B. UNE POLITIQUE D'AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE À REFONDER

1. L'ambition d'aménager le territoire a été progressivement abandonnée

Après avoir été un des fers de lance de la modernisation du pays, la politique d'aménagement du territoire se caractérise aujourd'hui par un état de quasi-abandon, au point qu'il est permis de se demander si cette notion a toujours un sens. Comme le souligne Damien Augias, « l'aménagement du territoire, terme très marqué par le contexte de la reconstruction et des "Trente Glorieuses" a connu une révolution silencieuse depuis la décentralisation », également provoquée par le développement durable, les politiques européennes et la mondialisation économique avec la métropolisation qui l'accompagne 4 ( * ) .

a) L'État se contente désormais d'une simple politique d'accompagnement sans cohérence d'ensemble

La politique d'aménagement du territoire des Trente Glorieuses reposait sur une vision colbertiste. Portée par l'administration centrale, elle avait pour objectif de répartir sur le territoire national les activités de production et de services, réalisées par de grandes entreprises et des monopoles de service public, tandis que les tâches de recherche, de conception et de direction restaient concentrées à Paris et dans quelques grandes villes.

La Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) avait été créée en 1963 pour être le « bras armé » de cette ambition organisatrice et unitaire. Par le biais de cette administration puissante directement rattachée au Premier ministre, l'État centralisé veillait à l'équilibre entre les territoires en organisant la répartition des activités, des grands équipements et des réseaux. Le succès de cette politique, partiellement mythifiée, était le reflet d'une combinaison efficace entre une vision prospective d'aménagement et des pouvoirs réels de mise en oeuvre. Ce que certains appellent aujourd'hui l'aménagement du territoire « à la française » renvoie à ce moment historique.

Les mutations économiques (mondialisation, chômage de masse, chocs monétaires et pétroliers) et les évolutions institutionnelles (décentralisation, intégration européenne) ont progressivement affaibli les moyens et la portée des interventions de l'État dans les décennies 1980 et 1990. Une idéologie de la proximité a alors été mise en avant, pour mieux justifier la territorialisation des politiques publiques, présentée comme une solution à la crise de l'État. La décentralisation lui a permis de se décharger de lourdes responsabilités tout en s'assurant un droit de regard au gré des inextricables débats de compétences.

La progression d'une approche libérale de l'action publique a contribué à revoir le rôle et le périmètre des interventions de l'État. L'ouverture à la concurrence de certains secteurs stratégiques antérieurement dirigés par des monopoles, et le recul du secteur public, ont contribué à cette évolution. En l'absence de stratégies nationales définies par l'État, la multiplication des opérateurs et des agences, notamment des autorités administratives indépendantes, s'est accompagnée d'une dilution et d'une fragmentation de l'action publique dans des domaines d'intérêt national, en l'absence d'une hiérarchisation claire des objectifs poursuivis. Les enjeux territoriaux, qui impliquent souvent de remédier aux défaillances du marché, ont été le plus souvent relégués au second rang.

Cette rupture a marqué la fin de l'ambition d'aménagement du territoire, désormais remplacée par un appel au développement territorial. Le déclin de la présence de l'État dans les territoires s'est amorcé, tandis que l'administration centrale n'a apporté pour seule réponse à ce changement de paradigme qu'une complexité croissante, une sorte de fuite en avant qu'illustre la multiplication des schémas, des zonages et des « pôles ». Au risque de perdre toute cohérence d'ensemble et en oubliant que nos concitoyens ne désirent pas vivre dans des zones, dont l'effet est souvent d'accroître les ségrégations.

Ce phénomène s'est accompagné d'un désengagement progressif de l'État. Les grands projets structurants autrefois portés dans un objectif d'aménagement et de modernisation des territoires, comme les réseaux ferroviaires ou autoroutiers, ont peu à peu disparu. S'agissant du ferroviaire, le maintien des lignes est désormais commandé en priorité par un impératif de rentabilité. La gestion imparfaite du modèle autoroutier a abouti à la création de situations de rentes privées, au détriment des investissements. Pour le très haut débit fixe, qui implique la construction d'une infrastructure d'échelle nationale, l'Etat s'appuie sur l'initiative privée et l'initiative publique locale, c'est-à-dire une maîtrise d'ouvrage éclatée entre des dizaines de porteurs de projets. Quant à la lutte contre la désertification médicale, le recours systématique à des solutions incitatives, souvent coûteuses pour les finances publiques, témoigne d'un renoncement à agir plus fermement au service de l'intérêt général. D'autres choix stratégiques guidés par l'impératif d'aménagement du territoire étaient possibles et souhaitables.

