ANNEXES

Audition de Marie Mercier sur les conclusions du groupe de travail de la commission des lois sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs

(31 mai 2018)

- Présidence d'Annick Billon, présidente -

Annick Billon, présidente . - Dans le cadre de nos travaux sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin notre collègue Marie Mercier, auteure d'un remarquable rapport de la commission des lois sur la protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles 180 ( * ) . Ce rapport a donné lieu au dépôt d'une proposition de loi adoptée par le Sénat le 27 mars 2018 181 ( * ) dont le texte figure dans vos dossiers. J'ajoute que Marie Mercier a été désignée par la commission des lois rapporteur sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, qui devrait être examiné en séance par notre assemblée, selon toute vraisemblance, au début du mois de juillet.

Chère Marie Mercier, nous souhaiterions que vous nous présentiez les conclusions du groupe de travail de la commission des lois sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, qui tendent notamment à améliorer la répression pénale de ces infractions. Vos travaux sont fondés sur un très grand nombre d'auditions d'experts du monde judiciaire. Vous avez aussi entendu des représentants des associations ou de victimes. Nous avons tous en tête les précédents des « affaires » de Pontoise et Melun qui ont suscité une certaine émotion en septembre puis en novembre 2017. Ces « affaires » ont largement contribué à ce que le législateur se saisisse de cette question pour éviter ce type de décision.

La proposition de loi adoptée par le Sénat, et issue de vos travaux, a notamment retenu l'instauration d'une « présomption simple de contrainte fondée sur l'incapacité de discernement du mineur ou la différence d'âge existant entre le mineur et l'auteur ». Quelles raisons vous ont conduits à retenir cette solution plutôt qu'une présomption d'absence de consentement ou un seuil d'âge que beaucoup d'associations appellent de leurs voeux ? Pensez-vous que cette présomption de contrainte puisse garantir au mieux la protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles ? Plus généralement, quelles sont les propositions du rapport d'information Protéger les mineurs victimes d'infractions sexuelles ?

Marie Mercier, rapporteur . - La commission des lois s'est saisie des deux récentes affaires de Melun et de Pontoise que vous évoquiez, madame la présidente. Pour nous, sénateurs, l'objectif n'est pas de réagir aux médias, mais à ce que ressent l'opinion publique face aux médias. La nuance est importante. Le président de la commission des lois m'a demandé de piloter un groupe de travail transpartisan, en y associant la délégation aux droits des femmes. Je remercie Laurence Rossignol qui m'a beaucoup aidée dans ce travail.

Pourquoi ai-je été nommée rapporteur du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ? Je ne suis pas spécialiste du droit et assez hermétique au fonctionnement de la justice ; je donnerai donc une « photographie » globale du sujet. En tant que médecin, j'ai une vision humaine de ce qui se passe réellement. Dans l'acupuncture, technique que j'ai apprise, le yin et le yang sont toujours imbriqués. C'est le clair-obscur de la réalité, un mélange que nous devons accepter, avec une certaine souplesse. Même lorsqu'on côtoie le pire - et ce travail nous a profondément marqués car nous y avons régulièrement approché le pire - il y a toujours quelque chose qui relève du bon. Je me doutais que ce chemin serait bordé d'épines, mais je ne savais pas qu'il nous toucherait autant. Nous avons reçu 400 témoignages sur l'espace participatif. Je mettais une heure et demie à en lire quatre, et un collègue m'a avoué ne pas pouvoir en supporter la lecture, car cela a dépassé parfois l'entendement... Laurence Rossignol m'avait prévenue.

Nous avons dressé un constat accablant de l'ampleur du phénomène, après avoir entendu des policiers, des médecins et des associations de victimes. Certes, la loi permet d'ores et déjà de réagir, mais elle est mal appliquée. L'article 227-25 du code pénal, qui existe depuis longtemps, réprime les atteintes sexuelles d'un majeur sur un mineur de quinze ans, mais il ne semble pas assez protecteur, notamment aux yeux des associations.

Comme un médecin, j'ai observé et recueilli les témoignages, j'ai réfléchi et proposé des solutions, dont ma proposition de loi. Mon rapport est un mode d'emploi pédagogique, pour tout citoyen. La stratégie globale de protection des mineurs doit prendre en compte tous les aspects du sujet. Dans le cadre de ces travaux, j'ai été interviewée par une radio russe qui voulait me faire dire que la France ne protégeait pas assez ses mineurs... Soyons vigilants ! La France s'occupe réellement de ses mineurs et a une politique louable de protection.

Mon rapport s'articule autour de quatre axes : prévenir les violences sexuelles - la prévention est le plus important, comme en médecine - ; favoriser la libération de la parole, le plus tôt possible, avec un allongement du délai de prescription pour que la victime soit entendue ; améliorer la répression pénale et disjoindre le procès pénal de la prise en charge psychologique.

La prévention est notre axe majeur, qui suscite beaucoup d'intérêt. Je suis intervenue dans les dix-neuf communautés de communes de mon département, et j'ai beaucoup appris de ces échanges avec les élus, qui s'imaginaient qu'en pleine Bresse, dans le Charolais, cet isolement protégeait de facto . Ce n'est pas vrai : il y a des attaques dans les collèges, les lycées, sur les réseaux sociaux... La prévention est indispensable, dès la naissance. J'ai eu connaissance de cas de bébés abusés à la maternité par leurs grands-parents, par les beaux-pères... La prévention passe par la connaissance des faits. L'horreur n'a pas de limites en ce domaine ! Cette éducation doit se faire, ce qui suppose le courage de dire les mots. Des attouchements se produisent sur les bébés lorsqu'on les change, un père se masturbe dans le bain avec sa fille de quatre ans...

Cette réalité touche les beaux pavillons comme les immeubles, les campagnes et les villes, tous les milieux sociaux. Sur quels critères un milieu serait-il privilégié ? Des milieux aisés financièrement peuvent être d'une grande misère humaine, en raison du manque d'interdits. Nous avons tendance à avoir un prêt-à-penser, comme lorsqu'on pense qu'être alcoolique signifierait boire des litres de vin. Une de mes patientes souffrait d'alcoolisme mondain et finissait par boire son parfum... Près de la moitié des auteurs condamnés pour viol sur mineur sont des mineurs, souvent en milieu familier ou familial. Il faut être vigilant lorsque l'enfant change brutalement de comportement après être allé à la danse, au foot ou à l'école, même en maternelle : il est probablement victime. Ainsi, un enfant de quatre ans racontait aux gendarmes qu'il avait vu ses parents fabriquer sa petite soeur dans la cuisine. Le père ne comprenait pas où était le problème, puisqu'il fallait bien que l'enfant le sache un jour, autant que ce soit avec nous ! Françoise Dolto n'a jamais dit de telles choses. Elle a expliqué que l'enfant construisait sa sexualité, mais en aucun cas avec des adultes ! Auparavant, on faisait parfois une sorte d'apologie de la pédocriminalité, sans comprendre que l'enfant était une personne en devenir, et non un adulte en miniature. Un orthophoniste ne va pas utiliser pour un enfant les mêmes méthodes que pour un adulte ! Notre approche de l'enfant a beaucoup changé depuis les années 1980.

Ce qui existait dans ces années-là se retrouve sur les enfants d'aujourd'hui, mais déformé et amplifié avec les téléphones portables. Vous avez l'impression que vous savez les utiliser, mais ayez conscience que les jeunes en savent beaucoup plus que vous sur ces appareils. En Bresse, le père d'une fille de douze ans a appris par hasard dans son téléphone qu'elle allait sur des sites de rencontres pour adolescents et se vendait dans une voiture à un « adolescent » de 4cinq ans disant s'appeler Kevin !

Il faut mieux recueillir la parole de l'enfant, mais la création de structures ne suffit pas : il faut également des professionnels formés.

L'unité médico-judiciaire (UMJ) de Châlons-sur-Saône, inaugurée avec drapeaux, tambours et trompettes, est un contenant sans contenu : il y a une glace sans tain, mais aucun psychologue derrière pour guider les questions de ceux qui accompagnent la parole de l'enfant. Pour qu'elle soit performante, une UMJ doit rassembler des professionnels formés pour recueillir le trésor qu'est la parole de l'enfant, comme à Saint-Malo où nous avons effectué un déplacement dans le cadre de nos travaux. Les questions posées ne doivent pas provoquer la fermeture de l'enfant. J'ai encore plus compris le drame en voyant de jolies poupées qui, une fois déshabillées, avaient un sexe d'adulte ! J'en ai été profondément marquée. Ces images me hantent encore. C'est un paradoxe, le « vert paradis des amours enfantines » a disparu... À nous de les protéger.

Avec les réseaux sociaux, les enfants se prennent en photo en se lançant des défis : on montre un bout de sein, un bout de sexe, puis un peu plus, on s'enhardit... Les enfants pensent que la photographie va être supprimée et disparaître, mais vingt minutes après, elle leur revient et restera ad vitam aeternam sur Internet... Je ne comprenais pas un confrère pédiatre qui interdisait le téléphone portable dans son service à l'hôpital. Je pensais qu'il était bon pour les enfants de pouvoir appeler à la maison, de recevoir un coup de fil de la famille... Mais les enfants photographiaient leurs compagnons de chambre et mettaient cela sur Internet... Ces problèmes n'existaient pas il y a vingt ans. L'éducation est importante, or il n'y a plus de socle de valeurs qui dise que mon corps m'appartient. Non, on ne récupère pas, à l'école primaire, son téléphone portable en échange d'une fellation. Je me suis rendue dans des collèges huppés comme dans les quartiers Nord. Ma dernière fille a 2un an. Dans le collège le plus aisé de la ville, en 2006-2007, une fille de 5 ème proposait des fellations tarifées ! Cela n'est pas nouveau. Le Code de Hammourabi, sixième roi de Babylone, datant de 1750 avant Jésus Christ, interdisait déjà le viol et l'inceste. Nous devons savoir exactement ce qui se passe, avec ces prédateurs à l'affût.

Un pédocriminel est un collectionneur. Il possède 500 000 photos qui ne l'intéressent plus. Ce qui l'intéresse, c'est justement la 500 001 ème , l'objet rare, qui mettra en scène par exemple le viol d'une petite fille de huit ans avec tel auteur. Et il cherche à échanger non pas pour de l'argent, mais pour avoir ce que les autres n'ont pas. Les gendarmes m'ont expliqué qu'ils récupéraient par cette technique les photographies sur les ordinateurs des pédocriminels. La justice peut aller très vite, et Facebook et Twitter savent supprimer rapidement ce type de contenus. Le problème se trouve dans les plateformes privées. Les 92 000 adresses IP de notre pays sont autant de mini plateformes qui s'étendent.

Voilà pourquoi l'éducation est capitale. Il faut laisser les associations compétentes expliquer pourquoi un enfant doit faire sa toilette seul à partir d'un certain âge, et que personne n'a le droit de le toucher. Une association indiquait qu'à chaque intervention en milieu scolaire, au moins un ou deux enfants venaient les voir pour témoigner. Le pédocriminel dit à sa victime : « c'est notre petit secret », il prétend qu'il fait ça par amour, qu'il s'arrêtera dès que l'enfant lui dira qu'il a mal... Mais le corps de celui-ci finit par s'adapter, et le cauchemar recommence. C'est atroce ! Mettre un préservatif sur une banane en classe de troisième, comme on le fait faire lors de certaines séances d'éducation à la sexualité, c'est beaucoup trop tard ! Pour voir, je suis allée sur YouPorn ...

Laure Darcos . - On y accède très facilement.

Marie Mercier, rapporteur . - Il y a des vignettes et des synopsis, tout peut être visionné. Un enfant sur deux de moins de dix ans a consulté un site pornographique et s'en prend plein la figure, nombreux sont ceux qui ont vu un film entier à tout juste quatorze ans... Le problème est que cela constitue leur éducation sexuelle, ils vont vouloir faire comme Rocco Siffredi, puis se retrouver en situation d'échec et perdre leur estime de soi. À cause de YouPorn , c'est l'idée de performance qui domine, pas la tendresse ni le plaisir. Les enfants finissent par visionner ces films à longueur de journée. Le couple mis en cause dans le procès d'Outreau visionnait des films pornographiques en permanence. Je ne parle pas de la pornographie entre adultes consentants, mais devant des enfants. Notre société doit être capable de poser des interdits et faire davantage de prévention, pour prévenir et réduire les violences.

J'ai rencontré des responsables d'associations : cela fait trente ans qu'ils s'épuisent, sans qu'ils puissent avoir l'impression que la maltraitance se réduit. Redonnons-leur de l'optimisme ! Cela ne passe pas forcément par la loi. La valeur du respect de son corps doit être donnée par l'éducation, dès le plus jeune âge. Un pédiatre me demandait non pas de lui montrer la photographie d'un enfant, mais celle de celui qui le soigne et l'éduque, car l'enfant n'est rien sans celui-ci. Tout ne peut pas être inscrit dans la loi, mais on peut dire qu'en France, on ne touche pas à nos enfants !

Le recueil de la parole des victimes nécessite également de former des professionnels pour qu'ils puissent détecter de faux témoignages. En effet, il arrive qu'un enfant devienne un objet de marchandage dans un divorce, et qu'il dénonce faussement l'un de ses parents, me rapportaient les gendarmes. Certains adultes ont ainsi vu leur vie basculer et ont fait l'objet d'erreurs judiciaires. C'est tout aussi inacceptable !

Nous proposons aussi de renforcer la répression pénale. Nous avons la tentation de faire une loi très précise. Or la vie est imprécise : la maturité des enfants est différente selon les individus. On ne va pas subordonner l'entrée au CP à une taille ou un poids standard ! C'est une courbe de Gauss, chaque enfant évolue à son rythme ; il faut aussi s'occuper des extrêmes et non seulement de la majorité. C'est pourquoi nous proposons d'allonger le délai de prescription.

L'évolution phare que nous proposons est la présomption de contrainte. Dans un procès, les preuves sont discutées entre le ministère public et le prévenu. Le procureur a la charge de la preuve. Le prévenu peut se défendre comme il l'entend : il peut prétendre que la victime s'est laissé faire, qu'il était convaincu qu'elle avait 19 ans, et les jurés déclarer qu'elle l'avait cherché par la longueur de sa jupe ou son maquillage... Aujourd'hui, vous le savez aussi bien que moi, condamner quelqu'un pour viol suppose de démontrer qu'il y avait « contrainte, menace, violence ou surprise ». Nous proposons de supposer la contrainte, à l'auteur de démontrer le contraire, en cas de viol, en l'absence de discernement ou s'il y a une différence d'âge significative entre l'enfant et l'auteur présumé des faits. Il y a de facto une contrainte morale entre un instituteur et son élève. Inverser la charge de la preuve évite de parler de consentement, notion qui n'existe pas dans la loi. C'est notre mesure phare. Je vous rappelle l'audition de Flavie Flament 182 ( * ) par votre délégation, à laquelle j'ai assisté.

Enfin, désacralisons le recours au procès pénal. Depuis que je travaille sur ce sujet, j'entends de nombreux témoignages dans mon cabinet de médecin. Une de mes patientes avait été violée par son père à quatre ans. À mes questions, elle a répondu qu'elle n'aurait pas souhaité que son père aille en prison, mais que sa mère, ses frères et ses soeurs, qui étaient au courant, reconnaissent ce qu'elle avait subi. Cette femme doit admettre que ce n'est pas son histoire, ce n'est pas sa faute et qu'elle ne doit pas construire sa vie dessus. C'est l'histoire de son père, qui doit en prendre conscience et être soigné, le plus tôt possible. Lorsqu'un agresseur est passé une fois à l'acte, il ne doit plus être relâché dans la nature comme cela a malheureusement été le cas récemment, occasionnant le meurtre d'une petite fille. Il faut le souligner : les victimes elles, prennent perpétuité. Le discernement ne peut pas avoir d'âge, un viol est un viol, et ne peut être consenti. Je compte sur vous pour nous aider dans notre travail.

Annick Billon, présidente . - Merci pour cette présentation, autant passionnante qu'effrayante, et étayée de nombreux exemples. Pourriez-vous nous présenter avec plus de précision le dispositif de « présomption de contrainte » adopté par le Sénat, dans le cadre de votre proposition de loi ?

Laure Darcos . - Lorsque vous avez présenté vos travaux devant le groupe Les Républicains du Sénat il y a quelques semaines, j'ai pu constater l'émotion qui a saisi certains de nos collègues. Si un garçon de huit ans joue en réseau à un jeu de guerre du Moyen Âge, avec une soi-disant mère de famille de 3cinq ans, il faut aussi lui expliquer que celle-ci a d'autres choses à faire. Les parents doivent être vigilants en matière de jeu en ligne et veiller à ce que ces personnes malintentionnées n'importunent pas leurs enfants...

La présomption de contrainte que vous proposez résoudrait peut-être les difficultés du Gouvernement sur l'article 2. Au cours de l'examen de votre proposition de loi en séance, au Sénat, je n'ai pas eu l'impression d'un vrai débat avec la ministre. J'ai proposé un article additionnel, voté sur tous les bancs, sur la responsabilité de l'entourage. Il a été repris par un député de La République en marche et voté par l'Assemblée lors de l'examen du projet de loi, sans mentionner que c'était une initiative du Sénat... Ce n'est pas très élégant.

Le procureur de la République de mon département m'a indiqué que la justice serait favorable à un âge minimal de consentement à un rapport sexuel, qu'il estime à treize ans. Certains préfèreraient un autre seuil, mais nous devons réussir à obtenir une position commune, pour être plus forts.

Annick Billon, présidente . - Les débats à l'Assemblée nationale sont révélateurs de l'attitude de la secrétaire d'État depuis le début de son mandat. L'objectif devrait être de protéger les mineurs. Le projet de loi du Gouvernement le fait-il mieux ? Je n'en suis pas persuadée. L'article 2 a été très mal compris dans l'hémicycle ainsi que par le grand public. C'est difficile de défendre un tel article alors que le Président de la République s'était prononcé à l'automne dernier en faveur d'un seuil d'âge de quinze ans en dessous duquel il serait acquis que la victime n'a pu consentir. Cela a forcément créé une attente.

Laure Darcos . - Lors d'une émission de Public Sénat , l'une des invitées proposait même un seuil à 1huit ans !

Annick Billon, présidente . - L'annonce du Président a été immédiatement comprise du grand public. Chacun a sa sensibilité. Le procureur François Molins nous a rappelé que l'âge de treize ans a une certaine cohérence en droit pénal. Ainsi, l'ordonnance de 1945 fixe l'âge du discernement du mineur à treize ans. Peut-on coupler votre proposition de loi avec le seuil d'âge de treize ans ? La loi fixe un interdit. Instaurer un seuil simplifierait les choses. La proposition de loi est importante dans l'inversion des charges de la preuve, mais quel écart d'âge serait acceptable, lorsque vous mentionnez une « différence d'âge significative » ?

Laurence Cohen . - Merci pour votre exposé extrêmement précis, réfléchi et humain, qui nous a fait du bien. On nous demande de légiférer sur un sujet sensible. J'assume et je revendique d'être une militante féministe, mais je ne savais pas qu'il y avait un tel décalage, une absence absolue de protection des enfants, et j'ai été horrifiée. Des juges sont capables de parler d'une histoire d'amour entre une enfant de six ans et un adulte ! Notre première responsabilité, c'est de protéger l'enfant.

Le dialogue avec la secrétaire d'État semble difficile. L'article 2 a été d'autant plus rejeté que les parlementaires et les associations féministes ont eu l'impression de ne avoir été ni écoutés, ni entendus.

La société doit poser un interdit. Je suis plutôt favorable au seuil d'âge de quinze ans - j'ai déposé une proposition de loi en ce sens - ; mais treize ans serait déjà mieux que rien. Comme l'a fait le Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (Cofrade), coordination d'associations, pourrait-on proposer qu'entre zéro et treize ans, il y ait une présomption irréfragable, et de 13 à quinze ans une présomption simple de non-consentement ? Entre 15 et 1huit ans, il faudrait assurer la protection au cas par cas. Cela nuance plus les choses.

Sur le projet de loi, outre les déclarations fracassantes sur son caractère révolutionnaire, on nous déclare que nous n'aurions rien compris, et que l'article 2 permettrait une réelle protection. Mais cela aboutit quand même à une déqualification du viol, à travers la création d'une « atteinte sexuelle avec pénétration ». Le message est confus.

Victoire Jasmin . - En Guadeloupe, l'actualité est marquée par le viol d'une fille de treize ans par cinq jeunes de 1sept ans. Les réseaux sociaux prétendent qu'elle est fautive. Voilà la vraie vie, il y a un problème de perception par l'opinion. Nous sommes au coeur du sujet...

Dominique Vérien . - L'inversion de la charge de la preuve que vous proposez ne va-t-elle pas à l'encontre du principe de présomption d'innocence ? Il faudrait alors prouver son innocence...

Marie Mercier, rapporteur . - Voyons ce que le Gouvernement veut faire sur le fond à travers ce projet de loi.

Au cours de l'examen du projet de loi par l'Assemblée nationale, plusieurs dispositions adoptées au Sénat dans le cadre de l'examen de la proposition de loi dont j'avais pris l'initiative ont été reprises par des députés sans nous citer. Ce n'est pas très juste. Nous travaillons tous dans le même sens pour mieux protéger les enfants.

Le Gouvernement veut bien faire. Pour l'article 2, l'idée était d'éviter que le cas de Melun ne se reproduise, et qu'un violeur sorte du tribunal après avoir été acquitté.

Laure Darcos . - La correctionnelle serait-une meilleure solution que les assises ?

Marie Mercier, rapporteur . - La correctionnelle est une meilleure solution qu'une absence de solution. Le viol est un crime qui doit être jugé aux assises, mais il y a souvent un délai de sept ans entre le dépôt de la plainte et le jugement. Ce qui est clair, c'est que nous ne devons pas faire la loi en fonction du temps de la justice ni de l'activité médiatique. L'arsenal répressif existe, avec le délit d'atteinte sexuelle sur mineurs de moins de quinze ans, à l'article 227-25 du code pénal. Le Cofrade a renoncé à la présomption irréfragable en raison de la présomption d'innocence et du risque d'inconstitutionnalité. Pour toutes ces raisons, je pense que la présomption de contrainte est une bonne solution.

Marie-Pierre Monier . - Fixer un seuil de quinze ans dans la loi permettrait une condamnation plus systématique et serait donc plus protecteur pour les jeunes victimes.

Marie Mercier, rapporteur . - C'est déjà le cas avec l'article 227-25 du code pénal, qui réprime l'atteinte sexuelle d'une personne majeure sur un mineur de quinze ans, sans avoir à prouver la contrainte, la menace, la violence ou la surprise. Fixer un âge présente le mérite de la simplicité, mais ne soyons pas simplistes cependant. Avec la présomption de contrainte, le juge disposerait d'une certaine souplesse d'interprétation, que nous devons accepter, car aucun cas ne ressemble à un autre, même si c'est inconfortable.

Pour les mineurs auteurs, il n'y a pas de seuil d'âge minimal de responsabilité pénale : seul leur discernement est pris en compte. À partir de treize ans, seuls les mineurs reconnus responsables pénalement peuvent être condamnés à une peine d'emprisonnement.

Nous vous proposons une voie qui protège davantage - parce qu'elle protège tous les mineurs, jusqu'à 1huit ans - plutôt qu'un seuil qui peut être dénué de sens suivant les enfants.

Annick Billon, présidente . - Vos deux critères sont l'absence de discernement et l'écart d'âge significatif.

Marie Mercier, rapporteur . - Une relation entre un homme de trente ans et une femme de 4cinq ans ne pose pas de difficulté alors qu'une relation entre une enfant de douze ans et un homme de 19 ans, si ! Il convient de rester souple. Certains enfants précoces ont le quotient intellectuel d'un adulte dès l'âge de sept ans, mais le quotient émotionnel d'un enfant de quatre ans. Je connais bien ce sujet. Ne nous enfermons pas dans des dogmes ou des idéologies. Conservons plutôt la règle qui est dans la loi : il est interdit de toucher à un enfant. Enrichissons la loi en l'amendant, afin qu'elle obtienne de bons résultats.

Annick Billon, présidente . - Chère collègue, nous vous remercions pour votre éclairage et pour tous ces éléments qui nous sont très utiles dans la préparation de notre rapport d'information sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Nous allons travailler pour essayer de trouver une solution consensuelle, qui répondrait aux attentes des uns et des autres.

Échange de vues sur le projet de loi
renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

(31 mai 2018)

- Présidence d'Annick Billon, présidente -

Annick Billon, présidente . - Mes chers collègues, notre réunion se poursuit par un échange de vues sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Qui souhaite intervenir ?

Laurence Rossignol . - À mon sens, nous serons confrontés, dans le cadre de l'examen de ce projet de loi, à deux catégories de problèmes : un politique et un juridique, qui est plus technique.

Il y a un problème politique car le Président de la République a déclaré être favorable à un seuil de quinze ans en deçà duquel toute relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur serait interdite. La secrétaire d'État était également intervenue avec fermeté dans ce sens, jusqu'à ce que nous découvrions le projet de loi qui ne comporte pas une telle disposition. On aurait peut-être pu éviter la crispation actuelle si les raisons de ce changement avaient été expliquées. Les relations sont donc dégradées entre la secrétaire d'État et le monde associatif. Ce climat tendu aboutit à ce qu'une loi qui aurait pu être acceptée fasse l'objet d'un certain rejet. On ne peut que le regretter.

Quant au problème juridique, la proposition de loi dont Marie Mercier était rapporteure n'a pas toujours été bien comprise - on lui a reproché l'absence de seuil d'âge. Ce texte est si sophistiqué du point de vue pénal qu'il en devient difficilement compréhensible par l'opinion publique. Il est probable que le Gouvernement ne s'y ralliera pas. Dès lors, pour montrer que le Sénat répond à la demande des associations de protection de l'enfance et d'une partie du monde judiciaire, décidons-nous de nous arc-bouter sur la proposition de loi, qui ne parviendra jamais au terme de la navette parlementaire, ou trouvons-nous une solution prouvant que nous avons compris le problème, les objectifs, les solutions ? Il faudra défendre ce texte devant les pénalistes. Nous nous sommes probablement trompés depuis le début en cherchant à aller sur le terrain de la présomption de non-consentement en cas de viol.

Annick Billon, présidente . - La majorité des rapports de la délégation aux droits des femmes, qui portent sur des sujets de société, ont été adoptés à l'unanimité. Nous devrions réussir à tenir une position qui honorerait le Sénat et qui valoriserait le travail de Marie Mercier.

Laurence Rossignol . - Une relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur doit être traitée comme un viol. Comme un viol, cela veut dire en tant que viol et autant qu'un viol, sinon nous sommes dans une voie juridique vouée à l'échec. Il n'y a pas de présomption en droit pénal - c'est un principe général du droit - mais en droit civil uniquement. J'ai relu l'avis du Conseil d'État et le texte du Gouvernement. J'ai déjà changé d'avis plusieurs fois depuis le mois d'octobre. À cette étape, à l'issue de mes réflexions, il me semble pertinent de sanctionner par des mêmes peines que le viol toute relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur de moins d'un certain âge. Je suis favorable au seuil de treize ans. Il évite de rentrer dans le débat sur les différences de maturité entre enfants. La peine ne pourrait pas être inférieure au viol aggravé sur un mineur, soit vingt ans de réclusion. Le parquet conserverait néanmoins l'opportunité des poursuites, avec la possibilité, s'il le souhaite, de déqualifier les faits en délit passible d'un jugement au tribunal correctionnel, comme c'est le cas actuellement.

De même, le procès pénal garantira toujours les droits de la défense. Le mis en cause pourra toujours faire valoir qu'il ne connaissait pas l'âge de la victime et, le cas échéant, aboutir à un acquittement. On ne peut pas interdire à un avocat d'arguer du consentement de la victime, si les faits ne sont pas établis. Qu'est-ce qui serait alors inconstitutionnel ? Le législateur édicte ce qui relève d'un crime ou d'un délit.

Annick Billon, présidente . - Nous pourrions proposer une formule prévoyant que toute relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur de moins de treize ans est punie de la peine prévue à l'article 222-24 sur le viol aggravé. Il n'y aurait pas dans ce cas à s'interroger sur l'existence de menace, de contrainte, de violence ou de surprise.

Laurence Rossignol . - On créerait une nouvelle infraction.

Annick Billon, présidente . - Ce serait un nouvel interdit, de même que l'atteinte sexuelle condamne une relation sexuelle avec un mineur de moins de quinze ans.

