établie, l'État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et il faut accorder une protection juridique rendant possible, dès la naissance ou dès que réalisable par la suite, l'intégration de l'enfant dans sa famille » 24 ( * ) .

Dans sa décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe , le Conseil constitutionnel a élevé l'intérêt de l'enfant, en matière d'adoption, au niveau constitutionnel, en considérant que l'exigence selon laquelle l'adoption ne peut être prononcée que si elle est conforme à l'intérêt de l'enfant résultait du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (considérant n° 54).

L'intérêt de l'enfant est une notion de fait, appréciée par les juges du fond.

Source : rapport de Mme Rachel Le Cotty, conseiller référendaire à la Cour de cassation, sur les demandes d'avis n° 1470006 et 1470007.

Le code civil ne prévoit donc aucun contrôle des modalités de conception de l'enfant dont l'adoption est demandée , à moins que ces modalités constituent un détournement de l'adoption (en présence d'une convention de gestation pour autrui ou d'un inceste absolu par exemple 25 ( * ) ).


La question de l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes écartée du débat

Depuis la loi de 2013, un enfant peut donc avoir juridiquement deux mères ou deux pères, mais le législateur a limité cette possibilité à la filiation adoptive, la filiation biologique et la présomption de paternité demeurant réservées aux seuls couples hétérosexuels. Il avait estimé que la différence entre un couple constitué d'un homme et d'une femme, et un couple constitué de deux hommes ou de deux femmes pouvait être jugée pertinente pour ce qui intéresse le biologique, mais sans effet en ce qui concerne l'exercice des droits parentaux ou l'établissement d'une filiation adoptive conjointe 26 ( * ) .

Dans la décision n° 2013-669 du 17 mai 2013, rendue à propos de cette loi, le Conseil constitutionnel a validé cette construction, écartant la consécration d'un droit pour l'enfant à une filiation hétérosexuée défendu par les requérants. Il a considéré qu'« en tout état de cause, doit être écarté le grief tiré de la méconnaissance d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de "caractère bilinéaire de la filiation fondé sur l'altérité sexuelle " ; qu'il en va de même du grief tiré de la méconnaissance d'un principe constitutionnel garantissant le droit de tout enfant de voir sa filiation concurremment établie à l'égard d'un père et d'une mère » 27 ( * ) .

À l'occasion de l'examen de ce texte, les questions de l'accès des couples de femmes à l'assistance médicale à la procréation et de l'accès des couples d'hommes à la gestation pour autrui avaient été débattues, bien que finalement écartées des dispositions votées 28 ( * ) .

Lors des auditions menées par le rapporteur de la commission des lois sur ce texte, M. Jean-Pierre Michel, et lors des débats, certaines personnes qui soutenaient l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, comme certaines qui s'y opposaient, avaient cependant fait valoir qu'en permettant aux femmes d'adopter l'enfant de leur épouse, sans leur permettre de le concevoir en France, la loi tolèrerait voire encouragerait le contournement des règles françaises et le « tourisme procréatif ».

Cette question de la modification des conditions d'accès à l'AMP avait été renvoyée à l'examen d'un futur projet de loi sur la famille, qui devait être précédé d'un avis du comité consultatif national d'éthique (CCNE). Ce texte ainsi que l'avis qui devait l'accompagner n'ont pas vu le jour.


L'invitation faite aux juges par le Conseil constitutionnel de priver d'effet tout détournement de la loi

Dans sa décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe , le Conseil constitutionnel a considéré que « ni le principe d'égalité ni l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi n'imposaient qu'en ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de personnes de même sexe, le législateur modifie la législation régissant » 29 ( * ) l'assistance médicale à la procréation ou la gestation pour autrui.

Pour répondre au grief soulevé par les requérants selon lequel, compte tenu notamment des difficultés que rencontreraient les couples de personnes de même sexe pour adopter, la possibilité d'un établissement de la filiation à l'égard de deux personnes de même sexe inciterait ces couples à recourir à l'étranger à la procréation médicalement assistée en fraude à la loi française 30 ( * ) , le Conseil constitutionnel a jugé « que l'éventualité d'un détournement de la loi lors de son application n'entach [ait] pas celle-ci d'inconstitutionnalité ; qu'il appart [enait] aux juridictions compétentes d'empêcher, de priver d'effet et, le cas échéant, de réprimer de telles pratiques » 31 ( * ) .

