AVANT-PROPOS

Selon leur milieu familial, leurs origines sociales ou géographiques, les jeunes arrivés à l'âge adulte ne disposent pas, loin s'en faut, des mêmes opportunités d'études, d'orientation professionnelle et de vie personnelle, et ils ne s'autorisent pas les mêmes ambitions. Faut-il se résigner à ce que l'avenir de certains jeunes paraisse déjà écrit dès leurs toutes premières années ? Comment réduire ces inégalités de destin et donner tout son sens à la devise de notre République, afin d'assurer, par l'égalité des chances, une véritable égalité des droits ? C'est cet enjeu majeur de cohésion sociale pour notre pays qui a justifié la création de la mission d'information sur les politiques en faveur de l'égalité des chances et de l'émancipation de la jeunesse.

La mission d'information a mené ses travaux sans se limiter au cadre strict d'une définition statistique de la jeunesse, car l'égalité des chances se joue dès la petite enfance et on ne peut établir le seuil d'âge au-delà duquel les questions d'accès à l'autonomie n'auraient plus lieu de se poser. En outre, la jeunesse englobe une très grande diversité de situations variant selon les âges, l'origine sociale ou territoriale, le lieu de résidence.

L'égalité des chances comporte également de très nombreuses dimensions et la mission d'information ne pouvait prétendre toutes les aborder. Par ailleurs, tenant compte des autres travaux engagés au Sénat, elle n'a pas cherché à aborder spécifiquement les difficultés actuelles des étudiants ou des jeunes en situation de pauvreté, ou encore les conséquences de la crise sanitaire sur les jeunes, même si celle-ci a accentué les inégalités de chances qui préexistaient.

Suivant une approche chronologique, elle a souhaité étudier les inégalités de chances qui affectent les jeunes à chaque étape de leur parcours, de la petite enfance jusqu'à l'entrée à l'âge adulte, et aux politiques menées pour y remédier, sachant que s'il faut compenser ou corriger les conséquences des inégalités de départ, il est également nécessaire de réduire ces inégalités elles-mêmes.

Elle a procédé à treize auditions en réunion plénière et les membres de la mission ont pu participer à une trentaine d'auditions organisées par la rapporteure. Au total, près de 80 institutions, associations ou personnalités qualifiées ont été entendues. Deux déplacements ont également été effectués en région parisienne, dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville, l'un consacré à une cité éducative, l'autre au plan régional d'insertion des jeunes.

Ces échanges ont permis de recueillir un matériau très riche.

Il en ressort tout d'abord une confirmation : même si sur le long terme les inégalités se sont réduites, notre pays se caractérise par une mobilité sociale assez faible, ralentie par rapport à la période d'expansion économique. Le fait que les inégalités de départ ont tendance à s'accentuer plutôt qu'à se réduire au terme du parcours scolaire est l'une des illustrations les plus marquantes de cette situation qui alimente le sentiment d'une panne de l'ascenseur social.

L'égalité des chances constitue pourtant une priorité affirmée, de longue date, des politiques publiques en direction de la jeunesse. Mais elle est tributaire de nombreux facteurs, les responsabilités en la matière étant dispersées entre de multiples acteurs nationaux ou locaux. L'impulsion politique nécessaire comme la coordination de l'ensemble des intervenants n'ont jusqu'à présent pas été suffisantes pour traduire efficacement cette ambition affichée.

Les travaux de la mission d'information se sont concentrés sur quatre thématiques qui lui ont paru déterminantes pour établir les conditions d'une meilleure égalité des chances, selon la trame chronologique précédemment indiquée, en suivant le parcours de l'enfant et du jeune, de sa naissance à l'entrée dans l'âge adulte :

- la nécessaire contribution à l'égalité des chances de la politique de la petite enfance, période au cours de laquelle se cristallisent des inégalités liées au milieu familial dont les effets vont se retrouver jusqu'à l'âge adulte ;

- les correctifs à apporter à notre système scolaire afin d'éviter qu'il accentue les inégalités de départ, comme il a trop tendance à le faire ;

- les actions à développer pour que les enfants et les jeunes puissent trouver, en dehors de l'école et de leur milieu familial, des points d'appui pour élargir leurs horizons et réaliser des apprentissages utiles au plan social et éducatif ;

- enfin, le recherche d'une plus grande efficacité dans les multiples dispositifs visant l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, notamment pour ceux qui sont aujourd'hui les plus éloignés des démarches proposées par les différentes institutions.

I. UNE MOBILITÉ SOCIALE AU RALENTI, UN POIDS ÉLEVÉ DES ORIGINES SUR LE DESTIN DES INDIVIDUS

De nombreuses études, françaises comme internationales, montrent que sur le long terme, les inégalités se sont réduites dans notre pays. Cette réduction des inégalités s'est toutefois considérablement ralentie depuis trente ans et s'accompagne de la persistance d'une forme de déterminisme social .

