C. LA STRATÉGIE EUROPÉENNE : UNE DYNAMIQUE DÉTERMINANTE SOUVENT PASSÉE SOUS SILENCE EN FRANCE

La Délégation sénatoriale aux entreprises s'est déplacée à Bruxelles le 26 octobre 2018.

1. La transition numérique des PME : un défi pour toute l'Europe

Comme le rappelle l'Union européenne de l'artisanat et des petites et moyennes entreprises (UEAPME) - devenue « SMEunited »- dans une note 226 ( * ) de février 2018, les PME constituent un groupe très hétérogène qui nécessite des mesures d'accompagnement flexible . Il existe toujours des entreprises qui sont en tête des changements et celles qui suivent davantage la numérisation et ont besoin de s'adapter.

99,8 % des entreprises européennes sont des PME, dont 93 % emploient moins de 10 employés, le nombre moyen d'employés étant de quatre personnes.

Or un décalage important est constaté entre PME et grandes entreprises en matière de numérisation . L'analyse d'Eurostat ci-dessous met en évidence les écarts.

Les inégalités en fonction de la taille sont doublées des inégalités en fonction du territoire dans lesquelles les PME sont situées . En juin 2018, le Comité européen des Régions (CdR) a abordé la question de la numérisation des PME, notamment dans les régions éloignées. Comme cela a été rappelé, alors que l'Europe est un acteur mondial de premier plan dans de nombreux secteurs manufacturiers et que ses entreprises sont à la pointe de la technologie et de l'automatisation dans des secteurs clés, la grande majorité des PME et des entreprises à moyenne capitalisation sont très à la traîne, en particulier dans les régions éloignées ou économiquement moins développées.

La numérisation des PME constitue un défi essentiel pour l'économie et l'emploi en Europe.

a) Un cadre juridique européen évoluant avec les nouvelles technologies

Les traités européens ne prévoient pas de dispositions spécifiques sur les technologies de l'information de de la communication (TIC). Mais depuis 30 ans, l'Union européenne a progressivement pris en compte leur évolution en définissant un cadre juridique susceptible de répondre aux nouveaux défis dans tous les domaines concernés .

L'Union européenne peut ainsi entreprendre des actions en la matière dans le cadre des politiques sectorielles et transversales, notamment : la politique industrielle (article 173 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (FUE)) ; la politique de la concurrence (articles 101 à 109 du traité FUE); la politique commerciale (articles 206 et 207 du traité FUE); les réseaux transeuropéens (RTE) (articles 170 à 172 du traité FUE); la recherche et le développement technologique et l'espace (articles 179 à 190 du traité FUE); le rapprochement des législations dans le but d'améliorer l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur (article 114 du traité FUE); la libre circulation des marchandises (articles 28, 30, 34 et 35 du traité FUE); la libre circulation des personnes, des services et des capitaux (articles 45 à 66 du traité FUE); l'éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport (articles 165 et 166 du traité FUE); et la culture (article 167 du traité FUE). Tous ces instruments constituent des références fondamentales pour l'Europe numérique.

En 2015, la Commission a instauré le marché unique numérique. Comme elle l'indique sur son site 227 ( * ) , « le marché unique numérique de l'UE vise à réduire les entraves pour les entreprises et à leur permettre d'exercer davantage leurs activités par-delà les frontières au sein de l'UE, d'une manière légale, sûre, sécurisée et abordable. Seulement 7 % des PME de l'UE vendent à l'étranger. Cela peut changer si le marché unique est étendu aux services en ligne. (...) Le marché unique numérique favorisera la création de nouvelles entreprises et permettra aux entreprises existantes de se développer et d'innover au sein d'un marché de quelque 500 millions de personnes.

La réalisation d'un marché unique numérique permettra également à l'Europe de conserver sa position en première ligne de l'économie numérique mondiale . »

L'union européenne a élargi sa conception du numérique en abordant des problématiques liées à la diffusion (responsabilité des contenus diffusés...), la cybersécurité (harmonisation des règles de sécurité pour les entreprises...), voire la fiscalité (taxation de l'économie numérique), la concurrence (condamnation de Google pour abus de position dominante) ou encore la culture (copyright européen). Par ailleurs, dans le cadre du marché unique numérique, la Commission a mis en place des politiques visant à renforcer les compétences numériques de tous les citoyens, et pas seulement celles des experts en nouvelles technologies. Elle a ainsi lancé le 1 er décembre 2016 la « coalition en faveur des compétences et des emplois dans le secteur du numérique » 228 ( * ) ( digital skills and jobs coalition ). En France, c'est le Medef qui coordonne la coalition en coopération avec le ministère du Travail, l'université Paris Descartes, la CFDT, Orange, la Grande école du Numérique.

