N° 208

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2019

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux entreprises (1) sur le thème : « Comment garantir l' accès des PME à des réseaux et services numériques efficients ? »,

Par Mme Élisabeth LAMURE,

Sénateur

(1) Cette délégation est composée de : Mme Élisabeth Lamure, présidente ; MM. Gilbert Bouchet, Olivier Cadic, Emmanuel Capus, Fabien Gay, Xavier Iacovelli, Joël Labbé, Mmes Patricia Morhet-Richaud, Nelly Tocqueville, M. Michel Vaspart, vice-présidents ; Mmes Nicole Bonnefoy, Catherine Fournier, Pascale Gruny et M. Jackie Pierre, secrétaires ; MM. Philippe Adnot, Guillaume Arnell, Mmes Martine Berthet, Annick Billon, M. Martial Bourquin, Mme Agnès Canayer, M. Michel Canevet, Mmes Anne Chain-Larché, Laurence Cohen, M. René Danesi, Mme Jacky Deromedi, M. Jérôme Durain, Mme Dominique Estrosi Sassone, MM. Michel Forissier, Jean-Marc Gabouty, Éric Jeansannetas, Antoine Karam, Guy-Dominique Kennel, Daniel Laurent, Jacques Le Nay, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Sébastien Meurant, Claude Nougein, Philippe Paul, Rachid Temal, Jean-Louis Tourenne et Mme Sabine Van Heghe.

AVANT-PROPOS

Le numérique prend une place croissante dans la vie des entreprises. Au-delà des services télécoms, les services numériques et les innovations associées apportent une réelle valeur ajoutée et sous-tendent les développements à venir que le tissu entrepreneurial doit pouvoir mettre en oeuvre pour demeurer compétitif. En France, les difficultés les plus fortes pour opérer une transformation digitale sont rencontrées par les TPE et les PME, ce que traduit notamment le classement européen DESI plaçant la France au 15 ème rang en 2019.

Pour accompagner les entreprises dans les prochaines années et rattraper notre retard, deux éléments sont aujourd'hui essentiels.

Le premier facteur est évidemment l'accès au très haut débit . Lancé en février 2013, le Plan France Très Haut débit vise à couvrir l'intégralité du territoire en très haut débit d'ici 2022, c'est-à-dire proposer un accès à internet performant à l'ensemble des logements, des entreprises et des administrations. Dans ce cadre, trois types de zones ont été définis et les rôles répartis entre acteurs privés et collectivités territoriales :

- les « zones très denses » (ZTD), sur lesquelles les opérateurs privés, fournisseurs d'accès, doivent tous déployer leur propre réseau ;

- les « zones AMII » (Appel à Manifestation d'Intention d'Investissement), sur lesquelles un ou plusieurs opérateurs privés ont manifesté leur intérêt pour déployer ou financer ensemble un réseau en fibre optique jusqu'à l'abonné (3 600 communes) ;

- les « zones RIP » (Réseau d'Initiative Publique), dans lesquelles le réseau est déployé par des collectivités territoriales, mobilisant des financements publics, faute de manifestation d'intérêt de la part des opérateurs privés pour ces zones moins denses, souvent rurales, par défaut de rentabilité 1 ( * ) .

Le second facteur réside dans les services fournis par l'écosystème numérique . D'après le CDRT (Club des dirigeants réseaux et télécoms), cet écosystème est constitué d'environ 1 500 opérateurs de proximité, répartis sur l'ensemble du territoire. Issu de la convergence des métiers des réseaux, des télécoms et de l'informatique, l'écosystème numérique apporte aux TPE et PME les services « du dernier kilomètre », c'est-à-dire l'offre de proximité basée sur du conseil adapté à chaque entreprise et une relation de confiance.

Ainsi, « l'internet est vendu avec les solutions de sécurisation des réseaux et de protection des données. Les services fixes et mobiles sont enrichis d'applications de communication alliant audio, vidéo et chat pour améliorer la collaboration entre les équipes et faciliter la mobilité ou encore le télétravail 2 ( * ) ».