La déconcentration des administrations témoignait également d'une volonté de mailler le territoire, à la fois en services publics mais également de mieux répartir l'emploi et les ressources publics. Désormais, la disparition progressive de nombreuses structures publiques dans les territoires peu denses méconnaît ce qui avait initialement motivé une telle répartition. La réforme de l'administration territoriale de l'État (RéATE) mise en oeuvre à partir de 2008 a notamment eu des impacts majeurs sur la présence de l'État dans les territoires, faute d'une réelle prise en compte des enjeux d'aménagement du territoire. Par ailleurs, votre groupe de travail déplore que la disparition des administrations soit exclusivement analysée à l'aune des services perdus. La suppression des emplois publics et des revenus associés sont rarement pris en compte.

Le corollaire de ces évolutions est la remise en cause du rôle de la DATAR à partir des années 2000. Des pans entiers de politiques sectorielles essentielles ont été en tout ou partie exclus de son champ de compétences. Le numérique, les transports ou encore l'accueil des investissements internationaux ont confié à d'autres administrations ou à des agences spécialisées qui ne s'expriment plus d'une seule voix au nom de l'État. Autrefois administration d'action, la DATAR a été transformée en structure de pilotage et lieu d'échange avec les collectivités. Elle a été remplacée par une Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à la compétitivité des territoires (DIACT) en 2005, puis par une Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) en 2009, avant d'être fusionnée avec le Secrétariat général du Comité interministériel des villes (SG-CIV) et l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (ACSé) dans un nouveau Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) en 2014.

L'héritier de la DATAR n'apparaît plus comme un acteur, mais au mieux comme un facilitateur, et plus souvent comme l'agrégateur de décisions mineures, prises par d'autres administrations. L'érosion régulière des crédits et des moyens humains à disposition du CGET pour mettre en oeuvre les quelques mesures encore explicitement dédiées à l'aménagement du territoire témoigne de ce recul, comme l'a souligné à plusieurs reprises notre collègue Rémy Pointereau, rapporteur pour avis sur les crédits de la mission budgétaire « Politique des territoires ». Sur des politiques essentielles à la cohésion territoriale, comme l'accès aux soins ou le numérique, l'influence du CGET et du ministre chargé de l'aménagement du territoire est très faible, pour ne pas dire inexistante. L'audition par votre groupe de travail du CGET a confirmé le sentiment d'une administration qui ne se positionne plus comme un acteur de l'aménagement du territoire.

La succession rapide de ces réorganisations administratives n'est que le reflet du démantèlement de la vision globale d'aménagement du territoire au sein de l'appareil d'État et d'ambitions revues constamment à la baisse. À la recherche volontariste d'un développement équilibré des territoires succède désormais une démarche résignée d'accompagnement des territoires en difficulté. Nous sommes passés d'une politique d'aménagement par un État puissant, à une politique de « ménagement » du territoire par un État qui se contente d'atténuer partiellement les inégalités territoriales, en infléchissant à la marge les dotations et subventions versées aux collectivités.

Il en résulte, depuis une quinzaine d'années, un développement sans cohérence des territoires par la superposition de projets sélectionnés au regard de différents critères tels que la rentabilité financière, la valeur ajoutée, l'amélioration des conditions de vie, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou encore l'articulation avec d'autres équipements déjà existants. Si chacun de ces projets, pris individuellement, peut paraître fondé, leur agrégation ne répond à aucun moment à une stratégie d'ensemble véritablement réfléchie et intégrée. Pour cause, la plupart des initiatives nationales sont désormais devenues des stratégies d'attrition et de rationalisation des moyens, rendues nécessaires par la contrainte budgétaire, à l'instar des trains d'équilibre du territoire ou des lignes aériennes d'aménagement du territoire.

Au final, l'État se révèle aujourd'hui fragmenté et presque inexistant pour porter un développement cohérent des territoires. Ses différents opérateurs se contentent d'intervenir dans le champ de leurs compétences respectives, et l'aménagement du territoire ne fait plus l'objet d'un portage national cohérent et unifié. Lors de la table ronde organisée par votre commission sur les nouveaux défis de l'aménagement du territoire, le 25 mars 2015, Stéphane Rozès a ainsi résumé la situation actuelle : « Des territoires français dont la diversité est historique, ce qui nous distingue des autres pays, avancent sans la tête, sans l'État, sans la pensée. Quelque chose se délite : il n'y a pas de portage, dans les représentations individuelles, d'une idée selon laquelle les territoires avancent ensemble ».

b) Une remise en cause de la vision traditionnelle de l'aménagement du territoire

En dépit de la nostalgie qu'elle suscite, personne n'envisage aujourd'hui un retour à une conception traditionnelle de l'aménagement du territoire « à la française », qui n'est plus en phase avec la réalité.