Laurence Rossignol . - Le Gouvernement prétend que le Conseil d'État y serait défavorable, mais j'ai relu l'avis du Conseil. Ce dernier était très réservé sur l'outrage sexiste, qui relève selon lui du pouvoir réglementaire. Or l'article 2 du projet de loi a été maintenu. La lecture du Gouvernement est à géométrie variable...

Le problème sera politique. Il faut convaincre qu'une telle mesure ne porterait atteinte à aucun principe de droit pénal.

Laurence Cohen . - Pour moi, une relation sexuelle suppose la pénétration. Qui dit pénétration non consentie dit viol. Aussi, le projet de loi n'envoie-t-il pas un signal négatif en créant l'infraction délictuelle d'atteinte sexuelle avec pénétration ? Auquel cas, on aboutirait au paradoxe de considérer comme un crime le viol commis sur une personne majeure, quand le viol sur un mineur de quinze ans serait un délit.

Laure Darcos . - Le viol a beau être un crime, il est souvent déqualifié en délit et les faits sont jugés devant le tribunal correctionnel. Cela aboutit donc à sanctionner des viols comme des attouchements.

Laurence Rossignol . - Le code pénal distingue les atteintes sexuelles avec pénétration du reste. Ce que je vous propose ne change rien au code pénal sur le terrain délictuel, mais y ajoute une infraction criminelle avec pénétration qui, commise par une personne majeure sur un mineur, serait sanctionnée comme un viol.

C'est finalement un peu ce que fait le projet de loi, sauf que ce dernier insère cette nouvelle infraction d'atteinte sexuelle avec pénétration dans le volet délictuel du code pénal. Or il faut la considérer comme un crime, car c'est bien de cela qu'il s'agit.

En outre, je suis favorable à la disposition de l'article 2 prévoyant que, lorsque l'infraction de viol ne sera pas retenue par la cour d'assises, la question subsidiaire relative à l'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans aggravée par la pénétration sexuelle devra être obligatoirement posée, si la personne est mise en accusation pour des faits de viol sur mineur de quinze ans. Cela permettra d'éviter tout acquittement dans ces situations. C'est une bonne chose.

À mon avis, il faut sortir du raisonnement sur l'instauration d'une présomption de non-consentement, car on nous opposera toujours qu'une telle mesure serait contraire aux droits de la défense et à la présomption d'innocence.

L'objectif sous-jacent du dispositif retenu par le projet de loi est aussi de désengorger les cours d'assises. Aujourd'hui, 80 % des affaires qui y sont jugées concernent les infractions sexuelles.

Certes, la réforme de la justice envisagée par le Gouvernement prévoit l'expérimentation de tribunaux criminels départementaux. Mais l'élaboration de la loi ne saurait être contrainte par les problèmes de fonctionnement de la justice. De plus, on ne peut pas s'appuyer sur des dispositifs qui n'ont pas encore été votés.

Dominique Vérien . - Les formes de jugement alternatives à la cour d'assises permettent sans doute d'offrir une plus grande confidentialité. Souvent, au cours des procès aux assises, les victimes doivent faire état publiquement de leur intimité, ce qui peut être perturbant.

Laurence Rossignol . - Dans les affaires de mineurs, les assises statuent généralement à huis clos.

Pour en revenir au projet de loi, il complète l'article 227-25 du code pénal relatif à l'atteinte sexuelle en créant une atteinte sexuelle avec pénétration, avec une peine aggravée : les associations s'en offusquent car elles considèrent que des faits de viol ne seront de ce fait plus jugés aux assises comme des crimes, mais au tribunal correctionnel comme des délits. Cela ne ferait donc que renforcer la tendance à la correctionnalisation des viols.

On peut regretter que le Gouvernement ait reculé devant le risque d'inconstitutionnalité invoqué par le Conseil d'État s'agissant de la présomption de non-consentement. Pourtant, personne ne peut préjuger de ce que dira le Conseil constitutionnel. J'en veux pour preuve le projet de loi sur l'extension du délit d'entrave à l'IVG que j'ai porté devant le Parlement. On m'avait annoncé une censure du juge constitutionnel. Or ce dernier a validé la loi.

Annick Billon, présidente . - Il est important que nous débattions de tous ces sujets pour mettre en valeur le rôle du Sénat, en nous appuyant notamment sur les travaux de la commission des lois.

Je rappelle que je m'étais abstenue en séance sur la proposition de loi de Marie Mercier, en tant que présidente de la délégation aux droits des femmes, car je ne voulais pas préjuger des conclusions de nos travaux, qui étaient alors en cours. Il ne s'agissait nullement d'une remise en cause de l'excellent travail accompli par Marie Mercier et ses collègues.

Laurence Rossignol . - Je pense qu'il faudrait reprendre certains éléments de la proposition de loi Bas-Mercier, notamment son volet prévention. La grande force de ce texte est qu'il s'agit d'une loi d'orientation et de programmation. À cet égard, il porte une ambition plus grande que le projet de loi du Gouvernement.

Annick Billon, présidente . - Il est temps de nommer un rapporteur sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Laurence Cohen . - Il me semble qu'il serait politiquement pertinent de nommer un rapporteur par groupe sur ce texte. Nous n'en serons que plus forts lors de sa discussion.

Laure Darcos . - Cela me paraît effectivement important. L'idéal serait de pouvoir déposer des amendements transpartisans au moment de la discussion en séance publique.

Annick Billon, présidente . - Je vous rejoins sur ce point. Voici la liste des candidats pour chaque groupe :

- Laure Darcos pour le groupe Les Républicains ;

- Laurence Rossignol pour le groupe Socialiste et républicain ;

- Laurence Cohen pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste ;

- Françoise Laborde pour le groupe du Rassemblement démocratique et social européen ;

- Noëlle Rauscent pour le groupe La République En Marche ;

- et moi-même pour le groupe Union centriste.

Tout le monde est d'accord ? Il en est ainsi décidé.

Nous devons expertiser plus avant la proposition formulée par Laurence Rossignol avant d'en reparler. Il nous faudra trouver un consensus d'ici l'examen du texte par la commission des lois. Cela va venir très vite.

Notre objectif est clair : protéger les femmes, et notamment les mineurs, des violences sexuelles.

Le projet de loi propose des avancées, mais le Gouvernement a sans doute manqué de pédagogie. Il y a un vrai sujet sur la forme et sur le fond.

Laurence Rossignol . - L'enjeu est important. Il s'agit de montrer l'utilité et la pertinence des apports du Sénat dans la navette parlementaire.

Laure Darcos . - Il me paraît nécessaire à cet égard de faire savoir que certains amendements adoptés à l'Assemblée nationale sur ce texte sont d'origine sénatoriale, même si cela n'a pas été précisé...

Au-delà de l'incompréhension des associations sur le projet de loi, j'ai entendu des remontées de terrain selon lesquelles des subventions de certaines associations seraient revues à la baisse. Or les associations jouent un rôle de première importance dans la lutte contre les violences. C'est totalement paradoxal et en contradiction avec la « Grande cause du quinquennat ». Il faut donc se mobiliser.

Annick Billon, présidente . - Avant de nous séparer, je vous informe que nous aurons un programme chargé au mois de juin, avec plusieurs auditions dédiées à la préparation du rapport sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes :

- jeudi 7 juin : audition du Conseil Français des Associations pour les Droits de l'Enfant (COFRADE) ;

- mardi 12 juin à 18 heures : audition de Danielle Bousquet, présidente du HCE ;

- mardi 19 juin à 18 heures : audition de Marie-Pierre Rixain, présidente de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale.

Je vous rappelle également que la même semaine, nous examinons deux rapports de la délégation :

- le 12 juin, à 13 heures, le rapport d'information sur les violences faites aux femmes dans leur spectre large, qui est le bilan de nos travaux de cette session ;

- le 14 juin, à 8h30, le rapport sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Nos délais sont contraints car nous devons être prêts dans l'hypothèse d'une inscription du projet de loi à l'ordre du jour du Sénat qui serait anticipée. Or nous devons, pour assurer la cohérence entre ces deux rapports, qui sont en quelque sorte imbriqués, les examiner quasiment conjointement.

Mes chers collègues, je vous remercie pour votre contribution active à nos débats.

Audition d'Inès Révolat, chargée de plaidoyer du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (COFRADE) et Arthur Melon, responsable du pôle plaidoyer de l'association Agir contre la prostitution des enfants (APCE)

(7 juin 2018)

- Présidence d'Annick Billon, présidente -

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Bonjour à tous, bonjour mes chers collègues,

Dans le cadre de nos travaux concernant le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, qui ne sera plus étudié mi-juillet, mais bien début juillet, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Inès Révolat, chargée de plaidoyer du Conseil Français des Associations pour les Droits de l'Enfant (COFRADE), et Arthur Melon, responsable du pôle plaidoyer de l'association ACPE ( Agir contre la prostitution des enfants ). Nous avons conscience des fortes attentes des associations sur ce projet de loi. Notre objectif est donc de pouvoir améliorer le texte au cours de son examen au Sénat afin d'aboutir aux solutions qui soient les plus protectrices envers les jeunes victimes.

Nous souhaiterions que vous nous présentiez les propositions du COFRADE pour améliorer la protection des mineurs en matière d'infraction sexuelle. Quelle est la position du COFRADE sur le projet de loi adopté à l'Assemblée nationale ? Quels sont, selon vous, les principaux axes d'amélioration ?

En outre, la proposition de loi d'orientation et de programmation pour une meilleure protection d'un mineur victime d'infraction sexuelle, adoptée par le Sénat le 27 mars 2018 à l'initiative de la Commission des lois, est-elle de nature à satisfaire vos préoccupations ?

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je vous suggère de présenter rapidement le COFRADE et l'association ACPE que vous représentez ce matin.

Inès Révolat, chargée de plaidoyer du COFRADE . - Merci, madame la présidente. Le COFRADE est venu aujourd'hui avec l'ACPE, l'une de ses associations membres, qui s'occupe des cas de prostitution de mineurs et, d'une manière générale, des violences sexuelles commises sur mineurs.

Le COFRADE représente une cinquantaine d'associations traitant de divers sujets de protection des droits de l'enfant. Ayant pour vocation principale de faire appliquer la Convention internationale des droits de l'enfant en France, nous travaillons en relation avec le Comité aux droits de l'enfant de l'ONU, auquel nous remettons régulièrement des rapports sur l'état d'application de ces droits en France. Nos travaux couvrent divers champs, tels que la maltraitance des enfants ou l'éducation à la citoyenneté.

Je laisse mon collègue vous présenter l'ACPE. Nous pourrons ensuite répondre à vos questions sur le projet de loi.

Arthur Melon, responsable du pôle plaidoyer de l'association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE) . - Bonjour. L'APCE ne s'intéresse pas uniquement à la prostitution des mineurs, malgré son intitulé. Elle s'intéresse également à tous les types de violences sexuelles faites aux enfants.

L'ACPE a été une association pionnière dans la dénonciation de l'exploitation sexuelle des enfants, par exemple à travers le tourisme sexuel impliquant des enfants. À cette époque, il y a trente ans, ce sujet était largement méconnu.

Les missions de l'association n'ont jamais été des missions de terrain. Nous menons plutôt des actions de plaidoyer, de sensibilisation et de communication. Nous engageons aussi des actions en justice en nous constituant partie civile, ce qui a nourri notre réflexion sur ce dossier. Depuis 2010-2012, l'ACPE se concentre davantage sur la question de la prostitution des mineurs en France, sur laquelle il reste un travail considérable à effectuer. Nous souhaiterions vous soumettre aujourd'hui des propositions relatives à cette problématique.

Nous aimerions tout d'abord vous exposer les raisons pour lesquelles, selon nous, le projet de loi présenté par Marlène Schiappa et la proposition de loi présentée par Marie Mercier soulèvent des difficultés et ne répondent pas tout à fait aux problématiques qui se posent aujourd'hui. Nous aborderons ensuite les solutions que nous avons envisagées et vous expliquerons également quelles autres dispositions nous suggérons au Sénat.

Pourquoi estimons-nous que ces deux textes posent problème ? Comme de très nombreuses associations, nous attendions l'instauration d'un âge de consentement, qu'il soit fixé à quinze ans ou à treize ans. Nous aurions en effet souhaité qu'en dessous d'un certain âge, il n'y ait aucun débat sur le fait de savoir si le mineur en question était consentant pour l'acte sexuel avec une personne majeure. Or la formulation des deux textes laisse une marge d'appréciation au juge.

En premier lieu, cette formulation porte encore et toujours l'attention sur le comportement de la victime. La victime sera donc obligée de se justifier, alors que cela devrait incomber à l'auteur des faits. Nous estimons qu'un enfant de dix ou douze ans n'a pas à expliquer la raison pour laquelle un acte sexuel a eu lieu avec une personne majeure.

En second lieu, des disparités de traitement des dossiers risquent d'exister selon les tribunaux et selon les juges. Pour nous en convaincre, il suffit de se demander quelles auraient été les décisions de justice à Meaux et à Pontoise si l'un de ces deux textes avait été adopté : cela n'aurait rien changé ! Ainsi, nous étions partie civile dans l'affaire de Pontoise, aux côtés de cette jeune fille de onze ans victime d'un rapport sexuel, selon nous, contraint, avec un homme de vingt-huit ans. De nombreux débats ont eu lieu afin de déterminer si la victime était consentante. Si les textes de Madame Schiappa et de Madame Mercier avaient alors été en vigueur, les mêmes débats se seraient posés : la jeune fille a-t-elle suffisamment de discernement pour consentir à de tels actes ?

Cette problématique du discernement de la jeune fille si elle est mineure se posera également lorsqu'elle sera majeure. En effet, bien souvent, les faits sont jugés très longtemps après les actes commis, raison pour laquelle le délai de prescription a été repoussé. Lorsqu'une femme de trente-cinq ans accuse un homme de viol ou d'agression sexuelle devant le tribunal, si les faits remontent à vingt-cinq ans, comment savoir si la jeune fille avait le discernement nécessaire à cette époque pour consentir à de tels actes ? Cela nous paraît impossible à prouver. Aussi souhaitons-nous l'instauration d'un âge du consentement pour éviter tout débat.

Nous identifions un autre risque, qui concerne la correctionnalisation : si nous ne suspectons pas le Gouvernement de vouloir rétrograder à tout prix des crimes en délits, nous estimons toutefois qu'il existe un risque de correctionnalisation malgré la bonne volonté du texte. Alors même que l'atteinte sexuelle n'est aujourd'hui punie que de cinq ans d'emprisonnement, nous constatons de nombreux cas « d'auto-correctionnalisation ». En effet, il s'avère souvent difficile de prouver la contrainte dans le cas d'un viol. Dans d'autres cas, le débat se focalise sur le comportement de la victime, sur son attitude potentiellement séductrice, créant la suspicion et rendant ainsi plus difficile de porter l'affaire devant la cour d'assises pour juger les faits comme un viol et non seulement comme une atteinte sexuelle.

Aujourd'hui, la peine encourue pour une atteinte sexuelle est de cinq ans et de vingt ans en cas de viol avec circonstances aggravantes. Or des avocats et des victimes préfèrent correctionnaliser, parce qu'ils estiment qu'ils prennent moins de risques qu'aux assises et que la procédure sera plus rapide. Que décideront-ils lorsqu'ils apprendront que l'atteinte sexuelle sera punie de dix ans en cas de pénétration ? Nous craignons qu'il y ait encore davantage de correctionnalisation, étant donné que l'écart sera moins significatif entre l'issue en cour d'assises et l'issue au tribunal correctionnel. Spontanément, de nombreuses victimes renonceront à porter des affaires devant les cours d'assises, ce que nous regrettons.

Inès Révolat . - Nous ne voulons pas de cette correctionnalisation pour différentes raisons. Il est très important d'être reconnu comme victime, et nous le constatons notamment pour des victimes d'atteinte sexuelle. Pour rappel, l'atteinte sexuelle punit un rapport sexuel entre une personne majeure et un mineur de moins de quinze ans, sans reconnaître pour autant que le mineur n'était pas consentant. Cette absence de reconnaissance du non-consentement peut avoir de graves dommages sur la reconstruction psychologique d'une victime. Toute sa vie, elle s'entendra dire qu'elle a consenti, à onze ans, à avoir un rapport sexuel avec un homme de vingt-huit ans, pour reprendre le cas de l'affaire de Pontoise. Cette parenthèse me permet de souligner l'importance de poser les mots de viol et d'agression sexuelle sur de tels actes, en dehors des peines plus graves encourues dans ces cas-là.

Par conséquent, nous avons imaginé plusieurs propositions. La première concerne l'âge du consentement. À l'origine, nous avions envisagé une présomption irréfragable de contrainte pour les mineurs de moins de treize ans, doublée d'une présomption simple pour les mineurs entre treize et quinze ans. Or cette proposition s'est vu opposer une possible inconstitutionnalité. Après examen, nous pensons que cela risque effectivement d'être le cas pour les présomptions irréfragables. En revanche, des solutions existent pour les présomptions simples.

L'avis de la mission pluridisciplinaire, mandatée par le Premier ministre pour réfléchir à un âge du consentement, propose de créer deux nouvelles infractions : une infraction de viol sur mineur de quinze ans et une infraction d'agression sexuelle sur mineur de quinze ans. Ces deux infractions seraient autonomes par rapport aux infractions de viol et d'agression sexuelle telles qu'elles existent actuellement. La mission proposait en outre de compléter ainsi ce nouvel article : « Lorsque l'auteur connaissait ou ne pouvait ignorer l'âge de la victime ». Par conséquent, l'avis de la mission a tenté au maximum de couvrir l'élément intentionnel, en précisant la connaissance de l'âge de la victime pour qu'il soit clairement possible de ne pas accuser cette présomption d'être irréfragable.

Selon l'avis du Conseil d'État, il y a un risque d'inconstitutionnalité de telles dispositions. Toutefois, ce point de vue n'est pas partagé par les juristes avec lesquels nous avons évoqué ces questions. Nous nous sommes également penchés sur la législation en vigueur dans d'autres pays européens. Les opposants à l'instauration d'un âge du consentement affirment que cela reviendrait à créer une présomption de culpabilité pour les auteurs. Madame Schiappa a d'ailleurs repris cet argument pour ne pas inclure cette disposition dans le texte de son projet de loi. Cependant, un certain nombre de pays européens ont pu instaurer un âge du consentement sans que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) y trouve à redire. À cet égard, le Haut conseil à l'égalité (HCE) prend l'exemple de l'Angleterre où le seuil d'âge n'a pas été jugé contraire au respect des droits de la défense.

Le deuxième argument avancé pendant la discussion en séance publique concerne l'application immédiate de certaines dispositions du texte aux procès en cours, dès sa promulgation. Or concrètement, si le texte actuel du projet de loi était appliqué en l'état, il ne changerait rien à l'appréciation juridique du consentement des mineurs. Nous maintenons donc notre demande concernant l'instauration d'un véritable âge du consentement, quitte à ce que son application ne soit pas immédiate.

S'agissant d'un âge du consentement fixé à treize ans, nous y avons longuement réfléchi et préconisions à l'origine une législation par paliers qui prévoie des sanctions très dures pour les actes commis sur les moins de treize ans et des sanctions plus souples pour ceux concernant les treize quinze ans. Ces mesures nous paraissaient les plus adaptées au développement de l'enfant. Toutefois, l'aspect le plus important à nos yeux est de créer la notion d'âge du consentement, quel que soit l'âge retenu in fine .

L'article traitant de la contrainte morale dispose : « la contrainte morale peut résulter de la différence d'âge entre un auteur majeur et une victime mineure et de l'autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime ». Nous proposons de remplacer la conjonction « et » par « ou », car actuellement, les conditions sont cumulatives. Or nous estimons que la différence d'âge peut suffire à elle seule à caractériser une contrainte, tout comme la relation d'autorité entre un majeur et un mineur.

Une autre de nos propositions porte sur la définition de la contrainte physique ou morale. Nous estimons que la contrainte physique ou morale peut également résulter d'une vulnérabilité de la personne due à l'âge, à une maladie, à une infirmité ou à une déficience physique ou psychique. Ces éléments constituent actuellement une circonstance aggravante du viol ou de l'agression sexuelle. Nous avons repris la même formulation pour qu'ils deviennent une caractéristique de la contrainte morale. Vous remarquerez que nous incluons l'élément de vulnérabilité due à l'âge, qui s'appliquerait dans notre schéma aux quinze-dix-huit ans au cas par cas, sans aucune présomption. Il permettrait au juge de s'appuyer sur cet article pour constater qu'un mineur est trop vulnérable pour consentir à ces actes. En outre, il nous semblait important d'inclure l'infirmité et la déficience physique ou psychique. Si ce point ne constitue pas le coeur de notre travail, nous savons que les personnes en situation de handicap sont plus fréquemment victimes d'agression sexuelle ou de viol que les personnes dites valides. Il nous semble également bénéfique d'ajouter cette condition dans l'article afin qu'un mineur en situation de handicap puisse voir les faits caractérisés plus facilement.

Nous souhaiterions ajouter un autre élément à la contrainte morale ; il nous semble d'ailleurs aberrant qu'il ne soit pas mentionné dans le projet de loi. Il s'agit de l'inceste. Pour rappel, les deux tiers des agressions sexuelles et des viols commis sur les moins de quinze ans le sont dans le cadre intrafamilial. Deux tiers des cas qui nous occupent relèvent donc de l'inceste. Cependant, ce mot reste absent du projet de loi. Nous ne comprenons pas pourquoi. Actuellement, l'inceste est une surqualification, ce qui signifie qu'une victime d'un viol dont l'auteur serait un membre de sa famille devrait d'abord prouver qu'il y a eu violence, menace, contrainte ou surprise, au même titre que n'importe quelle victime. Ensuite, si les faits étaient reconnus, la surqualification d'inceste serait appliquée, ce qui entraînerait une peine plus grave. Les faits subis seraient alors qualifiés de viol incestueux.

Nous demandons que le fait que l'auteur soit un membre de la famille suffise en soi à caractériser la contrainte, uniquement pour les victimes mineures. Nous souhaitons qu'il soit automatiquement considéré qu'un mineur ne peut pas consentir à avoir un rapport sexuel avec un membre majeur de sa famille. Nous proposons donc la formulation suivante : « La contrainte morale résulte également du caractère incestueux de l'acte sexuel lorsqu'il est commis sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une soeur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce », selon les termes du code pénal définissant l'inceste.

Dominique Vérien . - Je suis étonnée que l'inceste ne figure pas dans le texte de loi.

Inès Révolat . - En effet, dans le code pénal, l'inceste ne relève que d'une surqualification mais n'est pas une infraction en tant que telle. Cette mesure a été adoptée pour que les victimes d'inceste soient reconnues comme les victimes d'un crime spécifique. Il est particulièrement important pour les victimes d'inceste que l'on reconnaisse qu'il s'agit d'un crime qui détruit une famille et qui diffère d'un viol ou d'une agression sexuelle au sens plus large. Cet article reste par conséquent symbolique et ne fait pas en sorte que la contrainte ou le non-consentement soient reconnus plus facilement pour les victimes d'inceste. Il faut attendre que le viol ou l'agression sexuelle aient pu être prouvés pour les qualifier d'incestueux dans un second temps. Avec l'article que nous proposons, le juge pourrait se baser sur le fait que l'auteur est un membre de la famille pour affirmer qu'il n'y avait pas de consentement. La différence est que la notion de contrainte interviendrait ainsi en amont.

Enfin, nous souhaiterions faire apparaître un dernier élément dans ce texte, à savoir la prostitution des mineurs.

Arthur Melon . - J'aimerais tout d'abord apporter quelques indications de contexte sur la prostitution des mineurs. En effet, ce sujet rarement abordé reste malheureusement méconnu par les institutions et les élus. Aujourd'hui, il ne s'agit pas d'une question marginale. Au contraire, ce sujet inquiète les acteurs de la protection de l'enfance et les forces de police de manière croissante. Nous ne disposons pas de chiffres officiels sur le nombre de victimes. Toutefois, des calculs réalisés notamment par notre association il y a cinq ou six ans estiment qu'il existe entre 5 000 et 8 000 victimes mineures de prostitution en France, de nationalité française ou étrangère. Les statistiques éparses de la police indiquent que les victimes mineures sont essentiellement de nationalité française.

En outre, cette situation concerne tous les milieux sociaux. À l'ACPE, nous recevons des familles pour les aider, les orienter et les écouter. Je peux vous assurer que tous les milieux sociaux sont touchés, y compris les plus favorisés. Cette problématique reste difficile à évoquer, alors qu'il s'agit d'un véritable sujet de société qui sera amené à poser de plus en plus de questions dans les années à venir.

Du point de vue législatif, il existe depuis 2002 une interdiction de la prostitution des mineurs dans le cadre de la loi relative à l'autorité parentale 183 ( * ) . En outre, la loi du 13 avril 2016 184 ( * ) prévoit la pénalisation des clients et des proxénètes. Il manque toutefois des éléments pour accroître la protection des mineurs dans ce domaine. Notre premier souhait en la matière serait que le législateur adopte une définition de la prostitution qui n'existe pas actuellement. En effet, la seule définition est de nature jurisprudentielle. Elle émane de la Cour de cassation et date de 1996. Or le visage et les modes opératoires de la prostitution ont fortement changé depuis lors. La définition de 1996 retient trois critères pour déterminer si une personne se livre à la prostitution : le fait de vouloir satisfaire les désirs sexuels d'autrui, la présence d'une contrepartie (matérielle, financière ou en nature) et un contact physique. Ce dernier critère paraît logique. Cependant, il y a vingt ans, Internet était nettement moins développé qu'aujourd'hui. Nous constatons désormais que de nombreuses mineures adoptent des conduites prostitutionnelles en passant d'abord par Internet.

Par exemple, des jeunes filles prennent des photos érotiques ou réalisent des vidéos érotiques dans lesquelles elles se masturbent devant la caméra ou devant leur téléphone en échange d'une contrepartie : cadeaux, argent ou même rechargement téléphonique. En l'état actuel de la définition jurisprudentielle proposée par la Cour de cassation, cette pratique ne peut être considérée comme de la prostitution, puisqu'elle n'implique pas de contact physique. Nous estimons pour notre part qu'il s'agit d'une marchandisation du corps à des fins sexuelles. En outre, les jeunes filles qui adoptent ce type de conduite peuvent rapidement tomber dans la prostitution stricto sensu .

Par conséquent, pour répondre à ce problème et faire en sorte que toutes les catégories de conduite prostitutionnelle puissent être considérées comme telles par la loi, nous aimerions adopter dans la législation une définition large et précise de la prostitution. Nous proposons donc la définition suivante : « La prostitution doit être entendue comme tout acte de nature sexuelle réalisé à titre personnel et exclusif sur sa personne ou sur celle d'autrui moyennant rémunération financière, matérielle ou en nature, ou en contrepartie de tout autre avantage, afin de satisfaire les désirs sexuels d'autrui. »

Par cette formulation, nous avons tenu à remplacer le mot « besoin », introduit par la Cour de cassation, par celui de « désir ». Nous souhaitons par ce biais supprimer tout sous-entendu lié à de prétendues pulsions sexuelles masculines. En outre, nous précisons que les actes sexuels sont réalisés « sur sa personne ou celle d'autrui », ce qui permettrait d'inclure les jeunes filles qui effectuent des actes érotiques ou sexuels sur elles-mêmes via Internet. Enfin, la formulation « à titre personnel et exclusif » vise à exclure la pornographie de cette définition.

Une définition commune de la prostitution nous semble constituer un prérequis. Nous devons parvenir à y englober tous les phénomènes prostitutionnels qui existent actuellement.

Nous nous interrogeons sur la situation des personnes majeures qui ont des rapports sexuels avec des mineurs dans le cadre prostitutionnel. Aujourd'hui, le recours à la prostitution de mineurs est puni par une peine d'emprisonnement de trois à sept ans selon que le mineur a plus ou moins de quinze ans. Puisque nous réfléchissons de façon générale à l'âge en dessous duquel un mineur ne peut consentir à une relation sexuelle avec une personne majeure, il semblerait nécessaire que les mineurs qui ont de tels rapports dans un cadre prostitutionnel soient pris en compte dans cette législation. En effet, nous ne pouvons pas déclarer d'un côté qu'une personne majeure ayant une relation sexuelle avec une jeune fille de douze ans est coupable de viol et d'un autre côté qu'il ne s'agit que d'un délit de recours à la prostitution si la jeune fille s'y livre. Par conséquent, nous souhaitons que les adaptations législatives qui seront adoptées dans le cadre de cette loi incluent les mineurs qui se livrent à la prostitution. Quel que soit l'âge retenu, il conviendrait de supprimer le délit de recours à la prostitution pour les mineurs qui sont concernés par cette tranche d'âge.

