II. Audition de M. Xavier CRETTIEZ du 2 novembre 2016

Xavier Crettiez. - J'ai par le passé travaillé sur la violence nationaliste contestataire corse et basque. Depuis un an, j'organise une série d'entretiens avec des radicaux salafistes, djihadistes incarcérés afin de comprendre leurs parcours. L'organisation de ces entretiens n'est pas évidente. L'autorisation de rencontrer ces personnes est donnée au cas par cas, par chaque centre pénitencier. Ainsi, je suis en contact depuis un an et demi avec le centre de détention de Lille afin de pouvoir prendre contact quatre personnes incarcérées. Ensuite, il faut également que ces détenus acceptent de me parler. J'ai réalisé un vingtaine d'entretiens. Les personnes que j'ai rencontrées appartiennent à la « génération d'avant les attentats», celle qui a été condamnée. Je n'ai en effet pas accès à la génération qui rentrent en ce moment en France.

Jean-Marie Bockel. - En ce qui concerne l'engagement des collectivités territoriales en matière de prévention, quel doit être leur rôle ? Avez-vous connaissance de l'existence de programmes ? J'ai l'impression que ces derniers n'ont aucune structure, et ont donné peu de résultats.

Luc Carvounas. - Les faits récents montrent que la radicalisation a notamment eu lieu en prison. Ce qui est actuellement mis en oeuvre dans ces lieux suffit-il ? J'ai l'impression que dans le passage à l'acte, il n'y a rien de religieux, mais qu'il s'agit plutôt d'un phénomène politique, d'une dérive sectaire. Dans mon département, le préfet essaye de mettre en place un référent laïcité dans chacune des communes afin de pouvoir faire remonter des comportements ou des actes.

Xavier Crettiez. - De manière schématique, il y a trois thèses en présence. La thèse de François Burgat, celle d'Olivier Roy et celle de Gilles Kepel. Pour Gilles Kepel, il y a un lien intime de cause à effet entre l'Islam politique voire les textes en eux-mêmes et le passage à l'acte. Ainsi, pour comprendre le phénomène de radicalisation islamique, il faut s'intéresser à la religion. La thèse d'Olivier Roy est pour ainsi dire l'inverse. Pour lui, les gens s'engagent derrière le drapeau vert du djihad comme ils s'engageaient à l'époque pour d'autres causes. L'islam n'est qu'un paravent. J'ai toutefois une réserve sur une partie de sa thèse disant que derrière cette quête il y a un nihilisme absolu. En tous les cas, pour Olivier Roy, il n'y a pas de lien entre Islam et radicalisation. D'ailleurs, ce qui le conforte dans sa position, c'est qu'un grand nombre de ceux qui sont partis n'avaient auparavant aucun lien avec la religion : il n'ont jamais milité, jamais fait de prosélytisme, fait partie d'une association religieuse ou eu d'activités en lien avec l'Islam. Pour François Burgat, l'Islam radical est né d'une réaction à un néocolonialisme occidental. Cette réflexion est juste pour la génération qui a précédé Daesh, ceux qui sont actuellement en prison. Les personnes que j'ai rencontrée sont des gens structurés, qui tiennent un discours politique, très complotiste, anti-impérialiste, anti-européen et antisioniste, mais également très anti-chiite. Ainsi, s'ils considèrent les croyants du livre comme des êtres perdus, ils n'en font pas un rejet systématique. Mais, les chiites sont vus comme des hérétiques absolus. La séduction du conflit syrien sur une partie de la jeunesse s'explique par ce sentiment anti-chiite. En comparaison, le conflit algérien des années 90 attirait beaucoup moins la jeunesse. Certes il n'y avait pas internet mais surtout il s'agissait de sunnites.

Jean-Marie Bockel. - Dans le cadre d'une mission, je me suis rendu récemment dans un camp de réfugiés en Turquie en 2015, au moment des attaques au gaz. On ressentait ce sentiment anti-chiite. Les Sunnites sont en train de perdre la main sur leur territoire. En Irak la limite traditionnelle de séparation s'est déplacée de 250 km vers la Mecque.

Xavier Crettiez. - Les jeunes Français n'ont pas tous une conception géopolitique mais sont au courant de cette menace chiite. On a exagéré la portée d'internet. En 1936, l'absence d'internet n'a pas empêché la mobilisation de la jeunesse. Mais internet permet de montrer les exactions. Un certains nombres de détenus rencontrés m'ont indiqué être partis car ils ont vu des vidéos traumatisantes sur internet. C'est le choc moral de Jasper.

Luc Carvounas. - Qu'est-ce qui pousse à aller les jeunes à aller voir ces vidéos ?

Xavier Crettiez. - C'est souvent en connexion avec des sites communautaires qui renvoie vers un de ces sites ou par la rencontre avec certaines personnes, une socialisation djihadiste, des personnes ressources. D'ailleurs, lorsque l'on étudie de près les grandes affaires de terrorisme, on se rend compte que l'on trouve toujours les mêmes pivots.

