B. DES VIOLENCES SPÉCIFIQUES

Tant par leur nature que par leurs conséquences pour les victimes, les violences à l'encontre des femmes présentent d' importantes spécificités . Ce constat, par ailleurs classique, a été confirmé par toutes les auditions auxquelles la délégation a procédé et ce rapport en rappelle ci-après les principaux aspects.

1. Par leur nature
a) Le profil des victimes et des agresseurs : une différence essentielle par rapport aux violences subies par les hommes

Les enquêtes statistiques comme CVS et Virage révèlent des différences substantielles entre victimes de violences, en fonction de leur sexe :

- les hommes sont généralement sujets aux violences via des affrontements ou bagarres avec des inconnus ;

- les violences faites aux femmes sont le plus souvent des agressions sexuelles , commises dans le cadre familial ou professionnel , par des hommes qu'elles connaissent.

S'agissant plus particulièrement des violences physiques auxquelles sont exposés les jeunes , une étude de l'INSEE portant spécifiquement sur la tranche d'âge de 10 à 25 ans montre des différences importantes entre filles et garçons 77 ( * ) :

- en ce qui concerne les violences physiques enregistrées par la police et la gendarmerie, « pour les garçons , [elles] atteignent un pic autour de quatorze ans suivi d'une légère décrue » ; « pour les filles , après un premier pic à quatorze ans, les violences physiques repartent à la hausse à partir de 18 ans, avec l'apparition des violences conjugales » ;

- quant aux violences sexuelles , l'âge auquel les garçons y sont plus particulièrement exposés est compris entre quatre et huit ans et la proportion de garçons victimes décroît ensuite ; pour les filles , la prévalence augmente entre dix et treize ans ; l'exposition est la plus forte entre treize et quinze ans ; elle décroît lentement entre quinze et dix-sept ans.

b) L'omniprésence de la dimension sexuelle

Un autre constat qui s'est imposé à la délégation tient au fait que les violences sexuelles sont indissociables des violences faites aux femmes .

Ce point est confirmé par les statistiques .

Selon l'enquête Virage , les femmes sont six fois plus souvent victimes de viols et de tentatives de viols que les hommes .

En 2016, parmi les 6 890 personnes majeures et les 7 240 mineur(e)s enregistrés comme victimes de viol par la police et la gendarmerie, les femmes représentent la très grande majorité (84 %) :

- 93 % des majeurs ;

- 80 % des mineurs 78 ( * ) .

L'étude de l'INSEE précitée sur les jeunes victimes de violences montre que « Les filles sont nettement surreprésentées parmi les victimes de violences sexuelles : 88 % des victimes [...] » 79 ( * ) .

De surcroît, ces violences, quand les femmes en sont victimes, concernent tous les âges de la vie , alors que les hommes sont menacés par les violences sexuelles dans l'enfance. À cet égard, le Docteur Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol , a évoqué deux cas limites de viol lors de son audition par la délégation 80 ( * ) : une petite fille de deux jours et une victime âgée de 80 ans ...

Ces violences menacent par ailleurs les femmes dans tous les espaces de leur vie : dans leur foyer, à l'école, au travail, dans la rue et les transports...

Quant à la menace de viol , elle est très courante à l'encontre des femmes, même en dehors du contexte strictement sexuel, comme l'a montré la situation de la journaliste victime d'un « raid » sur Internet, après avoir dénoncé le sexisme d'un site de jeu en ligne.

Les cyber-violences sont très éclairantes de la dimension sexuelle latente dans toute violence faite aux femmes , comme l'a souligné le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE) 81 ( * ) dans un récent avis consacré au harcèlement sexiste et sexuel en ligne 82 ( * ) . Ce rapport reviendra ultérieurement sur cet aspect spécifique des violences faites aux femmes.

La diffusion - ou la menace de diffusion - de vidéos ou de photos à caractère privé sur les réseaux sociaux est devenu un élément du quotidien de nombreuses jeunes filles et femmes, comme ont pu le constater plusieurs membres de la délégation au cours d'une visite au pôle judiciaire de la Gendarmerie nationale, à Pontoise 83 ( * ) . Le rapport du HCE souligne combien les jeunes filles, entre quinze et dix-huit ans, sont spécifiquement exposées à ce type de violence .