L'approche sectorielle des enjeux liés à la numérisation explique une répartition des sujets entre différentes directions générales (DG) de la Commission européenne. Ainsi la délégation a été amenée à rencontrer des interlocuteurs de la DG dite « Grow », chargée des politiques de l'Union dans le domaine du marché unique, de l'industrie, de l'entreprenariat et des petites entreprises, et de la DG dite « Connect » en charge des réseaux de communication, du contenu et des technologies. Les échanges ont permis d'évoquer les initiatives présentées ci-après.

b) De nombreuses initiatives européennes pour aider les entreprises

• DG GROW : des actions en faveur de la compétitivité des entreprises

Le programme COSME ( programme for the competitiviness of enterprises and SMEs ) est le programme pluriannuel européen pour la compétitivité des PME , doté d'un budget de 2,3 milliards d'euros pour la période 2014-2020. Il vise notamment à faciliter le financement des PME via le fonds européen d'investissement qui met en oeuvre des outils de « garantie de prêts » et de « capital-investissement ». L'objectif de COSME est également le développement de l'accès aux marchés, européens et internationaux, via des services d'appui et de conseil aux entreprises ;

• La coopération entre clusters

L'une des actions résultant de ce programme est la coopération internationale entre clusters (ou « grappes économiques ») pour soutenir l'innovation et la digitalisation des PME . L'idée est d'aider les PME grâce à une coopération entre clusters européens. 25 clusters français bénéficient ainsi de ces partenariats visant à améliorer l'écosystème de soutien à l'innovation des PME. Le financement de cette coopération est réalisé à travers l'action « Innosup-1 » (dont le budget en 2017 était de 26 millions d'euros).

Un exemple de coopération internationale entre clusters est le projet « MobigoIn Action » 229 ( * ) qui permet aux start-ups et PME membres de quatre clusters européens de se rendre aux États-Unis et au Canada, puis en Chine et à Singapour. La mission internationale offre aux PME retenues un accompagnement sur mesure et co-financé pour approcher plus efficacement les marchés ciblés. Concrètement, la mission comprend la participation à un ou plusieurs événements internationaux sur la mobilité intelligente ( smart mobility ) et des rencontres avec les acteurs clés de l'écosystème.

• La « spécialisation intelligente » des régions

Par ailleurs la Commission européenne agit pour aider les régions à bâtir des « économies résilientes » et a proposé une série d'actions destinées à aider encore davantage les régions à investir dans les créneaux où elles occupent une position concurrentielle (« spécialisation intelligente » ou « smart specialization strategy - 3S »), et favoriser ainsi l'innovation, la résilience et la croissance nécessaires. Chaque région intéressée a été amenée à concevoir une stratégie d'investissement fondée sur ses propres avantages concurrentiels - des spécialités agroalimentaires au tourisme, en passant par les nanotechnologies et l'aérospatial.

Comme l'indique la Commission dans sa présentation de l'action, « ces stratégies permettent actuellement à des entreprises locales de bénéficier d'aides financières pour mettre au point des produits innovants et rayonner au-delà des marchés locaux. Elles ont aussi abouti à des liens plus étroits entre les milieux scientifiques et le monde des affaires, ainsi qu'à une meilleure coordination à tous les niveaux de la gouvernance locale ». L'action s'inscrit dans la nouvelle série de mesures présentées par la Commission européenne en juillet 2017 dans sa communication « Renforcer l'innovation dans les régions d'Europe » visant à renforcer la croissance et la création d'emplois et à réduire la fracture de l'innovation.

12 régions pilotes ont été identifiées pour expérimenter les politiques de transition industrielle en 2018, dont trois françaises (Centre-Val de Loire, Grand-Est et Hauts-de-France).