Le Conseil n'a pas précisé les conséquences que les juridictions devaient tirer de ce détournement mais, selon une partie de la doctrine, à moins de priver sa décision d'effet, il a nécessairement entendu exclure l'établissement d'une filiation adoptive à l'égard de l'épouse, car la négation de la filiation à l'égard de la mère qui a eu recours à l'assistance médicale à la procréation serait quant à elle impensable 32 ( * ) .

En tout état de cause, cette position du Conseil constitutionnel n'a pas de force contraignante et ne constitue pas non plus une réserve d'interprétation car, selon une jurisprudence constante 33 ( * ) , en vertu du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution d'une loi soumise à son examen. Il ne lui appartient de procéder à l'interprétation du texte qui lui est déféré que dans la mesure où cette interprétation est nécessaire à l'appréciation de sa constitutionnalité.

De plus, comme le relève M. Jean-Dominique Sarcelet, avocat général, dans ses conclusions sur les deux demandes d'avis adressées à la Cour de cassation ( cf. infra ) 34 ( * ) , « l'invitation faite par le Conseil constitutionnel aux juridictions compétentes pour empêcher, priver d'effet et, le cas échéant, réprimer le recours à la PMA à l'étranger en fraude à la loi française, doit être nuancée. Il s'agissait pour le Conseil d'écarter un grief en appliquant une jurisprudence constante et ancienne. Le seul fondement de cette jurisprudence tient en ce que l'éventualité d'un détournement de la loi n'entache pas celle-ci d'inconstitutionnalité. En abandonnant aux juridictions compétentes ce contrôle, le Conseil constitutionnel n'a pas entendu leur imposer de priver d'effet le recours à la PMA à l'étranger, mais a rappelé de manière exhaustive les pouvoirs qui leur sont dévolus en matière de fraude à la loi ».

2. La confrontation des juges à des situations d'AMP réalisées à l'étranger par des couples de femmes

Selon un état des lieux des demandes d'adoption de l'enfant du conjoint dressé par la direction des affaires civiles et du sceau transmis à vos rapporteurs, entre le 13 mai 2013 et le 17 juillet 2014, 684 requêtes en demande d'adoption plénière de l'enfant du conjoint ont été déposées et 37 requêtes en adoption simple. 254 décisions ont prononcé l'adoption plénière et 27 l'adoption simple. Dans trois procédures une mesure d'enquête a été ordonnée, neuf décisions ont refusé de prononcer l'adoption et, dans deux procédures, la Cour de cassation a été saisie pour avis.

a) L'invocation controversée de la « fraude à la loi » pour faire obstacle à l'adoption de l'enfant par l'épouse de sa mère

À la suite de l'entrée en vigueur de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, les juges du fond ont , pour la plupart , prononcé l'adoption plénière de l'enfant de la mère par son épouse , nonobstant le recours à une assistance médicale à la procréation réalisée à l'étranger. Le premier jugement en ce sens a été rendu par le tribunal de grande instance (TGI) de Lille le 14 octobre 2013 35 ( * ) . Il a ensuite été suivi par d'autres tribunaux comme le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand, le tribunal de grande instance de Marseille ou le tribunal de grande instance de Nanterre, dans quatre jugements en date du 8 juillet 2014. Ces juridictions ont considéré que les conditions légales de l'adoption plénière, prévues par les articles 343 et suivants du code civil, étaient remplies et l'adoption conforme à l'intérêt des enfants.