Enfin, comme nous l'avons dit précédemment, Internet représente aujourd'hui un élément incontournable dans le système prostitutionnel, notamment pour les mineurs. Ainsi, le Mouvement du Nid estime que 60 % des contacts entre les clients et les personnes prostituées se font par Internet. Aujourd'hui, les mineurs se prostituent essentiellement en postant des annonces sur Internet ou en se faisant recruter sur les réseaux sociaux. Ces sites Internet génèrent des millions d'euros de chiffre d'affaires chaque année grâce à un système d'annonces publiables moyennant rémunération. De tels sites font office d'intermédiaire entre des personnes qui se livrent à la prostitution et des clients. Selon nous, ils sont coupables à deux égards de proxénétisme. En effet, ils tirent d'une part des revenus de la prostitution d'autrui et ils font d'autre part office d'intermédiaire. Deux plaintes sont d'ailleurs instruites actuellement à l'encontre d'un site bien connu. Nul ne peut toutefois présager de l'issue de ces instructions, car il reste extrêmement difficile d'établir la culpabilité de tels sites Internet, même si le code pénal prévoit la possibilité d'inculper des personnes morales pour proxénétisme. Nous aimerions trouver une meilleure solution pour adopter de nouvelles dispositions législatives qui pourraient faciliter le travail de la justice et aider plus systématiquement à condamner ces sites.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie pour cette présentation. Je suis sûre que nous aurons des débats intéressants.

Vous souhaitez instaurer un âge du consentement. À ce jour, la délégation aux droits des femmes n'a pas arrêté de position commune.

En effet, nous souhaitons instaurer un âge du consentement. La proposition de loi de Marie Mercier repose, selon ses auteurs, sur l'argument essentiel d'avoir inversé la charge de la preuve. Malgré tout, je vous rejoins. En effet, les notions « d'écart d'âge significatif » ou « de capacité de discernement » laisseront une trop grande marge d'appréciation aux magistrats et ne garantissent pas une application cohérente sur tout le territoire. Le débat est donc ouvert. Vous avez bien fait de rappeler que les viols et les atteintes sexuelles sur les mineurs surviennent en général dans le milieu familial. Vos propositions concernant la définition et la caractérisation de l'inceste me semblent donc intéressantes, de même que vos propositions sur la prostitution, en raison des nouvelles pratiques et des nouveaux médias qui la rendent très différente de ce nous imaginions il y a une dizaine d'années.

Maryvonne Blondin . - Merci beaucoup pour votre présentation et pour votre engagement. Vous avez réalisé une analyse fine de ce projet de loi, ce que je tiens à souligner. De nombreux débats ont été soulevés lors de son examen à l'Assemblée nationale. J'aimerais savoir si, dans votre analyse, vous avez pu déterminer les raisons qui amènent les enfants à se livrer à la prostitution. Subissent-ils une pression de la famille ou une forme de harcèlement à l'école ?

En outre, j'aimerais connaître votre position concernant la convention de Lanzarote pour les droits et la protection des enfants émise par le Conseil de l'Europe et ratifiée par la France en 2010.

Inès Révolat . - Comme je l'ai souligné au début de ma présentation, le COFRADE a vocation à se concentrer sur l'application de la Convention internationale des droits de l'enfant de l'ONU, qui constitue notre texte de référence. Nous avons connaissance de la convention de Lanzarote, qui prévoit d'ailleurs un âge de consentement. La France nous paraît donc manquer à ses engagements sur ce point.

Maryvonne Blondin . - Cette convention a notamment permis de mettre en place des outils pour lutter contre les agressions et les viols des enfants.

Arthur Melon . - Pour répondre à votre question sur les raisons qui poussent des mineurs à se livrer à la prostitution, il existe des idées reçues selon lesquelles il s'agirait d'une question de survie ou d'un attrait pour l'argent facile - terme auquel nous préférons celui d'argent rapide, car ce que vivent ces jeunes filles n'a rien de facile. Certes, le discours des mineurs qui se prostituent fait état de questions vénales et pécuniaires de manière récurrente. Comme certains le disent : « Je gagne beaucoup d'argent », « J'ai de belles affaires », « Je gagne un SMIC en un week-end, toi tu gagnes un SMIC en un mois. » Mais nous savons que ce discours cache des problématiques psychologiques autrement plus graves et plus profondément enfouies. Aucune étude ne détermine précisément le profil de ces mineurs, puisque la France n'a jamais travaillé sérieusement sur le sujet. Toutefois, des retours d'expérience existent grâce à des chercheurs qui ont publié des rapports sur ce sujet. Nous relevons ainsi un point commun entre la plupart des victimes : il s'agit de personnes vulnérables, qui manquent d'estime d'elles-mêmes, qui éprouvent un fort besoin d'affection et d'amour. En outre, à l'adolescence, l'intégration dans un groupe prime sur le respect de soi, sur ses propres désirs et ses propres limites. À cette période, la pression du groupe peut prendre l'ascendant sur les prédispositions personnelles. Il arrive fréquemment que ces jeunes filles aient vécu des expériences amoureuses dégradantes ou décevantes, quand elles n'ont pas subi de violences sexuelles. En outre, elles font preuve d'une grande immaturité affective et sexuelle.

Ensuite, la bascule dans la prostitution peut survenir de diverses manières. Il arrive que, à la suite d'une fugue par exemple, ces jeunes filles soient hébergées ou nourries par des personnes qui leur procurent une impression de sécurité, alors qu'elles finissent par les livrer à la prostitution. Il peut s'agir également de lover boys , c'est-à-dire de petits copains qui profitent de leur emprise et de la dépendance affective de la jeune fille pour la forcer à avoir des rapports sexuels avec des tiers, qu'ils soient amis ou clients. Ils utilisent des discours du type : « Si tu m'aimes vraiment et que tu veux prouver que tu m'aimes, couche avec la personne », « Si tu veux m'aider pour mes dettes ou si tu veux qu'on puisse acheter du cannabis, il faut que tu couches avec cette personne. » Concernant le cannabis, l'addiction constitue évidemment un facteur d'emprise. Dans certains cas, les jeunes basculent dans la prostitution pour obtenir les substances dont ils ressentent le besoin. Dans d'autres cas, les substances les aident à endurer les souffrances et les douleurs ressenties dans le cadre de la prostitution.

Enfin, la bascule dans la prostitution peut survenir par une forme de banalisation ou par un effet d'entraînement et de mode. Par exemple, nous recensons des cas de jeunes filles qui font des fellations tarifées dans des établissements scolaires, aussi bien dans les banlieues que dans de grands établissements. Ces jeunes filles considèrent que « ça se fait ». Elles tiennent les propos suivants : « Tout le monde le fait, donc si je ne le fais pas, de quoi j'ai l'air ? », « Une fellation n'est pas vraiment un rapport sexuel, d'ailleurs je garde ma virginité », « C'est pas vraiment différent que de faire un bisou » ou encore « C'est pas de la prostitution puisque je suis pas dans la rue. »

Nous constatons donc plusieurs facteurs de banalisation. De plus, la culture pornographique et consumériste détériore les repères que les mineurs peuvent avoir en la matière. Enfin, la fragilité, la vulnérabilité et le phénomène d'emprise reviennent de manière persistante.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Je souhaite partager avec vous plusieurs remarques. Je suis personnellement consternée par l'évolution que prend le projet de loi. À l'origine, il rencontrait les objectifs des associations de protection de l'enfance ainsi que des associations féministes. Pourtant, nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation où nul n'en semble satisfait. Au Sénat, nous nous demandons par conséquent s'il existe une possibilité de trouver une issue favorable à cette impasse.

Mon analyse est la suivante. Nous avons voulu poser un interdit sur les relations sexuelles entre personnes majeures et personnes mineures. Je laisse d'ailleurs de côté la question du seuil d'âge, même si je suis désormais d'avis de le fixer à treize ans, puisque cette option semble consensuelle. Le HCE s'est prononcé en ce sens. J'estime cependant que nous nous sommes trompés sur les plans technique et juridique en cherchant à étendre le viol à la relation sexuelle entre une personne majeure et une personne mineure. L'objectif consiste en réalité à la criminaliser. Comme le viol répond à ses propres caractéristiques et à ses propres conditions, et que nous envisagions une présomption de contrainte, nous nous sommes heurtés au fait qu'il n'existe pas de présomption en droit pénal, a fortiori de présomption irréfragable.

Par ailleurs, nous ne parvenons pas à résoudre la question de l'inconstitutionnalité. Or seul le Conseil constitutionnel est habilité à se prononcer sur ce point. Pourtant, de nombreuses spéculations circulent, notamment dans les médias, et affirment que la ministre a dû effectuer certains choix par crainte que son texte ne soit déclaré inconstitutionnel. Nous devons donc sortir de cette problématique.

Notre ambition est qu'une relation sexuelle entre une personne majeure et une personne mineure soit soumise à un interdit et passe du niveau de délit à celui de crime. Une telle relation sexuelle doit être traitée comme le viol, c''est-à-dire en tant que viol et autant que le viol. Par conséquent, nous travaillons collectivement sur l'idée d'une disposition plus simple et respectueuse des principes généraux du droit pénal, qui consisterait à considérer qu'une relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur de moins de treize ans est un crime puni d'une peine de réclusion criminelle. De cette manière, nous ne nous raccrochons pas à la définition pénale du viol. Certes, une telle relation sexuelle constitue un viol, notamment d'un point de vue moral, mais elle serait traitée différemment d'un point de vue pénal. L'essentiel à mes yeux consiste à dire qu'il s'agit d'un crime. Nous oeuvrons en ce sens.

En outre, je partage votre avis sur la question de la prostitution des mineurs. La Brigade de protection des mineurs (BPM) estime ainsi que vingt-cinq affaires de prostitution de mineurs ont été traitées en 2014, contre quatre-vingt dix en 2017. Cette augmentation est considérable. Ces mineurs ? pour la plupart des jeunes filles - revendiquent la liberté de faire ce qu'ils veulent de leur corps. Forte de mon expérience sur la loi de pénalisation du client de la prostitution et de sortie du parcours, adoptée en 2016, je remarque de quelle manière ce discours sur la liberté de disposer de son corps a des effets dévastateurs lorsqu'il est appliqué à la prostitution et qu'il est réutilisé par des mineurs. Or les services de police affirment qu'il se trouve toujours un proxénète derrière chacun de ces mineurs qui revendique sa liberté. Il n'existe pas de prostitution sans proxénète, y compris chez les mineurs. Je continue de penser que la loi de 2016 demeure sous-utilisée, puisque le Gouvernement se désengage de ce sujet. Une formation des services de police serait d'ailleurs indispensable afin de parvenir à appliquer l'ensemble des outils législatifs existants, aussi bien sur le volet lié au proxénétisme que sur la pénalisation du client.

Par ailleurs, votre nouvelle définition de la prostitution me paraît intéressante. Je me pose toutefois une question : dès lors qu'un interdit serait posé sur une relation sexuelle entre une personne majeure et une personne mineure, cette définition n'inclurait-elle pas systématiquement la même relation sous forme de prostitution ? Parallèlement, je me demande si le principe de la loi pénale la plus douce ne viendrait pas heurter cette définition. Il me semble qu'une expertise juridique doit être menée sur ce point.

Enfin, j'entends vos remarques sur l'inceste. Pour rappel, la loi du 14 mars 2016 185 ( * ) a réintroduit l'inceste dans le code pénal, comme notion et non comme crime spécifique. Nous avions eu de longues discussions avec les services de la Chancellerie à l'époque, étant donné qu'il s'agit d'un sujet récurrent. J'avais alors été convaincue par l'argument selon lequel le code pénal permet de viser presque toutes les situations d'inceste, dès lors qu'elles impliquent un ascendant. Pour cette raison, je ne me montre pas totalement favorable à rouvrir la question de l'inceste. Il s'agit selon moi d'un puits sans fond de controverse judiciaire.

Je souhaitais par ailleurs vous poser une question. La définition du viol comporte un vide juridique. En effet, le viol se définit comme une pénétration par tout moyen, y compris avec des objets. En revanche, le cas d'une fellation pratiquée par une personne majeure sur un mineur ne relève pas du viol. Or il s'agit à mon sens d'un viol d'un point de vue moral. Toutefois, ces situations se retrouvent toujours classées comme des atteintes sexuelles. Quelle est la meilleure traduction juridique selon vous ?

Inès Révolat . - Nous avons formulé une proposition concernant la définition du viol pour répondre à ces situations. Pour l'heure, cette définition précise que l'acte est « commis sur » la personne d'autrui. Nous avons proposé de changer cette formulation et de la remplacer par « imposé à autrui ». En effet, l'expression « commis sur » se concentre sur le fait qu'une personne pénètre l'autre. En revanche, le terme « imposé » implique clairement que l'acte a été subi par des formes de menace, de violence, de contrainte ou de surprise. Nous avons eu ce débat avec les députés, qui ont accepté notre proposition en commission des lois avant de l'amender en séance publique. La dernière version du texte est ainsi rédigée : « commis sur ou avec » la personne d'autrui. Même si cette formulation nous paraît moins efficace, elle rejoint un objectif similaire à notre proposition. Nous restons toutefois gênés par le fait que l'expression « commis avec » peut donner l'impression que la victime a consenti et participé aux actes. En outre, nous sommes favorables à l'idée de privilégier des formules simples et accessibles afin que les victimes puissent bien comprendre la loi.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Il suffit parfois de changer un mot pour ouvrir un espace qui peut être utilisé par la défense.

Arthur Melon . - En effet, notre but n'est pas tant d'étendre la question du viol aux relations entre personnes majeures et mineures, mais bien de criminaliser ces actes. Nous souhaitons donc veiller à ce que la loi soit claire sur le fait que le rapport sexuel a été subi et contraint. Il est crucial de notre point de vue de le faire de manière à soutenir les victimes dans leur processus de reconstruction psychologique. Pour l'heure, quand un auteur est jugé pour atteinte sexuelle, la loi induit que l'auteur est sanctionné parce que ces actes sont interdits et non parce qu'ils ont été imposés par la contrainte. Nous tenons donc à souligner que la victime doit systématiquement être reconnue comme n'ayant pas consenti. Concernant l'inceste, même si l'on peut aujourd'hui poursuivre des auteurs d'inceste pour agression ou pour viol, il importe que le mineur comprenne clairement que personne ne lui demandera s'il était contraint ou non. À nouveau, si la contrainte doit être prouvée, le comportement de la victime sera encore une fois mis en doute. Or la victime doit savoir que la société reconnaît systématiquement qu'elle n'a pas consenti. Cette reconnaissance lui permettra ensuite de prendre du recul.

Par ailleurs, vous avez affirmé que la loi du 13 avril 2016 186 ( * ) n'était pas suffisamment appliquée. En réalité, cette loi n'a pas vraiment changé le corpus réglementaire et législatif pour les mineurs, qui existe depuis 2002. Le dispositif d'accompagnement et de parcours de sortie, notamment, ne concerne pas les mineurs en situation de prostitution, puisqu'ils sont placés sous la protection du juge des enfants. Ils restent donc dans le cadre de la protection de l'enfance. À ce sujet, de nombreux professionnels nous contactent afin de savoir s'il existe des structures ou des services à destination de ces victimes qui ne se reconnaissent pourtant ni comme victimes, ni comme prostituées et sont par conséquent très difficiles à accompagner. Il nous paraîtrait donc pertinent de réfléchir à des mesures spécifiques à mettre en oeuvre pour leur accompagnement.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour ces précisions. S'agissant de la définition du viol, j'estime que nous devons privilégier des formulations simples. Aujourd'hui, la proposition de loi de Marie Mercier, probablement incompréhensible pour le grand public, ne semble pas atteindre son objectif.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - J'apprécie comme toujours votre façon d'aborder les questions. J'ai pu m'inspirer de ce que vous avez écrit et porté. Au fil des débats, j'ai déposé une proposition de loi qui fixe un seuil de consentement à quinze ans. Je pense en effet que nous portons la responsabilité d'une protection des mineurs qui n'existe pas aujourd'hui, ou pas suffisamment. Je reste persuadée à titre personnel que le seuil de quinze ans constitue une bonne solution. Cependant, si nous parvenons à faire en sorte que le seuil de treize ans emporte le consensus, je m'en satisferai. L'essentiel, à mes yeux, consiste à fixer un âge de consentement. En effet, je constate lors de nos débats que les mineurs et l'enfance ne sont pas protégés.

Je m'interroge en outre sur plusieurs points. Si nous semblons d'accord pour considérer qu'un mineur ne peut pas avoir la maturité psychologique ou sexuelle pour appréhender le fait de suivre une personne majeure et les conséquences que ces actes auront, je me demande si nous devons nous limiter aux quatre critères de contrainte, surprise, violence ou menace. Ce positionnement traduit selon moi une forme de schizophrénie. En effet, la définition actuelle s'inscrit dans notre combat pour les droits des femmes. Mais est-il nécessaire de devoir prouver l'existence d'un de ces quatre critères dans le cas des enfants ? Cela sous-entend que nous reconnaissons qu'un enfant pourrait consentir à une relation. J'estime pour ma part, et il ne s'agit pas d'un jugement moral, qu'un enfant ne peut pas consentir à un acte sexuel. Selon moi, un enfant ne dispose pas de la capacité de discernement qui lui permette de consentir à cela. Si nous considérons que son consentement n'est pas possible, nous devons par conséquent éliminer les critères de contrainte, surprise, violence ou menace quand il s'agit d'enfants. J'identifie là une contradiction importante. Tant que nous restons enfermés sur ces postulats liés à la définition du viol, nous agissons comme si un enfant était un adulte. Or cela n'est pas le cas. L'idée que c'est la protection de l'enfant qui domine fait consensus entre nous.

En outre, concernant la prostitution des mineurs, j'ai récemment vu le reportage « Jeunesse à vendre » sur France 5 , qui m'a paru glaçant. Il souligne le décalage inimaginable de ces jeunes filles, qui n'ont aucunement conscience du fait qu'elles se prostituent. Comme cela a déjà été remarqué, cette situation se rencontre dans tous les milieux sociaux. De plus, les parents se trouvent totalement démunis. Il me semble donc intéressant de réfléchir aux structures à mettre en place pour lutter contre ce fléau. Aujourd'hui, je suis inquiète, car je trouve que la secrétaire d'État ne paraît pas porter la loi que nous avons « arrachée » sur la prostitution.

Enfin, je partage vos préoccupations sur le sujet de l'inceste.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous évoquions en effet la semaine dernière la question de la définition du non-consentement à partir d'un seuil d'âge avec Laurence Rossignol et la délégation.

Je suis d'accord avec ce que vous dites de l'application de la loi sur la prostitution. Aujourd'hui, je vous invite à vous renseigner auprès des préfectures pour savoir si la commission spécifique est installée. Ce n'est pas le cas en Vendée par exemple. J'ai d'ailleurs posé une question au Gouvernement sur ce sujet. Mais il n'existe actuellement pas de volonté au Gouvernement de mettre en place ces commissions départementales. Il s'agit pour moi d'un vrai sujet.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je voudrais revenir sur la difficulté que nous rencontrons d'un point de vue juridique. Devons-nous parler de viol sur mineur, ou au contraire ne pas prononcer le mot viol, ce dernier ayant une définition bien précise ? Comment pouvons-nous sortir juridiquement du fait que nous souhaitons faire en sorte que les critères de contrainte, menace, violence et surprise n'entrent pas en ligne de compte ? Enfin, semble-t-il pertinent de prévoir un âge qui exclurait l'appréciation de ces critères ?

Inès Révolat . - Si ces quatre critères sont supprimés à l'égard des jeunes mineurs, nous rejoindrons en effet un objectif partagé. Toutefois, cette définition équivaudrait à celle de l'atteinte sexuelle, qui n'est qu'un délit, et qui ne reconnaît pas que l'enfant n'est pas consentant. Or il me semble indispensable de trouver un moyen d'affirmer que l'enfant n'est pas consentant.

Certes, il s'agit d'un important travail de réforme du code pénal. Le débat s'est focalisé sur les questions de contrainte. Malheureusement, nous n'avons pas de solution à offrir.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - La notion « d'atteinte sexuelle avec pénétration » est une façon pour le Gouvernement de trancher ce dilemme. Pour moi, une telle définition équivaut à un viol. Mais il s'agit peut-être d'une façon de contourner la difficulté que nous rencontrons.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous nous trouvons là au coeur de notre difficulté. Je ne partage toutefois pas votre point de vue sur l'atteinte sexuelle. Cette dernière est fondée sur le postulat qu'un mineur de moins de quinze ans ne peut pas être consentant. En effet, l'atteinte sexuelle se qualifie par le simple constat d'une relation sexuelle entre une personne majeure et un mineur. Cela signifie que l'auteur n'a pas de possibilité de s'exonérer de sa responsabilité pénale en arguant du consentement du mineur. Le simple fait d'avoir eu une relation sexuelle avec un mineur suffit à qualifier l'atteinte sexuelle. Le postulat d'origine se trouve donc dans le non-consentement.

Toutefois, l'atteinte sexuelle ne distingue pas les actes avec ou sans pénétration. Lorsque nous avons voulu renforcer la sanction sur l'atteinte sexuelle avec pénétration, nous nous sommes référés au seul outil juridique disponible, à savoir le viol. Mais dès lors que nous utilisons l'article sur le viol, nous nous heurtons aux conditions du viol citées précédemment : contrainte, surprise, menace, violence. À partir de ce point, dans un cas jugé aux assises avec une qualification de viol, les avocats de la défense pourront arguer du consentement. Il n'est possible de le faire que si la qualification de viol est retenue avec l'utilisation du code pénal tel qu'il existe aujourd'hui. Toutefois, la défense ne peut évoquer le consentement dans le cas d'une qualification d'atteinte sexuelle en matière délictuelle.

En effet, comme le disait Laurence Cohen, le Gouvernement cherche à sortir de cette situation en créant une atteinte sexuelle avec pénétration, qui constitue une sous-catégorie de l'atteinte sexuelle et par conséquent reste de nature délictuelle. Or vos associations, ainsi qu'un certain nombre de parlementaires, demandent qu'une relation sexuelle avec pénétration entre une personne majeure et un mineur soit considérée comme un crime, à l'instar du viol, et non comme un délit de type atteinte sexuelle. Je parviens donc à la conclusion que la seule solution serait d'affirmer que l'atteinte sexuelle avec pénétration entre une personne majeure et un mineur de moins de treize ans est un crime.

Cependant, nous ne réussirons pas à inclure dans un même article les termes de « viol » et de « crime », sauf à dire : « est puni comme le viol ». Par ailleurs, je ne suis pas favorable à ce que la définition du viol soit modifiée. Selon moi, le droit pénal a en effet besoin de stabilité. Il s'est construit par le code et par la jurisprudence. Cette dernière fonctionne correctement.

Enfin, dès lors que nous choisirons la voie criminelle et que les cas seront portés devant la cour d'assises et non devant le tribunal correctionnel, les avocats de la défense pourront toujours faire valoir leurs arguments. Dans les médias, il est facile d'affirmer qu'aucune discussion ne peut avoir lieu sur le consentement d'un enfant de moins de quinze ans ou de treize ans. Néanmoins, les droits de la défense, qui doivent aussi être protégés, impliqueront la mobilisation de tout argument visant à atténuer la responsabilité de l'auteur. Il suffira de constater qu'il y a eu une pénétration pour appliquer la nouvelle définition et porter l'affaire en cour d'assises. Là encore, nul n'empêchera le parquet de déqualifier le viol en atteinte sexuelle pour le correctionnaliser, comme cela se produit déjà. Les principes du droit pénal et les droits de la défense doivent encadrer nos réflexions. La justice doit fonctionner selon ses principes.

Arthur Melon . - Je ne partage pas tout à fait votre analyse sur la différence entre l'atteinte sexuelle et le viol. En effet, si nous nous basons sur l'affaire de Pontoise, le point qui a choqué dans la qualification d'atteinte et non de viol ne porte pas tant sur la peine passée de vingt ans à cinq ans, mais sur le fait que la jeune fille ait été considérée comme consentante.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - J'aimerais citer en retour l'affaire de Meaux, dans laquelle la qualification de contrainte a abouti à un acquittement.

Arthur Melon . - En effet. J'aimerais simplement souligner la réelle différence d'analyse qui existe entre l'atteinte sexuelle et le viol. Certes, l'atteinte sexuelle interdit un rapport sexuel entre une personne majeure et un mineur de quinze ans, sans rien présumer du contexte dans lequel ce rapport a eu lieu, ou en présumant plus exactement qu'il a eu lieu dans le cadre d'une relation libre et consentie. Si cela n'avait pas été le cas, il se serait alors agi d'un viol. La différence d'appréciation qualitative est donc importante.

Dominique Vérien . - La proposition de Laurence Rossignol consiste à dire qu'une relation sexuelle, consentie ou non, est un crime à partir du moment où la personne sur laquelle cet acte est commis est âgée de moins de treize ans. Cette proposition permet donc de criminaliser l'action sur les mineurs de moins de treize ans. Je suis favorable à cette solution. En effet, même si la qualification de viol n'est pas retenue, celle de crime aura selon moi une portée forte. L'essentiel est de punir la personne et d'interdire totalement les rapports sexuels entre des adultes et des mineurs de moins de treize ans. Dans ce cas, il n'est plus nécessaire de prouver les critères de contrainte, de violence, de menace ou de surprise. En dessous de treize ans, il s'agit indiscutablement d'un crime.

Mon autre question porte sur la prostitution. Vous parlez beaucoup des jeunes filles, alors que nous savons que les violences sexuelles sur les mineurs touchent 50 % de garçons. Par conséquent, je me demande si la prostitution des jeunes atteint une telle répartition. Travaillez-vous avec l'Éducation nationale sur le sujet ? Nous sentons qu'il existe un problème d'éducation fondamental sur la définition de l'atteinte au corps et sur les conséquences de la prostitution.

Arthur Melon . - En effet, sur le premier point, il faut que la qualification de crime soit appliquée afin que la victime sache qu'elle a subi un préjudice. Aujourd'hui, l'atteinte ne reconnaît pas un préjudice. Le plus important nous semble être de reconnaître ce préjudice, pour résumer notre pensée globale.

Par ailleurs, en réponse à votre question sur la prostitution, nous ne disposons aujourd'hui d'aucun moyen de connaître la proportion de filles et de garçons qui se livrent à la prostitution. Nous comptons vraisemblablement une plus grande proportion de filles que de garçons. Néanmoins, nous avons observé qu'il s'agissait plus souvent de garçons dans le cas de victimes de nationalité étrangère, notamment dans un contexte de traite des êtres humains par le biais de certains réseaux. Ainsi, de jeunes garçons Roms se trouvent livrés à la prostitution autour de la Gare du Nord ou dans les bois. Il peut également s'agir de jeunes garçons éloignés du domicile familial en raison de leur orientation sexuelle. Pour des raisons de survie, ils sont parfois amenés à faire ce que nous appelons du « michetonnage », c'est-à-dire d'entrer dans une relation pseudo-romantique et sexuelle dans le but d'obtenir des faveurs matérielles. Ces deux types de victimes masculines sont celles que nous identifions le plus. Il serait intéressant en effet de mieux connaître la proportion entre les garçons et les filles dans le cadre de la prostitution des mineurs.

Enfin, concernant l'Éducation nationale, lorsque l'ACPE a réalisé ses premières actions concernant la prostitution des enfants en France, un numéro spécial du journal Mon Quotidien a été envoyé à des familles et à des enseignants. Aucune réaction n'a suivi. Nous avons constaté à ce moment-là qu'il existait un travail de grande ampleur à mener pour briser le tabou et le silence qui règnent en France sur ce sujet.