Régions pilotes

Ainsi la région Grand-Est, qui a été jugée par la Commission comme répondant aux critères de région en transition industrielle, du fait de ses caractéristiques post-industrielles, notamment sa politique « Industrie du futur », et de la transition engagée vers une économie bas carbone. Six filières ont été identifiées :

• les matériaux, procédés, technologies de production en lien avec l'industrie du futur ;

• les agro-ressources et plus largement la bioéconomie ;

• la santé (incluant les biotechnologies, les technologies médicales ;

• la e-santé, les matériaux pour la santé et la silver économie, c'est-à-dire l'économie liée au vieillissement de la population) ;

• le bâtiment durable ;

• la mobilité durable, l'intermodalité, la logistique et les transports.

Les premiers résultats de cette initiative européenne ont été présentés par la Commission le 8 mai 2019. Si la méthodologie est jugée bonne, la décision de relancer ou non l'initiative n'est pas encore actée. En revanche la commissaire chargée de la politique régionale a invité toutes les régions à reproduire l'expérience à l'avenir en s'appuyant sur le prochain budget à long terme de l'Union européenne, soit « plus de 90 milliards d'euros de financement au titre de la politique de cohésion pour la recherche, l'innovation et les petites et moyennes entreprises ».

• Les villes connectées ou « smart cities »

La DG GROW supervise également des actions favorisant le numérique et associant d'autres acteurs que les PME. Ainsi la Commission européenne a lancé un « défi des cités numériques ». L'objectif est de mobiliser tous les acteurs (villes, PME, banques, industries, etc.) pour définir ce que devrait être une « ville intelligente » ou « smart city ». L'approche englobe donc les transports, les services, le logement, etc. avec pour objectif d'améliorer les services publics pour les citoyens, de mieux utiliser les ressources et de diminuer l'impact sur l'environnement.

La ville de Nice s'est engagée dans cette démarche et a été classée, par l'institut de recherche Junipert, 13ème meilleure ville intelligente au monde . L'étude, datant de mars 2018, indique que ces villes permettent à chaque résident de « gagner » 125 heures par an simplement en proposant une organisation plus efficiente (par exemple en optimisant la régulation de la circulation aux heures de pointe).

• DG Connect : le soutien à l'innovation via la numérisation

De son côté, la DG CONNECT soutient les initiatives transversales qui aident les entreprises dans leur transition numérique afin de définir de nouveaux modèles économiques et de nouveaux produits. Elle s'intéresse ainsi aux politiques de numérisation du tissu industriel, aux politiques d'innovation, à la formation, ainsi qu'au cadre réglementaire pouvant favoriser la digitalisation.

Via le programme « I4MS » (acronyme signifiant « Innovation For Manufacturing SME's »), elle veut développer des noeuds d'innovation numérique ou « digital hubs » qui pourraient être financés par le programme « Europe numérique » pour lequel 9,2 milliards d'euros sont prévus dans le prochain cadre financier (2021-2027). L'objectif serait d'avoir un noeud ou « hub » par région, capable d'offrir de véritables services aux entreprises souhaitant effectuer leur transition numérique. Les dirigeants pourraient se tourner vers ces hubs pour recevoir une aide, soit directe soit par l'intermédiaire d'autres hubs en Europe, chacun pouvant avoir des compétences et une expérience spécifiques. D'ailleurs le conseiller du commissaire européen Mariya Gabriel a mentionné l'enjeu de compétition entre « hubs », chacun souhaitant devenir le référent dans un domaine bien identifié, comme par exemple en matière de cyber-sécurité. La concurrence stimule donc l'émergence de noeuds d'innovation très performants.

Enfin, puisque les difficultés pour financer l'investissement immatériel sont considérées comme un obstacle à la numérisation des entreprises, il est intéressant de noter que le Fonds européen d'investissement (FEI), filiale du groupe BEI (Banque européenne d'investissement), a signé, en mai 2019, un accord de garantie financière avec Bpifrance pour une quatrième vague de prêt à l'innovation depuis 2015 . Le FEI garantira à hauteur de 50 % les nouveaux prêts accordés par Bpifrance aux sociétés innovantes et aux start-ups . La garantie du FEI, dans le cadre du programme européen Innovfin pour les PME, s'élèvera à 300 millions d'euros pour un montant total de prêts qui pourra atteindre 600 millions d'euros. Ces prêts permettent d'accompagner les PME et ETI venant de finaliser un projet de recherche et développement, en finançant les dépenses immatérielles liées au lancement industriel et commercial des innovations développées (produit, procédé ou service), sous forme de prêt à taux réduit par un partage du risque auprès du Fonds Européen d'Investissement (FEI) de la BEI.

