II. LES ÉVALUATIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES DES PROJETS D'INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT RESTENT TROP OPTIMISTES ET LEURS PLANS DE FINANCEMENT TROP TARDIFS

A. UNE GESTATION DES PROJETS TRÈS LONGUE, UN BOUCLAGE FINANCIER QUI INTERVIENT TROP TARDIVEMENT

1. Des projets souvent annoncés avant même la réalisation de toute étude et qui deviennent progressivement irréversibles

Au cours des auditions qu'ils ont menées, les membres de votre groupe de travail ont acquis la conviction que le processus de décision et de sélection des projets d'infrastructures de transport en France manquait encore trop souvent de rigueur et de clarté .

Ainsi, les membres de la Cour des comptes qu'ils ont entendus leur ont fait valoir combien nombre de projets, parfois très importants (des lignes ferroviaires à grande vitesse par exemple), progressent non pas au cours d'un processus encadré et structuré, mais par « petits pas » , au fil des effets d'annonces , jusqu'à progressivement devenir irréversibles , leur véritable évaluation socio-économique intervenant à un stade si tardif que tout renoncement aurait un coût politique et financier considérable .

De façon plus globale, la direction générale du Trésor a évoqué devant le groupe de travail la nécessité de favoriser une meilleure structuration , tant au niveau ministériel qu'interministériel, de la gouvernance des projets d'infrastructures de transport , au stade de leur sélection comme à celui de leur instruction, pour que les décisions finales puissent être véritablement rationnelles et non pas le fruit d'une succession d'engagements mal maîtrisés .

Elle a également insisté sur la nécessité de renforcer la prise en compte dans la décision publique des résultats des évaluations socioéconomiques , dont l'importance tend parfois à être minorée lorsqu'elles sont peu favorables au projet présenté, comme l'avait également souligné la Cour des comptes dans son rapport « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence » 29 ( * ) .

Enfin, la direction générale du Trésor a souligné combien la cartographie et la répartition des risques du projet - risques de maîtrise d'ouvrage, de construction, de disponibilité, de performance, risque trafic - à un stade précoce demeurait perfectible .

2. Les obligations qui pèsent sur les porteurs de projets sont nombreuses et exigeantes, parfois au risque d'allonger démesurément le temps de préparation des projets

La réalisation d'infrastructures de transport est un processus long et complexe , très encadré par la loi, qui comprend de nombreuses étapes destinées à préciser le projet, vérifier sa pertinence, assurer son acceptabilité, réunir son financement, etc.

Si la plupart de ces étapes apparaissent pleinement légitimes , dans la mesure où elles ont pour but d'éviter le manque de rigueur et l'opacité évoqués supra , elles peuvent entraîner un allongement déraisonnable de la durée de gestation des projets . Ce phénomène a d'ailleurs eu tendance à s'aggraver ces dernières années avec la multiplication des études réclamées , notamment dans le domaine environnemental.

Les étapes de conception et de réalisation d'un projet d'infrastructure ferroviaire

Source : Commission nationale du débat public

Par exemple, un projet d'infrastructure ferroviaire se doit de commencer par la réalisation d'études préliminaires destinées à évaluer son utilité et son opportunité . Il s'agit de mesurer les besoins de déplacements et d'analyser les trafics existants , de préciser le type d'infrastructure susceptible d'y répondre de la meilleure manière possible et d'évaluer sa faisabilité .

Dans un deuxième temps, sous l'égide de la Commission nationale du débat public (CNDP), est organisé un débat public 30 ( * ) d'une durée de quatre mois 31 ( * ) , obligatoire pour les projets d'infrastructures qui présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l'environnement ou l'aménagement du territoire 32 ( * ) . Lors de ce débat, le maître d'ouvrage doit porter à la connaissance du public un grand nombre d'études sur les objectifs du projet , ses caractéristiques et son opportunité , en garantissant au public une véritable participation.

Une fois le débat terminé, ses organisateurs rédigent un bilan et un compte-rendu puis le maître d'ouvrage prend une décision motivée sur la poursuite du projet, publiée au Journal officiel.

Dans un troisième temps, le maître d'ouvrage fait réaliser des études d'avant-projet permettant notamment de déterminer les caractéristiques techniques, économiques et environnementales du projet ainsi que son coût .