Le chantage sexuel , qui est l'un des aspects du harcèlement, existe aussi dans le cadre scolaire , comme le relève un reportage récent sur la situation des jeunes filles dans les établissements scolaires, qui cite la tentative de suicide d'une adolescente d'à peine plus de douze ans ainsi menacée par un garçon : « Si tu ne couches pas avec moi, je dis à tout le monde que tu l'as fait » 84 ( * ) . Dans la même logique, les jeunes filles insultées sur les réseaux sociaux pour avoir « refusé les avances d'un camarade » ne sont malheureusement pas rares, comme le rappelait une analyse du harcèlement sexuel dans les collèges et lycées publiée par Le Monde 85 ( * ) . Or on connaît le poids de la pression qui pèse tout particulièrement dans les collèges du fait de l'importance, pour les filles, de leur réputation.

Ce constat fait partie des raisons pour lesquelles la délégation rappelle inlassablement l'importance cruciale de la prévention de ces comportements, notamment grâce à l'éducation à la sexualité et à l'égalité, dès le plus jeune âge.

c) L'inversion de la culpabilité aux dépens de la victime

Selon le Docteur Marie-France Hirigoyen, psychiatre, entendue par la délégation le 30 novembre 2017, « dans toutes les situations violentes, il y a une inversion de la culpabilité , toujours assumée par la victime » 86 ( * ) , dans une logique de contrôle social : la victime « l'a bien cherché », elle a « provoqué » son agresseur. Celui-ci se trouve dédouané de toute responsabilité par le comportement de sa victime Pourquoi a-t-elle bu ? », « Que faisait-elle si tard seule dans la rue ? »), ou sa tenue vestimentaire Elle l'a allumé, avec sa robe courte et ses hauts talons » ; « Quand on se maquille comme ça, on va au-devant des ennuis »).

Ce transfert de responsabilité mérite qu'on s'y arrête, car il semble spécifique aux violences sexuelles faites aux femmes. Comme le relevait Susan Brownmiller 87 ( * ) dans sa réflexion pionnière sur Le viol , à propos des « juges américains acquittant systématiquement les violeurs si la victime était en minijupe ou ne portait pas de soutien-gorge », cette représentation du viol centrée sur la responsabilité de la victime tient à la « volonté que les femmes conservent une mentalité de victime » 88 ( * ) .

L'inversion de culpabilité associée au viol va de pair, dans notre société, avec un niveau de tolérance anormalement élevé tant pour les violences faites aux femmes que pour les violences sexuelles.

Parmi les représentations courantes du viol contribuant à sa banalisation , les clichés suivants contribuent à faire de ce crime une fatalité inévitable , à excuser l'agresseur et à imputer son crime à la victime 89 ( * ) :

- seraient plus particulièrement menacées les filles aguichantes (pourtant, le viol concerne toutes les femmes, quels que soient leur apparence physique, leur âge ou leur milieu) ;

- le viol serait causé par la misère sexuelle et par les pulsions sexuelles irrépressibles des hommes (le Docteur Emmanuelle Piet a au contraire insisté, lors de son audition, sur la stratégie de l'agresseur qui choisit sa victime et élabore un « scénario » 90 ( * ) , comme l'a illustré entre autres exemples l'« affaire de Pontoise ») ;

- le viol serait un phénomène marginal , imputable à des agresseurs inconnus agissant dans une rue sombre (or si l'on se réfère aux 52 500 femmes victimes d'un viol chaque année selon l'enquête Virage , ce crime concerne en France 143 femmes adultes par jour ; encore ce chiffre ne correspond-il pas à la totalité des victimes puisque cette enquête concerne les tranches d'âge 20-69 ans) ;

- la sexualité des femmes serait passive , dépendante des initiatives des hommes ; leur consentement serait relatif : comme l'a rappelé Laurence Rossignol lors de son audition, le 23 novembre 2017, à propos de la manière dont le cinéma aborde la question du consentement, « de nombreux films mettent en scène un homme qui passe outre le consentement d'une femme. Pourquoi s'en priverait-il ? Pour autant qu'il soit suffisamment convainquant, la femme se laisse convaincre et finalement elle a l'air très contente ! » 91 ( * ) .