Les juges de Nanterre 36 ( * ) , par exemple, ont estimé que l'article L. 2141-2 du code de la santé publique n'édictant aucune interdiction et sa méconnaissance n'étant assortie d'aucune sanction ou nullité d'ordre public, le recours à la procréation médicalement assistée dans un pays membre de l'Union européenne où elle est ouverte, par un couple ne remplissant pas les conditions prévues par cet article, ne pouvait constituer, à lui seul, un processus frauduleux de nature à priver d'effet la naissance de l'enfant en France en interdisant l'établissement de sa filiation maternelle et son adoptabilité. Il a ajouté qu'il n'était pas allégué que la loi belge 37 ( * ) relative à la procréation médicalement assistée méconnaissait les principes essentiels du droit français de gratuité, d'anonymat du don et d'interdiction d'établir un lien de filiation entre l'auteur du don et l'enfant issu de la procréation.

Il a rappelé que, si la procréation médicalement assistée avec tiers donneur anonyme avait pour effet d'interdire l'établissement de la filiation biologique paternelle de l'enfant, le Conseil constitutionnel avait, dans sa décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, écarté « les griefs tirés de la méconnaissance d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de "caractère bilinéaire de la filiation fondée sur l'altérité sexuelle" comme d'un principe constitutionnel garantissant le droit de tout enfant de voir sa filiation concurremment établie à l'égard d'un père et d'une mère ». Pour le tribunal, l'impossibilité d'établir une filiation paternelle ne saurait, dès lors, constituer une fraude à la loi française.

Le tribunal a enfin estimé que la requérante poursuivait un seul objectif, conforme à la loi française, à savoir l'établissement d'un lien de filiation entre elle-même et l'enfant.

Les premiers jugements en sens contraire , au nombre de trois, ont été rendus par le tribunal de grande instance de Versailles le 29 avril 2014 38 ( * ) . Le tribunal s'est placé sur le terrain de la fraude à la loi pour refuser, dans les trois affaires, les adoptions sollicitées.

Le tribunal versaillais a tout d'abord rappelé qu'en l'état du droit positif la procréation médicalement assistée n'était pas ouverte aux couples de femmes en France et demeurait réservée aux couples hétérosexuels dont l'état d'infertilité pathologique a été médicalement constaté.

Il a ensuite défini la fraude comme la situation dans laquelle « on cherche à obtenir ce que la loi française prohibe, par des moyens détournés et formellement légaux, que ce soit en France ou à l'étranger ».

Reprenant les termes de la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-669 du 17 mai 2013, rendue à propos de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, il a estimé qu'il appartenait aux juridictions compétentes d'empêcher, de priver d'effet et, le cas échéant, de réprimer des pratiques constitutives d'un tel détournement.

Dès lors, il a jugé que « le procédé qui consiste à bénéficier à l'étranger d'une assistance médicale à la procréation interdite en France, puis à demander l'adoption de l'enfant, conçu conformément à la loi étrangère mais en violation à la loi française, constitu [ait] une fraude à celle-ci et interdi [sai] t donc l'adoption de l'enfant illégalement conçu ».

Le concept de fraude à la loi en droit international privé

La fraude à la loi est caractérisée lorsque l'on cherche à obtenir ce que la loi française prohibe, par des moyens détournés et formellement légaux, que ce soit en France ou à l'étranger. Il s'agit donc d'une violation de la loi qui s'abrite derrière les règles de droit elles-mêmes, pour prétendre à une régularité formelle. Comme le rappelle la Cour de cassation de manière constante, il appartient aux juges de rechercher « si les parties n'ont pas volontairement modifié le rapport de droit dans le seul but de se soustraire à la loi normalement compétente » 39 ( * ) .

La fraude à la loi est un concept particulièrement développé en droit international privé. L'arrêt fondateur en la matière est l'arrêt Princesse de Bauffremont du 18 mars 1878 40 ( * ) , du nom de la princesse qui, en 1875, avait établi son domicile en Saxe-Altembourg et obtenu la nationalité de cet État « dans le seul but d'échapper à la loi française » prohibant à l'époque le divorce. La Cour avait considéré que les « actes ainsi faits en fraude à la loi française et au mépris d'engagements antérieurement contractés en France n'étaient pas opposables au prince de Bauffremon t ».