Nous avons ensuite réalisé un guide pédagogique avec une équipe d'enseignants. Ce travail nous a pris deux ans. Nous avions obtenu une subvention du Conseil général de l'Essonne quand Maud Olivier en était la présidente. Ce guide, présenté sur un site Internet, prévoyait de nombreuses ressources écrites ou vidéos, ainsi que des jeux, afin de sensibiliser de manière générale les enfants aux violences sexuelles et à la prostitution. Ces ressources étaient par ailleurs adaptées au niveau de maturité des enfants, de la maternelle au lycée. Étant donné que nous n'avons pas les moyens d'intervenir fréquemment dans des établissements, nous souhaitions mettre des outils à la disposition des enseignants pour qu'ils réalisent eux-mêmes ce travail. Après ces deux ans de préparation, nous avons voulu tester les ressources créées. Mais cela n'a pas été possible dans l'Essonne. Ce sujet est très difficile à aborder dans les établissements scolaires. À ce jour, personne n'a utilisé ces ressources alors qu'elles sont accessibles gratuitement.

Nous avions également présenté ce projet à Najat Vallaud-Belkacem lorsqu'elle était secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes. Quand elle est devenue ministre de l'Éducation nationale, cela s'est avéré plus difficile.

Céline Boulay-Espéronnier . - J'aimerais poser une question. Quelle peine encourent les auteurs de comportements inappropriés de type exhibitionnisme vis-à-vis d'un mineur, sans qu'il n'y ait de contact physique ? Le caractère incestueux représente-t-il une circonstance aggravante dans ce cas ?

Arthur Melon . - Sauf erreur de ma part, il s'agit là d'un cas de corruption de mineurs. La corruption de mineurs n'est définie ni dans la loi ni dans le code pénal. Quelques jurisprudences permettent donc de l'interpréter, par exemple des cas de mineurs ayant été incités à se livrer à la masturbation. Je crois que ces actes peuvent être punis jusqu'à dix ans d'emprisonnement.

Céline Boulay-Espéronnier . - L'exhibitionnisme d'une personne majeure envers un mineur n'est-il pas un cas d'atteinte sexuelle ?

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - L'exhibitionnisme relève de l'article 222-32 du code pénal. Il est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

Arthur Melon . - L'atteinte sexuelle nécessite un contact physique dans tous les cas.

Marie-Pierre Monier . - Je m'interrogeais également sur la répartition entre filles et garçons dans la prostitution des mineurs. Vous nous avez répondu sur ce point. Par ailleurs, lorsque nous avions évoqué la lutte contre le système prostitutionnel, il me semble que nous avions considéré une forte proportion de mineurs étrangers qui étaient concernés par la prostitution. Disposez-vous de plus amples informations sur ce sujet ?

De plus, je ne comprends pas pourquoi la France ne parvient pas à fixer un âge de non-consentement alors que le Royaume-Uni, la Belgique et l'Espagne l'ont fait.

Enfin, le texte du projet de loi prévoit de faciliter la qualification des faits en viol en le définissant comme « un abus de vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour consentir à ces actes. » J'aimerais donc savoir comment il est possible d'apprécier cette vulnérabilité d'un point de vue juridique.

Inès Révolat . - En effet, les termes choisis dans le texte du projet de loi relèvent d'une nature subjective. Ils seront donc entièrement soumis à l'appréciation du juge. La vulnérabilité ou le discernement s'avèrent extrêmement difficiles à apprécier lorsque les faits sont jugés dix à quinze ans plus tard. Ce texte ne pose aucun interdit clair généralisable à tous les mineurs en dessous d'un certain âge, ce qui nous pose une grande difficulté. Cet article de loi pourra permettre de caractériser les faits au cas par cas. Les magistrats et les avocats que nous avons eu l'occasion de rencontrer à ce sujet indiquent que le texte prévoit des questions qui se posent naturellement lors d'un procès. Ils n'ont pas besoin que le texte précise la notion de vulnérabilité pour s'interroger sur ce point. Le texte n'apporte rien en ce sens.

En outre, pour répondre à votre question sur l'incapacité de la France à fixer un âge de non-consentement, nous entendons de manière récurrente qu'il s'agit d'un problème de constitutionnalité. En effet, les présomptions irréfragables s'avéreraient probablement inconstitutionnelles. Toutefois, comme Laurence Rossignol l'a rappelé, il incombe au seul Conseil constitutionnel de se prononcer en la matière. Ce point a été évoqué à de nombreuses reprises lors des débats à l'Assemblée nationale. Les législations étrangères comportent toutefois des différences. Le Haut conseil à l'égalité a cité l'exemple de l'Angleterre dans son dernier avis. Dans ce pays, l'âge de treize ans a été fixé comme seuil de non consentement. Une infraction de viol sur mineurs de moins de treize ans ( child abuse ) a été créée. Or un problème a été soulevé quelques années après autour de l'élément intentionnel, qui ne semblait pas assez caractérisé. Par conséquent, la mission pluridisciplinaire mandatée en France par le Premier ministre a ajouté cette mention afin de contourner ce problème : « lorsque l'auteur connaissait ou ne pouvait ignorer l'âge de la victime. »

En Angleterre, il a été demandé au législateur de repréciser la loi. Même si nos droits diffèrent d'un pays à l'autre, nous sommes tous soumis au respect de la présomption d'innocence. À l'origine, le texte britannique prévoyait que l'infraction était constituée « si l'homme pénètre intentionnellement le vagin, la bouche ou l'anus d'une autre personne avec son pénis et si l'autre personne a moins de treize ans. » L'infraction est punie de l'emprisonnement à vie. Ensuite, la Chambre des Lords a précisé que l'élément intentionnel résidait dans le fait que l'homme utilisait son pénis intentionnellement pour pénétrer l'orifice d'un enfant de moins de treize ans. De ce fait, les respects des droits à la défense sont assurés et le procès est équitable. Les Anglais ont réussi à contourner le problème. De la même manière, la mission pluridisciplinaire a essayé de préciser en quoi consistait l'élément intentionnel.

Arthur Melon . - Concernant la prostitution des enfants étrangers, l'ACPE ne mène pas de mission d'accompagnement, de soin ou d'éducation. Nous nous concentrons sur nos missions de plaidoyer, d'alerte et de sensibilisation. Il se trouve en effet que la prostitution des mineurs est rarement évoquée. Elle est abordée le plus souvent sous l'angle de la traite des êtres humains. La plupart du temps, les politiques publiques qui s'y intéressent le font sous l'angle de la lutte contre les réseaux internationaux. Dans nos travaux, nous ciblons davantage la prostitution sociétale qui concerne l'ensemble des milieux sociaux et des mineurs de nationalité française. Il convient de bien préciser que la prostitution des mineurs étrangers, liée à la traite, ne représente qu'une partie de la prostitution des mineurs en France.

Marie-Thérèse Bruguière . - Je suis surprise par la réponse qui a été apportée concernant les personnes qui se livrent à la masturbation devant des enfants. Nous avons connaissance de cas qui ont commencé par de la masturbation et qui ont abouti à des viols. Il faut donc que nous protégions mieux les enfants. En outre, les sanctions prévues dans ce genre de cas me paraissent trop légères.

Par ailleurs, ayant travaillé dans une maternité, je peux témoigner de cas dans lesquels des bébés sont nés d'une union incestueuse. Je me demande s'il serait possible de demander une prise de sang afin de déterminer l'identité du père. Ces faits m'ont toujours choquée et je pense que nous devrions agir sur ce point. Un jour ou l'autre, l'inceste finit par être connu, même quand la famille le couvre. Il s'agit d'un réel problème.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - En effet, la question de l'inceste rejoint nos préoccupations. Aujourd'hui, nous n'arrivons pas suffisamment à protéger les enfants. Il reste un travail de grande ampleur à mener sur ces sujets. Dans un cas d'inceste entre personnes majeures, il s'avère difficile de le condamner. L'emprise de la famille détermine également l'inceste, ce qui complexifie nos moyens d'action. Si les faits ne sont pas dénoncés, je ne vois pas de quelle manière nous pourrions agir.

Victoire Jasmin . - Au fil des auditions, je m'aperçois que des remises en question successives viennent à la fois ajouter des éléments à notre réflexion, mais aussi compliquer notre tâche. Concernant le viol, je suis d'avis que tout acte sexuel sur des mineurs de moins de treize ans serait un crime. En outre, il me semble évident que des circonstances aggravantes doivent être retenues lorsqu'un proche ayant autorité est impliqué, ou dans les cas incestueux.

Nous devons d'autre part nous interroger sur les causes de la prostitution, même si ce n'est pas exactement notre débat d'aujourd'hui. Nous avons parlé des réseaux de traite. Néanmoins, il nous faut aussi comprendre pourquoi certains parents se voient contraints de prostituer leurs enfants, par exemple.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - J'aimerais simplement préciser que la protection des enfants ne se joue pas uniquement dans le code pénal. La protection des enfants se fait d'abord sur la protection des enfants en danger. La notion d'enfant en danger est bien plus vaste que celle des infractions pénales. Il est possible de protéger un enfant, même si l'infraction qu'il a subie n'est pas identifiée.

Arthur Melon . - Pour en revenir à l'observation sur des faits d'exhibitionnisme qui entraînent ensuite d'autres actes plus graves, nous nous sommes constitués partie civile dans certaines affaires d'agression ou de viol qui avaient été précédés par des actes de moindre gravité. En l'état actuel, il ne s'agit pas de récidive, mais, au mieux, de réitération. Par conséquent, nous avions proposé de modifier le régime des récidives dans une étude que nous avons réalisée il y a deux ans. Cette évolution viserait à montrer que certaines infractions qui ne relèvent pas des mêmes qualifications puissent être considérées comme des récidives lorsqu'elles concernent les mêmes sujets.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - La récidive concerne des faits sanctionnés pénalement alors que la réitération définit des faits qui se sont reproduits.

Céline Boulay-Espéronnier . - Je suis étonnée que l'exhibitionnisme soit considéré comme de la corruption de mineurs et non comme une atteinte sexuelle.

Arthur Melon . - L'atteinte sexuelle nécessite un contact physique.

Céline Boulay-Espéronnier . - L'exhibitionnisme peut selon moi marquer un enfant autant que des atteintes physiques.

Arthur Melon . - Vous avez évoqué tout à l'heure le besoin de formation. Nous rencontrons de nombreux professionnels, dont des éducateurs, qui affirment n'avoir jamais été formés sur ce sujet. Par conséquent, ils découvrent le problème de la prostitution des mineurs lorsqu'ils y sont confrontés, si toutefois ils veulent bien le voir. Il arrive aussi qu'ils ne le perçoivent pas, même en ayant toutes les preuves nécessaires sous les yeux. L'ACPE propose donc un nombre croissant de formations afin d'identifier les signes de repérage et d'appréhender l'organisation de ce phénomène.

Nous considérons en outre que la meilleure des préventions reste l'éducation à la sexualité et aux rapports affectifs. Depuis la loi de 2016, la question de l'exploitation sexuelle et de la prostitution est entrée dans les programmes. Toutefois, les rares séances d'éducation sexuelle que les jeunes reçoivent portent plutôt sur des aspects hygiénistes et génitaux, et pas suffisamment sur les aspects relationnels, le bien-être ou le respect du corps et d'autrui.

Françoise Cartron . - Notre enjeu consiste en priorité à produire un texte qui soit lisible par l'opinion publique. Toutefois, il est vrai que la complexité de ces questions augmente à mesure que nous avançons dans nos réflexions. Or plus un texte est complexe, moins il est lisible. Par conséquent, nous devons favoriser des formulations simples. Je suis donc favorable à l'idée de considérer tout rapport sexuel entre un adulte et un mineur de moins de treize ans comme un crime. Tout le monde comprendra cela. Nous pourrons l'expliquer facilement. Si nous introduisons d'autres conditions telles que la contrainte ou la menace, nous impliquons qu'il peut exister une forme de consentement, ce qui me dérange considérablement.

Concernant l'accompagnement des services sociaux, il existe certainement un vrai besoin de formation et de sensibilisation. Dans ma vie professionnelle, j'ai été confrontée à un enfant d'école maternelle à qui sa mère faisait régulièrement des fellations. Il les dessinait, mais il n'en parlait pas. Il ne pouvait pas parler. La situation a été très compliquée. Je n'ai cessé d'alerter durant les trois ans qu'il a passés à l'école maternelle. Par conséquent, je peux affirmer qu'il reste un travail de formation considérable à réaliser, notamment pour sortir de certaines réticences à éloigner un enfant de sa mère dans ce genre de cas.

Maryvonne Blondin . - Toutes nos discussions m'ont rappelé une rencontre avec la pédopsychiatre Catherine Bonnet, auteure notamment du livre L'enfance cassée . Elle y pose cette question : l'inceste et la pédophilie sont-ils insoutenables au point qu'il soit préférable de les nier ? Elle a été confrontée à la difficulté de signaler ce genre de faits. Sa carrière s'en est ressentie.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Une proposition de loi a été votée l'an dernier pour rappeler aux médecins qu'ils ne peuvent pas être poursuivis pour diffamation en cas de signalement. C'était en réalité déjà le cas, mais cela a été confirmé. Par ailleurs, le Conseil national de l'Ordre des médecins promeut désormais cette disposition. Catherine Bonnet, pour sa part, pousse la démarche plus loin en demandant une obligation de signalement et une sanction pour les médecins qui ne le font pas.

Inès Révolat . - Pour conclure sur la prostitution, nous manquons en réalité de données pour pouvoir avancer. La loi de 2016 prévoyait notamment la remise d'un rapport gouvernemental deux ans plus tard. Nous l'attendons avec impatience.

Arthur Melon . - Il s'agit d'un rapport au Parlement que vous avez vocation à consulter.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie toutes et tous d'avoir participé à cette audition ce matin. Merci à nos invités pour les éclairages qu'ils nous ont apportés.

Audition, en commun avec la commission des Lois, de Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et de Marlène Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

(11 juin 2018)

- Présidence conjointe d'Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, et de Philippe Bas, président de la commission des Lois -

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Avec Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, nous sommes heureux d'accueillir Mmes Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et Marlène Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, pour cette audition sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, dont Marie Mercier, qui était déjà rapporteur de la proposition de loi d'orientation et de programmation du Sénat pour une meilleure protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles, sera rapporteur. Je tiens à dire d'emblée qu'il n'y a pas d'opposition, entre le Gouvernement et le Sénat, sur les objectifs poursuivis. Chacun est convaincu de la nécessité d'une prise de conscience collective et il convient de donner un coup d'arrêt à un certain nombre de comportements qui ne devraient plus avoir cours à notre époque. Toutefois, être d'accord sur les fins n'empêche pas de discuter des moyens ; ce n'est pas parce que les objectifs poursuivis sont d'une légitimité incontestable que les moyens le sont aussi.

Grâce aux échanges entre la commission des lois et la délégation aux droits des femmes, et à la réflexion menée dans le cadre d'un groupe de travail pluraliste constitué par la commission des lois à l'automne dernier, le Sénat a formulé des propositions. Cela ne fut pas en vain : non seulement nous sommes déjà d'accord sur l'allongement du délai de prescription à trente ans pour les crimes sexuels commis à l'encontre des mineurs, mais en plus, nous avons eu le bonheur de constater que les députés de la majorité parlementaire ont su faire usage de nos travaux, les reprenant parfois mot pour mot dans leurs amendements, même dans leurs objets : ainsi des dispositions qui s'étaient vu opposer un avis défavorable du Gouvernement au Sénat ont été adoptées par l'Assemblée nationale avec un avis favorable du Gouvernement... C'est le cas pour l'extension de la surqualification pénale de l'inceste aux viols et agressions sexuelles commis à l'encontre de majeurs, de l'aggravation des peines encourues pour atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans et de l'aggravation des peines pour non-assistance ou pour non-dénonciation des agressions et atteintes sexuelles commises à l'encontre des mineurs. En quelque sorte, le Sénat sert ainsi de bureau législatif aux députés de la majorité parlementaire, et nous aurions pu y voir une sorte d'hommage, si notre travail avait été cité... Hélas, cela n'a pas été le cas.

Nous avons aussi noté un progrès important sur le fond : le Gouvernement a clairement renoncé à un dispositif de nature inconstitutionnelle en abandonnant l'idée de créer une situation dans laquelle un agresseur aurait pu être condamné à vingt ans de prison sans avoir la possibilité de se disculper ; c'est ce qu'on appelle une présomption irréfragable de culpabilité. Celle-ci figurait dans le projet initial du Gouvernement, qui voulait certainement réagir à l'actualité. Mais après avoir pris le temps de la réflexion, et après avoir consulté le Conseil d'État, il a admis qu'une telle disposition était impossible dans un État de droit. En tant que président de la commission des lois, il m'appartient aussi, au risque d'apparaître parfois sans doute ringard, de veiller au respect des droits de la défense et de l'État de droit.

Nous nous demandons aussi pourquoi le Gouvernement a inscrit dans ce texte des dispositions qui relèvent du pouvoir réglementaire. La Chancellerie considère-t-elle désormais que les contraventions relèvent du domaine législatif ? Il faudrait dans ce cas modifier l'article 34 de la Constitution à l'occasion de la prochaine révision constitutionnelle ! D'autres dispositions relèvent aussi plutôt d'une circulaire ou d'une directive aux parquets de la direction des affaires criminelles et des grâces : c'est le cas, par exemple, d'une disposition précisant comment interpréter la notion de contrainte, qui est l'un des éléments constitutifs du viol. Nous devons aussi à cet égard être cohérents avec le travail que le Gouvernement a engagé, dans son projet de révision de la Constitution, en matière d'irrecevabilité des amendements dépourvus de portée normative ou qui relèvent du domaine réglementaire.

Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes . - Je tiens tout d'abord à remercier le président de la commission des lois d'avoir bien voulu associer la délégation aux droits des femmes à cette audition. Les violences faites aux femmes constituent pour nous une préoccupation constante. Ce projet de loi était très attendu depuis les annonces de Mme Schiappa au mois d'octobre dernier. Nous l'examinons désormais selon la procédure accélérée. Notre délégation a mis à profit les cinq mois entre l'annonce du projet de loi et sa présentation au conseil des ministres en mars pour mener une série d'auditions sur la problématique globale des violences faites aux femmes, qu'il s'agisse des violences sexuelles, intrafamiliales, conjugales, du harcèlement sexuel, des violences en ligne, etc. Certaines des conclusions de nos travaux se traduiront sous forme d'amendements au projet de loi. Celui-ci suscite d'énormes attentes de la part des associations de protection de l'enfance et de lutte contre les violences faites aux femmes, plus particulièrement des associations de victimes, notamment sur la question de la protection des mineurs. Je veux, à cet égard, souligner l'intérêt de la proposition de loi d'orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles, présentée par nos collègues Philippe Bas et Marie Mercier, et adoptée par le Sénat le 27 mars dernier. Ce texte constituera certainement une source d'inspiration dans le cadre de nos débats à venir. Notre objectif est de trouver la solution la plus protectrice pour les victimes et plus particulièrement pour les plus jeunes. Je tiens enfin, mesdames les ministres, à vous remercier de votre présence. Les membres de la délégation aux droits des femmes, en particulier, sont très heureux d'accueillir ce soir Mme Marlène Schiappa, puisque nous n'avons pas pu l'entendre au sein de notre délégation depuis le 20 juillet 2017.

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Ce projet de loi est le fruit de la volonté forte exprimée par le Président de la République lors de son discours du 25 novembre 2017, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination des violences à l'égard des femmes, de lutter contre les violences sexuelles et sexistes. Ses dispositions s'inspirent des nombreux rapports relatifs à l'amélioration du droit des femmes et à la défense des enfants victimes. Je pense ici, entre autres, à l'excellent rapport de la Mission de consensus Flament-Calmettes, qui a travaillé sur la délicate question de l'adaptation de notre droit de la prescription en matière de crimes sexuels commis sur les mineurs.

Ce texte permet aussi de répondre à l'incompréhension suscitée par des affaires judiciaires récentes, dans lesquelles des fillettes de onze ans ont pu être considérées comme ayant consenti à des rapports sexuels avec des hommes majeurs. Ce projet de loi permet enfin, dans le contexte de libération de la parole qui a suivi l'« affaire Weinstein », d'améliorer notre législation pour lutter contre toutes les formes de harcèlement, qu'il soit commis sur Internet ou dans la rue.

Je sais que le Sénat a mené un travail de réflexion sur le sujet, qui a abouti à l'adoption d'une proposition de loi en mars dernier. Sur certains points, nos deux textes présentent des différences, notamment sur le recours à la notion de présomption de contrainte qui figure dans la proposition sénatoriale, là où le Gouvernement a fait le choix d'une disposition de nature interprétative. Mais les deux textes présentent également un certain nombre de similitudes : l'allongement de la prescription à trente ans, l'extension de la surqualification pénale de l'inceste aux viols et agressions sexuelles commis à l'encontre de majeurs, l'aggravation - de cinq à sept ans - de la peine d'emprisonnement encourue en matière d'atteinte sexuelle, l'aggravation des peines d'emprisonnement pour les délits de non-assistance à personne en danger ou de non-dénonciation de mauvais traitements, lorsque ces délits sont commis sur des mineurs de quinze ans. Il m'apparaît donc que, au-delà de nos divergences sur la présomption, qui semblent difficilement surmontables d'un point de vue juridique, nous devrions pouvoir nous rejoindre sur certains points.

Ce projet de loi renforce de façon significative notre arsenal législatif répressif en matière de lutte contre les violences sexuelles, d'une part, et de lutte contre toutes les formes de harcèlement, d'autre part. Je présenterai le premier point et Marlène Schiappa vous présentera le second.

L'article 1 er allonge le délai de prescription de l'action publique pour les crimes sexuels commis sur des mineurs, le portant de vingt à trente ans à compter de la majorité de ces derniers. Cette modification est apparue indispensable afin de laisser davantage de temps aux victimes pour porter plainte et de faciliter la répression de tels actes, notamment lorsqu'ils sont incestueux. Cet allongement de la prescription est cohérent avec l'augmentation générale des délais de prescription opérée par la loi du 27 février 2017. Avant cette réforme, qui a porté la prescription de dix à vingt ans pour l'ensemble des crimes, la prescription des crimes sexuels sur mineurs était déjà de vingt ans, donc plus longue que la prescription de droit commun. Il n'est donc pas absurde de rétablir la différence qui préexistait entre la prescription des crimes de droit commun et celle des crimes sexuels sur mineurs. Cet allongement est ensuite utile pour donner aux victimes le temps nécessaire pour dénoncer les faits, en prenant notamment en compte les mécanismes de la mémoire traumatique, et éviter ainsi l'impunité de leurs auteurs. Le délai de trente ans commençant à courir à compter de la majorité de la victime, celle-ci pourra porter plainte jusqu'à l'âge de 4huit ans, au lieu de 3huit ans actuellement. À l'Assemblée nationale, plusieurs amendements visant à rendre imprescriptibles les crimes sexuels commis sur des mineurs ont été repoussés. En effet, il apparaît que l'imprescriptibilité doit être limitée aux crimes qui, par nature, sont imprescriptibles, à savoir les crimes contre l'humanité, notamment le crime de génocide. Par ailleurs, le délai de trente ans que nous avons retenu est celui qui est déjà prévu par notre droit pour les crimes les plus graves autres que les crimes contre l'humanité, comme les crimes de guerre, d'eugénisme et de terrorisme. Enfin, une imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs serait très vraisemblablement censurée par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 22 janvier 1999 sur le traité portant statut de la Cour pénale internationale, le Conseil n'a, en effet, admis l'imprescriptibilité que pour les crimes « touchant l'ensemble de la communauté internationale », ce qui n'est pas le cas des crimes commis à l'encontre des mineurs, en dépit de leur extrême gravité. C'est notamment pour ces raisons que le rapport Flament-Calmettes n'avait pas préconisé l'imprescriptibilité, mais plutôt un allongement de la prescription à trente ans. En revanche, le Gouvernement a donné un avis favorable sur un amendement des députés visant à compléter la liste des crimes pour lesquels la prescription est trentenaire, en y ajoutant le meurtre et l'assassinat en toutes circonstances, et pas seulement lorsque les faits sont accompagnés de tortures, dès lors que ces crimes sont commis sur des mineurs.

L'article 2, qui comprend trois mesures, est celui qui suscite le plus de débats. Tout d'abord, en matière de viol et d'agression sexuelle, il complète l'article 222-22-1 du code pénal : lorsque les faits sont commis sur la personne d'un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise peuvent résulter de l'abus de l'ignorance de la victime ne disposant pas de la maturité ou du discernement nécessaires pour consentir à ces actes. Ensuite, en matière d'atteintes sexuelles sur mineur de quinze ans, le texte double les peines encourues, à hauteur de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende, lorsqu'un acte de pénétration sexuelle a été commis par le majeur. Enfin, en cas de comparution devant la cour d'assises pour des faits de viol sur mineur de quinze ans, la question subsidiaire sur la qualification d'atteinte sexuelle devra obligatoirement être soulevée par le président de la cour d'assises si l'existence d'une violence, contrainte, menace ou surprise est contestée. Lors de la discussion à l'Assemblée nationale, l'esprit des dispositions contenues dans cet article a été préservé ; en revanche, tous les amendements qui tendaient à créer une présomption légale ou à retenir un seuil spécifique de treize ans ont reçu un avis défavorable du Gouvernement et ils n'ont pas été adoptés. Pour quelles raisons avons-nous agi ainsi ? Éclairé par l'avis très précis et très ferme du Conseil d'État, le Gouvernement a retenu la seule solution juridique possible pour améliorer la lutte contre les infractions sexuelles commises sur des mineurs. Je le répète, notre volonté ferme est que l'ensemble de ces crimes soient effectivement punis. Cette solution juridiquement acceptable consiste à préciser la notion de contrainte morale ou de surprise lorsqu'une atteinte sexuelle est commise sur un mineur de quinze ans. Dans cette hypothèse, l'objectif est de favoriser le recours à la qualification de viol ou d'agression sexuelle. En outre, l'objectif est d'aggraver la répression des pénétrations sexuelles sur mineur lorsque celles-ci ne constituent pas un viol. Il n'est pas possible de prévoir des règles spécifiques pour les mineurs de treize ans, car il nous a semblé que la fixation d'un double seuil d'âge à quinze ans, pour préciser les notions de contrainte et de surprise, et à treize ans dans d'autres cas, aboutirait à une réforme particulièrement complexe, illisible et incompréhensible pour l'opinion publique. Surtout la fixation d'un seuil de treize ans donnerait, à tort, l'impression qu'une atteinte sexuelle commise par un majeur sur un mineur plus âgé, ayant entre 13 et quinze ans, serait licite, voire tolérable, ce qui n'est évidemment pas acceptable. C'est pourquoi nous avons jugé préférable que le code pénal ne fixe qu'un seul et unique seuil, celui de quinze ans.

Comme l'a relevé le Conseil d'État, l'institution d'une présomption irréfragable en matière criminelle serait contraire aux exigences constitutionnelles de respect de la présomption d'innocence. Si un tel mécanisme est acceptable en matière contraventionnelle, voire pour certains délits, il ne peut s'appliquer à des crimes. Ont également été rejetés les amendements visant à faire de l'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans un viol ou une agression sexuelle, sans condition de violence, menace, contrainte ou surprise, en raison des réserves appuyées du Conseil d'État sur la constitutionnalité d'une telle disposition.

Les députés ont utilement amélioré la rédaction de la disposition interprétative relative aux notions de contrainte et de surprise en préférant l'abus de la vulnérabilité à l'abus d'ignorance et en supprimant la référence trop incertaine à la maturité. Lorsque les faits sont commis sur un mineur de quinze ans, la contrainte morale et la surprise sont effectivement caractérisées par l'abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour consentir à ces actes. L'article 2 a, en outre, été complété par plusieurs dispositions. La définition du viol a tout d'abord été revue, afin que tout acte de pénétration permette de caractériser l'infraction, qu'il soit commis sur la personne de la victime ou sur l'auteur. Le viol sera ainsi constitué par un acte de pénétration de toute nature, commis sur ou avec la personne d'autrui. La notion d'inceste a, par ailleurs, été étendue aux victimes majeures, comme le prévoyait votre proposition de loi, ainsi qu'aux faits commis par un cousin germain, lorsque celui-ci a autorité sur la victime. En outre, les peines encourues pour le délit d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans sans pénétration - soit en pratique des attouchements - ont été portées à sept ans d'emprisonnement et à 100 000 euros d'amende. La définition du délit a été reformulée pour préciser que l'incrimination s'applique hors les cas de viol ou d'agression sexuelle. Il s'agit, là encore, d'une reprise de la proposition sénatoriale.