Cette inversion de la culpabilité est également présente dans les violences conjugales . Elle est particulièrement bien intégrée par les victimes, souvent convaincues qu'elles sont responsables des pulsions violentes de leur compagnon . Cette conviction est ancrée dans les représentations sociales, au point qu'un reportage récent la cite à propos d'une très jeune victime de violences au sein de couples dits non-cohabitants , une dimension encore relativement peu connue des violences conjugales : « J'pense [que mon père] n'était pas assez rassuré par ma mère. Comme Youssef, c'est aussi moi qui le rassure pas, c'est aussi un peu d'ma faute, tu crois pas ? » 92 ( * ) .

2. Un coût humain et social très élevé
a) Des conséquences très graves pour les victimes

Les conséquences des violences sont terribles pour les victimes. Elles affectent aussi bien leur santé - physique et psychologique - que leur intégration sociale et professionnelle.

(1) Une limitation de leurs libertés

Le rapport du HCE sur le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports 93 ( * ) a mis en évidence la nécessité où se trouvent les femmes de modifier leurs habitudes « pour diminuer les risques d'exposition à ces violences », qu'il s'agisse de leurs horaires , de leur itinéraire , de leur comportement (éviter de croiser le regard des hommes, ne pas s'asseoir à côté d'hommes, faire semblant de parler au téléphone pour éviter d'apparaître seule) ou de leurs choix vestimentaires (vêtements « neutres », « tenue moins féminine » excluant talons et jupe).

Le rapport précité du HCE sur le harcèlement sexuel et sexiste en ligne rapporte une logique similaire d'autocensure liée au cyber-harcèlement 94 ( * ) .

Les violences faites aux femmes ont donc des conséquences sur leur liberté, en les contraignant à adapter leur comportement pour limiter les risques d'agression.

(2) Une altération durable de leur santé
(a) Des souffrances psychologiques considérables

La Mission de consensus sur le délai de prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineur.e.s a mis en évidence les conséquences de ces violences sur la santé psychique et physique des victimes à court, moyen et long termes. Elle relève que « près de 50 % des victimes de viol ou de tentative de viol déclarent avoir subi des blessures physiques, qu'elles soient visibles ou non, et 76 % des victimes affirment que cette agression a causé des dommages psychologiques plutôt ou très importants ».

Ce constat vaut pour toutes les violences subies par les femmes, qui causent à leurs victimes des souffrances psychologiques considérables. Comme les violences sexuelles subies pendant la jeunesse, ces violences sont régulièrement cause de conduites addictives , de troubles anxio-dépressifs et de tentatives de suicide . Elles augmentent par ailleurs le risque de développer des maladies liées au stress .

Ces conséquences très préoccupantes avaient été exposées à la délégation en 2015 par le Docteur Muriel Salmona, psychiatre et spécialiste du psycho-trauma, dans le cadre de la préparation du rapport 2006-2016 : un combat inachevé contre les violences conjugales 95 ( * ) .

Plusieurs des personnalités auditionnées par la délégation en vue de l'élaboration du présent rapport ont souligné la gravité des conséquences psychologiques qui affectent les victimes de violences, notamment lorsqu'elles se produisent dans le cadre familial : isolement, perte de confiance et d'estime de soi, honte, incapacité à se défendre, voire stress post-traumatique. Comme l'a souligné le Docteur Emmanuelle Piet lors de son audition, à propos de 54 200 témoignages téléphoniques reçus par le Collectif féministe contre le viol de la part de victimes : « Nous constatons une volonté de nuire, d'anéantir le libre arbitre et de nier la personne ». La gravité de ces souffrances est extrême : « Je n'ai encore jamais rencontré de victime de viol qui n'ait pas eu, à un moment donné, le sentiment qu'elle allait mourir », a rapporté la présidente du Collectif féministe contre le viol 96 ( * ) .

Ces souffrances psychologiques sont aggravées par l'isolement de la victime, opéré par la stratégie de l'agresseur .

Cet isolement tient d'abord au silence dans lequel l'agresseur enferme sa victime en la terrorisant, comme l'a rappelé de manière éclairante le Docteur Emmanuelle Piet lors de son audition : « Si tu parles, ta mère se suicidera et ta famille sera brisée ; Si tu parles, tu te retrouveras nue sur Facebook ». Ce silence, qui lui garantit l'impunité , est lié à la honte qu'il fait peser sur la victime, indissociable de la souffrance de celle-ci.