Les entreprises de l'écosystème numérique ont besoin d'un accès au réseau FttH 3 ( * ) pour offrir leurs services aux TPE et PME. Les opérateurs Orange et SFR bénéficient depuis 2010 d'une immense avance en matière de déploiement de réseau, en raison de leur rôle pour l'accès du grand public, créant un monopole de fait. Et jusqu'à l'arrivée récente de Kosc, opérateur neutre, sur le marché de gros FttH à destination des entreprises, ces deux opérateurs n'avaient pas proposé d'offre sur ce marché. Les entreprises de services numériques de l'écosystème n'avaient accès qu'au réseau cuivre (DSL, dont le débit est moins important que la fibre), ou au réseau FttO (fibre dédiée, inaccessible financièrement pour les TPE et les PME de taille modeste).

I. I. LA NUMÉRISATION DES PME : UNE PRÉOCCUPATION TOUJOURS PLUS FORTE DE LA DÉLÉGATION SÉNATORIALE AUX ENTREPRISES

A. JUILLET 2019 : LE RAPPORT DE LA DÉLÉGATION SUR L'ABSOLUE NÉCESSITÉ DE RÉGULER LE MARCHÉ DES TÉLÉCOMS

Compte tenu des enjeux décrits ci-dessus, la question de la numérisation des PME et TPE est depuis longtemps un sujet de préoccupation des membres de la Délégation sénatoriale aux entreprises. C'est la raison pour laquelle cette dernière a confié, en 2018, une mission d'information à Mme Pascale Gruny, afin d'évaluer la situation des entreprises de taille modeste dans un contexte marqué par le retard de la France face à ses voisins européens. Puisque le Gouvernement communiquait sur les investissements réalisés pour soutenir les start-ups et promouvoir la French Tech , qu'en était-il de la situation des PME et TPE ? Étaient-elles oubliées ou bien incluses dans le mouvement général annoncé pour que la France n'ait plus à rougir de la digitalisation de son tissu économique ?

Le 4 juillet 2019, la Délégation a adopté le rapport issu de ces travaux intitulé « Accompagnement de la transition numérique des PME : comment la France peut-elle rattraper son retard ? » 4 ( * ) . Après avoir rappelé l'enjeu vital de la numérisation pour les petites et moyennes entreprises, ce rapport a mis en évidence les différentes difficultés auxquelles les entreprises sont confrontées, qu'elles soient structurelles ou conjoncturelles. Au rang de ces obstacles figurent l'insuffisante couverture du territoire et son corollaire, la fracture numérique, ainsi que les conséquences, pour un accès efficient à la fibre, des « stratégies nocives » de grands opérateurs de télécommunication.

Ainsi dans son avis du 23 octobre 2017 r endu public à la demande du Sénat , l'Arcep a mis en évidence les stratégies de duplication et de préemption de la part d'Orange et SFR, identifiées comme des risques en matière de déploiement des réseaux FttH ( Fiber to the home ). Initialement prévue pour le marché résidentiel, la FttH est vite apparue comme une réponse aux attentes des PME et TPE . En effet, elle permet de tirer profit du déploiement des boucles locales pour les particuliers afin de mutualiser les coûts et d'offrir un niveau de prix abordable pour les entreprises de taille modeste.

RAPPEL DES DIFFÉRENCES ENTRE FTTH ET FTTO

(extrait du rapport « Accompagnement de la transition numérique des PME : comment la France peut-elle rattraper son retard ? » )

Deux types de réseaux en fibre optique peuvent répondre aux besoins des PME : la fibre mutualisée ou FttH ( Fiber to the Home ) ou bien la fibre dédiée ou FttO ( Fiber to the Office ).

La fibre FttO est déployée spécifiquement pour les besoins de la clientèle entreprises et offre une qualité de service renforcée (débit garanti, garantie de temps de rétablissement). De telles offres n'étaient jusqu'à récemment proposées que sur une boucle locale optique dédiée (BLOD), qui présente des coûts importants et rend difficile la fourniture d'offres plus abordables. Les prix des abonnements, généralement supérieur à plusieurs centaines d'euros par mois (et même davantage hors des grandes villes, le coût pouvant s'élever à plusieurs milliers d'euros), exclut un grand nombre d'entreprises.

Source : https://www.auranext.com/fibre-optique-comparatif-ftth-ftte-ftto/

La fibre FttH quant à elle est destinée au marché résidentiel, mais elle permet de tirer profit du déploiement de la boucle locale pour mutualiser les coûts et permettre des niveaux de prix abordables pour les entreprises. C'est donc le réseau susceptible de répondre aux besoins des TPE et PME souhaitant opérer leur transformation numérique, et c'est sur ce réseau que les autorités ont décidé de miser pour améliorer la connectivité .