Plusieurs amendements ont, par ailleurs, permis d'enrichir utilement le cadre juridique en matière de répression des infractions sexuelles ou violentes. Les articles 2 bis et 2 bis B modifient le code de l'action sociale et des familles pour préciser que la politique de prévention du handicap mise en oeuvre par l'État, les collectivités territoriales et les organismes de protection sociale doit comprendre des actions de sensibilisation, de prévention et de formation concernant les violences, notamment sexuelles, à destination des professionnels et des personnes en situation de handicap. L'article 2 bis C aggrave les peines encourues à sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende pour le délit de non-assistance à personne en danger et à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour celui de non-dénonciation de mauvais traitement ou d'infraction sexuelle lorsque la victime est un mineur de quinze ans, comme le prévoyait le texte sénatorial. L'article 2 bis D étend la communication d'informations issues du fichier des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes aux présidents d'établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), par l'intermédiaire des préfets, comme cela se fait pour les maires. Enfin, l'article 2 bis E prévoit, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la loi, la remise d'un rapport du Gouvernement sur les dispositifs locaux d'aide aux victimes d'infractions sexuelles et d'un rapport sur les dispositifs locaux d'aide à la mobilité de ces mêmes victimes.

Marlène Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes . - Je suis heureuse de présenter notre projet de loi devant le Sénat, dont l'approche s'avère toujours précieuse. Il représente le fruit d'un travail engagé avant même l'élection du Président de la République, qui a qualifié l'égalité entre les femmes et les hommes de grande cause du quinquennat. Les attentes exprimées cet automne par les 55 000 participants au Tour de France de l'égalité ont confirmé notre ressenti : l'égalité réelle entre les femmes et les hommes est un voeu pieux si la société tolère que s'exercent massivement des violences sexistes et sexuelles. Le présent projet de loi constitue une réponse efficace et concrète à l'exigence de mieux condamner les infractions sexuelles, de mieux sanctionner les auteurs des violences et, ainsi, de mieux protéger les victimes, notamment mineures. Nous partageons tous le même objectif ! Ce consensus s'est exprimé dans les différents travaux dont le Gouvernement s'est inspiré pour élaborer le texte : la Mission de consensus menée l'an passé par Flavie Flament et Jacques Calmettes sur la prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineurs ; les travaux parlementaires réalisés par la délégation aux droits des femmes et à l'égalité de l'Assemblée nationale, par les députés du groupe de travail sur la verbalisation du harcèlement de rue, ainsi que par le groupe de travail sénatorial sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs ; enfin, par la mission pluridisciplinaire d'experts installée par le Premier ministre.

Ces travaux ont mis en évidence un même constat : trop peu d'agresseurs sont poursuivis et donc punis pour leurs actes. Seulement 10 % des victimes de violences sexuelles portent plainte et seulement 10 % des plaintes aboutissent à des condamnations : 1 % des violeurs sont donc condamnés. Le projet de loi vise en conséquence à améliorer la sanction des violences sexistes et sexuelles, conformément à l'engagement pris par le Président de la République le 25 novembre 2017. Il représente ainsi un pilier de l'édifice que nous avons commencé à bâtir pour répondre à un triple objectif : mieux prévenir les violences, mieux accompagner les victimes et mieux sanctionner les agresseurs. D'autres mesures fortes le complètent, dont certaines correspondent à des préconisations de votre rapport sur les infractions sexuelles sur mineurs : l'ouverture, d'ici à la fin de l'année 2018, à titre expérimental, de dix centres de soins de psychotraumatismes pour les victimes de violences ; le lancement avant l'été d'une plateforme de signalement en ligne gérée par les forces de l'ordre pour informer et orienter les victimes ; le déploiement d'un plan de formation initiale et continue des professionnels du secteur public - forces de l'ordre, personnel soignant, magistrats, enseignants - conformément aux objectifs de la circulaire du 9 mars 2018 ; enfin, des dispositifs inscrits dans le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et élaborés en concertation avec les partenaires sociaux et les organisations patronales pour faire reculer les violences sexistes et sexuelles au travail. Cette dernière initiative se double d'un appel à projets d'un montant de un million d'euros, financé sur le budget de mon secrétariat d'État, pour soutenir les initiatives locales de prévention des violences sexistes et sexuelles au travail et d'accompagnement des victimes. À cet égard, je souhaite rappeler fermement que nous n'avons pas diminué d'un seul centime les subventions allouées aux associations nationales de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ; plusieurs ont même été augmentées, comme l'aide dont bénéficie le Collectif féministe contre le viol . En outre, le Gouvernement finance, à hauteur de 4 millions d'euros, une ambitieuse campagne de communication visant à sensibiliser et à responsabiliser nos concitoyens aux violences sexistes et sexuelles. Jamais un gouvernement n'a consacré autant de moyens au combat culturel contre les agissements sexistes, terreau de toutes les violences de notre société !

Nous avons trop longtemps fermé les yeux, nourrissant ainsi le sentiment d'impunité des agresseurs. Notre projet de loi porte l'ambition de mettre un terme à une situation indigne en améliorant le traitement judiciaire et sociétal des viols et des violences sexistes et sexuelles, notamment commis sur mineurs. Outre notre ambition de condamner davantage d'auteurs d'infractions sexuelles, nous souhaitons élargir la définition du harcèlement pour pénaliser les « raids numériques ». Les ateliers du Tour de France de l'égalité ont mis en exergue l'exposition des jeunes à de nouvelles formes de violence sexiste et sexuelle en ligne. Insultes, harcèlement moral et sexuel, menaces de viol ou de mort : les violences commises dans l'espace virtuel ont les mêmes conséquences sur la santé, comme sur la vie sociale et intime des victimes. L'article 3 du projet de loi adapte notre droit à la lutte contre les raids numériques. La définition du harcèlement ne le considère constitué que lorsque les propos ou les comportements sont répétés par une même personne. Désormais, la répétition pourra résulter de l'action unique mais concertée de plusieurs auteurs à l'encontre d'une même victime. Les plaintes en seront facilitées et Internet cessera de représenter un espace de non-droit pour les harceleurs.

Le projet de loi sanctionne enfin, avec l'article 4, le harcèlement dit « de rue » en créant l'infraction d'outrage sexiste, conformément à l'engagement du Président de la République. Angle mort de notre droit positif, le harcèlement de rue entrave pourtant gravement la liberté des femmes. Imaginez que près de huit femmes sur dix déclarent craindre de sortir seule le soir dans la rue, d'après une récente étude de l'Institut français d'opinion publique (IFOP) et de la Fondation Jean-Jaurès. Les femmes qui, dans leur trajet quotidien pour aller travailler, doivent se préoccuper de leur sécurité et élaborer des stratégies d'évitement, ne peuvent avoir l'état d'esprit de conquête nécessaire à leur réussite professionnelle ! Les jeunes femmes qui se rendent à l'université ne peuvent réussir sereinement leurs examens si, chaque jour, elles s'inquiètent de leur sécurité dans les transports en commun ! La vie quotidienne des femmes est gravement affectée par le harcèlement de rue. Pour mieux les protéger, le texte permet, avec l'infraction d'outrage sexiste, de réprimer les propos ou comportements à connotation sexiste ou sexuelle imposés à une personne, portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou créant à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. L'amende maximale, s'agissant d'une contravention de 4 ème classe, est fixée à 750 euros, pouvant faire l'objet de la procédure simplifiée de l'amende forfaitaire à 90 euros si elle est réglée immédiatement. Lorsque les faits seront commis avec circonstances aggravantes - sur un mineur de quinze ans ou dans les transports en commun par exemple -, la contravention sera de 5 ème classe, punie d'une amende maximale de 1 500 euros ou de 3 000 euros en cas de récidive. Par ailleurs, les auteurs des faits pourront être condamnés à des peines complémentaires, comme l'obligation de suivre un stage contre le sexisme et de sensibilisation à l'égalité entre les femmes et les hommes. Ces comportements pourront être verbalisés en flagrant délit par les forces de police, notamment par la police de la sécurité du quotidien formée à cet effet. La reconnaissance de cette infraction permet de poser un interdit social clair : il est interdit d'intimider des femmes. Il s'agit non pas d'une incivilité trop longtemps tolérée, mais d'un comportement pénalement répréhensible !

Le Gouvernement a fait le choix de la responsabilité en s'engageant avec une détermination absolue dans la lutte contre les violences, notamment lorsqu'elles sont commises à l'encontre des plus fragiles. Notre projet de loi constitue une avancée essentielle pour répondre à cette exigence. Il sera complété des mesures précédemment évoquées et des dispositifs annoncés par le Premier ministre lors du comité interministériel pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, le 8 mars dernier. Nos concitoyens attendent que nous combattions avec la plus grande fermeté ceux qui portent atteinte à leur dignité, à leur sécurité et à leur liberté. Nous devons collectivement nous montrer à la hauteur de cette attente.

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Un chiffre m'effraie et me laisse stupéfait : seul 1 % des viols, dites-vous, donnerait lieu à une condamnation. De quelle étude est tirée cette conclusion ? Les magistrats seraient-ils, selon vous, trop laxistes ?

Marlène Schiappa, secrétaire d'État . - Je laisserai la garde des Sceaux répondre à votre seconde interrogation. Le chiffre officiel de 1 % a été établi sur le fondement d'une estimation : 10 % des viols donneraient lieu à des plaintes, dont 10 % se concluraient par une condamnation. Des freins expliquent ce faible résultat. L'accès à la plainte n'est d'abord pas toujours aisé, bien que le mouvement #MeToo ait entraîné une libération de la parole et, partant, un accroissement de 34 % du nombre de plaintes en zone de police et davantage encore en zone de gendarmerie, au cours du dernier trimestre de l'année 2017. L'accès à la plainte sera notamment facilité par la plateforme que j'évoquais précédemment. Quant à la proportion de condamnations, elle pourrait croître grâce aux nouveaux outils mis à la disposition des magistrats par le projet de loi. Enfin, le plan de formation que j'ai présenté avec Olivier Dussopt, secrétaire d'État en charge de la Fonction publique, devrait également participer de l'évolution des comportements au sein des forces de l'ordre comme de la justice.

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Les magistrats, bien entendu, ne sont pas laxistes. Par ailleurs, il convient de rappeler que le chiffre de 1 % représente une estimation. Peut-être faudrait-il réaliser des études plus approfondies pour s'assurer de sa réalité. Mais n'oublions pas dans une querelle de chiffres une situation juridique insatisfaisante. Plusieurs raisons expliquent le faible nombre de condamnations. D'abord, comme l'indiquait Marlène Schiappa, de nombreuses victimes de viols ou d'agressions sexuelles ne déposent pas plainte, raison pour laquelle nous avons souhaité développer un mécanisme de pré-plainte en ligne. Il ne s'agit aucunement d'une déshumanisation ou d'une robotisation de la justice, mais d'une possibilité offerte aux victimes de ne pas immédiatement se rendre dans un commissariat ou une gendarmerie. La pré-plainte permettra évidemment de convenir ensuite d'un entretien avec un enquêteur. Ensuite, la qualité d'écoute n'est vraisemblablement pas assez développée, chez les forces de l'ordre comme chez les magistrats. Des formations seront renforcées à cet effet. Par ailleurs, la preuve - je rappelle que le viol est caractérisé par quatre éléments : la violence, la menace, la surprise et la contrainte - est parfois délicate à établir ou à reconstituer. Enfin, il existe une tendance à la correctionnalisation des viols parce que le tribunal correctionnel va statuer plus rapidement qu'une cour d'assises, d'autant que les jurés font parfois preuve d'une attitude plus sévère que les magistrats professionnels. L'ensemble de ces paramètres, qu'il faudrait plus finement analyser, aboutit au résultat que nous constatons en matière de condamnation.

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Notre groupe de travail a procédé à une analyse similaire.

Marie Mercier, rapporteur . - Nous partageons bien entendu avec le Président de la République et le Gouvernement le désir de lutter contre les violences sexuelles et sexistes, notamment à l'encontre des mineurs de moins de quinze ans. Je dois pourtant vous avouer que je n'avais pas conscience de ce combat commun lorsque nous avons débattu de notre proposition de loi le 27 mars dernier... Vous aviez alors rejeté les amendements que nous proposions. Nous sommes certes ravis de constater qu'ils ont finalement été repris par l'Assemblée nationale lors de l'examen du présent projet de loi, mais quelque peu étonnés de vos revirements... Vous avez nommé une mission pluridisciplinaire au mois de février dernier, qui s'est peu réunie. Notre groupe de travail, sous la présidence de Philippe Bas, a auditionné, pendant cinq mois, plus de 120 personnes... Je regrette que nous n'ayons pas été associés à cette mission, afin d'oeuvrer en collaboration au bénéfice de la prévention des plus vulnérables. Vous auriez pu davantage nous associer ! Nous n'avons malheureusement pas pu prendre connaissance des conclusions de la mission pluridisciplinaire. Sans douter de leur intérêt, nous serions heureux d'en disposer.

Des interrogations demeurent à l'issue de vos propos liminaires. Je ne comprends ainsi guère la différence entre l'outrage sexiste et l'injure sexiste, déjà réprimée. Une contravention pour outrage sexiste pourra-t-elle, par ailleurs, être infligée à un mineur ? Le jeune âge est sans pitié et, trop souvent, les relations entre mineurs peuvent s'avérer d'une grande violence. Enfin, des moyens supplémentaires seront-ils alloués à la justice pour éviter le recours trop fréquent à la correctionnalisation de ces dossiers ? Pensez-vous que la création de tribunaux criminels réponde à la demande des victimes, qui ont grand besoin d'être entendues dans le cadre d'un véritable procès avec un jury populaire ? Dans notre proposition de loi, nous insistions, autour de trente-quatre propositions, sur la formation à l'écoute et au recueil averti de la parole des victimes.

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous procéderiez à une simplification des stages dans le futur projet de loi. Dès lors, est-il de bon augure de créer un nouveau stage pour six mois ?

Nous partageons, je n'en doute pas, le même objectif, mais tout passe d'abord par l'éducation et le respect. D'ailleurs, les lycées et les collèges ne nous ont pas attendus pour travailler autour du harcèlement. Nous ne pourrons jamais tout écrire dans la loi. Il importe de prévenir, afin de protéger au mieux toutes les personnes vulnérables et nos enfants. Finalement, la réalité n'est qu'un clair-obscur.

François Pillet . - Personne ne pourra jamais soutenir - je l'espère en tout cas - que nous ne partageons pas avec fermeté le même objectif, surtout pas le Sénat, qui, historiquement et chronologiquement, a commis de nombreux rapports sur ce point, y compris sur le thème des violences en général. Ainsi a-t-il régulièrement contribué à améliorer la législation sur les violences intrafamiliales. Pour autant, je formulerai deux observations.

J'adhérerai certainement à la nouvelle définition du viol, qui permettra de mettre fin à quelques curieuses décisions de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Toutefois, quand viendra l'heure du bilan, dans quelques années, il ne faudrait pas que notre combat semble avoir été engagé pour satisfaire notre bonne conscience. Le projet de loi apportera-t-il réellement des progrès aux victimes ?

Concernant l'allongement du délai de prescription, comme vous l'avez indiqué à juste titre, madame la garde des Sceaux, dans tous les cas, le problème, c'est la preuve. Quand les témoins ont oublié, ou ont voulu oublier, quand ils sont morts, quand il n'y a plus aucune trace matérielle de l'agression, donnerons-nous vraiment une arme supérieure aux victimes en faisant passer le délai à trente ans ? Pour ma part, je ne le pense pas. Il y a là un risque supérieur, celui du dépérissement de la preuve, avec deux conséquences : la première au détriment des victimes qui, après avoir rouvert leurs blessures, risquent de s'entendre dire que la preuve n'est pas rapportée, et se retrouveront victimes une seconde fois ; la seconde au détriment des innocents, qui, en dépit du non-lieu ou de l'acquittement, ne pourront démontrer leur innocence puisque les preuves auront été effacées, et l'opprobre demeurera. Cette disposition ne me semble donc pas constituer un progrès. Il importe que les victimes libèrent leur parole le plus rapidement possible. Récemment, mon collègue François-Noël Buffet a envisagé la possibilité de faire en sorte que le traumatisme qui vous fait oublier pendant une certaine période de votre vie ce dont vous avez été victime conduise à une interruption de prescription, ce qui serait de nature à favoriser plus l'intérêt des victimes. Veillons à ce que l'allongement du délai n'ait pas pour conséquence d'aggraver les choses.

Par ailleurs, le Gouvernement aurait pu prendre la responsabilité de créer la contravention sans en passer par la loi, d'autant que, dans un avenir prochain, il nous sera proposé de faire en sorte que ce type d'amendements soit irrecevable d'office. Mais surtout, cette contravention existe déjà. L'injure sexiste, c'est une expression outrageante. S'il faut faire un peu d'orfèvrerie juridique et rédactionnelle, pourquoi pas, Mais ne disons pas à tout va que l'on va régler le problème, alors que tous les policiers affirment que cette disposition serait absolument inapplicable. Évitons de nous donner un peu trop bonne conscience en donnant l'illusion aux victimes que l'on va mieux traiter leur situation ! La situation catastrophique qu'elles connaissent ne se résoudra qu'en leur permettant, psychologiquement et sociologiquement, nous en sommes tous d'accord, de libérer leurs paroles. Encore faudrait-il plus de moyens budgétaires que prévu dans les lois de programmation.

Philippe Bas, président . - In cauda venenum .

Laurence Rossignol . - Merci, mesdames les ministres, pour vos exposés fournis.

Je veux vous dire ma satisfaction que soit allongé le délai de prescription pour les crimes sexuels commis sur mineurs. Les divers inconvénients présentés par notre collègue François Pillet ont déjà été évalués et pesés ; on peut d'ailleurs presque avoir les mêmes interrogations avec la prescription à vingt ans, notamment concernant la conservation des preuves. La pluralité de victimes et la répétition du même scénario permettent justement d'apporter des preuves. Dans l'« affaire Flavie Flament », l'allongement de la prescription aurait permis de qualifier de viol ce qu'avaient subi toutes ces jeunes femmes victimes du même homme et de poursuivre celui-ci. Il faut prendre le risque, parce que les victimes demandent et attendent cette mesure. On répond là à une demande de la société, à faible coût juridique, à mon sens. Du reste, les victimes ne sont pas naïves, elles savent à quel point il va leur être difficile d'apporter la preuve, parole contre parole.

Introduire l'outrage sexiste dans la loi revient à poser des interdits. Il s'agit d'une sorte de cliquet civilisationnel. Le décret n'aurait pas eu le même impact. Le Gouvernement a souhaité que ce soit dit clairement après les campagnes contre le harcèlement. Je rappelle la campagne très réussie conduite par ma prédécesseure Pascale Boistard sur le harcèlement dans les transports en Île-de-France.

En revanche, il n'a échappé à personne que l'article 2 est déceptif : il a créé beaucoup de déception chez tous les parlementaires, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, et dans tous les groupes, si j'ai bien compris. La déception est également large dans les milieux associatifs. Vous-même, Marlène Schiappa, avez annoncé au mois de novembre dernier vouloir fixer un seuil de présomption de non-consentement irréfragable. Les diverses péripéties entre vos annonces et le texte présenté aujourd'hui constituent probablement pour vous une petite déception. C'est la vie d'un ministre : il n'y a pas de honte à dire que l'on n'a pas obtenu ce que l'on voulait.

Par cet article, trois objectifs étaient visés, à mon sens : poser un interdit clair quant à toute relation sexuelle avec pénétration entre un majeur et un mineur ; poser le postulat qu'il ne saurait y avoir de consentement de la part d'un enfant lors d'une relation sexuelle avec un majeur - c'est la base -et, enfin, poursuivre cette relation sexuelle comme un viol s'entendant par en tant que et autant que. Nous avons fait l'erreur - j'en prends ma part - de chercher à étendre la définition du viol pour viser les relations sexuelles avec pénétration entre un majeur et un mineur. Or c'est impossible. Le viol a quatre caractéristiques : violence, contrainte, surprise ou menace, la contrainte pouvant être morale. On ne peut pas tordre la définition du viol pour arriver à y inclure une relation sexuelle dans laquelle la seule contrainte puisse être une contrainte morale, qui prête lieu à discussion devant les tribunaux. S'il n'y avait pas de discussion sur la contrainte morale, il n'y aurait pas de discussion sur le consentement de l'enfant. Vous avez fait le choix de rester dans le domaine délictuel, en créant une atteinte sexuelle avec pénétration, plus sévèrement punie que l'atteinte sexuelle, mais moins punie qu'un viol sur mineur : dix ans contre vingt ans. Cet écart trouble et on reste dans le délictuel et non pas dans le criminel. Or pour nous, il s'agit d'un crime et il n'y a pas de consentement possible. On nous oppose l'inconstitutionnalité, mais j'ai pour principe de penser que seul le Conseil constitutionnel sait ce qui est inconstitutionnel ou pas. Je le dis en connaissance de cause : pour avoir porté une loi dont tout le monde avait pensé qu'elle serait inconstitutionnelle, je constate qu'elle l'a été moins que prévu. Aussi, je vous propose de changer d'angle de vue.

Il est incontestable que la présomption irréfragable n'est pas acceptable en droit pénal, a fortiori en matière criminelle. En revanche, la chambre criminelle de la Cour de cassation a déjà jugé que, en deçà d'un jeune âge - en l'occurrence six ans -, un enfant ne peut pas avoir consenti aux actes sexuels dont il est victime. La chambre criminelle de la Cour de cassation prendrait-elle des décisions anticonstitutionnelles ? La discussion porte donc bien sur l'âge, pas sur un principe juridique. Dès lors, à partir de quel âge considérons-nous que l'enfant n'a pas conscience de ce qu'il fait et qu'il ne peut donc pas avoir consenti à une relation sexuelle avec un majeur ? Après réflexions, études et discussions, nous sommes nombreux à considérer que l'âge est de treize ans. À douze ans, nous avons affaire à des enfants. Nous sommes un certain nombre ici à être parents. Personne n'irait imaginer qu'un enfant de douze ans puisse consentir à une relation sexuelle avec un adulte. Avec un mineur, c'est une autre affaire. Madame la garde des Sceaux, qu'est-ce qui nous empêche de prévoir qu'une relation sexuelle entre un majeur et un mineur de treize ans est un crime puni d'une peine de vingt ans ? Le parquet conservera toute l'opportunité des poursuites et pourra évaluer les situations spécifiques. La défense pourra présenter les mêmes arguments qu'aujourd'hui : par exemple, que l'auteur des faits ne pouvait connaître l'âge de la personne ; les droits de la défense seraient ainsi respectés. Qualifier de crime une relation sexuelle entre un majeur et un mineur de treize ans me semble parfaitement conforme au droit constitutionnel.

Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes . - Merci, mesdames les ministres, pour vos exposés. Je rejoins totalement les propos de Laurence Rossignol. La délégation aux droits des femmes travaille depuis quelques semaines sur ce sujet et est arrivée à la conclusion qu'il était possible de créer cette nouvelle infraction qui ne reposerait pas sur la menace, la violence, la contrainte et la surprise, qui sont les critères du viol.

Je partage la proposition du Gouvernement d'allonger le délai de prescription de vingt ans à trente ans. Ce qui est valable pour vingt ans l'est aussi pour trente. Par nos auditions, nous avons compris l'attente de nombreuses victimes.

Je poserai une question concernant les moyens, madame la secrétaire d'État. Vous avez annoncé la création d'un numéro national dédié aux victimes de harcèlement sexuel. Il semble que coexistent plusieurs numéros pour les victimes de violences. Toutefois, n'est-il pas paradoxal de créer un nouveau numéro, alors que des dispositifs existent déjà et sont connus ? Dans un contexte budgétairement contraint, n'aurait-il pas été préférable d'allouer plus de moyens à des personnes déjà formées pour répondre aux attentes ? La multiplication des dispositifs de signalement ne risque-t-elle pas de compliquer la tâche des victimes pour identifier l'interlocuteur le mieux adapté ? À l'heure de la simplification, simplifions les choses pour les victimes ! Quelle sera la coordination entre le numéro national dédié aux victimes de harcèlement sexuel dont vous avez annoncé la création et le numéro d'écoute national destiné aux femmes victimes de violences ? Enfin, vous avez indiqué que les moyens dévolus aux associations étaient maintenus. Compte tenu de la libération de la parole et de la complexité à ester en justice, les associations que nous avons auditionnées ne peuvent pas répondre, à moyens constants, aux attentes des victimes. Que proposez-vous ?

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Monsieur le président Bas, permettez-moi auparavant de répondre aux deux observations que vous avez formulées dans votre propos liminaire.

Vous avez critiqué le Gouvernement, qui prend parfois des dispositions législatives que vous estimez de nature réglementaire, évoquant la question des contraventions, qui relèverait du domaine réglementaire. Ce processus s'est déjà produit, et vous avez vous-même, me semble-t-il, voté l'interdiction du voile intégral.

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Je n'avais pas la chance d'être parlementaire à cette époque !

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Par ailleurs, de telles dispositions ne sont pas censurées par le Conseil constitutionnel. Nous avons souhaité introduire la contravention pour outrage sexiste, considérant que cela revêtait une dimension puissante. J'ajoute de manière plus juridique que nous avons introduit à l'article 4 une nouvelle peine à titre complémentaire, celle de stage : un stage de lutte contre le sexisme et pour l'égalité entre les femmes et les hommes. Comme vous le savez, toute nouvelle peine doit être créée par la loi. Dès lors, il nous a semblé difficile de décorréler ces deux notions. C'est la raison pour laquelle nous avons utilisé cet instrument juridique. Évidemment, lorsque vous aurez adopté les nouvelles dispositions de la future Constitution, nous veillerons à ce qu'il n'y ait pas de dispositions réglementaires dans les dispositions législatives...

Vous avez également souligné qu'un certain nombre de dispositions, que nous qualifions nous-mêmes d'interprétatives, relèveraient de la circulaire. Certes, mais là encore, ce n'est pas la première fois que de telles dispositions sont ainsi introduites. J'en veux pour preuve l'article 222-22-1 du code pénal, qui est une disposition interprétative.

Madame le rapporteur, vous vous interrogez sur la pertinence de la création du tribunal criminel. Dans le projet de réforme de la justice que j'aurai l'occasion de vous présenter au mois d'octobre prochain, nous proposerons la création, à titre expérimental, du tribunal criminel, qui pourrait juger les questions de viol. Vous soulignez que les victimes attendent des procès avec jury populaire. Il y aura bien un procès, avec audition de témoins, avec la possibilité de s'exprimer aussi longuement que le président du tribunal le jugera nécessaire à l'établissement de la vérité, mais le jury sera composé de cinq magistrats. J'entends bien votre observation, que j'ai déjà entendue, mais on ne saurait affirmer de manière absolue que toutes les victimes veulent des procès avec jury populaire et on ne saurait généraliser cette demande. En tout cas, l'instauration des tribunaux criminels permettra de juger des viols en tant que crimes et plus rapidement que ne le fait la cour d'assises, non pas parce que la procédure sera plus légère, mais parce que le procès pourra avoir lieu dans des délais plus rapprochés.

Vous craignez que la future loi de réforme de la justice ne mette fin au stage prévu comme peine complémentaire pour l'outrage sexiste. Pas du tout, par souci de clarté, nous proposons de regrouper l'ensemble des stages.

Monsieur Pillet, vous vous demandez si ce projet de loi apportera réellement des progrès aux victimes, insistant sur cet adverbe. Vous avez même dit qu'il fallait éviter que nous ne nous donnions bonne conscience à peu de frais.

L'allongement du délai de prescription à trente ans poserait, selon vous, des problèmes de preuves. Bien évidemment, de ce point de vue, je ne peux que vous rejoindre. Pour autant, nous pensons que les phénomènes d'amnésie traumatique, qui ont été mis en évidence, pourront peut-être permettre de reconstituer des vérités sur la base de témoignages, voire de faits, lesquels seront de nature à apporter des éléments de preuve. N'oublions pas que les éléments de preuves scientifiques ont progressé. La méthode du faisceau d'indices que les enquêteurs et les juges pourront mettre en exergue pourra peut-être permettre la reconstitution d'éléments de preuve. Je ne pense donc pas que cette disposition soit totalement inutile, ni nécessairement contre-productive.

Par ailleurs, il me semble que certaines victimes auront besoin de dire ce qu'elles ont vécu. On ne peut pas adopter sur ces questions-là une position générale. Ce que nous proposons pour toutes ces personnes victimes de crimes pendant leur minorité me semble quand même un progrès.

Sur la distinction entre injure et outrage, il existe bien une distinction. Marlène Schiappa va y revenir.