De manière générale, l' emprise qu'exerce l'auteur de violences sur sa victime a été commentée devant la délégation par le Docteur Marie-France Hirigoyen, psychiatre, s'agissant plus particulièrement du contexte conjugal : le processus commence par « une étape de séduction pendant laquelle il va solliciter les instincts protecteurs de la femme en se posant en victime afin d'attirer sa bienveillance » ; puis surviennent les propos méprisants et dévalorisants , destinés à saper la confiance en soi de la victime. L'objectif est parallèlement d' isoler celle-ci, en lui faisant quitter son travail, en la privant progressivement de toute vie sociale. Dans le cadre des violences au sein des couples, ce processus d'isolement assure de surcroît à l'auteur de violences la dépendance économique de la victime.

Ces étapes successives de l'emprise conduisent la femme à considérer que ce qu'elle vit est normal . Ses repères sont brouillés par une communication « perverse », qui consiste à dire une chose et son contraire (« je t'aime ; tu es nulle »), à faire espérer à la victime que les choses vont s'arranger.

En ce qui concerne plus particulièrement le viol , le syndrome post-traumatique est une conséquence malheureusement répandue de ce crime. Selon le Docteur Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol , « 80 % des victimes de viols présentent de tels syndromes, alors que le taux est de 40 % après un attentat ». Elle jugerait souhaitable d'étendre la prise en charge des soins psychologiques des victimes de violences sexuelles aux consultations des psychologues, sans la limiter aux consultations des psychiatres.

Dans le même esprit, Sandrine Rousseau a regretté, lors de son audition, une prise en charge insuffisante des soins psychologiques nécessités par le suivi des victimes d'agressions sexuelles . Elle a déploré que les victimes soient bien souvent dans l'incapacité de se faire suivre, ce qui aggrave encore leur isolement. Elle suggère donc de permettre aux femmes qui déposent plainte le remboursement à 100 % des soins, notamment psychologiques, liés à leur agression, au moins jusqu'à ce que la justice ait statué 97 ( * ) .

Le Docteur Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol , a de surcroît recommandé, lors de son audition, d 'améliorer la recherche sur le psycho-trauma , pour mieux prendre en compte les conséquences des violences sexuelles pour la société dans son ensemble.

Comme l'a fait remarquer à la délégation Laurence Rossignol lors de son audition du 23 novembre 2017 : « Le nombre insuffisant de praticiens formés pour traiter les épisodes psycho-traumatiques est apparu patent après les récents attentats de masse. Un groupe de travail du ministère de la Santé travaille sur cette question et doit faire des propositions à l'assurance-maladie pour examiner l'extension de la prise en charge à 100 % à vie au profit de l'ensemble des adultes victimes de violences sexuelles , comme cela existe pour les enfants victimes de violences sexuelles, pris en charge dans le cadre d'ALD (affection de longue durée) pour les pathologies relevant du traitement des violences sexuelles qu'ils ont subies ».

La délégation relève que le Haut conseil à l'égalité a préconisé une telle recommandation dans son avis sur le viol de 2016, mais qu'elle n'a pas été suivie d'effet à ce jour.

À cet égard, la délégation prend acte avec intérêt des annonces faites par le Président de la République le 25 novembre 2017 en vue de la mise en place, dès 2018, de dix unités pilotes spécialisées dans la prise en charge globale du psycho-trauma dans les centres hospitaliers , où les soins seraient pris en charge par la Sécurité sociale .

Préoccupée par la nécessité de favoriser la reconstruction des victimes par un accompagnement psychologique adapté , la délégation :

- plaide pour une prise en charge à 100 % des soins psycho-traumatiques liés aux violences sexuelles , pour les victimes majeures, comme cela existe déjà pour les victimes de terrorisme et pour les mineurs victimes de violences sexuelles ;

- souhaite que l'annonce de la mise en place d' unités pilotes spécialisées dans le psycho-trauma , le 25 novembre 2017, soit rapidement suivie d'un déploiement concret , y compris dans les Outre-mer .

Les souffrances psychologiques ne sont pas atténuées, loin s'en faut, par un parcours judiciaire que tous les interlocuteurs de la délégation s'accordent à considérer comme long 98 ( * ) , pénible et aléatoire pour les victimes , a fortiori parce qu'un procès implique la perspective effrayante de rendre publique leur humiliation , comme l'a rappelé le Docteur Marie-France Hirigoyen lors de son audition.