Les problématiques, les attentes, les parties prenantes et les modes de décision ont profondément changé depuis ce moment historique de l'aménagement du territoire. Cette politique publique avait été conçue à l'époque d'une société plus statique et visait essentiellement à ralentir la locomotive parisienne pour alimenter le reste du pays. Or l'on sait aujourd'hui que notre société est plus mobile, et que les déséquilibres territoriaux sont bien plus complexes et nombreux que l'opposition réductrice entre Paris et les autres territoires.

Par conséquent, on peut se demander si la notion-même d'aménagement du territoire a encore un sens aujourd'hui. Certains considèrent que l'on utilise encore ce terme par habitude et commodité, mais qu'il ne recouvre plus aucune réalité. Le concept serait démodé, perçu comme le symbole de la centralisation et de l'interventionnisme de l'État. Il correspondrait en outre à une « exception française » que l'on ne retrouverait pas dans les pays voisins, davantage acquis à la philosophie du développement territorial.

Prenant acte de cette interrogation, le Gouvernement a souhaité mettre en avant un autre concept, qui s'est traduit par la création d'un ministère de « l'égalité des territoires » en 2012 et celle d'un Commissariat général à l'égalité des territoires en 2014. Il s'agissait de mettre en avant une nouvelle orientation politique, visant à modérer un modèle de développement fondé sur la mise en compétition des territoires. Pour autant, cette notion n'a guère suscité d'adhésion et le ministère éponyme a disparu en 2016.

Si la réduction des inégalités territoriales constitue bien une priorité, le mythe d'une égalité des territoires apparaît problématique à plusieurs égards. D'abord, parce que l'égalité recouvre une logique de moyens plutôt qu'une obligation de résultat, alors même que les citoyens attendent des progrès tangibles et pérennes dans leur vie quotidienne. Ensuite, parce que l'égalité ne permet pas de prendre en compte la diversité des situations: cette notion apparaît à rebours de la réalité des territoires aujourd'hui, largement diversifiés et spécialisés, et qui requièrent un traitement différencié. Enfin, parce que cette illusion alimente le ressentiment et la déception des citoyens face aux promesses non tenues : l'égalité parfaite n'étant - heureusement - pas possible, sa promotion est perçue au mieux comme un effet d'annonce qui masque un sentiment d'abandon - malheureusement bien réel.

Au-delà des innovations terminologiques, une forte attente d'aménagement du territoire demeure. L'ensemble des auditions et des consultations menées par le groupe de travail témoignent d'un besoin renouvelé d'intervention des pouvoirs publics pour organiser les territoires. Comme le souligne Philippe Estèbe, l'aménagement du territoire demeure une « passion française » 5 ( * ) . L'absence de réponse à la hauteur de cette attente alimente un sentiment d'abandon dans certains espaces de la République et des expressions politiques de rupture.

2. Bâtir les fondements d'une nouvelle doctrine de l'aménagement du territoire

Parce qu'il s'agit de faire vivre ensemble des territoires et des gens d'origines différentes à partir de projections et de visions communes, l'aménagement du territoire est une question politique, au sens noble du terme, et non une question technique.

a) Une vision ancienne qui ne correspond plus à la réalité

Si les représentations des villes et des campagnes sont encore structurantes dans l'imaginaire collectif, le temps où l'on pouvait assimiler la campagne à l'agriculture et la ville à l'industrie, la campagne à l'habitat et la ville à l'emploi, est révolu. Force est de constater qu'il n'est plus possible, aux niveaux démographique et géographique, de considérer l'urbain et le rural, comme deux entités bien définies qui s'opposeraient l'une à l'autre. Avec le développement des moyens de communication et des transports, nous devenons tour-à-tour des usagers de la ville, des espaces ruraux et des espaces dits « rurbains ».

Sur le plan quantitatif, le constat qui s'impose est assez simple : le mouvement général d'urbanisation est globalement achevé en France. Selon l'INSEE, 95 % de la population française vit désormais sous l'influence des villes, si l'on considère les unités urbaines de plus de 1 500 emplois et leur aire d'incidence au regard des trajets domicile-travail des habitants des communes avoisinantes. Il ne resterait ainsi que 5 % de la population située en dehors de cette influence urbaine, répartie dans 7 400 communes rurales ou petites villes 6 ( * ) .