Enfin, je m'étonne, monsieur le sénateur, que vous doutiez des moyens de la justice, qui seront considérablement accrus par la loi de programmation (1,7 milliard d'euros en cinq ans et 6 500 emplois, plus que tout ce qui a été fait auparavant).

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Nous sommes heureux que vous fassiez progresser le budget de la justice, mais je vous renvoie à la loi de programmation pour la justice de septembre 2002 : vous constaterez que l'effort budgétaire de cette période était nettement supérieur.

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Madame Rossignol, vous soulevez un problème difficile : la rédaction de l'article 2, dont vous dites qu'il est déceptif. Je le comprends, compte tenu des attentes formulées par les uns ou les autres. Moi-même, j'avais évoqué une présomption à treize ans. Ce n'est pas que nous n'avons pas obtenu ce que nous voulions ; ce que nous voulions, nous l'avons obtenu, à savoir mieux combattre le crime de viol avec des instruments juridiques adaptés.

Vous dites que nous avons fait le choix de rester dans le domaine délictuel en créant l'atteinte sexuelle avec pénétration. Je ne suis pas d'accord : nous avons fait le choix de combattre le crime de viol en assouplissant considérablement la question centrale de la preuve pour la rendre quasi automatique pour les mineurs de quinze ans puisque, pour eux, la contrainte résultera de leur vulnérabilité par absence de discernement nécessaire. Ce faisant, les magistrats pourront, lorsque la situation se présentera à eux, décider que la contrainte découlera de la question du discernement et de la vulnérabilité : la violence est toujours établie. Nous nous donnons ainsi les moyens de combattre très efficacement les crimes de viol.

Par ailleurs, dans la situation actuelle, les atteintes sexuelles, donc délictuelles, sont envisagées sans distinguer s'il y a ou non pénétration. Cela me semble dangereux dans la mesure où le code pénal interdit déjà toute relation sexuelle entre un mineur de quinze ans et un majeur. Il me semble curieux de ne pas aggraver l'atteinte sexuelle lorsqu'il y a pénétration. Ce faisant, nous n'avons pas la volonté de correctionnaliser les crimes de viol. Au contraire puisque nous donnons au juge les moyens d'assouplir considérablement la charge de la preuve pour les mineurs de quinze ans.

Votre proposition reprend celle de Jean-Pierre Rosenczveig, à savoir la criminalisation de toute relation avec un mineur de moins de treize ans. Je pense que cette proposition est doublement dangereuse : d'une part, je ne suis pas sûre de sa constitutionnalité ; d'autre part, s'agissant d'une nouvelle peine, elle ne s'appliquerait que pour le futur et non aux plaintes actuellement instruites puisque la loi pénale n'est pas rétroactive.

Laurence Rossignol . - Ce que vous dites est également valable pour l'article 2.

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Non, puisque c'est interprétatif. Il peut donc s'appliquer aux faits passés.

Marlène Schiappa, secrétaire d'État . - Madame le rapporteur, pour élaborer ce projet de loi, au-delà du travail mené lors de la campagne présidentielle, il faut mentionner le Tour de France de l'égalité entre les femmes et les hommes, qui a réuni pendant près d'un an 55 000 participants, soit la plus grande consultation citoyenne jamais organisée par un gouvernement, en France métropolitaine et outre-mer, avec l'audition d'experts. Les conclusions de la mission interdisciplinaire sont disponibles en ligne sur le site de Matignon. En ce qui concerne la question de l'éducation, le Gouvernement considère que ce doit être une priorité, car c'est par l'éducation que nous pourrons faire avancer l'égalité entre les femmes et les hommes. Mais outre les politiques publiques et les actions menées par l'éducation nationale, une part de ce travail incombe aux familles. En tout cas, je vous renvoie à deux articles publiés dans L'Express et dans Version Fémina , dans lesquels le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et moi-même avons détaillé les propositions du Gouvernement et les mesures mises en oeuvre à partir de la rentrée prochaine. Ainsi, nous avons décidé de mettre en place des référents égalité dans chaque établissement scolaire, c'est-à-dire une personne formée à l'égalité entre les filles et les garçons à laquelle tout le monde pourra s'adresser. De même, une « mallette des parents » sera déployée à partir de la rentrée prochaine contenant de la documentation relative à l'égalité entre les filles et les garçons (respect des valeurs républicaines, mixité non négociable entre les filles et les garçons, respect d'autrui, lutte contre les violences sexistes et sexuelles, y compris les plus violentes, qui ont cours dès le plus jeune âge, questions liées à l'orientation pour décloisonner les filières). Enfin, nous avons décidé de mettre en oeuvre les trois séances d'éducation à la vie affective et sexuelle prévues par la loi, mais jamais appliquées jusqu'à ce jour. Le ministre de l'Éducation nationale a adressé une circulaire à l'ensemble des recteurs en ce sens, avec un catalogue de toutes les associations ayant un agrément « intervention en milieu scolaire ». Souvent, l'emploi du temps chargé des chefs d'établissement ne leur permettait pas d'organiser ces séances et ils ne savaient pas à qui s'adresser en toute sécurité. La « mallette des parents » nous permettra de correspondre avec les parents, qui doivent être pleinement associés à cette démarche.

En ce qui concerne l'outrage sexiste, il faut le distinguer de l'injure sexiste. L'outrage sexiste, que les femmes ont décidé d'appeler le harcèlement de rue, ne passe pas forcément par une injure verbalisée ; cela peut être des intimidations, des menaces verbalisées ou non, une action physique qui ne va pas jusqu'à l'agression. Quand quelqu'un vous suit dans la rue, rentre dans votre espace intime (et nous savons où commence l'invasion de notre espace intime), quand quelqu'un vous demande vingt fois votre numéro de téléphone de manière intimidante ou menaçante, quand plusieurs personnes se mettent en travers de votre chemin pour vous empêcher de passer, tout cela n'est pas caractérisé actuellement et aucune femme n'ira déposer plainte parce que trois inconnus l'ont suivie dans la rue en lui demandant à plusieurs reprises son numéro de téléphone. C'est pour cette raison que nous passons par du flagrant délit, pour que les femmes n'aient pas à déposer plainte, alors que plusieurs pays ont mis en oeuvre un mécanisme avec dépôt de plainte. Dans l'immense majorité des cas, ce sont les femmes qui sont concernées, mais l'Assemblée nationale a intégré dans cette définition de l'outrage sexiste les menaces à caractère sexuel, homophobe, ou en direction des personnes LGBTQI.

Monsieur Pillet, vous avez dit que les policiers étaient réfractaires.

François Pillet . - Ils doutent !

Marlène Schiappa, secrétaire d'État . - Dans un premier temps, certains syndicats de policiers ont effectivement fait part de leurs doutes et s'interrogeaient légitimement. Maintenant, grâce à l'impulsion du ministre d'État Gérard Collomb, les forces de l'ordre sont tout à fait partantes et ont hâte de pouvoir mettre en oeuvre la verbalisation de l'outrage sexiste. C'est la mission des forces de l'ordre que de protéger la population, notamment les femmes.

Madame la présidente, l'association qui gérait le numéro que vous évoquez a décidé de fermer son standard. Puisque nous ne pouvions pas laisser les femmes sans réponse, nous avons décidé conjointement avec ma collègue Muriel Pénicaud et la direction générale du travail de créer un numéro dédié. Nous considérons que, sur ces questions, l'État doit reprendre la main ; il n'est pas anormal qu'un service public apporte des réponses aux femmes victimes de violences sexistes et sexuelles.

Par ailleurs, les moyens de cette association sont totalement maintenus. Les subventions publiques, ce n'est pas du mécénat ; elles sont accordées en contrepartie d'une mission s'apparentant à une délégation de service public, à un service rendu au public. Puisque cette association renonce à assumer une partie de ce qui est prévu dans la convention, nous pourrions ne plus la subventionner. Or, eu égard au surcroît d'activité que vous évoquiez, nous avons maintenu cette subvention, même si elle a cessé son activité d'accueil téléphonique.

Je partage ce qui a été dit sur la variété des numéros, quelqu'un ajoutant même qu'ils étaient connus. Je ne le crois pas. Quand on demande aux femmes qui elles appellent en cas de violence sexiste ou sexuelle au travail, les numéros de téléphone arrivent en avant-dernière position après la police, les syndicats, l'inspection du travail, les amis, les proches, les collègues. Et si l'on demande le numéro de l' Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), je ne suis pas certaine qu'il soit très connu. Nous avons eu des témoignages de ce flou lors du Tour de France de l'égalité entre les femmes et les hommes et dans les études que nous avons menées en ligne.

Nous avons créé une hotline à Cannes dont nous avons indiqué le numéro en direct sur Europe 1 . Beaucoup de gens ont alors expliqué qu'ils pensaient que c'était la première fois qu'une ligne était créée pour les victimes de violences sexistes et sexuelles, ce qui montre à quel point il est nécessaire de créer un numéro d'entrée unique avant reroutage vers les différents numéros. La spécificité de chaque numéro et la compétence de chaque association ne sont pas remises en cause.

S'agissant des moyens, 1,28 million d'euros vont au Centre d'information sur les droits des femmes, 60 000 euros supplémentaires sont attribués au Collectif féministe contre le viol , tandis que l'appel à projets que nous avons lancé sur les violences sexistes et sexuelles au travail est doté de 1 million d'euros. Ce budget est complété par l'interministériel, notamment les 900 000 euros du ministère de la Justice pour le Téléphone grave danger.

Marie-Pierre de la Gontrie . - Madame la garde des Sceaux, vous avez dit que votre objectif était de mieux combattre le crime de viol. Pourriez-vous nous éclairer sur les modalités de votre projet de loi ? En dépit de ma formation, j'ai eu du mal à comprendre le résultat des discussions à l'Assemblée nationale.

Rappelons quelques faits. En septembre 2017, un homme de 2huit ans a une relation sexuelle avec une enfant de onze ans. Le parquet de Pontoise estime que la contrainte n'est pas établie de manière certaine et décide de poursuivre pour atteinte sexuelle. Émotion. En novembre 2017, la cour d'assises de Seine-et-Marne a à juger pour crime de viol un homme de trente ans ayant eu une relation sexuelle avec une enfant de onze ans, neuf ans après les faits. En raison de l'absence de contrainte démontrée, le jury prononce l'acquittement. Émotion.

Dès le 11 novembre, vous avez annoncé, madame Schiappa, un projet de loi visant à instaurer une présomption irréfragable de non-consentement. D'où cet article 2, complexe à comprendre et, comme l'a dit ma collègue Laurence Rossignol, déceptif. Lorsqu'elle dit qu'il faut parfois reconnaître que l'on n'a pas eu ce qu'on voulait obtenir, c'est une façon de vous suggérer de ne pas prétendre que ce qui est proposé aujourd'hui est ce qui avait été proposé le 11 novembre. Peu importe, nous avons tous le même but.

Avec la combinaison, à l'article 2, des modifications apportées aux articles 222-22-1 et 222-27-26 du code pénal, vous pensez pouvoir poursuivre de manière plus efficace les atteintes sexuelles avec pénétration sur mineur. En quoi ces dispositions auraient-elles permis d'éviter les situations de septembre et novembre 2017 ? Il y avait clairement une infraction pénale. Sauf preuve du contraire, c'est encourager la correctionnalisation de faits qui, pour chacun d'entre nous, sont en réalité des viols. Madame la garde des Sceaux, en quoi vos dispositions permettent-elles de mieux combattre le crime de viol sur mineur ?

Philippe Bas, président de la commission des lois . - On ne peut pas postuler que les deux instances qui ont à juste titre scandalisé nos concitoyens l'année dernière résultent de malfaçons de la législation. On pourrait au contraire penser que, avec une bonne législation, il peut y avoir de mauvaises pratiques et que l'essentiel de l'effort doit par conséquent porter sur les moyens des tribunaux et la pratique des magistrats. Cela étant, la différence entre le viol et l'atteinte sexuelle avec pénétration, c'est que cette dernière ne requiert pas que soient réunis les éléments constitutifs du viol : il est plus facile de caractériser une atteinte sexuelle. Mais je ne veux pas répondre à la place de Mme la garde des Sceaux.

Brigitte Lherbier . - Mesdames les ministres, vous avez dit que l'égalité des chances était impossible si l'on ne réglait pas ces problèmes de violences. Élus de terrain, nous avons tous été confrontés à la souffrance psychique et physique de personnes fréquentant nos permanences, et l'on garde des séquelles de ces témoignages douloureux et oppressants. Dans ma permanence, tous les mois, des femmes me racontaient combien elles souffraient sous les coups de leur mari. On pourrait penser que c'est un problème de classe sociale, de mauvaise connaissance du droit, mais les témoignages se suivaient mois après mois.

Vous avez parlé des plaintes en ligne. Cela favorisera le dépôt de plainte, car il faut convaincre de faire cette démarche. De même que l'aggravation des sanctions peut être incitative. Mon état d'esprit était le suivant : si l'on fait de la pédagogie dans ces zones où les gens n'ont pas forcément accès au droit, ce sera un plus. Or samedi dernier, j'ai croisé au Touquet une femme très classe d'une soixantaine d'années - ce ne sont pas uniquement les jeunes femmes qui subissent des violences - assise sur un banc, complètement perdue et repliée sur elle-même. Elle m'a dit qu'elle ne rentrerait pas chez elle le soir parce que les coups pleuvaient, ajoutant qu'elle ne cessait d'appeler la gendarmerie et qu'elle ne savait plus où elle en était. Elle m'a dit également avoir assisté à une réunion de 300 femmes dans une ville voisine, dont elles sont toutes ressorties honteuses de ce qui leur arrivait. Le médecin qu'elle est allée voir lui a dit qu'elle était peut-être tombée dans l'escalier. Il n'y a pas de preuves.

Toutes ces femmes s'interrogent sur l'après-procès : le conjoint violent va être condamné, mais que vont-elles devenir ? Ainsi, cette dame m'a expliqué être mariée sous le régime de la séparation de biens, ne rien posséder, vivre dans une tout petite ville où la pression sociale est forte. Il faut donc aussi envisager l'après, notamment reloger ces femmes pour les éloigner de leur conjoint. L'arsenal législatif ne suffit pas ; il faut aussi développer le social.

Françoise Laborde . - Il a été répondu à nombre de questions que je voulais poser. Moi aussi j'ai décortiqué l'article 2, au sujet duquel je vous fais grâce de mes réserves. Nous en reparlerons en délégation jeudi matin. Permettez-moi juste de dire que je regrette l'intitulé du chapitre II, à savoir « Dispositions relatives à la répression des infractions sexuelles sur les mineurs ». Pourquoi ne pas parler de « violences » ?

Je veux ici insister sur ce qui touche à l'inceste. Certes, la surqualification pénale d'inceste a été étendue aux actes sexuels commis par l'auteur cousin germain de la victime, mais sans que cette surqualification soit généralisée - cela reste une situation aggravante aux termes des articles 222-31-1 et 222-27-2-1 -, ce qui n'est pas satisfaisant.

La question de l'âge reste un problème majeur. Nous allons donc devoir accorder nos violons : 13 ou quinze ans ?

Marta de Cidrac . - J'aurais souhaité que nous puissions nous rencontrer plus en amont sur ce texte important.

Juste une observation : une loi doit être à la fois simple, facile à comprendre et surtout facile à appliquer. Or il me semble que le présent texte ne présente pas toutes les garanties en termes de simplicité. Il faudrait sans doute le retravailler.

Par ailleurs, surtout avec un sujet comme celui des violences faites aux femmes, sans doute conviendrait-il de mettre un peu plus de coeur et un peu moins de technicité dans un texte de ce type. Les victimes ne sont pas forcément toujours en demande ce que la loi pourrait penser pouvoir leur donner.

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Le coeur, c'est ce qui inspire le législateur, le cas échéant, mais la règle de droit pénal doit être aussi précise et objective que possible. Il s'agit de condamner parfois à de très lourdes peines de prison des personnes qui ont commis des actes de violence. Par conséquent, la simplicité que l'on recherche pour tous les textes n'est pas toujours possible si l'on veut garantir les droits fondamentaux, à la fois ceux des victimes et ceux des agresseurs. Si l'on recherche l'expression d'une plus grande fraternité, d'une plus grande humanité, ce n'est pas forcément dans la lecture du code pénal qu'on trouvera la satisfaction de cette quête.

Marta de Cidrac . - Ma question de fond était celle-ci : en quoi ce texte permettra-t-il d'éviter les situations rencontrées l'an passé ?

Laure Darcos . - Ce texte ne traite pas suffisamment des victimes en situation de vulnérabilité. Certes, l'Assemblée nationale a voté un amendement relatif aux femmes atteintes d'un handicap, mais je pense aussi aux SDF, aux personnes âgées : il arrive que des abus sexuels soient commis au sein d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes. Je ne crois pas non plus à la pénalisation du harcèlement de rue, même si cela part d'un bon sentiment. Je pense que les mesures prises contre les frotteurs dans les transports en commun, grâce à Valérie Pécresse, sont une très bonne chose. Il est beaucoup plus facile pour les policiers de prendre les auteurs de tels actes en flagrant délit. De même, permettre aux femmes qui rentrent tard le soir de descendre du bus près chez elle est une très bonne initiative. Cela se fait en Île-de-France, mais aussi dans d'autres régions. J'ai moi-même fait les frais de ce harcèlement de rue, mais il me paraît compliqué de le réprimer, d'autant que les policiers ne sont déjà pas assez nombreux.

Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Sur les affaires de Pontoise et de Seine-et-Marne, je m'exprime avec beaucoup de prudence puisqu'elles ne sont pas closes : à Pontoise, le tribunal a renvoyé l'affaire devant un juge d'instruction et en Seine-et-Marne, un appel a été interjeté.

Les dispositions que nous vous proposons d'adopter auraient pu modifier radicalement l'approche des juges. La question de la contrainte morale et de la surprise subit une atténuation de preuves. Par conséquent, en raison de l'abus de vulnérabilité et parce que la victime n'a pas le discernement nécessaire, le juge aurait parfaitement pu statuer différemment, compte tenu des éléments dont j'ai connaissance sur ces deux dossiers.

Madame Lherbier, vous avez fait état d'une situation de souffrance. Vous pouvez mesurer également la difficulté des policiers et des magistrats, qui sont confrontés très fréquemment à ce type de dossier et qui ont à rendre une décision en respectant toutes les règles du procès équitable, la présomption d'innocence, les droits de la défense, etc. C'est là une confrontation extrêmement délicate entre ces règles de notre état de droit et les souffrances auxquelles ils font face.

Madame Laborde, vous évoquez la surqualification de l'inceste. Vous jugez que les ajouts de l'Assemblée nationale ne sont pas suffisants. Nous aurons l'occasion d'en débattre en séance.

Madame de Cidrac, je partage pleinement ce que vous dites sur la nécessité d'une loi simple, facile à comprendre et à appliquer. En présentant les choses assez simplement, nous pouvons faciliter la preuve du crime de viol et faire en sorte que toute agression sexuelle soit gravement sanctionnée. C'est dans l'exposé des motifs de ce texte.

Enfin, madame Darcos, Mme Schiappa va vous répondre sur les victimes vulnérables.

Marlène Schiappa, secrétaire d'État . - Je suis un peu tatillonne sur la sémantique : parler de frotteurs à la place d'agresseurs sexuels, c'est minimiser leurs actes et délégitimer les victimes dans leur capacité à porter plainte. On désigne par frotteurs les hommes qui frottent leur sexe sur les corps des femmes, et cela est caractéristique d'une agression sexuelle.

Je salue comme vous l'action menée par Valérie Pécresse en Île-de-France. Elle a choisi de faire de la lutte contre les violences sexuelles une cause importante. C'est ce que nous voulons faire au niveau national : aller vers du flagrant délit, grâce à la police de la sécurité du quotidien.

Je rejoins ce que vous dites au sujet de l'arrêt à la demande. Cela fait partie des annonces faites par le Président de la République le 25 novembre à l'occasion du lancement de la grande cause nationale du quinquennat à l'Élysée, qui ne se limite pas à ces quelques articles de loi. Si l'on reprend l'ensemble des annonces et du Président de la République et du Premier ministre, vous constaterez qu'à presque chaque fait correspond une réponse publique.

En ce qui concerne les personnes les plus fragiles, en particulier les personnes handicapées, le travail avec l'Assemblée nationale a permis d'enrichir ce projet de loi, puisque des amendements présentés à la fois par la majorité et l'opposition ont été adoptés, notamment en matière de formation.

Nous sommes en train de mettre en place, département par département, autour des préfets, une plateforme en ligne accessible aux travailleurs sociaux, aux élus, à la police, à la justice, aux professionnels de santé, pour un accès plus direct aux logements d'urgence pour reloger les femmes victimes de violences conjugales ou intrafamiliales.

Je revendique d'avoir un certain nombre d'émotions et quand on recueille toute la journée les témoignages, les demandes, les attentes de ces victimes de violences sexistes et sexuelles, on est évidemment aussi guidé par l'émotion. Mais au moment d'écrire un texte de loi, on est aussi guidé par la raison, et je le revendique de la même manière. C'est un travail d'équilibre entre émotion et raison. C'est ce que nous avons essayé de faire avec la garde des Sceaux et c'est ce qui explique l'adhésion forte de l'opinion à ce texte (entre 69 % et 92 % d'opinions favorables selon l'IFOP).

En matière de pédagogie, je partage ce que vous disiez, madame la sénatrice : on peut toujours faire plus clair notamment à destination des personnes les plus éloignées de nos débats.

Philippe Bas, président de la commission des lois . - Merci, madame la garde des Sceaux, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues. Rendez-vous en séance publique dans quelques jours.

Audition de Danielle Bousquet, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

(12 juin 2018)

- Présidence d'Annick Billon, présidente -

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chères collègues, après notre première réunion de la journée, qui nous a permis d'adopter à l'unanimité notre rapport d'information sur les violences faites aux femmes, nous avons le plaisir d'accueillir ce soir Danielle Bousquet, présidente du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), dans le cadre de nos travaux sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Je n'ai pas besoin de vous présenter Danielle Bousquet, dont vous connaissez tout l'engagement et l'implication en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes. Elle est accompagnée de Claire Guiraud, secrétaire générale du Haut conseil à l'égalité.

Chère Danielle Bousquet, je voudrais simplement vous dire que les travaux du HCE constituent toujours pour nous une source d'information et d'inspiration, tant par la qualité et la justesse de leur analyse que par la pertinence de leurs recommandations. Vos rapports sont pour nous des documents de référence.

Plus particulièrement, le HCE peut s'enorgueillir d'avoir été un lanceur d'alerte sur de nombreux sujets. Votre avis sur le viol a ainsi identifié, dès 2016, la problématique de l'insuffisante condamnation des violences sexuelles, et notamment des agressions ou des viols commis sur des mineurs, bien avant l'émotion suscitée par des affaires récentes. Il a également proposé d'instaurer une présomption de non-consentement d'un mineur de treize ans à un acte sexuel avec une personne majeure.

De même, votre rapport sur les violences faites aux femmes en ligne formule des propositions stimulantes, à commencer par la pénalisation des raids numériques. Certaines de vos recommandations ont d'ailleurs été reprises par le Gouvernement ou par l'Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Néanmoins, vous avez communiqué sur les insuffisances du texte issu des débats qui se sont tenus à l'Assemblée nationale.

Nous comptons donc sur vous pour nous faire part de vos suggestions. Nous avons conscience des fortes attentes des associations sur le projet de loi du Gouvernement. Notre objectif vise à améliorer le texte au cours de son examen au Sénat afin d'aboutir à la solution la plus protectrice pour les victimes.

Madame la présidente, chère Danielle, je vous remercie chaleureusement de votre présence ce soir et vous donne sans plus tarder la parole.

Danielle Bousquet, présidente du HCE . - Merci, madame la présidente.

Je suis ravie que vous ayez invité le HCE à s'exprimer ce soir. En effet, nous attendons beaucoup de l'examen de ce projet de loi au Sénat. Ce texte compliqué, qui a suscité de fortes attentes et dont nous pensions qu'il ne poserait aucun problème, ne propose pas une formulation qui soit satisfaisante pour tous malgré notre objectif commun de mieux protéger les jeunes des agressions sexuelles des adultes. C'est pourquoi le bilan que nous en avons dressé à l'issue des débats à l'Assemblée nationale est « en demi-teinte ».

Au préalable, j'aimerais rappeler que nous sommes convaincus qu'un texte de loi ne pourra pas, à lui seul, régler la question des viols, des atteintes et des agressions sexuelles commises par des adultes sur des jeunes. Nous pensons par conséquent qu'il convient d'y ajouter des politiques publiques globales contre les violences, qui soient articulées autour de plusieurs piliers tels que la prévention des violences, la condamnation des agresseurs et bien entendu la protection des victimes.

Nous invitons donc les parlementaires à ajouter au début de ce texte un nouvel article pour indiquer la démarche, les concepts et les principes directeurs qui doivent sous tendre la politique publique de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Il convient ainsi d'affirmer la responsabilité de l'État et des collectivités territoriales dans cette lutte et de définir la philosophie de cette action. Ensuite, nous proposons de décliner les trois piliers majeurs que je viens de décrire.

Il sera également utile de rappeler les différentes formes que peuvent prendre les violences sexuelles et sexistes en évoquant la dimension essentielle que constitue la lutte contre la prostitution, deux ans après l'adoption de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées 187 ( * ) .

En outre, nous pensons qu'il est indispensable d'ajouter au paragraphe concernant l'évaluation de la loi les moyens humains et financiers qui seront mis à disposition pour sa mise en oeuvre.

Nous souhaitons tout d'abord renforcer les éléments constitutifs des violences sexuelles en reprécisant le contenu des quatre critères du viol, à savoir la contrainte, la violence, la menace et la surprise. En effet, il est nécessaire de préciser ce dont il est question et de redire que la victime se trouve en état de vulnérabilité. Le texte du projet de loi n'évoque aucun de ces aspects pour le moment.

Par ailleurs, les femmes qui ont été victimes de violences sexistes et sexuelles en particulier doivent voir leurs soins psychologiques et psychiatriques complètement pris en charge par l'État. Ces femmes nous disent en effet à quel point elles se sentent « démolies » par les violences qu'elles ont subies. Il me paraît donc logique que la Sécurité sociale prenne en charge les soins dont elles ont besoin, ce qui implique de modifier un article du code de la Sécurité sociale.

Je vous livre à présent nos analyses et nos recommandations sur le texte lui-même.

Tout d'abord, nous avons été les premiers à recommander l'instauration d'un seuil d'âge de non consentement. Ensuite, nous préconisons l'allongement des délais de prescription à trente ans pour les viols commis sur les mineurs. Par ailleurs, nous recommandons la condamnation des raids numériques, c'est-à-dire du harcèlement concerté par plusieurs agresseurs contre une même victime, et de renforcer la sanction du harcèlement sexiste dans l'espace public.

Comme je l'ai rappelé, nous avons dressé un bilan « en demi-teinte » du texte adopté à l'Assemblée nationale. Un certain nombre de mesures qui figurent dans la loi permettront, certes, de renforcer la lutte contre les violences. Cependant, deux articles nous posent de nombreux problèmes. L'article 2, relatif au seuil d'âge, fait d'ailleurs l'objet de controverses. Nous sommes défavorables à la rédaction de l'article tel qu'il est formulé aujourd'hui, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, le texte établit un seuil d'âge de non-consentement à quinze ans. Or notre proposition fixait ce seuil à treize ans. Ce choix nous a été inspiré par les avis d'experts membres du HCE et les pratiques existant dans d'autres pays. Par ailleurs, nous souhaitons éviter que le débat législatif soit affecté par des conceptions morales.

Aujourd'hui, il est possible d'imaginer qu'une jeune fille de quatorze ou quinze ans ait des rapports sexuels consentis avec son petit ami qui est en terminale et qui a dix-huit ans. Si nous affirmons d'emblée qu'il s'agit d'un viol, nous posons une sanction morale sur des actes sexuels librement consentis entre des jeunes. Une telle position nous semble totalement inadaptée. Le seuil de treize ans s'avère pour sa part moins arbitraire. En effet, aucun enfant de huit, dix ou douze ans ne peut choisir en toute connaissance de cause de vouloir avoir un rapport sexuel avec un adulte. Nous maintenons donc notre proposition de fixer le seuil de non-consentement à treize ans.