En outre, les victimes se heurtent aux exigences probatoires de la procédure pénale , comme l'a relevé avec lucidité le procureur de Paris lors de son audition par la délégation : « Le parcours judiciaire de la victime ne sera jamais facile. On peut s'attacher à le faciliter, mais il ne sera jamais facile pour autant (...). Toute parole, dans le cadre d'une procédure, a vocation à être contestée par la personne accusée » 99 ( * ) . Le sentiment d'être trahie par l'institution judiciaire, de voir sa parole mise en doute, n'est bien évidemment pas de nature à aider les victimes à se reconstruire.

Ce rapport reviendra ultérieurement sur ce point.

(b) Une santé physique souvent dégradée

Les conséquences physiques des violences sont également très sérieuses : perte ou prise de poids, perte de cheveux, troubles dermatologiques graves...

Lors de son audition, le 7 décembre 2017, Marie Pezé, psychologue spécialiste du harcèlement et des souffrances au travail, s'est référée à l'enquête Sumer 100 ( * ) qui montre que les comportements humiliants et hostiles tels que le harcèlement sexuel ou le sexisme ordinaire affectent majoritairement les femmes et déclenchent chez elle, outre des syndromes anxio-dépressifs, des pathologies spécifiques . Elle a fait valoir le fait que 30 % des femmes en situation de violences au travail présentaient des pathologies d'ordre gynécologique , « ce qui est un chiffre colossal » 101 ( * ) . À cet égard, elle a regretté que la santé au travail soit insuffisamment prise en compte dans le cadre des études de médecine.

Par ailleurs, elle a déploré l' insuffisance du nombre de consultations relatives aux souffrances au travail (130 actuellement en France), en lien avec un maillage territorial qu'elle a jugé perfectible. Elle a estimé que les progrès effectués à l'égard du suivi de l'épuisement professionnel devraient étendre les dispositifs concernés à la prise en charge des agressions sexuelles dans le milieu professionnel, pour autant que les médecins-conseils y soient formés.

Elle a par ailleurs jugé souhaitable d' améliorer l'information sur les consultations de souffrance au travail et a estimé que le ministère du Travail et le ministère de la Santé devraient afficher sur leurs sites Internet la liste des consultations disponibles sur tout le territoire .

(3) Une intégration sociale et économique menacée

Les conséquences des violences sur les victimes ne se limitent pas à leur santé physique et mentale. Le décrochage scolaire, ou la perte de leur emploi, menace souvent les victimes de violences, que leur santé dégradée empêche dans de nombreux cas de poursuivre leurs études ou une activité professionnelle , avec un risque accru de précarité .

Le rapport de La Mission de consensus sur le délai de prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineur.e.s a ainsi relevé les conséquences des violences sexuelles subies dans la jeunesse sur la scolarité et le travail des victimes, « puisqu'elles ont des conséquences négatives significatives sur l'apprentissage et les capacités cognitives, avec notamment des troubles sévères de l'attention ».

Auditionnée dans le cadre du rapport d'information de Marta de Cidrac et Maryvonne Blondin sur les mutilations génitales féminines 102 ( * ) , le Docteur Ghada Hatem, gynécologue, fondatrice de La Maison des femmes de Saint-Denis, relevait lors de son audition par la délégation, le 14 décembre 2017, que la dégradation des résultats scolaires d'une adolescente pouvait faire partie des premiers signaux d'alerte pour la communauté éducative .

Ce constat excède largement l'excision, qui fait partie des consultations proposées par La Maison des femmes de Saint-Denis.

S'agissant du harcèlement scolaire , qui revêt à l'égard des jeunes filles des dimensions spécifiques (chantage sexuel, menace sur la réputation, diffusion sur les réseaux sociaux de photos à connotation sexuelle...), les observateurs remarquent une baisse sensible des résultats des très jeunes victimes, plus particulièrement quand le cyber-harcèlement attente à leur dignité et à leur réputation en ligne .

Quant aux conséquences professionnelles des violences subies par les victimes de harcèlement sexuel ont été qualifiées de « catastrophiques » par le Docteur Marie-France Hirigoyen, psychiatre : « Les femmes, en général, perdent leur travail. Leur état de fragilité les empêche souvent d'ailleurs d'en retrouver un ». Elle a assimilé les violences à une véritable « perte de chances » pour les victimes, notant que ces dernières sont « cassées dans leur développement personnel », les humiliations qu'elles ont subies restant « ancrées dans leur mémoire » 103 ( * ) .