Ces chiffres doivent cependant être maniés avec précaution. Ils varient fortement selon l'indicateur que l'on retient. Avec un seuil de population à 2 000 habitants, Eurostat considère plutôt que 36% des Français habitent en ville, contre 29% en zone rurale et 36% en zone intermédiaire. Surtout, de nombreux territoires périurbains comprennent une large majorité de petites communes rurales, ces espaces présentant des caractéristiques très variables et ressemblant parfois à des campagnes.

Il est d'ailleurs préférable d'évoquer les territoires à faible densité plutôt que la ruralité, qui ne recouvre pas une réalité univoque. Elle inclut la campagne, les bourgs-centre ou encore les villes moyennes (40 000-50 000 habitants) qui structurent la campagne davantage qu'elles interagissent avec la métropole. Il existe même des territoires ruraux dans les métropoles : on retrouve ainsi une population rurale d'environ 700 000 habitants au coeur de l'Eurométropole de Lille. La diversité des « représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains » a déjà été largement analysée par notre commission 7 ( * ) .

Il est simplement permis d'en déduire qu'il existe plutôt une forme de continuum qui se caractérise par un rapprochement des modes de vie : des centres-villes aux campagnes, les aspirations et les modes de consommation des populations convergent. Nombre de villes d'une part, de territoires ruraux d'autre part, sont confrontés à des problèmes de même nature. Ce point apparaît comme une évidence, mais il mérite d'être souligné: il serait temps que les pouvoirs publics comprennent que certaines attentes sont identiques à la campagne et en ville, en termes d'accès à l'ensemble des services et réseaux qui constituent aujourd'hui le coeur d'une économie développée (accès à l'éducation, à la santé, aux transports, au numérique).

LA FRANCE : UNE RURALITÉ PLURIELLE

La ruralité française ne saurait être perçue comme monolithique, contrairement aux affirmations de certains discours simplificateurs. Une typologie actualisée, avec toutes les limites qu'elle peut comporter, permet de distinguer différentes catégories de territoires ruraux. La carte suivante présente les résultats d'une analyse menée à la demande de la DATAR en 2011 par un groupement de laboratoires de recherche, afin de prendre en compte les évolutions socio-économiques de ces territoires. Elle met en évidence trois grandes catégories de territoires ruraux :

- les campagnes des villes, du littoral et des vallées urbanisées, regroupant près de 16 millions d'habitants et 10 500 communes sur 140 355 km², ces trois sous-ensembles ayant en commun une forte croissance résidentielle depuis une trentaine d'années, un développement économique variable mais relativement élevé et des conditions de vie directement liées au dynamisme des métropoles ou des grandes villes environnantes ;

- les campagnes agricoles et industrielles, rassemblant 5,5 millions d'habitants et 10 523 communes sur 140 000 km², qui présentent des trajectoires économiques et démographiques très contrastées mais restent unies par une influence persistante des aires urbaines, un solde démographique généralement positif, une prépondérance des activités agricoles et industrielles, un revenu par habitant légèrement inférieur à la moyenne nationale et un accès moyen aux services et aux commerces ;

- les campagnes vieillies à faible densité, regroupant 5,2 millions d'habitants et 12 884 communes sur 227 000 km², confrontées à un vieillissement de la population à quelques exceptions près, un niveau de revenus parmi les plus faibles et une accessibilité très inférieure à la moyenne nationale.

Cette typologie illustre ainsi les différences de trajectoires, d'atouts et de difficultés des territoires ruraux, qui n'appellent pas les mêmes réponses de la part des pouvoirs publics. Elle démontre qu'une approche unique de la ruralité est vouée à manquer nombre de spécificités, notamment concernant la relation à l'urbain.

TYPOLOGIE GÉNÉRALE DES CAMPAGNES FRANÇAISES

Source : DATAR.

Par conséquent, la fracture ne se situe pas entre les territoires urbains et les territoires ruraux, mais entre les territoires oubliés et les autres. Penser qu'il y aurait, d'un côté, l'extrême pauvreté de la ruralité, de l'autre, la richesse de la ville, constitue un leurre. L'essor de l'économie résidentielle, la pénétration du numérique, le poids des revenus non marchands, le développement des circuits courts et de l'économie de proximité font contrepoids à la concentration urbaine.