Cette théorie s'est développée ces dernières années car une personne soumise à une loi qui ne lui convient pas dispose aujourd'hui de certaines facilités pour se placer sous l'empire d'une loi qui lui est plus favorable.

La fraude à la loi en droit international privé suppose la réunion de trois éléments 41 ( * ) :

- un élément légal : une loi normalement applicable au rapport de droit en cause ;

- un élément matériel : une modification volontaire de ce rapport de droit par l'une au moins des parties, permettant par des moyens tout à fait licites (changement de nationalité, de domicile, transports de biens meubles à l'étrangers...), de le soumettre à l'empire d'une autre loi ;

- un élément moral ou intentionnel : un but exclusif à cette manoeuvre : la soustraction, inspirée par des fins illégitimes, du rapport de droit à la compétence de la loi normalement applicable.

La sanction de la fraude consiste à la priver d'efficacité ( fraus omnia corrumpit ) afin de préserver l'autorité de la loi fraudée.

Peu de temps après, le tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence a rendu une décision dans le même sens 42 ( * ) que celui de Versailles, estimant que la mère de l'enfant avait évité sciemment l'application des dispositions de l'article L. 2141-2 du code de la santé publique, et qu'il appartenait donc à la juridiction, saisie d'une demande d'adoption formulée par la conjointe de la mère, de relever ce détournement et, dans le respect de la décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013, d'empêcher et de priver d'effet une telle pratique.

Confrontés, à leur tour, à cette question, et face aux divergences jurisprudentielles existantes , les tribunaux de grande instance de Poitiers et d'Avignon ont saisi la Cour de cassation d'une demande d'avis sur le fondement de l'article L. 441-1 du code de l'organisation judiciaire 43 ( * ) .

Les deux juridictions interrogeaient la Cour pour savoir si le recours à l'assistance médicale à la procréation à l'étranger, par un couple de femmes, constituait une fraude à la loi française, qui l'interdit, empêchant le prononcé de l'adoption par l'épouse de la mère. Le TGI de Poitiers avait posé une autre question : l'intérêt supérieur de l'enfant et le droit à la vie privée et familiale n'exigeaient-ils pas de faire droit à la demande d'adoption ?

b) L'adoption plénière de l'enfant du conjoint admise par la Cour de cassation dans deux avis du 22 septembre 2014

Au terme de ses deux rapports concernant les affaires dont la Cour de cassation était saisie par les TGI de Poitiers et d'Avignon, le rapporteur, Mme Rachel Le Cotty, conseiller référendaire à la Cour, esquissait trois pistes de réponse.

La Cour pouvait apporter une réponse fondée sur le respect des interdits posés par la loi française, en décidant que le recours à l'étranger, par un couple de femmes, à une insémination artificielle avec donneur anonyme, alors que celle-ci est réservée en France aux couples de personnes de sexes différents dont l'infertilité est médicalement diagnostiquée, constituait une fraude à la loi faisant obstacle au prononcé de l'adoption, qui serait alors « l'ultime phase d'un processus d'ensemble » destiné à échapper aux prohibitions de la loi française, non levées par le législateur à ce jour.

Elle pouvait également estimer que, bien qu'une fraude à la loi soit constituée, celle-ci n'est pas d'une gravité telle qu'elle empêcherait le prononcé de l'adoption, en l'absence de violation des « principes essentiels » du droit français, puisque la loi du 17 mai 2013, en ouvrant l'adoption aux couples de personnes de même sexe, a permis l'établissement d'un lien de filiation à l'égard de deux personnes de même sexe et que l'assistance médicale à la procréation est une technique autorisée en France, contrairement à la gestation pour autrui qui est frappée de nullité d'ordre public.

Elle pouvait enfin écarter toute fraude à la loi, en l'absence de manipulation d'un critère de rattachement de la règle de conflit de lois 44 ( * ) , le couple de femme n'ayant pas modifié sa nationalité, sa résidence ou son domicile, par exemple, pour pouvoir bénéficier d'une AMP à l'étranger, ce qui excluait que le procédé utilisé fasse obstacle au prononcé de l'adoption de l'enfant par la conjointe de la mère.