Pour Marie Pezé, psychologue, spécialiste du harcèlement et des souffrances au travail, entendue le 7 décembre 2017, le traumatisme vécu par les victimes atteint leurs capacités mentales : « les bilans neuropsychologiques des femmes en état d'épuisement professionnel attestent de capacités intellectuelles définitivement altérées , le fonctionnement cérébral de femmes brillantes issues des plus grandes écoles étant définitivement amoindri, certaines n'arrivant même plus à renseigner des formulaires de Sécurité Sociale, non pas en raison d'une dépression, mais parce que leurs capacités de concentration et de logique sont définitivement entamées : elles ne pourront vraisemblablement jamais retrouver du travail ».

La dégradation de la situation économique et sociale des victimes a, elle aussi, été soulignée dans le rapport d'information précité sur les mutilations sexuelles féminines : lors de son audition par la délégation, la directrice de Women Safe - Institut en santé génésique , centre pionnier de prise en charge des victimes d'excision et lieu d'accueil pluridisciplinaire des femmes victimes de violences, faisait observer :

- que l'un des points d'entrée à l'institut était l'hébergement d'urgence et que 49 % de ses patientes n'étaient couvertes que par l'Aide médicale d'État (AME) ;

- et que la précarité sociale caractérisant de nombreuses patientes faisait obstacle à leur parcours de soins et à leur intégration 104 ( * ) .

Ce rapprochement confirme que les violences faites aux femmes s'inscrivent dans un parcours global où l'on rencontre les insultes et le dénigrement, les violences intrafamiliales, le harcèlement, le viol, y compris le viol conjugal et pour certaines femmes, le mariage précoce et forcé, les mutilations sexuelles, la traite des êtres humains, la prostitution forcée et la « prostitution de survie » 105 ( * ) . Ce constat valide la notion de continuum des violences faites aux femmes dénoncé par les acteurs de la lutte contre ce fléau.

b) Le coût des violences pour la collectivité : une dimension ignorée

Les violences faites aux femmes induisent un coût très significatif, quoique mal connu, pour la collectivité .

La question du coût des violences faites aux femmes a été posée devant la délégation par le Docteur Emmanuelle Piet, à partir des constats qu'elle a pu faire dans le cadre du Collectif féministe contre le viol (CFCV) : « En étudiant le devenir de ces femmes victimes de viol à partir des appels qu'elles nous adressent, nous avons constaté que 10 à 15 % d'entre elles finissaient par souffrir d'un handicap les empêchant de travailler. Il faut donc mesurer le coût humain et social très important des violences sexuelles » 106 ( * ) .

Dans le même esprit, cet aspect a été relevé par Dominique Rivière au cours de la présentation du rapport du CESE sur les violences faites aux femmes dans les Outre-mer 107 ( * ) : « Les violences faites aux femmes représentent, évidemment, un gâchis humain pour les victimes, leurs enfants et les auteurs : elles ont également un coût économique , du fait notamment des pertes d'emplois et du versement des réparations , que plusieurs études ont tenté de mesurer. Voilà un argument supplémentaire pour lutter contre ce phénomène, si son caractère humainement inacceptable ne suffisait pas... » 108 ( * ) .

Un raisonnement similaire a été appliqué par Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP), aux conséquences économiques des violences subies par les femmes, du sexisme au viol, en tant que frein à l'égalité professionnelle : « Les stéréotypes de sexe ne créent pas en eux-mêmes les inégalités, mais ils les légitiment en les rendant invisibles et naturelles. Ils peuvent aboutir à un traitement différencié des hommes et des femmes, c'est-à-dire à un système discriminatoire appelé le sexisme » 109 ( * ) .

Diverses études confirment ces intuitions.

Une étude de France Stratégie de septembre 2016 consacré au Coût économique des discriminations 110 ( * ) a étudié l'incidence considérable des discriminations et des inégalités professionnelles dont le coût global s'élèverait, selon cette étude, à 150 milliards d'euros environ 111 ( * ) .

Un rapport du HCE de septembre 2016 estimait pour sa part le coût des violences faites aux femmes à 2,5 milliards d'euros par an 112 ( * ) .