Parmi elles, l'étude d'impact évalue les impacts directs et indirects du projet et l'évaluation socio-économique cherche à mesurer la plus ou moins grande utilité du projet pour la société en prenant en compte le maximum de variables .

Lorsque le projet est d'une ampleur suffisante, commence alors l'enquête publique , au cours de laquelle sont présentées aux riverains l'ensemble de ces études.

Une fois l'enquête publique terminée, l'autorité compétente (le Premier ministre par décret en Conseil d'État pour les projets d'ampleur nationale) peut déclarer ou non le projet d'intérêt public . Un dossier de programme permet alors au maître d'ouvrage de préciser les détails de l'opération.

C'est alors seulement que peuvent commencer les travaux de réalisation du projet qui déboucheront sur sa mise en service, une fois une inspection préalable et un audit de sécurité effectués.

Mais la vraie difficulté n'est pas tant cette multiplicité d'étapes à franchir que les délais qui les encadrent et qui sont incompressibles . Le projet peut rapidement s'enliser pour peu qu'il peine à franchir l'une d'entre elles.

Ainsi, selon la Cour des comptes dans son rapport « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence » 33 ( * ) , les délais de réalisation d'une ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) sont de huit à dix ans entre le démarrage des premières études et la déclaration d'utilité publique puis de six à huit ans entre celle-ci et la mise en service, soit une durée totale comprise au minimum entre quatorze et dix-huit ans , ce qui est considérable.

Ce problème prend une acuité particulière dans le cas de projets qui, confrontés à une forte adversité (difficultés techniques, de financement, multiplication des recours des opposants, défaillances du maître de l'ouvrage etc.) restent bloqués pendant des années , voire, dans les pires hypothèses, des décennies .

Or, les pouvoirs publics, pressés d'avancer malgré tout, ne cherchent pas toujours à actualiser les études sur lesquelles ils sont basés et, lorsque la déclaration d'utilité publique était acquise , peuvent être tentés de la renouveler automatiquement lorsque elle arrive à échéance.

Or, dans l'intervalle, de multiples paramètres qui conditionnaient l'opportunité du projet peuvent avoir changé : nouveaux modes et habitudes de mobilité, évolution de la population, conditions financières plus ou moins favorables, innovations technologiques, etc.

Ainsi, il peut paraître légitime de se demander si un projet de LGV dont les études datent déjà de quelques années reste pertinent dans un contexte de développement rapide du covoiturage et de libéralisation du marché des autocars.

C'est pourquoi les membres de votre groupe de travail considèrent qu'il serait opportun que les projets les plus anciens puissent faire l'objet d'un nombre limité de nouvelles études afin qu'une vérification de leur opportunité puisse être effectuée, en particulier en cas de modification substantielle de leurs caractéristiques ou de bouleversement des conditions économiques .

Proposition n° 2 : Rendre obligatoire l'actualisation de l'étude socio-économique du projet d'infrastructure de transport lors du renouvellement de sa déclaration d'utilité publique (DUP), en cas de modification substantielle de ses caractéristiques ou de bouleversement des conditions économiques.

3. La définition du plan de financement des projets intervient souvent à un stade très tardif, ce qui peut mettre en péril leur soutenabilité

Le plan de financement du projet - le « tour de table » - constitue naturellement le « nerf de la guerre » pour la réalisation d'une infrastructure de transport.

Pourtant, ainsi que l'ont rappelé devant votre groupe de travail les membres de la Cour des comptes et de la direction générale du Trésor, celui-ci n'apparaît que très rarement comme une priorité des maîtres d'ouvrages et est très souvent déterminé à un stade avancé du projet , au point de provoquer parfois des retards .

Or cette mauvaise habitude devient de plus en plus problématique dans un contexte où l'argent public est rare et où les maîtres d'ouvrages sont interpellés dès le débat public sur ce sujet par les citoyens qui y participent.

À titre d'exemple, la Cour des comptes relevait dans son rapport sur la grande vitesse ferroviaire précité, que « c'est seulement après le prononcé de la déclaration d'utilité publique de la ligne Sud Europe Atlantique qu'a été mise en place une mission de financement et effectuée la recherche d'un tour de table , soit douze ans après le lancement des études et seulement quatre ans avant le début des travaux ».