Dans deux avis du 22 septembre 2014 45 ( * ) à la rédaction identique, la Cour de cassation a estimé que « le recours à la procréation médicalement assistée, sous la forme d'une insémination artificielle avec donneur anonyme à l'étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l'adoption, par l'épouse de la mère, de l'enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l'adoption sont réunies et qu'elle est conforme à l'intérêt de l'enfant ».

Ces avis, extrêmement laconiques, qui ne font aucune allusion à la notion de « fraude à la loi », ne permettent pas de déterminer si la Cour a écarté l'idée d'une fraude ou d'un détournement de la loi ou si elle a considéré qu'une fraude à la loi était constituée mais qu'elle n'était pas d'une gravité telle qu'elle ferait obstacle au prononcé de l'adoption.

Selon Mme le professeur Claire Neirinck, de ce silence sur ce point essentiel, on peut déduire que « la Cour de cassation, qui avait jusqu'à présent réussi à imposer le respect de la loi et à interdire l'instauration d'un droit à l'enfant, ne pouvait pas nier l'existence d'une fraude sans se déjuger elle-même. Son silence sur ce point serait donc de soumission et non d'adhésion à une solution qui transforme la loi bioéthique en chiffon de papier » 46 ( * ) .

La lecture du communiqué qui accompagnait ces deux avis apporte quelques éclairages bienvenus. Ce communiqué précise que la Cour a écarté la solution fondée sur la fraude à la loi en matière d'insémination artificielle car « en France, certes sous conditions, cette pratique médicale est autorisée : dès lors, le fait que des femmes y aient recours à l'étranger ne heurte aucun principe essentiel du droit français .

« La Cour tire ainsi les conséquences de la loi du 17 mai 2013, qui a eu pour effet de permettre, par l'adoption, l'établissement d'un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe, sans aucune restriction relative au mode de conception de cet enfant ».

Elle rappelle cependant que, « conformément à l'article 353 du code civil et aux engagements internationaux de la France, l'adoption ne peut être prononcée que si les conditions légales sont remplies et si cette même adoption est conforme à l'intérêt de l'enfant ».

Bien que ces deux avis n'aient aucune valeur contraignante, tant à l'égard des juridictions qui avaient saisi la Cour (article L. 441-3 du code de l'organisation judiciaire), qu'à l'égard des autres juridictions y compris la Cour de cassation, la plupart des juridictions du fond se sont ralliées à cette position et ont admis l'adoption de l'enfant du conjoint lorsqu'il a été conçu à l'étranger par assistance médicale à la procréation, au sein d'un couple de femmes 47 ( * ) .

Cependant, le 12 juin 2015, le tribunal de grande instance de Cahors a refusé d'appliquer les avis de la Cour de cassation, rejetant la demande d'une femme en adoption plénière de l'enfant de son épouse aux motifs que : « le procédé qui consiste à recourir, à l'étranger, au bénéfice d'une assistance médicale à la procréation interdite en France, puis à demander l'adoption de l'enfant, conçu conformément à la loi étrangère mais en violation de la loi française, constitue une fraude à celle-ci et fait obstacle au prononcé de l'adoption de l'enfant illégalement conçu » 48 ( * ) .

Le 18 janvier 2016, la cour d'appel d'Agen 49 ( * ) , saisie de l'affaire en cause, a invalidé la décision du TGI de Cahors. Rappelant les termes des deux avis de la Cour de cassation du 22 septembre 2014, elle a estimé « qu'il en résulte que [...] la démarche choisie par la requérante de participer à l'étranger à un processus de procréation tarifé et interdit en France n'est plus constitutif d'une fraude ». Le juge a ensuite estimé que les conditions de l'adoption étaient remplies et que celle-ci était conforme à l'intérêt de l'enfant.


* 22 L'adoption plénière et l'adoption simple se distinguent par leurs conditions et leurs effets. La filiation établie par l'adoption plénière remplace purement et simplement la filiation d'origine de l'enfant alors qu'en matière d'adoption simple, l'adopté conserve tous ses liens avec sa famille d'origine.