En 2015, le coût des violences au sein des couples et de leurs incidences sur les enfants avait été évalué à 3,6 milliards d'euros , pour l' année 2012 , par une étude de chercheurs du Centre d'études européen de Sciences Po, du Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques de Sciences Po, du Centre d'études pour l'emploi et de l'Observatoire national de protection de l'enfance. Encore s'agissait-il, selon les chercheurs, d'une hypothèse basse.

Selon cette étude, les seuls coûts directs s'élèveraient à 775 millions d'euros par an : il s'agit des dépenses médicales , de police et de gendarmerie , ainsi que le recours aux aides sociales . Au sein de cet ensemble, la santé représenterait une dépense annuelle de 290 millions d'euros ; les prestations sociales - arrêts de travail, allocations pour parent isolé, etc. - seraient de 229 millions d'euros par an.

Quant aux coûts indirects , ils sont liés au « manque à gagner » pour la société, en raison des périodes pendant lesquelles ni la victime ni l'agresseur, pour des raisons différentes, ne peuvent travailler. Plus difficiles à apprécier, ces coûts sont estimés par ces chercheurs à 2,8 milliards d'euros annuels 113 ( * ) .

La délégation n'est pas en mesure d'apprécier la pertinence scientifique des évaluations précédemment citées des coûts, directs et indirects, des violences faites aux femmes. Il serait certainement utile de procéder à une nouvelle expertise économique du coût lié, pour notre pays, aux violences faites aux femmes, dans toutes leurs dimensions .

Ce constat d'un coût important, pour la société, des violences, n'est pas propre à la France.

Selon une analyse de la Banque mondiale 114 ( * ) , qui date de 2013 mais dont on peut penser que les constats sont toujours valables, « Le moment est venu d'établir que cette forme de violence touche non seulement aux droits humains et à la santé publique, mais qu'elle compromet aussi l'économie et le développement , en ralentissant la croissance et en sapant les efforts de réduction de la pauvreté ». D'où l'intérêt de la Banque mondiale pour les travaux qui visent à mesurer le coût réel de la violence, « en tenant compte de toutes ses dimensions : la douleur et les souffrances qu'elle génère mais aussi le fardeau qu'elle fait peser sur les systèmes de santé et d'autres services publics, la charge pour la justice , les pertes en salaire et en productivité ou encore ses répercussions sur les prochaines générations ».

Une étude réalisée en Australie en 2000, citée par la Banque mondiale, est éclairante : le coût annuel des violences domestiques y était estimé à 8,4 milliards de dollars. Le même document de la Banque mondiale fait état, pour le Chili , d'une estimation de la seule « perte de capacité productive des femmes » à 1,7 milliards de dollars par an. Enfin, selon une étude de l'agence ONU Femmes datant de février 2013, le coût des violences domestiques au Vietnam équivaudrait à environ 1,7 % du PIB 115 ( * ) .

La délégation est convaincue que les moyens qui doivent impérativement être consacrés à la lutte contre les violences faites aux femmes ne sauraient être appréciés à l'aune de la contrainte budgétaire , et que la lutte contre ces violences doit faire l'objet d'un effort décisif .

Elle souhaite qu'il soit procédé à une analyse précise des conséquences économiques de l'ensemble des violences faites aux femmes , comportant le chiffrage de leurs coûts directs et une estimation de leurs coûts indirects . Elle demande que les conséquences budgétaires en soient tirées pour garantir des moyens à la hauteur des besoins .


* 77 Laure Turner, « Les jeunes sont plus souvent victimes de violences physiques et sexuelles et de vols avec violence », INSEE Références , édition 2016 - éclairage, p. 59.

* 78 Interstats, Analyser pour agir , « Insécurité et délinquance en 2016 : premier bilan statistique », janvier 2017.

* 79 Laure Turner, « Les jeunes sont plus souvent victimes de violences physiques et sexuelles et de vols avec violence », INSEE Références , édition 2016 - éclairage, p. 60.

* 80 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 81 En finir avec les violences faites aux femmes en ligne : une urgence pour les victimes , rapport publié le 16 novembre 2017.

* 82 Celles-ci consistent par exemple à envoyer des messages ou à publier des propos insultants ou portant atteinte à la dignité des victimes, voire résultent d'une usurpation d'identité pour nuire à la personne. On notera que la gravité de ces agressions est renforcée par l'anonymat de l'agresseur.