La profonde transformation de la structure des emplois, avec la tertiarisation de l'économie, et le développement du travail des femmes ont fortement soutenu la mobilité sociale durant la période d'expansion de l'après-guerre. Ces facteurs liés à des mutations désormais achevées jouent beaucoup moins aujourd'hui, d'où le sentiment d'une panne de l'ascenseur social .

La diversité des trajectoires individuelles comme la subjectivité des perceptions d'ascension ou de déclassement social rendent difficile toute conclusion définitive à ce sujet, comme l'ont montré les auditions d'experts devant la mission d'information.

Pour autant, il est clair que la France se situe parmi les pays de l'Union européenne les moins bien placés en termes de perspectives de mobilité sociale ouvertes aux jeunes issus des catégories les plus modestes et que des facteurs sociaux et territoriaux pèsent lourdement sur les « inégalités de destin » entre jeunes de notre pays.

Cette situation trouve largement sa source dans un système éducatif qui a beaucoup plus tendance à perpétuer les inégalités d'origine sociale ou territoriale qu'à les réduire.

A. UNE REPRODUCTION DES INÉGALITÉS DE REVENUS QUI TÉMOIGNE DE TROP FAIBLES PERSPECTIVES DE MOBILITÉ SOCIALE

Les comparaisons internationales montrent que, malgré une forte réduction des inégalités sur longue période, la possibilité pour un enfant de ne pas être cantonné à la catégorie sociale de ses parents, reste en France inférieure à la mobilité sociale observable dans la plupart des autres pays européens.

1. La mobilité sociale : une mesure de l'égalité des chances difficile à appréhender

À l'égalité des chances est généralement opposé le concept de déterminisme social , selon lequel la naissance d'un individu, et donc son milieu social d'origine, conditionnerait le reste de son existence.

L'égalité des chances peut être appréhendée en évaluant la mobilité sociale , qui comporte elle-même deux dimensions : la mobilité intragénérationnelle (mobilité sociale au cours de l'existence de chaque individu) et la mobilité intergénérationnelle (mobilité sociale des enfants par rapport à leurs parents).

La mobilité sociale est le plus souvent illustrée par la mobilité socioprofessionnelle , c'est-à-dire par la comparaison entre la catégorie socioprofessionnelle (CSP) d'un individu, qui combine prise en compte des revenus, du métier, des diplômes, et la CSP de ses parents. En d'autres termes, lorsque deux générations relèvent la même CSP, on considère qu'il y a immobilité, et donc reproduction sociale .

Il est possible de mesurer la mobilité sociale en termes de niveau de revenus en calculant l' inertie moyenne des écarts de revenu d'une génération à l'autre. Plus cette inertie est proche de 100 %, plus les écarts de revenus constatés pour une génération se retrouvent sur la génération suivante, plus le niveau de revenu des parents est supposé se répercuter sur celui des enfants. Or, selon une étude récente de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) 1 ( * ) , l'inertie intergénérationnelle serait en France de 52 %, soit un niveau proche de celui de l'Allemagne (53 %), mais très supérieur à la moyenne des pays de l'OCDE, qui s'élève à 40 % 2 ( * ) . L'« ascenseur social » irait donc en France moins vite et moins haut que dans la plupart des pays de l'OCDE .

À l'échelle globale, l'amélioration des conditions de vie d'une génération par rapport à la précédente doit être soutenue par l'expansion économique. Cela se traduit par un fort effet de rattrapage dans les pays en développement. À l'inverse, dans les pays développés comme la France, on assiste à un ralentissement de la réduction des inégalités . Comme l'indique l'OCDE, « les possibilités d'amélioration majeure sont moindres dans les pays avancés ».

Ce constat explique en grande partie la perception de la mobilité sociale en France . En effet, la mobilité sociale réelle y est supérieure à la mobilité sociale ressentie.

France Stratégie, dans une étude de 2020 3 ( * ) , souligne à quel point la perception d'un fort déterminisme social est prégnante en France, à l'inverse d'autres pays pourtant tout autant inégalitaires, notamment les États-Unis.

Ainsi, en France, la probabilité de passer d'un quintile de revenus au quintile supérieur est sous-estimée de deux points par la population par rapport à la réalité statistique , alors qu'elle est surestimée de quatre points aux États-Unis.

Le sentiment d'un fort déterminisme social doit en particulier être relié au phénomène d'autocensure et aux freins mentaux qui peuvent limiter la mobilité ascendante des jeunes les moins favorisés.