* 23 Cf. par exemple, CEDH, arrêt du 10 janvier 2008, Kearns c/ France , n° 35991/04.

* 24 CEDH, arrêt du 27 octobre 1994, Kroon et autres c/ Pays-Bas , n° 18535/91.

* 25 On parle d'inceste « absolu » lorsque l'enfant est issu de relations charnelles entre ascendant et descendant ou entre frère et soeur. L'article 310-2 du code civil interdit expressément d'établir la filiation à l'égard des deux parents. Elle ne peut l'être qu'à l'égard de l'un d'eux.

* 26 Rapport de M. Jean-Pierre Michel, fait au nom de la commission des lois, sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, Tome 1, n° 437 (2012-2013), p. 21. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l12-437-1/l12-437-11.pdf .

* 27 Décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe , considérant 56.

* 28 La loi de 2013 n'a pas modifié l'article L. 2141-2 du code de la santé publique qui réserve l'assistance médicale à la procréation aux couples, mariés ou non, qui présentent une infertilité dont le caractère pathologique est médicalement constaté, ce qui exclut les couples de personnes de même sexe ( cf. supra ). Elle n'a pas, a fortiori , autorisé en France le recours à la gestation pour autrui ( cf. infra ).

* 29 Décision n° 2013-669 DC précitée, considérant n° 44.

* 30 Décision n° 2013-669 DC précitée, considérant n° 48.

* 31 Décision n° 2013-669 DC précitée, considérant n° 58.

* 32 Jérôme Roux, « Vox clamantis in deserto - L'appel ignoré du Conseil constitutionnel à " priver d'effet " le recours illicite à la PMA et à la GPA », La semaine juridique édition générale , n° 16, 20 avril 2015, doctr. 483.

* 33 Décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, Loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier .

* 34 Conclusions sur les demandes d'avis n° s 1470006 et 1470007 p. 16.

* 35 TGI de Lille, 14 octobre 2013, JurisData n° 2013-027517.

* 36 TGI de Nanterre, 8 juillet 2014, n° 13/14804.

* 37 L'enfant avait été conçu par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur en Belgique.

* 38 TGI Versailles, 29 avril 2014, n° 13/00013 : JurisData n° 2014-013012 ; n° 13/00113 : JurisData n° 2014-013015 ; n° 13/00168 : JurisData n° 2014-013016.

* 39 Cour de cassation, chambre civile, 1 er et 17 mai 1983, pourvois n° s 82-11402 et 82-11290.

* 40 Cour de cassation, chambre civile, 18 mars 1878, S. 78. I. 193, note Labbé.

* 41 Cf. rapport de Mme Rachel Le Cotty n°1470006 p. 35 et suivantes et rapport du même auteur n° 1470007 p. 37 et suivantes.

* 42 TGI d'Aix-en-Provence, 23 juin 2014, n° 14/01472.

* 43 Cet article dispose qu'« avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l'ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l'avis de la Cour de cassation ».

* 44 Cf. encadré sur la fraude à la loi supra. Les critères de rattachement, en droit international privé, sont par exemple la nationalité, le domicile, la résidence...

* 45 s 14-70.006 et 14-70.007.

* 46 Claire Neirinck, « Les avis de la Cour de cassation relatifs à l'adoption plénière par l'épouse de la mère et la consécration jurisprudentielle d'un droit à l'enfant », Droit de la famille , n° 11, novembre 2014, comm. 160.

* 47 Cf. par exemple : cour d'appel de Limoges, chambre civile, 2 mars 2015, n° 14/01060 ou n° 14/0119 ; cour d'appel d'Aix-en-Provence, 14 avril 2015, chambre 6 B, n° 2015/213 ou chambre 6C, n° 2015/401 ; cour d'appel de Versailles, chambre 1, section 1, 16 avril 2015, n° 14/04243, n° 14/04244, n° 14/04245 ou n° 14/04253.

* 48 TGI de Cahors, 12 juin 2015, n° 15/00122.

* 49 Cour d'appel d'Agen, chambre civile, 18 janvier 2016, n° 15/00850.

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