Jean-Marie Bockel. - vous aviez brièvement commencé à parler des trois thèses. Et vous, de quelle thèse vous sentez-vous le plus proche ?

Xavier Crettiez. - Je suis plutôt sur la position d'Olivier Roy, en raison de mes travaux précédents notamment sur les nationalistes Basques. Nous avons à l'ETA le même processus d'entrée dans la lutte armée. Là où O. Roy se trompe c'est lorsqu'il dit que le phénomène de fratrie que l'on trouve dans le terrorisme islamique est unique. Chez les partisans de l'ETA, la cellule familiale est très importante. On est entré à l'ETA parce qu'un oncle, un grand-père a été torturé ou en fait lui-même partie. Il y a une dimension très familiale, un entre soi, bâti notamment sur le vécu de mauvais traitement. Pour en revenir à notre sujet, de nombreux Islamistes m'ont indiqué qu'ils étaient partis initialement pour apprendre l'arabe, mieux connaître la religion. Ils partent en Égypte ou au Yémen. En Égypte, ils sont accueillis dans des madrasas puis sont logés avec d'autres frères à 6 ou 7 dans des appartements, avec des Tchétchènes notamment qui leur apprennent à se battre. Ils passent des semaines ensemble, un peu comme une auberge espagnole à la Klapisch en version djihadiste, avec les filles en moins. Souvent, ce sont des jeunes qui sont partis en Égypte pour d'autres motifs, mais qui se radicalisent sur place. Or souvent, ils se font attrapés par les services de police égyptiens et subissent de mauvais traitement. L'une des personnes rencontrées est ainsi ressortie de son séjour auprès des services de police égyptien remplie de haine. Elle est alors directement partie en Syrie. Cette radicalisation par la prison, par les mauvais traitements, se retrouve chez les Basques de l'ETA. Il y a une dimension doctrinale très forte. C'est la raison pour laquelle j'adhère plus à la théorie d'O. Roy qui permet une analyse horizontale qu'à celle de G. Kepel qui part du Coran et des textes.

Jean-Marie Bockel. - L'Islam radical et le terrorisme sont deux choses différentes. D'ailleurs, ceux qui prônent un Islam rigoriste en France sont ennuyés par la vague d'attentats.

Luc Carvounas. - En France, il y a cette croyance que la radicalisation cognitive va entraîner une radicalisation comportementale. Aux États-Unis c'est différent. On a des partis nazis par exemple. En France on sait par l'Histoire qu'un lien peut se faire entre l'idée et les actes, mais du coup peut-être fait-on un lien trop direct. Il s'agit ainsi de s'intéresser au déclic. Nous n'offrons plus les repères à ces jeunes Français qui ont alors une envie de remonter à leurs origines, le socle commun qui peut être la religion. Mais dans leur quête ils peuvent rencontrer une personne qui les détourne.

Xavier Crettiez. - Il y a une reconstruction mythique d'une origine que l'on ne connaît pas. Par exemple, les Corses les plus violents souvent ne connaissent pas l'histoire de l'île, la langue. Une étude américaine sur les combattants de l'ISI montre que ces combattants (jordaniens, tunisiens,... ) sont plus éduqués que la population moyenne de leurs pays d'origine, mais aucun n'a fait d'études de sciences sociales ou humaines. D'ailleurs, les terroristes du 11 septembre 2001 avaient un doctorat dans des matières techniques. Il y a souvent chez ces personnes une sur-rationalisation dans leurs rapports à la science. Ils ne parlent pas de religion, mais de sciences, les imams sont des scientifiques. Ainsi, l'Islam devient une référence scientifique. On retrouve ce rapport dans les grands régimes totalitaires. Si c'est de science qui parle, c'est que c'est vrai.

Luc Carvounas. - N'importe qui peut-il tomber dans la radicalisation ?

Xavier Crettiez. - C'est la question des 35% de convertis parmi les islamistes radicaux. Cela renforce la thèse d'O. Roy. Il s'agit d'amoureux de la radicalité. O. Roy va plus loin. On essaye de faire un portrait type de la personne radicalisée. Mais on peut entrer dans le djihad pour plusieurs raisons.

Luc Carvounas. - Est-ce que le calque utilisé pour détecter les personnes radicalisées est le bon ?

Xavier Crettiez. - La France est bien armée d'un point de vue répressive et la police fait un très bon travail. Il est impossible d'avoir un taux de réussite de 100%. Mais je fais le pari que nous sommes en queue de comète. En effet, Daesh est sur le point d'être vaincu. Or, on ne s'engage pas pour un vaincu. La chute de Daesh aura deux effets. Cela va tuer le mythe. Mais aussi, cela va laisser des soldats perdus, avec un risque d'attentats élevés. Toutefois, il n'y aura plus cette fascination pour le califat. Je suis persuadé qu'il y a beaucoup moins de transit. D'un point de vue idéologique, la France n'est pas bien armée. Nous avons un modèle républicain intégrationniste avec un refus de la communauté et du communautarisme. C'est un modèle très différent du modèle américain où l'intégration se fait par la communauté. Ce modèle français fonctionne moins bien pour des raisons politiques, il n'offre plus de reconnaissances attendues à un certain nombre de ces personnes.