En second lieu, l'objectif de protéger les mineurs contre des infractions sexuelles en fixant un interdit clair à l'intention des adultes n'est absolument pas atteint en l'état actuel de la rédaction du texte. En effet, le texte ne reconnaît pas que toute pénétration sexuelle par un adulte sur un enfant est un viol. Si tel était le cas, on n'aurait pas besoin de cette « session de rattrapage » qu'est l'atteinte sexuelle avec pénétration sur mineur de quinze ans, dont on a élevé la sanction à dix ans d'emprisonnement. De plus, le fait que le consentement ait été introduit dans l'article du code pénal sur la contrainte morale, avec la référence au « discernement [du mineur de quinze ans] nécessaire pour consentir à ces actes », déplace le curseur du comportement de l'adulte vers celui de la victime, qui doit prouver son absence de consentement. Par conséquent, le texte n'atteint pas son objectif.

En troisième lieu, nous identifions un risque majeur de déqualification des viols et agressions sexuelles en atteintes sexuelles sur mineurs de quinze ans. En effet, dans le cas où les éléments constitutifs de viol seraient difficiles à établir, nous observons une tendance naturelle des juges à aller vers la qualification d'atteinte sexuelle, qui sera accentuée puisque la sanction de cette dernière a été renforcée. Cette réponse pourrait être satisfaisante pour les juges. Or, du point de vue de la victime, nous savons qu'il y a une grande différence entre être reconnue victime d'un viol ou d'un délit tel que l'atteinte sexuelle.

Nous avons écouté attentivement les débats. Nous reprenons donc nos propositions en toute connaissance de cause. L'âge de treize ans doit selon nous être reconnu comme un âge charnière. En outre, la nécessaire intentionnalité criminelle d'un adulte qui commet une pénétration sexuelle sur un enfant de moins de treize ans doit être reconnue. Il s'agit dans ce cas d'un viol, qui doit donc être puni de vingt ans de prison. Nous devons également reconnaître la nécessaire intentionnalité délictuelle d'un adulte qui commet une atteinte sexuelle sur un enfant de moins de treize ans et affirmer qu'il s'agit d'une agression sexuelle. Cela nous conduira à adapter en conséquence le régime des circonstances aggravantes et le régime de l'atteinte sexuelle.

Ces éléments permettent de répondre à l'ensemble des arguments qui ont été mobilisés dans les débats, et en particulier au Conseil d'État. Tout d'abord, cette philosophie ne contrevient pas aux principes de la légalité, puisque nous proposons de modifier l'article 222-24 du code pénal, qui prévoit aujourd'hui que la minorité de quinze ans est une circonstance aggravante. Nous le modifions en disant que la tranche d'âge de treize à quinze ans constitue une circonstance aggravante.

Notre deuxième argument consiste à dire qu'une telle conception ne transgresse pas le principe de nécessité et de proportionnalité des peines. En effet, en fixant le seuil de non-consentement à treize ans, l'écart d'âge entre la victime et l'agresseur s'avère suffisant.

Notre troisième argument garantit que nous ne portons pas atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale puisque des peines distinctes correspondent aux infractions distinctes que sont le viol sur mineur de moins de treize ans et l'agression sexuelle sur mineur de treize à quinze ans.

Notre quatrième argument permet, grâce à cette conception que nous portons, de caractériser l'élément intentionnel de l'infraction exigé par la loi. La loi dit que « s'agissant des crimes et délits, la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d'actes pénalement sanctionnés », ce que le Conseil d'État a confirmé.

Nous pensons par conséquent que la question de l'intentionnalité de l'infraction reste aujourd'hui au coeur du problème. L'article 121-3 du Code pénal indique « Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». La culpabilité ne saurait donc résulter du fait que les événements se sont simplement déroulés. Il est inimaginable que des pénétrations puissent survenir de manière involontaire, comme il existe des homicides involontaires ! Nous savons que le viol n'est jamais un malentendu, il ne survient jamais par hasard. Il est l'aboutissement d'une stratégie mise en oeuvre par un agresseur qui choisit sa victime, l'isole, la viole, inverse la responsabilité et lui impose le silence. Cette loi du silence offre une impunité au violeur. Nous tenons donc à réaffirmer qu'un viol n'est jamais un accident ni le fruit du hasard.

J'aimerais également revenir sur la façon dont l'Angleterre a répondu à ces questions il y a une dizaine d'années. L'infraction de viol sur mineur de treize ans y existe depuis 2003, avec une présomption irréfragable de culpabilité. L'infraction est constituée si l'on « pénètre intentionnellement le vagin, la bouche ou l'anus d'une autre personne et si cette autre personne a moins de treize ans. » Cette infraction est punie de l'emprisonnement à vie. La question s'est posée en 2008 quand un mineur de quinze ans condamné pour un viol sur un mineur de treize ans a fait appel à la Chambre des Lords, au motif que cette présomption irréfragable violait selon lui son droit à un procès équitable. Il invoquait l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui stipule que toute personne qui est accusée d'une infraction est présumée innocente. Les juges ont conclu que l'infraction, telle qu'elle était définie, ne remettait pas en cause les droits de la défense, puisque l'élément intentionnel du viol sur mineur de treize ans était le fait « d'utiliser son pénis intentionnellement pour pénétrer l'orifice concerné ». Nous voyons bien par cet exemple que la réponse des juges se fonde sur l'intentionnalité de l'acte. De ce fait, une telle présomption de culpabilité ne mettait pas à mal le procès de ce jeune garçon.

Par conséquent, nous proposons de modifier le code pénal en adéquation avec ces propos en créant deux nouvelles infractions de viol et d'agression sexuelle sur mineur de treize ans.

Nous ajoutons tout d'abord un alinéa à l'article 222-23 du code pénal relatif au viol, qui dirait que « Le fait par un majeur d'exercer volontairement tout acte de pénétration sexuelle sur la personne d'un mineur de treize ans est également un viol et est puni de vingt ans de réclusion criminelle ».

En outre, nous proposons de modifier l'article 222-22 du code pénal qui définit le viol et les autres agressions sexuelles en y insérant un alinéa ainsi rédigé : « Le fait par un majeur de commettre volontairement une atteinte sexuelle sur la personne d'un mineur de treize ans est également une agression sexuelle ».

Ces deux propositions permettent de répondre ainsi à l'objectif, initialement posé par la secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes, de protéger les enfants et de responsabiliser les adultes. Cette formulation est claire sur le fait que ce sont les adultes, les agresseurs. Le texte porte sur l'auteur des faits et non plus sur la victime.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie pour cette présentation. Il me semble que l'article 2 mobilise tout particulièrement les sénateurs et les sénatrices. Je propose que nous nous concentrions sur ce point en particulier et sur les propositions du HCE en la matière. En effet, un certain consensus existe au Sénat sur les articles 1 et 3.

Danielle Bousquet . - J'aimerais ajouter quelque chose sur l'article 4, qui peut causer des problèmes s'il n'est pas rectifié. Si la terminologie d'outrage sexiste conserve sa rédaction actuelle, qui ne prévoit pas les circonstances où cela peut arriver, une concurrence sera créée dans le cas du milieu du travail entre l'outrage sexiste et l'agissement sexiste.

Marta de Cidrac . - Suggérez-vous de remplacer « outrage sexiste » par « agissement sexiste » ?

Danielle Bousquet . - En effet, car le terme d'agissement sexiste existe déjà. L'outrage fait aujourd'hui référence au respect de quelque chose. Or les femmes demandent simplement à agir comme elles le souhaitent dans l'espace public. La formulation d'outrage sexiste nous paraît donc inappropriée. Nous souhaitons la remplacer par l'agissement sexiste.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Il faut à la fois changer le mot et rajouter la mention « dans l'espace public. »

Danielle Bousquet . - En effet, la loi n'est pas suffisamment précise sur ce point. En outre, nous souhaitons que l'agissement sexiste soit puni par une contravention de 5 ème classe. Jusqu'à présent, les contraventions de 4 ème classe ne s'adressent qu'à des atteintes sur des biens. Or nous parlons dans ce cas d'êtres humains. Pour comparaison, l'abandon de déchets sur la voie publique est puni d'une contravention de 4 ème classe.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Il me paraît important que chacune des sénatrices présentes puisse vous interroger ou préciser certains des points que nous venons d'entendre. Hier soir, nous avons auditionné la secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes et la garde des Sceaux sur ce projet de loi. Lors de ces discussions, l'avis du Conseil d'État et l'inconstitutionnalité nous ont été régulièrement opposés. En outre, certains affirment que l'âge de treize ans ne permettrait pas de protéger la tranche d'âge comprise entre treize et quinze ans.

Danielle Bousquet . - La formulation que nous proposons établit clairement que la circonstance aggravante sera retenue entre treize et quinze ans. Cela met fin à cette prétendue « zone blanche », pour autant qu'elle ait jamais existé...

Laure Darcos, co-rapporteure . - Je me demande pour ma part si le renvoi au terme de crime, plutôt qu'à celui de viol, ne serait pas pertinent d'agissant de victimes très jeunes. Nous parlons de cas jugés aux assises et relevant des peines pour viol aggravé, à hauteur de vingt ans de prison.

Danielle Bousquet . - Le viol est assurément un crime...

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Cette intervention me paraît intéressante. En effet, nous imaginions proposer que toute relation sexuelle avec pénétration entre un adulte et un enfant de treize ans serait un crime spécifique. L'avantage de cette proposition résiderait dans le fait que les critères constitutifs du viol, à savoir la menace, la violence, la contrainte et la surprise n'entreraient pas en ligne de compte.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Pour expliciter la question qui vient d'être posée, j'aimerais rappeler tout d'abord que nous cherchons toutes ici à atteindre les mêmes objectifs. Il nous revient cependant de trouver la formulation juridique qui convaincra le Gouvernement. Parallèlement à la proposition du HCE, une autre option juridique consisterait à éviter de rester dans la logique de la menace, violence, contrainte et surprise. En outre, une nouvelle infraction criminelle serait créée, qui concernerait tout acte de pénétration d'une personne majeure sur un mineur de moins de treize ans, et qui serait punie d'une peine de vingt ans de réclusion. Il s'agit donc d'un crime spécifique.

Laure Darcos, co-rapporteure . - Il s'agirait d'une manière de répondre, entre autres objectifs, à la correctionnalisation de ce genre d'affaires.

Danielle Bousquet . - Je n'ai pas d'avis précis sur ce point. L'essentiel, à mes yeux, consiste à interroger le comportement de l'adulte et non celui de l'enfant. Le viol est un crime. Certes, tous les crimes ne sont pas des viols. D'un point de vue juridique, j'ignore ce qu'entraînerait la disparition du mot viol dans cette disposition législative.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Il s'agirait toujours d'un crime.

Dominique Vérien . - Notre proposition vise à sortir de la définition du viol, qui implique que quatre critères soient réunis, et à créer un nouveau crime qui punirait toute relation sexuelle entre un adulte et un mineur de moins de treize ans.

Danielle Bousquet . - Avez-vous fait expertiser juridiquement cette proposition ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Des magistrats y sont en effet favorables. Selon moi, il ne s'agit pas d'une présomption irréfragable, dans la mesure où le législateur conserve la capacité d'énoncer une infraction pénale, qu'elle soit délictuelle ou criminelle. Une fois qu'il a désigné un nouveau crime qui s'identifie par la commission des faits, alors les seuls faits compteront.

Danielle Bousquet . - Ainsi que l'intentionnalité.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Absolument. Par conséquent, la défense pourra toujours faire valoir que l'auteur ignorait l'âge de la victime ou qu'il ne pouvait être que trompé. Or si l'auteur a été trompé sur l'âge de la victime, l'infraction ne sera pas constituée, puisque l'intention relative à l'âge de la victime n'existera pas. Toutefois, j'estime que la question de la présomption irréfragable constitue un piège dont nous devons sortir. De plus, le Conseil constitutionnel n'a, par définition, pas formulé d'avis sur ce sujet. Pourtant tout le monde s'exprime en son nom. Par conséquent, nous pouvons proposer plusieurs rédactions. Nous avons d'ailleurs interrogé la garde des Sceaux sur ce point : elle ne m'a pas paru vraiment trancher sur la question de l'inconstitutionnalité supposée d'une telle mesure.

Danielle Bousquet . - Je m'étonne du fait que Nicole Belloubet se soit montrée initialement favorable au seuil de treize ans et qu'elle ait changé d'avis. Pourtant, elle est juriste, elle vient du Conseil constitutionnel.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Une fois que l'arbitrage a été rendu au niveau du Gouvernement, il est difficile de s'y opposer.

Danielle Bousquet . - La solution que vous préconisez, à savoir de contourner ce problème en n'utilisant pas le mot viol, me paraît regrettable d'un certain point de vue, car j'estime qu'il est important pour les victimes d'être reconnues comme victimes d'un viol.

Dominique Vérien . - La notion de crime comporte une valeur forte ; il faut rappeler que le viol est un crime.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - En effet, le crime implique une valeur non seulement plus générale, mais également plus violente. Il est associé à la mort.

Marta de Cidrac . - Je trouve pour ma part que le terme de viol renvoie clairement à des images très violentes. Dans la mesure où nous sommes dans le cadre d'une loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes, il me paraît important. Toutefois, les crimes peuvent concerner des actes très variés ; quant à la définition du viol, elle est claire pour tout le monde. En réalité, des avantages et des inconvénients existent dans les deux cas de figure. Il convient de choisir la solution qui correspond le mieux à l'objectif que nous poursuivons.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Étant donné que le viol a une définition pénale spécifique, le fait de citer le viol fait référence à la définition pénale du viol.

Marta de Cidrac . - Je ne suis pas juriste, mais je m'interroge sur une éventuelle possibilité de redéfinir le viol.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Cela me semble difficile en cette occurrence.

Dominique Vérien . - Notre objectif est que la victime n'ait pas besoin de prouver l'une des quatre conditions constitutives du viol. Cela implique de sortir de cette logique.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Lorsque nous parlons de crime pour des relations entre un adulte et un mineur de moins de treize ans, l'impact est fort. Encore une fois, cette formulation a l'avantage de ne pas se référer aux éléments constitutifs du viol. Selon moi, la loi pénale sert avant tout à faire juger les auteurs.

Danielle Bousquet . - Je comprends bien que vous essayez de trouver une stratégie qui fasse aboutir cette démarche. Je me demande pourtant si le résultat serait conforme à votre objectif. Ne risquons-nous pas, en prenant une tangente qui soit moins explicite, d'occulter justement le mot de viol ? L'utilisation ultérieure que certains pourraient faire d'un tel texte me pose problème.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Aucun d'entre nous n'est sûr d'avoir raison sur le sujet.

Pour ma part, je ne suis pas insensible au fait de désigner par une incrimination spécifique et nouvelle un crime de violence sexuelle sur enfant. Il ne s'agit pas simplement d'une extension du viol, mais d'un crime en soi.

Danielle Bousquet . - En effet, je perçois la nuance.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Ce crime serait commis par définition sous contrainte morale, même si ce point ne fait pas l'unanimité.

Martine Filleul . - Je trouve qu'il est toujours très percutant d'évoquer ce qui existe ailleurs dans le monde. Vous avez évoqué l'Angleterre comme élément de comparaison. Disposez-vous d'exemples d'autres pays qui ont travaillé sur le sujet et légiféré en ce sens ?

Danielle Bousquet . - Tous les pays européens ont légiféré sur le sujet. Les seuils d'âge fixés s'étendent de douze à seize ans. En général, ce seuil est fixé en dessous de quinze ans.

Martine Filleul . - Cette donnée est très intéressante.

Danielle Bousquet . - Je vous invite à consulter nos rapports. Ces informations y figurent.

Marta de Cidrac . - J'aimerais revenir sur la question de la terminologie. Selon les passages de l'étude d'impact du projet de loi relatifs aux sanctions, il existe une gradation réelle entre le viol, l'agression sexuelle et l'atteinte sexuelle.

Si le terme de viol n'est pas utilisé, les faits ne relèveraient-ils pas d'une autre nature ? Ce point suscite mon inquiétude. Ne nous éloignons-nous pas de notre objectif ? À titre personnel, je ne suis pas certaine qu'il ne faudrait pas maintenir le terme de viol, y compris avec ses quatre critères qui permettent tout de même de qualifier très clairement ce crime. Autrement, nous rentrons dans une définition trop générale.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Pour ma part, j'aime l'idée que le texte renvoie à un crime sur enfant, protégé par la Convention internationale sur les droits de l'enfant.

Marta de Cidrac . - Nous pourrions insérer la formulation de « viol sur enfant ».

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Il est important que nous échangions autant que possible sur ces différents points. Aujourd'hui, un consensus se dégage globalement au sein de la délégation autour de l'idée d'instaurer un seuil de treize ans en matière de non-consentement. Cependant, il n'existe évidemment pas de consensus au Sénat sur ce sujet.

Danielle Bousquet . - J'aimerais rappeler que nul ne peut imaginer qu'un adulte qui pénètre sexuellement un enfant puisse le faire sans intention de le faire. Dans ce sens-là, il s'agit d'un viol. Selon moi, il faut le dire aussi simplement que cela.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Je vous rappelle que les arguments qui nous sont opposés affirment que certes le pénis est arrivé malencontreusement dans l'un des orifices d'un enfant, mais que l'auteur ne savait pas qu'il s'agissait d'un enfant. La question de l'intention ne porte pas sur le fait d'avoir pénétré, mais sur le fait d'avoir pénétré un mineur. En outre, nous entendons fréquemment parler de « Lolitas » ayant eu un comportement prétendument aguichant : l'intentionnalité réside en réalité sur la connaissance de l'âge de la victime.

Marta de Cidrac . - Je pense également que nous devons envoyer un message clair, pour dire à tout homme qui aurait un doute sur ce point que c'est à lui qu'il incombe de faire preuve de discernement, et non à la jeune fille. Il convient de renvoyer la responsabilité vers le prédateur potentiel. Il me paraît trop facile de faire porter la responsabilité de tels actes à ces soi-disant « Lolitas ». C'est l'adulte qui doit faire preuve de discernement.

Danielle Bousquet . - En effet, il faut s'adresser à l'agresseur. Peu importe le comportement de ces jeunes filles, elles restent des enfants. Un adulte doit avoir le discernement de savoir qu'il fait face à un enfant.

Marta de Cidrac . - En effet, même si l'adulte trouve le comportement de la petite fille « aguichant », et même s'il évalue son âge à seize ans plutôt que treize ans ou moins, c'est à lui de contrôler ses pulsions.

Danielle Bousquet . - Vous avez raison, c'est important de le rappeler.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous évoquons le cas des petites filles. Je serai curieuse de savoir si le même raisonnement concernant les « Lolitas » s'applique aux petits garçons.

Marta de Cidrac . - Cette remarque nous renvoie à un terrible constat, celui de « l'ordre des choses ». Selon les représentations communes, ne considère-t-on pas, finalement, qu'une petite fille sera de toute façon - vous me pardonnerez cette expression brutale - pénétrée un jour dans sa vie ? Cette approche, qui conduit à considérer que « ce n'est pas si grave », ou que « c'est dans l'ordre des choses », n'est pas valable pour les petits garçons. On entend parfois de tels discours... Je pense donc que nous devons porter une approche différente concernant les petits garçons et les petites filles.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous pourrions défendre devant le Conseil constitutionnel que tout acte de pénétration commis intentionnellement par une personne majeure sur un mineur de treize ans est un crime de violence sexuelle sur enfant, puni d'une peine d'emprisonnement de vingt ans. De plus, nous pourrions imaginer que l'intentionnalité, comme facteur commun, porte de la même manière sur la pénétration et sur l'âge du jeune. Il y avait intention d'avoir une relation sexuelle et intention de l'avoir avec un jeune mineur.

Danielle Bousquet . - La rédaction du texte anglais est très explicite sur la définition du crime de violence sexuelle sur mineur. Je me demande si une telle formulation serait concevable dans le droit français.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - En effet, la formulation retenue en Angleterre est claire. Toutefois, je ne suis pas persuadée que nous ayons les mêmes repères.

Dominique Vérien . - Une telle formulation permet néanmoins de mettre les auteurs face à leur responsabilité d'une manière plus efficace.

Marta de Cidrac. - Je reviens à l'amendement proposé par le HCE, qui établit que « le fait, par un majeur d'exercer tout acte de pénétration sexuelle sur la personne d'un mineur de treize ans est également un viol et est puni de vingt ans de réclusion criminelle. » Finalement, cette formulation pourrait répondre à nos questionnements. En effet, si cet acte est considéré comme un viol, les quatre qualificatifs sont de fait inclus dans le terme de viol.

Danielle Bousquet . - Nous l'avons formulé ainsi pour cette raison.

Marta de Cidrac . - Votre amendement répond alors à nos interrogations. Votre rédaction précise qu'il s'agit d'un viol « dès lors » qu'un adulte agresse un enfant par pénétration. Par conséquent, il n'est pas nécessaire de prouver les quatre éléments constitutifs du viol. Que pensez-vous de cette façon de présenter les faits ?

Danielle Bousquet . - Nous précisons bien que la pénétration a été faite sur un mineur de treize ans.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Il me semble que, dans le code pénal, le montant de la peine qualifie le niveau de l'infraction. Si la peine est de vingt ans, alors il s'agit d'un crime.

En réalité, toutes les rédactions me conviennent si nous parvenons à faire évoluer le Gouvernement. En effet, il n'est pas nécessaire de passer par une autre qualification criminelle. Nous pouvons partir du montant de la peine.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Ne devrions-nous pas éviter de proposer un trop grand nombre de rédactions différentes, afin de ne pas perdre en compréhension ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous pourrions proposer deux rédactions différentes aux ministres concernées.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie toutes, madame la présidente et mesdames les sénatrices, pour ce temps d'échange.

Victoire Jasmin . - J'aimerais simplement présenter mes excuses pour mon retard et remercier Danielle Bousquet pour son intervention.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Il est important que nous communiquions durant les prochains jours sur toutes ces questions. Il s'agit d'un sujet difficile, sur lequel nous poursuivons un objectif commun. Selon moi, nous devons proposer l'instauration d'un seuil d'âge de non-consentement, a fortiori parce que d'autres pays européens prévoient de telles mesures. Merci encore, madame la présidente, madame la secrétaire générale, pour votre disponibilité et pour toutes ces précisions.

Note de synthèse sur le harcèlement de rue
et les agissements sexistes

La division de la Législation comparée a conduit une recherche sur la pénalisation du harcèlement de rue, en examinant le cas échéant s'il existait une incrimination plus générale de l'agissement sexiste, qui couvrirait notamment les cas de harcèlement sur le lieu de travail ou dans l'espace public. Elle a examiné les dispositions en vigueur en Belgique, au Portugal, au Royaume-Uni et en Suède pour l'Europe, et en Argentine, au Chili, au Costa Rica et au Pérou pour l'Amérique latine.

Hors le cas de la Belgique qui définit globalement l'agissement sexiste afin de le pénaliser dans l'espace public, on privilégie en Europe un arsenal anti-discrimination à portée générale sans cibler une spécificité du sexisme. Un sort particulier peut être toutefois réservé à des situations particulières où les comportements incriminés sont considérés comme particulièrement fréquents ou préjudiciables, comme le lieu de travail.

Lorsque le harcèlement de rue est explicitement sanctionné, comme au Portugal et en Amérique latine, la terminologie retenue fait une distinction avec le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, alors que le français tend nominalement, si ce n'est conceptuellement, à les regrouper sous une même catégorie générique de harcèlement.

Pays généralement considéré comme très en pointe en matière d'égalité entre les femmes et les hommes, et à ce titre choisi comme point utile de comparaison, la Suède ne réprime pas explicitement et spécifiquement les agissements sexistes qui sont toujours appréhendés comme un sous-ensemble des pratiques discriminatoires ou renvoyés au harcèlement sexuel, notamment dans le cadre des relations de travail. C'est là le droit commun à l'échelle européenne, issu notamment des directives 2002/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 septembre 2002 et 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004, en matière d'égalité sur le marché du travail et pour l'accès aux biens et aux services.

La loi suédoise du 5 juin 2008 sur la discrimination ( Diskrimineringslag 2008:567 ) 188 ( * ) prohibe la discrimination à raison du genre ( kön ) dans des termes conformes au droit communautaire et que l'on retrouve dans les autres pays de l'Union. Est, à ce titre, couverte la discrimination :

- directe, qui concerne « quiconque est désavantagé au moyen d'un traitement défavorable par rapport à la façon dont un autre est, a été ou serait traité dans une situation comparable, si le désavantage a un rapport avec le genre, l'identité ou l'expression sexuelle, l'origine ethnique, la religion ou autre conviction, le handicap, l'orientation sexuelle ou l'âge » (ch. 1, § 4-1 Diskrimineringslag 2008 ) ;

- et indirecte, qui touche « quiconque a été désavantagé au moyen de l'application d'une disposition, d'un critère ou d'une pratique qui semble neutre mais qui peut conduire, en particulier, à désavantager des personnes avec un certain genre, une certaine identité ou expression sexuelle, une certaine origine ethnique, une certaine religion ou autre conviction, un certain handicap, une certaine orientation sexuelle ou un certain âge, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique n'ait un objectif légitime et que les moyens utilisés soient appropriés et nécessaires pour atteindre cet objectif » (ch. 1, § 4-2).

En outre, est prohibé le harcèlement, défini comme un comportement qui viole la dignité de quelqu`un et qui est lié à l'un des motifs de discrimination que sont le genre, l'identité ou expression sexuelle, l'origine ethnique, la religion ou autre croyance, le handicap, l'orientation sexuelle ou l'âge (ch. 1 § 4-4). Plus spécifiquement, est condamné le harcèlement sexuel, soit un comportement de nature sexuelle qui viole la dignité de quelqu'un (ch. 1 § 4-5).

En 2014, un cas de harcèlement sexuel sur le lieu de travail a été porté à la connaissance du médiateur de la discrimination, et transmis par ses soins au tribunal du travail en 2015. Les différents intervenants ont relevé, outre les propositions déplacées et commentaires désobligeants de nature sexuelle, l'existence de plaisanteries de mauvais goût de nature sexuelle ( grova sexuella skämt ) et d'un jargon sexiste sur le lieu de travail ( sexistisk jargong på arbetsplatsen ). Dans ses conclusions du 21 septembre 2016, le tribunal a estimé que « lorsqu'il existe régulièrement des plaisanteries de mauvais de goût de nature sexuelle sur le lieu de travail, selon les circonstances, cela peut, [...], constituer un tel comportement à caractère sexuel qu'il peut porter atteinte à la dignité de quelqu'un au sens de la loi sur la discrimination » 189 ( * ) . Le juge du travail suédois élargit par ce biais le harcèlement sexuel pour sanctionner des comportements sexistes, sans avoir besoin d'une disposition spécifique. Il reste que n'est visé que le lieu de travail, à l'occasion d'actions régulières créant un climat préjudiciable. Dès lors, on ne peut dire qu'en général, via l'extension du harcèlement sexuel, le droit suédois sanctionne les agissements sexistes, notamment un comportement ponctuel sur la voie publique. La construction prétorienne du juge suédois aboutit, sans thématiser le sexisme, aux mêmes conséquences pratiques que l'art. L. 1142-2-1 du code du travail français qui emploie, lui, le concept d'agissement sexiste.

La division de la Législation comparée n'a pu trouver de dispositions législatives spécifiques réprimant le harcèlement de rue en Suède, Une recherche sur les questions parlementaires et sur les journaux suédois n'a pas donné de résultats probants, ce qui laisserait à penser qu'il ne s'agit pas non plus d'un sujet présent dans le débat public suédois.

Sans que l'absence de dispositions spécifiques signale nécessairement l'inexistence des problèmes, cela laisse penser que les règles sociales qui structurent la société suédoise condamnent déjà fortement à la fois les comportements explicitement misogynes et toutes les interpellations non désirées sur la voie publique pour qu'il ne soit pas perçu nécessaire de pénaliser le harcèlement de rue. À l'inverse, la pratique quasi-rituelle du piropo en Amérique latine, ainsi qu'au Portugal, une interpellation à connotation sexuelle très courante sur la voie publique, a pu conduire ces pays à prendre des mesures répressives spéciales en l'absence de contrôle social, sans qu'il ne faille surestimer l'efficacité concrète des sanctions.