Il n'y a donc plus vraiment de logique à opposer ville et non-ville, mais il faut au contraire réfléchir à l'articulation des différents espaces. « Ainsi, une métropole ou une communauté urbaine peuvent-elles fonctionner, travailler en synergie étroite avec des communautés de communes d'une taille suffisante et des communautés d'agglomération » rappelle notre collègue Jean-Pierre Sueur 8 ( * ) . À l'époque des réseaux de réseaux, l'aménagement du territoire repose non plus sur des dichotomies mais sur des synergies et des complémentarités.

Une véritable politique d'aménagement du territoire suppose ainsi d'appréhender ensemble l'urbain, notamment les banlieues et les villes petites et moyennes, le rural et les territoires particuliers, littoraux et de montagne. La ruralité - par ailleurs caractérisée par une réelle diversité de situations - n'est pas le seul ensemble qui appelle des réponses fortes de la part des pouvoirs publics.

Les campagnes ne sont ni rivales ni dépendantes des villes, elles leur sont complémentaires. Leur valeur ne se réduit pas à une réserve foncière, à des espaces agricoles ou des paysages récréatifs. Elles sont le lieu de dynamiques locales, qui permettent un développement économique autonome, sans être « sous perfusion ». Beaucoup d'innovations ne sont d'ailleurs pas suffisamment mises en valeur dans le monde rural, par exemple en matière de circuits courts alimentaires. Les campagnes proposent elles-mêmes des richesses qui sont nécessaires aux villes.

Plus largement, à l'échelle du territoire national, l'opposition entre « Paris et le désert français » est aujourd'hui éculée. Il existe un véritable attrait pour les zones à faible densité, que certains appellent « les nouvelles ruralités ». On assiste en effet, depuis les années 1970, à un repeuplement de certaines campagnes. La ruralité et la périphérie urbaine sont les territoires les plus plébiscités au niveau des flux démographiques, dans un contexte de densification générale du pays. Les villes perdent de la population et les communes périphériques en gagnent. La plupart des sondages montrent qu'une majorité de franciliens envisage de quitter la région parisienne. D'ailleurs, à l'exception notable de Toulouse, les flux démographiques sont orientés des métropoles vers les territoires ruraux. L'attractivité résidentielle la plus forte est observée dans les Landes et en Corse-du-Sud, devant la Seine-et-Marne ou l'Hérault. Cet exode urbain constitue une opportunité historique pour redéfinir notre ambition d'aménagement du territoire, alors que l'on prévoit une croissance de la population française d'environ dix millions de personnes au cours des vingt prochaines années.

VARIATIONS DE LA DENSITÉ DÉMOGRAPHIQUE À DEUX PÉRIODES DISTINCTES ILLUSTRANT L'INTENSIFICATION DE L'EXODE URBAIN

1968 1975

2007 2013

Source : CGET - Observatoire des territoires.

Si de nombreux Français font le choix des territoires peu denses, c'est parce que notre ruralité est solide et résiliente. Avec l'essor de l'économie résidentielle, les campagnes autour des villes se sont beaucoup développées. De ce point de vue, le principal atout notre pays est sa taille à dimension humaine. Les distances d'un village à l'autre sont tangibles, ce qui n'est pas le cas d'autres pays au territoire plus étendu et moins homogène (États-Unis, Canada, Russie).

Tout l'enjeu est de faire en sorte que les territoires ruraux ne soient pas les « vassaux » des métropoles. Il est indispensable de remédier à ce sentiment diffus de « sous-territoires » et de « citoyens de second rang ». La question n'est pas de défendre une opposition stérile entre une ruralité oubliée et des métropoles privilégiées, mais de repenser les conditions de développement de ces territoires dans un nouvel univers urbain diffus. Pour permettre leur autonomie réelle, il devient nécessaire de mettre en place les services publics et les moyens correspondants pour répondre aux besoins des populations qui y résident déjà ou s'y installent.

b) Des nouveaux territoires caractérisés par la mobilité, les projets et les réseaux

L'aménagement du territoire est souvent évoqué avant même de savoir ce qu'est un territoire. Ce dernier ne se résume pas à ses frontières géographiques ou administratives. Il est bien sûr le fruit d'une histoire, d'héritages, de patrimoines, de traditions et de cultures. Pour sa population, les points d'ancrage restent liés à la réalité quotidienne : l'église, la mairie, l'école. Mais dans un monde globalisé, la connectivité d'un territoire, et donc son intégration dans des ensembles plus vastes, est de plus en plus déterminante. Cette tendance est largement amplifiée par le numérique.