* 83 Voir le compte rendu de ce déplacement en annexe du présent rapport.

* 84 L'Express , « Sexisme à l'école, silence dans les rangs », 7 mai 2018.

* 85 Le Monde , Mattea Battaglia et Sofia Fischer, « Harcèlement sexuel dans les collèges et lycées, un phénomène difficile à appréhender pour les enseignants », 22 décembre 2017.

* 86 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 87 Journaliste américaine née en 1935. Dans son livre Against our will : Men, Women, and Rape , publié en 1975, elle analyse les représentations associées au viol depuis l'Antiquité et s'intéresse aux viols de guerre.

* 88 Susan Brownmiller, Le viol , préface de Benoîte Groult, Stock, 1976, p.11.

* 89 HCE, Avis pour une juste condamnation sociétale et judiciaire du viol et autres agressions sexuelles , octobre 2016, p. 41.

* 90 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 91 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 92 L'Express , « Sexisme à l'école, silence dans les rangs », 7 mai 2018.

* 93 HCE, Se mobiliser pour dire stop sur toute la ligne au harcèlement sexiste et aux violences sexuelles dans les transports , Avis sur le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports, avril 2015.

* 94 Une femme victime de cyber-harcèlement sur cinq a fermé un compte en ligne pour se protéger, et 41 % des femmes de 15 à 49 ans affirment s'autocensurer en ligne par crainte d'être victime de harcèlement sexuel.

* 95 N° 425, 2015-2016, http://www.senat.fr/rap/r15-425/r15-4250.html .

* 96 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 97 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 98 Maître Carine Durrieu-Diebolt a fait observer lors de son audition qu'une procédure pouvait durer au total huit à dix années, depuis le dépôt de plainte jusqu'à la décision judiciaire.

* 99 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 100 Enquête réalisée par la DARES et la Direction générale du travail (DGT) tous les six ans. Il s'agit d'une enquête épidémiologique prédictive qui porte sur 23 millions de salariés.

* 101 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 102 Mutilations sexuelles féminines : une menace toujours présente, une mobilisation à renforcer , rapport n° 479, 2017-2018.

* 103 Compte rendu de l'audition de Marie-France Hirigoyen.

* 104 Maryvonne Blondin et Marta de Cidrac, Mutilations sexuelles féminines : une menace toujours présente, une mobilisation à renforcer, p. 42.

* 105 L'importance de la prostitution « de survie » dans le parcours de violence subi par certaines victimes a été mise en évidence lors de la visite de la délégation au foyer Une femme, un toit (FIT), le 12 mars 2018, dont le compte rendu a été annexé au rapport d'information précité de Maryvonne Blondin et Marta de Cidrac, Mutilations sexuelles féminines : une menace toujours présente, une mobilisation à renforcer.

* 106 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 107 http://www.lecese.fr/travaux-publies/combattre-les-violences-faites-aux-femmes-dans-les-outre-mer

* 108 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 109 Voir en annexe le compte rendu de cette audition.

* 110 http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/19-09-2016_fs_rapport_cout_economique_des_discriminations_final_web.pdf

* 111 Le gain susceptible de résulter de la disparition de ces discriminations serait compris entre 3,6 % et 14,1 % du PIB, les femmes contribuant à ces gains économiques à hauteur de 97 %.

* 112 Où est l'argent pour les droits des femmes ? Une sonnette d'alarme , rapport collectif réalisé par le CESE, la Fondation des femmes, le Fonds pour les femmes en Méditerranée, le HCE, le Comité ONU Femmes France et W4France, 15 septembre 2016.

* 113 C. Cavalin, M. Albagly, C. Mugnier, M. Nectoux, C. Bauduin, « Estimation du coût des violences au sein du couple et de leur incidence sur les enfants en France en 2012 : synthèse de la troisième étude française ». Bull. épidémiol. hebd. 2016 ; (22-23) : 390-8.

* 114 Caroline Anstey, Banque mondiale, « Mettre un prix sur les violences faites aux femmes et aux filles », 7 mars 2013.

* 115 http://www.unwomen.org/fr/news/stories/2013/2/in-viet-nam-a-new-study-reveals-domestic-violence-costs

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