La commission internationale « Blanchard-Tirole » sur les grands défis économiques 4 ( * ) souligne pour sa part que si les Français s'inquiètent de la mobilité sociale, c'est surtout en lien avec l'accès de leurs enfants à des études leur donnant accès à des « emplois de qualité », c'est-à-dire des emplois suffisamment stables et offrant des perspectives de promotion et de rémunérations croissantes.

2. Une dynamique de réduction des inégalités intergénérationnelles qui stagne depuis trente ans

Entre 1977 et 2015, les inégalités ont fortement régressé en France 5 ( * ) , et cette dynamique s'est accompagnée d'un accroissement des possibilités de mobilité sociale pour les individus . Ainsi, en 1977, un fils de cadre avait 28 fois plus de chance qu'un fils d'employé ou d'ouvrier de devenir cadre. Entre 1977 et 1993, ce rapport de chances relatives a diminué de 60 %, passant de 28 à 12, ce qui témoigne d'un accroissement de la mobilité sociale, le plus fréquemment dans un sens ascendant.

Cette amélioration doit être inscrite dans le contexte des Trente Glorieuses, et relève essentiellement d' effets de structure liée à l'évolution des emplois et plus généralement du marché du travail. La part de mobilité structurelle déterminait davantage les mécanismes de mobilité sociale au cours des années 1970-1980 que lors des vingt dernières années.

Cette rapide amélioration dans la deuxième moitié du XX e siècle va de pair avec une hausse sensible du niveau d'éducation . Ainsi, les sortants précoces du système scolaire, qui n'ont aucun diplôme ou seulement le diplôme du brevet, représentaient un tiers de jeunes de 18 ans en 1980, contre seulement 8 % en 2020. Près de la moitié des jeunes Français sortis du système éducatif entre 2015 et 2018 avaient obtenu un diplôme de l'enseignement supérieur.

Cependant, la fluidité sociale 6 ( * ) stagne depuis près de trente ans : à partir de 1990, on assiste à un ralentissement de la réduction des inégalités intragénérationnelles , le coefficient de mobilité sociale (c'est-à-dire de chance pour jeune un d'effectuer une mobilité sociale ascendante) n'ayant pas évolué depuis le milieu des années 1990.

Pour reprendre l'exemple cité ci-dessus, un fils de cadre a toujours en 2015, comme en 1993, 12 fois plus de chances qu'un fils d'employé ou d'ouvrier de devenir cadre, contre 28 en 1977. L'écart de chances a donc cessé de se réduire en 1993. Ainsi, les inégalités sociales d'accès aux professions de cadres sont encore très élevées en France .

Évolution de la fluidité sociale en France
entre les cadres et les employés et ouvriers qualifiés de 1977 à 2015

Rapport de chance relatif de devenir cadre,
entre un enfant de cadre et un enfant d'employé ou d'ouvrier

Source : Insee, enquêtes Formation et qualification professionnelle

En réalité, l'accroissement de la fluidité sociale en France au cours de la deuxième moitié du XX e siècle est soutenu par une forte ouverture de la mobilité sociale des femmes , en lien avec leur accession au marché du travail. Ainsi, depuis la fin des années 1970, le taux de mobilité sociale des femmes a progressé de 12 points par rapport à leurs mères, et de 6 points par rapport à leurs pères 7 ( * ) .

En 2015, 71 % d'entre elles relevaient d'une CSP différente de celle de leur mère et 70 % d'une CSP différente de celle de leur père. Par ailleurs, la mobilité sociale des femmes est davantage ascendante que celle des hommes sur la période.

En revanche, s'agissant des hommes, leur mobilité sociale est restée stable, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle est figée : au début des années 1980 comme en 2015, environ deux tiers des hommes relevaient d'une CSP différente de celle de leur père .

Cette stabilité contraste avec la perception de la mobilité sociale observable dans la société française. Selon France Stratégie, en 2015, près de 4 personnes sur 10 considéraient avoir connu une ascension sociale et un quart se considéraient déclassées socialement . La mobilité sociale « ressentie » est donc en décalage avec la réalité statistique.

3. Des inégalités de revenus moins fortes que dans les autres pays de l'OCDE, mais qui se reproduisent davantage d'une génération à l'autre

En France, les inégalités de revenus se situent sous la moyenne de l'OCDE, notre pays occupant la 12 e place sur 36 pays . Cependant, la corrélation entre origine sociale et niveau de revenu y est plus forte que dans la plupart des pays .

Au niveau de l'OCDE, en moyenne 40 % de la variation de revenus entre pères se transmet à la génération suivante, avec une forte variation de 20 à 70 % selon les pays. La France se situe largement au-dessus de cette moyenne (près de 60 %), tout comme l'Allemagne. Seules les économies émergentes connaissent une mobilité des gains liés à l'activité plus faible.