La mobilité des populations, et par conséquent de l'activité économique et sociale, induit une circulation accrue. Nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à appartenir à plusieurs espaces, plusieurs sphères, habitant ici et travaillant ailleurs. Cette mobilité est elle-même le fruit d'une stratégie résidentielle souvent bien élaborée : la plupart des habitants résident désormais là où ils ont décidé de le faire, en optimisant le trajet domicile-travail, l'accès à un certain nombre de facilités et services (l'école des enfants, les installations sportives, l'offre culturelle) et leurs propres aspirations (de la frénésie urbaine au calme reposant de la campagne). Ainsi, de nombreux citoyens choisissent ou souhaitent choisir le territoire qui leur convient le mieux. Assurer cette mobilité partout en France, y compris en milieu rural, est donc un enjeu majeur.

Une telle mobilité remet en cause une vision statique des territoires. L'approche des problématiques locales ne saurait être menée en vase clos, en considérant que les objets et sujets du territoire sont fixes. Pour reprendre une expression utilisée par Priscilla de Roo, il faut tenir compte du « butinage territorial incessant des habitants et des entreprises » 9 ( * ) . Cette mobilité généralisée doit être intégrée lors de l'identification des difficultés et l'élaboration de solutions.

Le territoire apparaît donc à la fois comme la réponse à un équilibre personnel et professionnel, l'environnement subjectif dans lequel chacun construit son mode de vie, et le bouquet de possibilités auquel les individus ont accès. Il ne se définit plus uniquement par l'endroit auquel les gens habitent, mais par l'ensemble des lieux où ils circulent. Cette représentation dynamique du territoire s'articule mal avec une organisation politique et administrative qui reflète souvent l'idée selon laquelle la population vit, travaille et vote au même endroit.

Paradoxalement, le développement des mobilités renforce l'identité du territoire - son image de marque dirait-on d'une entreprise - et corrélativement son intégrité. De fait, le territoire demeure le socle de représentations subjectives : l'image qu'il véhicule sur place ou à l'extérieur, l'identité spatiale de ses habitants, leur capacité de mobilisation autour d'un projet. Le phénomène politique des identitaires locaux témoigne de l'importance de ces projections, alors même que le « terroir » résulte souvent d'une construction.

Si l'identité territoriale est un facteur de mobilisation pour « faire projet », ce sont de plus en plus les projets qui font les territoires. Cette dynamique justifie l'abandon de la conception classique, selon laquelle la frontière fait le territoire, au profit d'une ambition nouvelle, où le territoire est le fruit d'un projet stratégique. Ce changement de paradigme est lui-même lourd de conséquences. L'aménagement du territoire n'est plus seulement l'affaire de l'administration qui s'occupe d'organiser un espace bien délimité. Il devient la préoccupation de tous les acteurs du terrain, qui souhaitent disposer des moyens de prendre en main leur développement. La mission des pouvoirs publics est alors de créer les conditions d'une égalité des chances entre territoires.

c) La multiplication des acteurs de l'aménagement du territoire

La mise en oeuvre de l'aménagement du territoire se caractérise par un double mouvement : un désengagement progressif de l'Etat et la montée en puissance de nouveaux acteurs. Toutefois, le recul de l'Etat n'a pu être intégralement compensé par ces nouvelles parties prenantes qui n'ont de toute évidence pas les mêmes capacités ni la même échelle d'intervention.

La décentralisation engagée en France depuis 1982 a eu pour conséquence majeure de doter les collectivités territoriales et leurs groupements de compétences de plus en plus étendues, les amenant de fait à assumer des responsabilités toujours plus importantes en matière d'aménagement. Régions, départements, communes - tous participent à leur mesure à l'aménagement du territoire sur lequel ils s'étendent. Incontestablement, cette évolution institutionnelle a affaibli la capacité de l'État à agir seul.

Aux collectivités territoriales reconnues par la Constitution s'ajoutent leurs groupements. Le développement de la coopération intercommunale, ouverte ou fermée, est une évolution majeure de la gouvernance locale. Outre les EPCI à fiscalité propre, dont la montée en puissance est indéniable suite aux réformes territoriales successives, des groupements thématiques ou de projets participent également à l'aménagement du territoire. Les syndicats d'électricité, d'eau, de gestion des déchets ou d'aménagement numérique contribuent, à doter les territoires d'infrastructures ou d'équipements, et à organiser certaines activités. Quant aux structures de projets - parcs naturels régionaux (PNR), pays, pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR) - ces regroupements d'acteurs visent explicitement à organiser le développement sur un territoire en partage.