2. La nécessité de mieux guider les PME pour bénéficier des politiques européennes
a) Le rôle des intermédiaires

SMEunited insiste sur le fait que les PME peuvent vite se sentir perdues face aux nombreuses initiatives de la Commission européenne et, par conséquent, rencontrer des difficultés pour sauter le premier pas vers la digitalisation . On ne sait si la brochure qu'elle a éditée pour promouvoir les meilleures pratiques pourra répondre à cette situation car il s'agit d'une succession de présentation des actions menées par les associations membres. Elle constitue une étape d'information qui, si elle semble insuffisante, est néanmoins nécessaire.

Toutes les initiatives décrites ci-dessus dans le présent chapitre montrent que les actions de l'Union européenne sont efficaces en mobilisant de nombreux acteurs de tous horizons autour de projets fédérateurs, créant une dynamique positive pour les PME. Les collectivités territoriales apparaissent comme des intermédiaires indispensables pour favoriser des dynamiques locales et associer les petites et moyennes entreprises.

Pour le président français de la commission de l'économie du CdR, « les collectivités locales et régionales sont des partenaires solides au sein des écosystèmes territoriaux, qui offrent un appui essentiel aux PME dans leur passage au numérique , et ce, grâce à leurs activités dans des domaines tels que la recherche et l'innovation, l'éducation et les compétences, les infrastructures et l'investissement public. Le soutien européen offert dans le cadre du programme COSME et des programmes de coopération interrégionale tels qu'Interreg est également crucial pour promouvoir la nécessaire collaboration entre les pôles régionaux. Nous devons coopérer à tous les niveaux afin de garantir que nos PME, en particulier dans les régions en retard de développement, réussissent à relever les défis économiques liés à la numérisation , ce dont dépendent leur compétitivité et leur durabilité ».

Cependant, si les intermédiaires nationaux et locaux sont indispensables, votre Rapporteur ne peut que regretter le constat dressé au cours de ces derniers mois : les actions européennes sont insuffisamment ou pas du tout valorisées par les autorités françaises. Bien souvent, seule la déclinaison nationale d'une initiative européenne est mise en avant, passant sous silence la dimension européenne des aides proposées. Ce réflexe franco-français est d'autant plus regrettable qu'un sentiment de méfiance s'est installé à l'égard de l'Europe, dont les citoyens ne perçoivent pas nécessairement l'utilité ou les bénéfices. Pourtant, en ne prenant que l'exemple des aides à la transition numérique des PME, ces bénéfices sont aisément appréciables.

b) Confiance et transparence : les clés pour protéger les PME ayant sauté le pas de la numérisation

Enfin, la question de la confiance et de la régulation des relations dans le marché unique numérique demeurent des sujets épineux pouvant influencer la volonté des PME d'opérer leur transition numérique. Ainsi, selon une enquête d'Eurobaromètre, 42 % des PME de l'Union européenne ont déclaré avoir recours à des places de marché en ligne pour vendre leurs produits et services. Mais une analyse d'impact de la Commission a montré que 50 % des entreprises européennes qui exercent des activités sur les plateformes se heurtent à des difficultés. 38 % des problèmes rencontrés dans les relations contractuelles demeurent non résolus et ce n'est que difficilement que l'on résout 26 % d'entre eux. Cela entraîne directement des pertes de ventes d'une valeur comprise entre 1,27 et 2,35 milliards d'euros 230 ( * ) .

Ce constat a donc poussé le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne et la Commission européenne à s'entendre sur l'établissement de nouvelles règles européennes pour améliorer l'équité des pratiques commerciales des plateformes en ligne et la mise en place d'un observatoire chargé de suivre l'évolution du marché et la mise en oeuvre effective des règles, comme cela est indiqué dans un précédent chapitre du rapport.

Cette thématique, comme beaucoup d'autres sujets tels que l'exploitation des données et l'accès aux données ( data) , sont autant de domaines dans lesquels une intervention politique pour adapter les règles sera nécessaire afin que la numérisation des PME ne se fasse pas à leurs dépens.


* 226 Digital transformation in SMEs

* 227 https://ec.europa.eu/commission/priorities/digital-single-market_fr

* 228 https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/digital-skills-jobs-coalition

* 229 https://www.mobigoin.eu/

* 230 Communiqué de presse de la Commission européenne du 14 février 2019.

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