Source : https://www.auranext.com/fibre-optique-comparatif-ftth-ftte-ftto/

Le rapport a également montré que les PME sont les victimes de défaillances en matière de complétude : de nombreux immeubles accueillant des entreprises ou des commerces sont « oubliés » du déploiement de la fibre par les opérateurs, alors qu'ils se situent parfois dans des zones très denses où les immeubles voisins, accueillant des logements et donc des clients résidentiels, sont parfaitement raccordés au réseau FttH. Certains spécialistes auditionnés ont mentionné le chiffre de 40 000 adresses ainsi « oubliées ».

Autre exemple d'impact négatif lié à l'attitude des grands opérateurs : la dégradation du service universel. En novembre 2017, Orange a été désignée par le ministre de l'Économie, pour une durée de trois ans, comme opérateur chargé de fournir les prestations « raccordement » et « service téléphonique » du service universel. Après une instruction ouverte en juin 2018, l'Arcep a confirmé cette dégradation après avoir été alertée par de nombreuses collectivités territoriales. L'autorité de régulation a alors mis Orange en demeure de respecter en 2019 et en 2020 l'ensemble des valeurs annuelles fixées lors de sa désignation en tant qu'opérateur en charge du service universel.

Tous ces éléments ayant récemment rythmé l'actualité du marché des télécoms montrent l'absolue nécessité de mieux le réguler. Cette régulation est apparue particulièrement bénéfique dans le segment du marché de gros à destination des entreprises, où elle a permis la naissance d'un opérateur neutre : l'entreprise Kosc.

Cette société est née à la suite de la décision 5 ( * ) de l'Autorité de la concurrence, en 2014, d'autoriser le rachat de SFR par le groupe ALTICE à la condition que SFR cède le réseau DSL de Completel. Ainsi encouragée par les autorités publiques décidées à oeuvrer pour garantir « une concurrence effective », Kosc a été créée avec l'engagement de SFR de céder son réseau au 31 mars 2017, sur la base d'un pacte d'actionnaires réunissant principalement le fondateur, Yann de Prince, et ses associés (qui détiennent 30 % du capital), le groupe OVH (devenu depuis OVH Cloud ), qui en contrepartie d'un apport de 2 millions d'euros mais surtout de l'engagement d'être client de Kosc, a reçu 40 % du capital, et enfin Bpifrance, 3 ème actionnaire avec 15 % du capital. Une filiale appelée « Kosc infrastructures » a ensuite été créée, ayant notamment pour actionnaire la Banque des Territoires à hauteur de 24 %.

Après bien des difficultés liées au transfert du réseau Completel pendant plus d'un an, Kosc a pu enfin démarrer son activité, ce qui fut extrêmement bien perçu par les sociétés de services numériques servant d'intermédiaires avec les PME. « Une véritable opportunité », « une aubaine sans précédent » comparée à l'avancée liée à la création des réseaux d'initiative publique (RIP), voilà comment est perçue la société Kosc par ses clients, en comparaison avec les opérateurs historiques. Les acteurs du numérique qui fournissent des services aux PME saluent sa réactivité, sa compréhension des enjeux des entreprises. Grâce à Kosc, ils peuvent bénéficier d'un accès au réseau FttH, à des tarifs raisonnables, accès qui a révolutionné les possibilités d'offres aux PME. En effet, jusqu'alors, les seules offres sur le marché de gros concernaient le cuivre et la FttO ; elles émanaient d'opérateurs historiques. L'arrivée de Kosc, opérateur Wholesale-only , a donc fondamentalement changé la donne et poussé les opérateurs intégrés à modifier leur stratégie à l'égard des intermédiaires fournissant les PME et TPE, en se positionnant sur le marché de gros. S'agissant d'Orange, dont le réseau FttH est utilisé par Kosc -qui bénéficie ainsi d'une capillarité nationale- et de SFR, ils sont évidemment présents depuis plusieurs années sur le marché de détail avec des offres spécifiques.


* 1 Depuis le processus d'« appels à manifestation d'engagements locaux » (AMEL) effectué jusqu'en juin 2019, des opérateurs privés peuvent être amenés à déployer sur fonds propres dans cette zone, compte tenu des conditions de marché plus favorables qu'anticipées.

* 2 CDRT

* 3 Cf Fiber to the Home : définition ci-après

* 4 https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-635-notice.html

* 5 Décision n°14-DCC-160 du 30 octobre 2014 relative à la prise de contrôle exclusif de SFR par le groupe Altice.

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