Jean-Marie Bockel.- La laïcité représente une structure, un cadre, mais ne répond pas à tout. Or, il y a certaines choses qui structuraient le pays en France qui se sont affaiblis. Il y a une crispation laïque.

Xavier Crettiez. - Il y a une double crispation laïque : à la fois nous avons un rejet de la religion, une mise à distance que ne connaissent pas nos voisins, et il y aussi une revendication religieuse.

Aujourd'hui, la radicalisation n'a plus lieu dans les prisons, mais dans les halls d'immeuble et dans les milieux sportifs. Prenons le cas de Lunel où près de 30 jeunes sont partis en Syrie. Ils se sont radicalisés dans une mosquée clandestine. Ils ne fréquentaient pas la mosquée du quartier, car l'imam ne parlait pas français. Ils se sentaient ainsi exclus de leur communauté. Peut-être que si l'intégration dans les structures religieuses était meilleure, la radicalisation ne se ferait pas. À Marseille, première ville musulmane d'Europe, il n'y a eu pratiquement aucun départ. À mon avis, cela repose sur 4 raisons : la structure associative et la solidarité entre habitants est très forte. Il n'y a pas cette recherche de référent mythique car être le caïd local permet une reconnaissance. En outre, l'islam pratiqué est un islam très traditionnel. Enfin, il y a à Marseille une importante population algérienne qui se souvient de l'horreur du djihadisme et des massacres de masse des années 1990. À titre personnel, j'ai trouvé très réussie la campagne de communication du gouvernement contre les départs en Syrie qui jouait sur les mensonges. Peut-être que les collectivités territoriales pourraient suivre cette voie.

Luc Carvounas. - La tuerie d'Orlando ou l'attentat de Nice ont été le fait de déséquilibrés. Assiste-t-on à un rassemblement de ces personnes derrière un étendard ?

Xavier Crettiez. - Les phénomènes extrêmes attirent des gens qui ont des pathologies extrêmes. Toutefois, ces phénomènes peuvent toucher tout le monde. La plupart de ceux que j'ai interrogés ne souffrent pas de problèmes mentaux. Mais ils ont une virilité exacerbée, le souhait de devenir un surhomme. D'ailleurs, les vidéos de propagande djihadiste mettent en scène les combattants. La moitié de personnes interrogées ont tenté le concours de la police ou de l'armée mais n'ont pas été pris. Ils ont une fascination pour les armes et considèrent qu'ils n'ont pas été pris pour des raisons racistes. Tous ont une virilité exacerbée. Ils ont tous faits des arts martiaux. J'ai également été étonné de leur rapport à la sexualité avec de la frustration, une homosexualité masquée (comme à Nice ou à Orlando), ou un apprentissage viril très fort : la virilité de bande ou la virilité sportive. Pour revenir à la question, c'est une erreur de penser que ce sont tous des déséquilibrés. Ce sont des gens ordinaires, comme le disait Christopher Browning dans son livre sur les exactions allemandes en Pologne pendant la Seconde guerre mondiale.

Jean-Marie Bockel. - Y a-t-il un passage par la petite délinquance ?

Xavier Crettiez. - Le lien est très clair. La petite délinquance permet de créer un réseau, mais fait naître aussi un sentiment de honte. Il y a ainsi pour certains la volonté de se racheter, d'où une vie rigoriste, sans alcool, sans cigarette puis un engagement dans le djihad. Je rejoins Olivier Roy sur ce point. On a des personnes qui ont toutes un rapport avec la petite délinquance, peu à la grande délinquance. En effet, la grande délinquance peut permettre une reconnaissance sociale, la petite délinquance entraîne la violence, l'humiliation. Les personnes rencontrées ont un parcours semblable. Elles étaient plus ou moins bonne élève jusqu'en première, moment où elles ont commencé à sortir du droit chemin avec leurs copains.

Jean-Marie Bockel. - Dès lors, ne faudrait-il pas penser la prévention de la radicalisation comme une extension, un partenariat de la prévention de la radicalisation, plutôt que de créer des dispositifs ad hoc ?

Xavier Crettiez. - Les centres de déradicalisation sont pour moi un échec. Selon mes informations, il y a seulement 4 personnes dans le premier centre qui a ouvert. Je n'ai pas compris pourquoi ils ont été ouverts sur la base du volontariat, et pourquoi ils ne sont pas destinés aux personnes qui rentrent de Syrie. Pourtant, le programme prévu par le CIPDR avait l'air intéressant. L'État doit améliorer son système de prévention de la radicalisation avant de demander aux collectivités d'en mettre un en place.

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