Au Royaume-Uni , dans la lignée de la législation européenne, la loi sur l'égalité du 8 avril 2010 ( Equality Act 2010 ) protège plusieurs caractéristiques des personnes, comme le sexe ( section 4 ) et prohibe ainsi toute discrimination fondée sur ce critère. Est interdit tout harcèlement défini comme une conduite non désirée à l'égard d'une autre personne en lien avec l'une de ses caractéristiques protégées, dès lors que cette conduite a pour intention ou pour effet de violer sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ( section 26(1) ). Sont également visés le harcèlement sexuel ( section 26(2) ), le harcèlement lié au sexe ou au réassignement de genre ( section 26(3) ). Solution classique en droit anglais, pour savoir si des faits constituent un cas de harcèlement, doit être prise en compte la perception de celui qui se présente comme victime, en examinant les circonstances de l'espèce et en vérifiant si l'agissement incriminé peut raisonnablement causer le préjudice allégué.

Parallèlement, la loi sur les comportements antisociaux du 13 mars 2014 ( Anti-Social Behaviour, Crime and Policing Act 2014 ) sanctionne toute conduite qui a causé, ou qui est susceptible de causer, harcèlement, crainte ou détresse à une personne.

S'il n'existe pas de disposition législative spécifique réprimant le harcèlement de rue et les agissements sexistes, le Royaume-Uni en restant au droit commun de l'Union, la police du comté de Nottingham a toutefois décidé, en avril 2016, d'inclure de tels comportements dans la catégorie des crimes de haine ( hate crimes ) pour y sensibiliser la population. D'autres polices ont suivi cet exemple : ainsi dans le Yorkshire du Nord, la police du comté a ajouté la catégorie « misogynie » à la liste des hate crimes potentiels, le 10 mai 2017 190 ( * ) .

Dans un hate crime , la victime est ciblée du fait de son identité entendue de la façon la plus large. La catégorie déborde très nettement les crimes au sens strict ; elle englobe aussi bien des injures, du bullying que des attaques contre des biens ou des personnes. La motivation de ce type d'incivilités ou d'agressions repose sur des préjugés qui englobent les facteurs classiques de discrimination comme l'origine ethnique, la religion, l'orientation sexuelle, le handicap, la transsexualité ou la misogynie mais qui peuvent aussi viser l'appartenance à une culture alternative (gothiques, punks, etc.) 191 ( * ) . Le document d'information sur l'égalité et la diversité ( Equality and Diversity Information 2017 ), publié par la police du Nottinghamshire, fait état, quant à lui, sur la période 2016-2017, de 63 « incidents » et 32 « hate crimes » relevant de la catégorie misogynie, sur un total de 2 045 « incidents and crimes » s'étant produits, sur la même période, dans le comté de Nottingham 192 ( * ) .

À un échelon national, le Ministère public ( Crown Prosecution Service - CPS ) indique que « la police et le CPS se sont accordé sur la définition suivante pour identifier et démarquer les crimes de haine : toute infraction pénale perçue par la victime ou toute autre personne comme étant motivée par l'hostilité ou les préjugés, basée sur le handicap de la personne ou son handicap perçue, son origine ethnique ou son origine perçue, sa religion ou sa religion perçue, ou son orientation sexuelle ou son orientation sexuelle perçue ou une personne transgenre ou perçue comme telle ». 193 ( * ) Le terme d'hostilité n'est pas juridiquement défini, c'est donc la compréhension quotidienne du mot qui est utilisée, ce qui inclut la malveillance, la rancune, le mépris, le préjugé, l'inimitié, la rivalité, le ressentiment et l'aversion. La grande diversité des situations empêche de les soumettre à une seule incrimination pénale précise. Le CPS décide de l'opportunité des poursuites et traite davantage la misogynie comme une potentielle circonstance aggravante. 194 ( * )

La Belgique est allée au-delà de l'arsenal commun européen anti-discrimination et de la mise en place, en opportunité, d'une politique active de poursuite du sexisme dans l'espace public pour définir et pénaliser l'agissement sexiste.

Aux termes de la loi belge du 22 mai 2014 n° 586 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public 195 ( * ) , est puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende allant de 50 € à 1 000 €, ou de l'une de ces peines seulement, quiconque adopte un comportement sexiste (art. 3). Le sexisme est lui-même défini comme tout geste ou comportement qui a « manifestement pour objet d'exprimer un mépris à l'égard d'une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite 196 ( * ) à sa dimension sexuelle et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité » (art. 2). Pour l'application de cette loi, le sexisme est expressément réprimé dans les circonstances prévues à l'article 444 du code pénal belge, qui réprime les atteintes portées à l'honneur ou à la considération des personnes dans des réunions ou lieux publics, dans un lieu recevant du public ou, en présence de l'offensé et devant témoins, dans un lieu quelconque.

Enfin, la loi de 2014 procède à un ajustement des dispositions de la loi belge n° 2098 du 10 mai 2007 tendant à lutter contre les discriminations entre les femmes et les hommes, qui transposaient les directives européennes, pour pénaliser les discriminations directes et indirectes dans l'accès aux biens et aux services (art. 4) et dans les relations de travail (art. 5). La même peine est prévue pour l'agissement sexiste dans l'espace public, de telle sorte que le dispositif pénal belge soit homogène et complet, quel que soit le lieu où se produit l'atteinte à la dignité de la femme et quelle que soit sa caractérisation juridique (sexisme ou discrimination).

L'arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016 de la Cour constitutionnelle belge saisie d'un recours en annulation apporte plusieurs éclaircissements intéressants. Sur l'appréciation de l'atteinte grave à la dignité de la personne, la Cour considère que cette notion ne peut dépendre des appréciations personnelles et subjectives de la victime, si bien qu'un éventuel consentement à l'agissement sexiste incriminé de la part de la victime ne saurait, à lui seul, exclure la responsabilité pénale de l'auteur (§ B.11.4). Il revient au juge saisi d'évaluer in concreto si les éléments constitutifs de l'infraction, y compris l'atteinte grave à la dignité humaine, sont réunis. Seuls les cas de sexisme les plus graves, qui ont des effets dégradants sont pénalement sanctionnés. En outre, une ou plusieurs personnes déterminées doivent être visées et non l'ensemble des hommes ou des femmes de manière indéfinie, si bien que « la simple expression d'opinions relatives à la place et au rôle respectifs des sexes dans la société ne saurait être constitutive de l'infraction » (§ B.12.3). Enfin, la Cour a posé une réserve d'interprétation en insistant sur la nature dolosive de l'agissement : sans intention de nuire, pas d'infraction pénale. Seule la combinaison de l'atteinte grave à la dignité et d'une intention de mépriser ou de rabaisser rend punissable le comportement visé. La Cour en conclut qu' « il ne peut donc s'agir d'une infraction dont l'existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis. Il appartient à la partie poursuivante de prouver l'existence du dol spécial requis » (§ B.23.2).

Bien qu'il ne connaisse pas la catégorie d'agissement sexiste, le Portugal offre un exemple original puisque son système juridique pénalise à la fois le harcèlement sexuel et le harcèlement de rue, distingués sous les termes d' assédio sexual et d' importunação .

La loi portugaise n° 14/2008 du 12 mars 2008 197 ( * ) transpose la directive 2004/113/CE du Conseil pour interdire et sanctionner les discriminations directes et indirectes en fonction du sexe dans l'accès et la fourniture de biens et de services. On y retrouve inévitablement les mêmes définitions du harcèlement ( assédio ) et du harcèlement sexuel, qui ont été présentées plus haut sur les exemples de la Belgique, de la Suède et du Royaume-Uni et sur lesquelles il n'est pas nécessaire de revenir.

En outre, l'article 29 du code du travail portugais sanctionne le harcèlement sexuel en milieu professionnel. Il convient de noter une évolution de la législation portugaise dans ce domaine depuis l'adoption sur initiative parlementaire de la loi n° 73/2017 du 16 août 2017 198 ( * ) pour renforcer le cadre législatif de prévention du harcèlement. Des clarifications ont été apportées pour ne pas viser uniquement le harcèlement sur le lieu de travail, mais dans le travail, afin d'inclure le harcèlement à distance, par courriel ou par téléphone, jusqu'au domicile de la victime. Un droit explicite à l'indemnisation est reconnu à la victime, sans préjudice des responsabilités pénales. Est garantie la protection des témoins de harcèlement et des personnes qui portent plainte, contre les sanctions disciplinaires internes. La réparation des dommages causés à la santé des travailleurs par le harcèlement est imputée à l'employeur, de telle sorte que ces dommages puissent être couverts par la branche « accidents du travail - maladies professionnelles » de la sécurité sociale. L'Autorité des conditions de travail se voit confier la tâche de mettre au point une procédure de plainte en ligne pour le harcèlement dans les entreprises.

Par ailleurs, la loi n° 83/2015 du 5 août 2015 199 ( * ) modifiant le code pénal a frayé une voie nouvelle en transformant l'article 170 du code pénal portugais, qui visait initialement les attentats à la pudeur, pour sanctionner le fait d'importuner sexuellement une personne ( importunação sexual ). Cette loi tendait à transposer en droit portugais la Convention d'Istanbul pour la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes et les violences domestiques du 11 mai 2011. Outre l'interdiction du harcèlement de rue, elle a prévu des sanctions pénales contre les mutilations génitales féminines (art. 144 code pénal portugais), la persécution (art. 154-A) et le mariage forcé (art. 154-B).

Le crime de persécution est plus grave et général que celui d' importunação ; il ne comporte aucune connotation sexiste ou sexuelle bien qu'il puisse couvrir les cas de stalking ; il couvre le fait de persécuter ou de harceler une personne, de manière répétée, par n'importe quel moyen pour provoquer chez elle de la peur ou de l'inquiétude ou pour porter atteinte à sa liberté d'agir ou de choisir ( liberdade de determinação ). Il est puni de trois ans de réclusion.

En revanche, l' importunação , qui vise essentiellement le harcèlement de rue sans que la formulation du code pénal portugais se restreigne à cette seule situation, fait partie des crimes contre la liberté sexuelle. Aux termes du nouvel article 170 du code pénal portugais, « qui importune une autre personne, en pratiquant devant elle des actes à caractère exhibitionniste, en formulant des propositions à teneur sexuelle ou en la contraignant à un contact de nature sexuelle, est puni d'une peine de prison allant jusqu'à un an ou d'une amende allant jusqu'à une valeur de 120 jours » 200 ( * ) . Lorsque la victime a moins de quatorze ans, âge limite du consentement à une relation sexuelle au Portugal, le crime est requalifié comme atteinte à l'autodétermination sexuelle 201 ( * ) et l'auteur est puni de trois ans de réclusion au maximum (art. 171). Il s'agit d'un crime dont la poursuite dépend d'une plainte ( queixa ) de la victime, sauf s'il est commis sur un mineur. L'extinction des poursuites a lieu 6 mois après les faits, si aucune plainte n'a été déposée.

Au cours du débat parlementaire ont été rejetées la création d'un nouveau chef d'incrimination plutôt qu'une extension d'une incrimination existante et la pénalisation du seul piropo 202 ( * ) , c'est-à-dire du harcèlement de rue au sens strict. Tous les espaces publics ou recevant du public, notamment les transports en communs, sont potentiellement concernés. Ce pourrait aussi être le cas des lieux de travail, mais la qualification de harcèlement sexuel prendrait alors le dessus. La portée de ces nouvelles dispositions pénales dépendra beaucoup du changement des perceptions sociales à l'égard de comportements répandus, mais aussi de l'interprétation des juges.

Selon Clara Sottomayor, juge du Tribunal suprême, « bien qu'étant un pas dans la bonne direction, cette modification du crime d' importunação , n'est pas ce qui est nécessaire. Interprétée en termes littéraux, elle couvre une intention de proposer ou de divulguer, de telle sorte que toutes les formes de harcèlement sexuel n'y sont pas englobées. Je doute qu'elle couvre toutes les situations de harcèlement de rue, elle me paraît plus adaptée aux propositions constitutives de harcèlement sexuel dans le travail . » 203 ( * )

D'après le Ministère public portugais, en novembre 2017, 733 enquêtes avaient été menées après une plainte pour harcèlement de rue, 75 donnant lieu à une inculpation, aucune n'ayant encore abouti à une condamnation.

Les dispositifs juridiques de répression du harcèlement en vigueur en Amérique Latine se rapprochent de celui du Portugal.

Le Pérou distingue le harcèlement sexuel ( hostigamiento sexual ) et le harcèlement de rue ( acoso sexual en los espacios publicos ). Le code pénal du Pérou punit aux articles 170 et suivants le viol et les attentats à la pudeur 204 ( * ) , mais ne pénalise pas le harcèlement sexuel ou les agissements sexistes.

C'est la loi n° 27942 du 27 février 2003 205 ( * ) qui sanctionne le harcèlement sexuel ( hostigamiento ). Elle trouve à s'appliquer dès qu'existe une relation d'autorité ou de dépendance, quelle que soit sa forme juridique (art. 1). Elle couvre les relations de travail, expressément les entreprises privées et publiques, les établissements d'éducation, la police, les forces armées et toutes les personnes impliquées dans les relations de subordination non réglées par le droit du travail 206 ( * ) (art. 2). Aussi dénommé chantage sexuel, le harcèlement sexuel est défini comme un propos ou un comportement répété de nature sexuelle, non désiré ou refusé, réalisé par une personne qui profite de sa position d'autorité ou d'une situation avantageuse contre une autre qui considère que cette conduite porte atteinte à sa dignité, ainsi qu'à ses droits fondamentaux (art. 4).

Les sanctions en cas de harcèlement sexuel dans le secteur privé ne relèvent pas directement de la répression pénale. La victime peut choisir (art. 8) entre :

- une action en cessation de l'acte hostile ( accionar el cese de la hostilidad ) pour demander au juge d'infliger une amende à l'employeur ;

- la rupture de la relation de travail en recevant la même indemnité qu'en cas de licenciement abusif 207 ( * ) .

Par ailleurs, le Pérou est le premier pays d'Amérique Latine a pénalisé le harcèlement ( acoso ) de rue après l'adoption de la loi du 23 mars 2015 pour prévenir et sanctionner le harcèlement sexuel dans les espaces publics 208 ( * ) . Elle trouve à s'appliquer dans toutes les aires d'usage public constituées par les voies publiques et les zones de loisir (art. 2), tels que les parcs publics ou éventuellement les galeries marchandes.

Sont punissables les propos ou les comportements non désirés, tenus dans un espace public qui présentent une nature ou une connotation sexuelle, dont la victime considère qu'ils portent atteinte à sa dignité et ses droits fondamentaux en suscitant intimidation, hostilité, dégradation, humiliation ou un environnement offensant. La caractérisation de l' acoso est proche de celle de l' hostigamiento sur le lieu de travail, si ce n'est l'absence d'un lien d'autorité et d'une condition de répétition des faits, mais la loi précise que, pour constituer une infraction pénale, il faut que l' acoso donne lieu à un rejet explicite de l'acte par la victime, sauf lorsqu'elle est mineure ou que les circonstances l'empêchent de l'exprimer (art. 5).

Le dispositif est extrêmement décentralisé. Il revient aux gouvernements régionaux, provinciaux et locaux d'adopter les mesures de prévention, la procédure de dépôt de plainte, les sanctions et les mesures d'aide aux victimes pour le harcèlement de rue (art.7). La loi précise uniquement que les sanctions prennent la forme d'amendes, ce qui apparente le harcèlement de rue à une contravention et justifie qu'il ne trouve pas sa place dans le code pénal péruvien. On retrouve la même logique à l'oeuvre en Argentine.

Peu de districts ont adopté à ce jour les dispositions réglementaires nécessaires pour sanctionner le harcèlement de rue. On peut toutefois citer le cas de Miraflores, un district important de la province de Lima, qui a pris un arrêté municipal pour punir le harcèlement de rue en avril 2016 209 ( * ) . Est considéré comme comportement inapproprié tout acte ou manifestation de nature sexuelle par des propos, des gestes ou des allusions. Est considéré comme du harcèlement sexuel de rue ( acoso sexual callejero ) tout comportement inapproprié imposé à une personne sur la voie publique ou des établissements commerciaux. Des exemples précis sont donnés tels qu'attouchements, masturbations publiques, exhibitionnisme ou filature à pied ou en véhicule (art. 2 de l'arrêté). Trois types d'infractions sont distingués : le harcèlement de rue « léger » (sifflements, phrases, etc.), le harcèlement de rue « grave » (attouchements, filatures, etc.) et le fait de ne pas afficher des panneaux contre le harcèlement de rue dans les établissements commerciaux (art. 9).

De même qu'au Pérou, si le code pénal en Argentine réprime les viols et les agressions sexuelles, en tant que délits contre l'intégrité sexuelle, aucune de ses dispositions ne définit, ni ne sanctionne le harcèlement sexuel ou les agissements sexistes.

Il revient à la loi fédérale n°26.489 du 11 mars 2009 de protection intégrale des femmes 210 ( * ) de poser le principe du « droit des femmes à vivre une vie sans violence » (art. 2) et de déterminer les violences commises à l'encontre des femmes. L'Argentine se conforme ainsi à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme qui, dans un arrêt de 2009 contre le Mexique 211 ( * ) , a rappelé l'obligation des États membres d'adopter des mesures contre les violences faites aux femmes, conformément à la Convention de Bélem do Para (Brésil) du 9 juin 1994 212 ( * ) .

Est visé tout comportement, action ou omission, envers les femmes qui, de façon directe ou indirecte, dans le secteur public ou privé, fondé sur une relation inégale de pouvoir affecte leur vie, leur liberté, leur dignité, leur intégrité physique, psychologique, sexuelle, économique ou patrimoniale, ou encore leur sécurité personnelle (art. 4). Cette définition très large inclut le harcèlement sexuel, les discriminations au sens de la législation européenne et même les agissements sexistes au sens du code du travail français ou de la loi belge. Rien n'est toutefois précisé dans la loi fédérale au sujet du cas particulier du harcèlement de rue ou dans les lieux publics.

Une limite doit être cependant relevée : aucun régime pénal n'est prévu ; certes une procédure de plainte est décrite et des pouvoirs d'ordonnance en référé sont confiés au juge, notamment pour protéger de façon préventive les femmes contre les violences domestiques, mais les seules sanctions prévues contre l'auteur en cas d'irrespect de l'ordonnance ou de réitération des actes restent limitées à pouvoir rendre publics les agissements, communiquer les faits de violences aux institutions, syndicats, associations, employeurs dont relève l'auteur, et lui ordonner de suivre des programmes éducatifs ou thérapeutiques pour modifier ses comportements violents (art. 32).

L'Argentine étant un pays fédéral composé de provinces autonomes qui ont compétence pour légiférer dans certains domaines et dans le respect de la loi fédérale, la division de la Législation comparée a analysé le cas de Buenos Aires, qui possède un statut autonome selon la Constitution et quasiment les mêmes fonctions qu'une province 213 ( * ) .

En effet, la ville de Buenos Aires est la première instance en Argentine à reconnaître légalement le harcèlement de rue ( acoso callejero ) en 2015. Puis, le harcèlement sexuel dans les espaces publics et privés d'accès public fut reconnu comme contravention par la loi locale n° 5742 du 7 décembre 2016 214 ( * ) . La subtilité juridique vient de ce que les provinces sont compétentes en matière de contraventions, mais pas de crimes et délits. L'article 65 bis du code des contraventions de la cité autonome de Buenos Aires exclut explicitement de la qualification de harcèlement dans les espaces publics les faits constitutifs d'un délit. Si les faits de harcèlement sont trop graves, ils doivent être qualifiés d'agressions sexuelles au sens du code pénal argentin pour pouvoir être punis. Il existe donc potentiellement un espace entre le harcèlement de rue comme contravention et l'agression sexuelle comme délit, espace dans lequel certains agissements pourraient ne pas être sanctionnés. En considérant qu'il s'agit d'une infraction et non d'un délit, la ville de Buenos Aires a compétence pour légiférer en régime de contraventions contrairement, à la matière pénale.

Le harcèlement de rue est défini de la même manière qu'au Pérou à ceci près que la loi de Buenos-Aires précise que l'agissement mis en cause est « fondé sur le genre, l'identité sexuelle ou l'orientation sexuelle de la victime » (art. 2). La formulation péruvienne est plus neutre mais semble en réalité cibler plus étroitement les femmes. La formulation de Buenos Aires est destinée à n'écarter ni les homosexuels, ni les transgenres. Quelques exemples de comportements sont donnés par la loi : des commentaires sexuels sur le physique, y compris des allusions, des photographies et des enregistrements non consentis, un contact physique non consenti, des filatures et le fait de coincer une personne en lui fermant le passage, des gestes obscènes, masturbations et exhibitionnisme (art.3). La sanction prévue est de deux à dix jours de travaux d'intérêt général et une amende de 200 à 1000 pesos (50 € environ) (art. 5).

En outre, la ville de Buenos Aires a mis en place une plateforme en ligne sur le harcèlement de rue 215 ( * ) , qui en décrit les manifestations et explique le droit applicable. Le site permet à la victime de porter plainte en ligne et d'être contactée pour un accompagnement psychologique et des conseils juridiques.

Enfin, en novembre 2017, un projet de loi fédéral sur le harcèlement de rue en Argentine 216 ( * ) a été approuvé par la commission de la législation pénale de la Chambre nationale des députés et attend d'être présenté en plénière. Il prévoit d'ajouter le harcèlement de rue comme un délit contre l'intégrité sexuelle dans le code pénal. Les amendes iraient de 5 000 à 25 000 pesos (1 200 € environ) et leur produit serait reversé à l'Institut national des femmes pour renforcer les programmes de prévention des violences.

Des projets de loi tendant à sanctionner le harcèlement de rue ont également été déposés devant les parlements du Chili en 2015 217 ( * ) et du Costa Rica en 2017 218 ( * ) . Le projet chilien introduit une nouvelle infraction spécifique dans le code pénal pour la punir d'une amende. Il est directement issu des travaux de l'Observatoire chilien contre le harcèlement de rue (OCAC) 219 ( * ) qui, créé en 2013, définit le harcèlement de rue comme des « pratiques à connotation sexuelle exercées par un inconnu dans un espace public comme la rue, les transports, les espaces privés à accès public (centres commerciaux, universités, places, etc.) qui provoquent une situation de malaise, d'embarras pour la victime. Ces actes ne sont pas consentis par la victime. » Adopté par l'Assemblée nationale chilienne, le texte n'a pas encore été examiné par la chambre haute. Le projet de loi costaricain, en revanche, ne modifie pas le code pénal et ne crée pas de nouveau délit mais, sur le modèle de la loi argentine de 2009 précitée, reconnaît le harcèlement de rue et donne au juge le pouvoir d'ordonner des mesures de protection de la victime.

Lettre de saisine de Philippe Bas, président de la commission des lois, à Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes


* 180 Protéger les mineurs victimes d'infractions sexuelles , rapport de Marie Mercier fait au nom de la commission des lois, n° 289 (2017-2018).

* 181 Proposition de loi d'orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles, n° 84, session ordinaire de 2017-2018, 27 mars 2018.

* 182 La délégation a auditionné Flavie Flament le 18 janvier 2018 , dans le cadre de son rapport sur les violences faites aux femmes ( http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180115/femmes.html#toc5 ).

* 183 Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale.

* 184 Loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

* 185 Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant.

* 186 Loi n° 2016-144 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

* 187 Loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

* 188 http://www.riksdagen.se/sv/dokument-lagar/dokument/svensk-forfattningssamling/diskrimineringslag-2008567_sfs-2008-567

* 189 »Att det regelbundet förekommer grova sexuella skämt på en arbetsplats kan, beroende på de närmare omständigheterna, enligt Arbetsdomstolens mening vara ett sådant uppträdande av sexuell natur, som kan kränka någons värdighet i den mening som avses i diskrimineringslagen» ( http://www.do.se/globalassets/diskrimineringsarenden/arbetsdomstol/dom-arbetsdomstolen-anm-2015-97-sexuella-trakasserier-bageri.pdf , p.20).

* 190 https://northyorkshire.police.uk/news/misogyny-recognised-hate-crime-wednesday-10-may-2017/

* 191 https://www.nottinghamshire.police.uk/hatecrime

* 192 https://www.nottinghamshire.police.uk/sites/default/files/documents/files/Equality_and_Diversity_Information%202017_FINAL.pdf , pp. 16-18.

* 193 http://www.cps.gov.uk/victims_witnesses/hate_crime/

* 194 On peut également signaler que la commission des affaires intérieures ( Home Affairs Committee ) de la Chambre des Communes a mené une série d'auditions sur la question des crimes de haine, y compris la misogynie, mais le rapport final Hate Crime : Abuse, Hate and Extremism online est consacré au harcèlement sur les réseaux sociaux, notamment des jeunes filles https://publications.parliament.uk/pa/cm201617/cmselect/cmhaff/609/609.pdf ).

* 195 http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&table_name=loi&cn=2014052240

* 196 La version initiale de la loi précisait que la personne était, à cause de l'agissement sexiste, réduite « essentiellement » à sa dimension sexuelle. La Cour constitutionnelle belge dans son arrêt n° 72/2016 du 25 mai 2016 sur un recours en annulation contre la loi a supprimé cet adverbe, qui ne figurait que dans la version française et non dans la version néerlandaise, ce qui était susceptible de créer des difficultés d'interprétation contraire au principe de légalité des délits et des peines.

* 197 https://dre.pt/application/file/a/246959

* 198 https://dre.pt/application/file/a/108000750

* 199 https://dre.pt/application/file/a/69951045

* 200 On retrouve un mode de calcul des amendes en « jours-amendes » emprunté au droit allemand.

* 201 Autre emprunt conceptuel au droit allemand.

* 202 Terme commun à l'espagnol et au portugais qui se traduirait littéralement par « compliment de drague ».

* 203 « Piropos já são crime e dão pena de prisão até três anos », Diário de Notícias, 28 décembre 2015.

* 204 Código Penal http://spij.minjus.gob.pe/content/publicaciones_oficiales/img/CODIGOPENAL.pdf

* 205 ley n° 27942, Ley de prevención y sanción del hostigamiento sexual, 27 de febrero de 2003 http://redin.pncvfs.gob.pe/images/ley/ley-n-27942-ley-de-prevencion-y-sancion-del-hostigamiento-sexual14.pdf

* 206 C'est le cas notamment des prestations de services régies par le code civil ou des apprentis en formation.

* 207 Ces dispositions sont précisées dans le décret législatif relatif à la productivité et à la compétitivité du marché du travail (art. 35). Cf . Decreto Supremo n° 003-97-TR, 27/03/1997, Ley de productividad y competitividad laboral http://www.mintra.gob.pe/archivos/file/normasLegales/DS_003_1997_TR.pdf

* 208 Ley n° 30314, Ley para prevenir y sancionar el acoso sexual en espacios públicos, 26 de marzo de 2015 http://busquedas.elperuano.pe/normaslegales/ley-para-prevenir-y-sancionar-el-acoso-sexual-en-espacios-pu-ley-n-30314-1216945-2/

* 209 Ley n°30314, Ley para prevenir y sancionar el acoso sexual en espacios públicos, 26 de marzo de 2015 http://busquedas.elperuano.pe/normaslegales/ley-para-prevenir-y-sancionar-el-acoso-sexual-en-espacios-pu-ley-n-30314-1216945-2/

* 210 Ley 26.485, 11 de marzo de 2009, Ley de protección integral a las mujeres http://servicios.infoleg.gob.ar/infolegInternet/anexos/150000-154999/152155/norma.htm

* 211 Corte IDH. Caso González y otras («Campo algodonero») vs México. Sentencia del 16 de noviembre del 2009, párrafo 258

* 212 https://www.cidh.oas.org/Basicos/French/m.femme.htm

* 213 Artículo 129 de la Constitución Nacional, http://servicios.infoleg.gob.ar/infolegInternet/anexos/0-4999/804/norma.htm

* 214 Ley 5.306, 2 de julio de 2015, «Día de Lucha contra el acoso Callejero», legislatura de la Ciudad de Buenos Aires, http://www2.cedom.gob.ar/es/legislacion/normas/leyes/ley5306.html

* 215 http://www.buenosaires.gob.ar/desarrollohumanoyhabitat/mujer/acoso-callejero/deteccion-y-prevencion

* 216 https://www.infobae.com/sociedad/2017/11/17/avanza-el-proyecto-de-ley-para-que-el-acoso-sexual-callejero-tenga-multas-de-hasta-25-mil/

* 217 http://www.respetocallejero.cl/images/proyecto-actual.pdf

* 218 Proyecto de ley contra el acoso sexual callejero expediente n°20.299 https://www.poder-judicial.go.cr/observatoriodegenero/wp-content/uploads/2017/06/PROYECTO-DE-LEY-LEY-CONTRA-EL-ACOSO-SEXUAL-CALLEJERO.pdf

* 219 https://www.ocac.cl/que-es/

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