Cela signifie notamment qu' il faut en France six générations en moyenne pour une famille située dans les 10 % de familles les plus modestes pour atteindre le revenu moyen , chiffre qui a bénéficié d'un fort écho médiatique.

Cette donnée est toutefois purement théorique 8 ( * ) , et ne doit pas masquer les perspectives de mobilité existantes. Ainsi, selon France Stratégie, 30 % des enfants d'ouvriers dépassent la médiane de leur génération.

Estimation du nombre de générations pour que les descendants
de familles modestes atteignent le revenu moyen

Source : OCDE

L'OCDE 9 ( * ) a établi un tableau comparatif des États membres au regard des différentes dimensions de la mobilité sociale. Concernant la mobilité intergénérationnelle, la mobilité en termes de revenus est faible en France, tout comme la mobilité en termes de profession. La France se classe parmi les pays médians pour la mobilité en termes de santé et d'éducation . Concernant la mobilité individuelle intragénérationnelle, elle varie selon que les individus concernés se situent en bas de l'échelle des revenus, auquel cas leur mobilité sociale est considérée par l'OCDE comme faible, ou en haut de l'échelle des revenus, où l'on constate davantage de mobilité, ascendante comme descendante.

Selon France Stratégie, la probabilité qu'un enfant de profession libérale accède au groupe des 20 % des revenus les plus élevés est cinq fois plus importante que pour un enfant d'ouvrier agricole.

Ainsi, alors qu' en France les inégalités de revenus sont plutôt moins importantes que dans la moyenne des pays développés , elles ont davantage tendance à se reproduire d'une génération à l'autre .

À cette forte corrélation entre origine sociale et niveau de revenu futur s'ajoute l'effet croissant, et beaucoup plus inégalitaire, des transmissions de patrimoine .

« Peut-on éviter une société d'héritiers ? » s'interrogeait en 2017 France Stratégie 10 ( * ) . Entre 1980 et 2015, le patrimoine des Français a progressé 2,6 fois plus que leurs revenus, atteignant en valeur absolue le même niveau que le patrimoine des Allemands, alors que ceux-ci ont des revenus supérieurs de 38 % à ceux des Français et que la population de la France est inférieure de 20 % à celle de l'Allemagne.

Sur une année, les transmissions de patrimoine représentaient en France 19 % du revenu disponible des ménages, cette proportion étant appelée à atteindre 25 % en 2050. France Stratégie observait que ces transmissions de patrimoine se distribuaient de manière très inégale dans la population.

Cette situation a de nouveau été soulignée en juin dernier par la commission « Blanchard-Tirole » 11 ( * ) . Tout en relevant qu'une grande majorité de Français considèrent que « les parents ont le droit de transmettre à leurs enfants un patrimoine durement gagné sans être imposés », ce qui plaiderait en faveur d'un niveau d'abattement élevé, la commission invite à engager une réflexion sur la fiscalité des successions, notamment sur la possibilité de mieux prendre en compte, dans le régime de taxation, ce que reçoit un même bénéficiaire tout au long de sa vie.


* 1 L'ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité soci ale, OCDE, 2018.

* 2 L'inertie intergénérationnelle serait d'environ 45 % en Italie et au Royaume-Uni, 40 % aux États-Unis, 26 % en Suède et 12 % au Danemark.

* 3 La mobilité sociale en France : que sait-on vraiment ? , Clément Dherbécourt, France Stratégie, septembre 2020.

* 4 Les grands défis économiques , commission internationale présidée par Olivier Blanchard et Jean Tirole, juin 2021.

* 5 Audition de Mme Émilie Raynaud, responsable de la division des études sociales de l'Insee, 3 mars 2021.

* 6 La fluidité sociale est un indicateur d'égalité des chances en mesurant les chances relatives d'accéder aux différentes catégories socioprofessionnelles selon son origine sociale.

* 7 Audition de Mme Émilie Raynaud, responsable de la division des études sociales de l'Insee, 3 mars 2020.

* 8 Comme l'a indiqué Christian Dherbécourt (France Stratégie) devant la mission d'information le 3 mars 2021, aucun pays ne dispose de données retraçant la trajectoire d'individus sur six générations et selon ce calcul, effectué à partir du coefficient d'inertie d'une génération à l'autre, l'écart se réduit de 85 % au bout de trois générations, le résultat n'étant pas linéaire.

* 9 L'ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale , OCDE, 2018.

* 10 France Stratégie, Note d'analyse n° 51, janvier 2017.

* 11 Les grands défis économiques , commission internationale présidée par Olivier Blanchard et Jean Tirole, juin 2021.

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