Il convient d'ailleurs de noter que l'un des deux motifs d'illégalité ayant conduit à l'annulation par le Conseil d'État le 15 avril 2016 du décret déclarant d'utilité publique les travaux de la construction de la LGV Poitiers-Limoges était précisément le caractère insuffisamment précis des informations apportées dans le dossier d'enquête publique sur le mode de financement de ce projet et sa répartition 34 ( * ) .

La décision du Conseil d'État précise ainsi :

« Considérant que le dossier d'enquête préalable à la déclaration d'utilité publique du projet de ligne à grande vitesse Poitiers-Limoges se borne, dans son analyse des conditions de financement du projet, à présenter les différentes modalités de financement habituellement mises en oeuvre pour ce type d'infrastructures et les différents types d'acteurs susceptibles d'y participer ; qu'il ne contient ainsi aucune information précise relative au mode de financement et à la répartition envisagés pour ce projet ; qu'eu égard notamment au coût de construction, évalué à 1,6 milliard d'euros en valeur actualisée 2011, l'insuffisance dont se trouve ainsi entachée l'évaluation économique et sociale a eu pour effet de nuire à l'information complète de la population et été de nature à exercer une influence sur la décision de l'autorité administrative ; que le décret attaqué a ainsi été adopté dans des conditions irrégulières ».

Les membres de votre groupe de travail considèrent donc que la question du financement des projets d'infrastructure doit être abordée très tôt dans leur gestation et, en tout état de cause, être bien définie au moment de l'enquête publique.

Proposition n° 3 : Prévoir la structure de financement de tout grand projet d'infrastructure de transport en amont, dès la phase de conception, en vue de garantir la viabilité financière du projet et de la soumettre au débat public.

La direction générale du Trésor a également mis en avant devant votre groupe de travail l'absence trop fréquente d'études de soutenabilité budgétaire pour les projets d'infrastructures de transport : elles viennent seulement d'être rendues obligatoires en cas de recours à un marché de partenariat.

Le contenu de ce type d'étude est défini par l'article 148 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, qui dispose que « l'étude de soutenabilité budgétaire prend en compte tous les aspects financiers du projet de marché de partenariat . Elle inclut notamment le coût prévisionnel global du contrat en moyenne annuelle , l'indication de la part que ce coût représente par rapport à la capacité d'autofinancement annuelle de l'acheteur et son effet sur sa situation financière, l'impact du contrat sur l'évolution des dépenses obligatoires de l'acheteur , ses conséquences sur son endettement et ses engagements hors bilan ainsi qu'une analyse des coûts résultant d'une rupture anticipée du contrat ».

Ces études de soutenabilité budgétaire sont en effet un outil pertinent et efficace pour garantir le sérieux et l'absence d'impact négatif pour les finances publiques du plan de financement d'un projet d'infrastructure de transport .

Dès lors, les membres de votre groupe de travail considèrent qu'elles devraient être rendues obligatoires pour tous les projets d'infrastructures de transport financés à hauteur d'au moins 20 millions d'euros par l'État et ses établissements publics , quel que soit leur mode de financement (marché de partenariat, concession, maîtrise d'ouvrage publique, etc.).

Proposition n° 4 : Rendre obligatoire la réalisation d'une étude de soutenabilité budgétaire du plan de financement proposé pour tous les investissements publics en matière d'infrastructures de transport supérieurs à 20 millions d'euros (et pas seulement dans le cas du recours à un marché de partenariat).


* 29 Cour des comptes : La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence, octobre 2014.

* 30 Les débats publics sont régis par la loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité et le décret n° 2002-1275 du 22 octobre 2002 relatif à l'organisation du débat public et à la Commission nationale du débat public

* 31 Cette durée peut être allongée de deux mois en cas de contre-expertise demandée au cours du débat.

* 32 Une simple concertation suffit pour les projets d'ampleur plus modeste.

* 33 La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence, Cour des comptes, octobre 2014.

* 34 La Cour des comptes s'en était inquiétée à juste titre, notant qu'en octobre 2014, « alors même que l'enquête publique était achevée et que le décret de déclaration d'utilité publique était en préparation, les modalités de financement de cette infrastructure n'étaient ni déterminées, ni même envisagées ».

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