Enfin, s'ajoutent à ces acteurs une multitude d'intervenants publics et privés qui contribuent de manière explicite ou implicite à l'organisation du territoire. Le rôle des entreprises doit en particulier être souligné dès lors que leur développement et leurs choix de localisation peuvent avoir des effets majeurs sur la cohésion économique et sociale des territoires concernés. La fermeture de sites industriels dans le quart nord-est de la France illustre l'importance des entreprises et l'impact de leurs décisions sur la vie locale.

Cette multiplication des acteurs de l'aménagement du territoire doit être prise en compte afin de structurer des politiques nationales et territoriales pertinentes. Un effort de mise en cohérence est d'autant plus indispensable que les motivations de ces acteurs varient, et que leur périmètre d'intervention ne recoupe pas toujours les limites administratives habituelles. L'aménagement du territoire implique d'abord de penser puis d'organiser l'espace. À défaut, la participation plus ou moins consciente de ces nombreuses parties prenantes au territoire risque de conduire à des incohérences voire à des phénomènes de concurrence, au détriment d'un développement optimal.

d) Une notion d'aménagement du territoire plus que jamais chargée de sens

À la question de savoir s'il faut encore mener une politique d'aménagement du territoire, la réponse apportée est unanimement positive. Pour les libéraux, cette politique favorise la mise en cohérence et évite le gaspillage des ressources. Pour les « interventionnistes », elle permet d'organiser le territoire pour donner une chance à chacun. En laissant faire les seules forces du marché, les territoires se sentent oubliés, les infrastructures sont en panne, la couverture numérique est à la peine, l'habitat rural se vide et ne trouve pas preneur, les centre-bourgs se désertifient.

Quelle que soit l'approche retenue, le constat est simple : si l'on souhaite concentrer toute la France en milieu urbain d'ici vingt ans, aucune stratégie n'est nécessaire, il suffit de laisser faire la tendance actuelle. Si au contraire, l'on souhaite assurer la pérennité de nos territoires et les promouvoir, il faut redéfinir une vision stratégique. L'aménagement du territoire ne doit plus être perçu comme une politique publique en déshérence, une obligation morale que l'on s'impose sans en avoir les moyens. Il faut au contraire assumer son nouveau statut dans la France du XXI e siècle et porter cette ambition moderne avec fierté.

En tout état de cause, l'aménagement n'est pas une fin en soi, mais le moyen d'un développement durable et choisi. Son objectif premier est d'assurer une répartition équilibrée des ressources afin de donner à l'ensemble des citoyens, quelle que soit leur localisation, en métropole et en outre-mer, les moyens de se développer comme ils le souhaitent. Il s'agit de créer les conditions favorables à un épanouissement individuel et collectif dans tous les espaces de la République.

Pour cela, une approche différenciée, respectueuse des spécificités et des acteurs de chaque territoire, doit être privilégiée. On ne saurait confier à l'aménagement du territoire un objectif général d'abolition des disparités spatiales, qui ne peuvent être systématiquement analysées comme des inégalités. Un tel objectif serait illusoire et ne répondrait pas aux attentes des citoyens, attachés à l'identité de leur lieu de vie. Un tel discours est par ailleurs dangereux, car, comme le souligne Eloi Laurent : « les inégalités réelles prospèrent à l'ombre d'une mythologie républicaine qui voudrait abolir toutes les différences. » 10 ( * ) L'aménagement du territoire doit permettre de valoriser les atouts locaux et de résorber ou de compenser les difficultés structurelles qui entravent la vie quotidienne, sans être guidé par un égalitarisme territorial.

À cet égard, la notion d'attractivité territoriale est insuffisamment prise en compte dans les politiques publiques. Or il s'agit d'un enjeu particulièrement important à l'heure d'une mobilité accrue des citoyens, qu'ils soient actifs ou retraités, et de choix de localisation plus stratégiques. Raisonner en termes d'attractivité permet également de privilégier des projets de développement différenciés, capitalisant sur la diversité des situations et du patrimoine hérités de l'histoire.

Le principe d'équilibre territorial doit également être mieux intégré afin qu'attractivité et émulation territoriales ne se résument pas à une mise en concurrence au détriment des plus fragiles. De fait, les différences de concentration conduisent spontanément à des déséquilibres en termes de production de richesses. Les pouvoirs publics doivent intervenir pour rééquilibrer ce développement, en favorisant une complémentarité entre les territoires et en renforçant les mécanismes de solidarité.

Dans un contexte de destruction créatrice liée à des mutations technologiques accélérées, il convient de conjuguer à la fois un appui au développement d'écosystèmes productifs et générateurs de forte croissance dans les métropoles et un franc soutien au développement des autres territoires, soit par connexion avec les métropoles, soit en créant du développement endogène. Au vocabulaire des années 1960 - équilibre, harmonie, redistribution, solidarité -, il faut désormais ajouter celui de 2017 - management, réseaux, mobilité, réciprocité. Puisque la mobilité est redistributive, la réciprocité est essentielle entre des territoires qui sont dotés différemment et qui vont le rester.

La mise en oeuvre de cette ambition doit être portée à la fois par la verticalité de l'État, qui seul peut définir la vision stratégique et cohérente au niveau national mais n'en possède plus tous les leviers d'action, et par l'horizontalité des territoires qui ont la volonté légitime de valoriser leurs différences. Ce système dual, alliant verticalité et horizontalité, est le pivot d'une politique territoriale réussie.

e) Le réseau des villes petites et moyennes est le pilier de notre cohésion territoriale

La métropolisation est régulièrement présentée comme seul horizon de l'organisation territoriale du pays. Cette attitude du « laissez-faire » au profit des grands pôles urbains existants conduirait en réalité à accroître les phénomènes existants de polarisation, et l'opposition entre des villes dynamiques, performantes et bien intégrées dans l'économie internationale, et des territoires moins denses et marginalisés. La captation des richesses et des centres de décision par les métropoles risque d'aboutir à un territoire national dominé par des isolats urbains de prospérité et de modernité. Poussée à l'extrême, cette logique approche risque de recréer de véritables féodalités locales, autour de métropoles devenues excessivement puissantes. Une telle approche reviendrait à renoncer à l'essence même de l'aménagement du territoire : soutenir les territoires qui dépériraient par les seules forces économiques, en l'absence d'intervention publique.

La richesse territoriale de la France réside en grande partie dans le réseau des villes petites et moyennes, constitué par l'histoire. Il est primordial de travailler notre ossature territoriale à partir des quelques 2 000 unités urbaines, dont la population est comprise entre 2 000 et 20 000 habitants, qui structurent le pays. Ce maillage connaît un réel affaiblissement depuis plusieurs années. Il est pourtant indispensable de le soutenir, car il joue un rôle majeur pour la cohésion territoriale et le maintien d'une répartition équilibrée des ressources et des activités. Son effondrement appauvrirait significativement le territoire national, avec d'une part des concentrations urbaines mal maîtrisées et congestionnées autour des métropoles, et d'autre part, de grandes zones rurales en déshérence. C'est la densité même de la France, l'une de ses forces, qui serait mise en péril.

Pour mener cette nouvelle politique d'aménagement du territoire, il faut s'appuyer sur une gouvernance ouverte, qui favorise un aménagement du territoire coopératif entre acteurs locaux. Il faut également privilégier des outils contractuels, permettant un développement négocié, partagé et donc mobilisateur pour tous. Cette approche soutiendra l'élaboration de stratégies locales différenciées, mais non déconnectées ou concurrentes les unes avec les autres.

Compte tenu de leur récent changement d'échelle, les nouvelles intercommunalités doivent jouer un rôle majeur pour organiser localement ce réseau de territoires solidaires. L'échelon régional doit quant à lui soutenir les relais de croissance, prévenir la constitution de nouveaux déséquilibres et faciliter la coordination entre acteurs.


* 4 AUGIAS, Damien, Aménagement et développement du territoire, Studyrama, 2016.

* 5 ESTÈBE, Philippe, L'Égalité des territoires, PUF, 2015.

* 6 Chantal Brutel et David Lévy : INSEE premières n°1374 : « Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010 : 95 % de la population vit sous l'influence des villes » (2011).

* 7 «Représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains» - Rapport d'information n° 257 (2012-2013) de M. Raymond VALL et Mme Laurence ROSSIGNOL, fait au nom de la commission du développement durable (20 décembre 2012).

* 8 «Le phénomène urbain : un atout pour le futur» - Rapport d'information n° 117 (2016-2017) de MM. Roger KAROUTCHI et Jean-Pierre SUEUR, fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective (9 novembre 2016).

* 9 La DATAR, 50 ans au service des territoires, La Documentation française, 2016.

* 10 Rapport public « Vers l'égalité des territoires : dynamiques, mesures, politiques » dirigé par Eloi Laurent, février 2013.

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