B. DE L'INFLUENCE À L'INGÉRENCE

1. Un « moment machiavélien » partagé

Les pays en développement ont, pour la majorité d'entre eux, adopté une stratégie d'influence inspirée du mouvement des non-alignés, même s'ils n'en faisaient pas toujours officiellement partie. Ces pays ont cherché à se présenter comme des « puissances douces », ouvertes sur le monde, mais qui ont en même temps une civilisation riche et ancienne . L'Inde, le Brésil et l'Égypte ont parmi d'autres adopté cette stratégie.

Inversement, la diplomatie culturelle de l'Union soviétique et de la Chine maoïste mettaient l'accent sur l'idéologie et la promotion d'un modèle de société en opposition à celui du « bloc occidental ». À mesure cependant que les régimes communistes se sont affaiblis ou libéralisés, la Russie et la Chine ont rapproché leurs stratégies d'influence de celles des autres pays en développement .

Dès les années 1980, et la transition vers une économie de marché qui a suivi l'arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, la Chine a cherché à mettre en avant sa culture plurimillénaire . Les Instituts Confucius se sont inscrits dans cette stratégie. La Russie a adopté une diplomatie culturelle similaire à partir de la fin de l'Union soviétique, et elle s'est appuyée sur la Fondation Russkij Mir (« Monde russe »), créée en 2007, qui a notamment pour mission de diffuser la culture et la langue russe à l'international.

La Russie a toutefois, dès le milieu des années 2000, adopté une stratégie d'influence plus offensive . La Révolution « Orange » de 2004 en Ukraine et la guerre de Géorgie de 2008 ont incité la Russie à réorienter sa diplomatie culturelle pour l'inscrire dans une confrontation avec les régimes libéraux occidentaux . Cette tendance a été renforcée après l'annexion de la Crimée en 2014 et le soutien aux mouvements séparatistes du Dombass.

Cette nouvelle stratégie s'est appuyée sur différents canaux d'influences plus ou moins formels . Sur le plan institutionnel, des médias comme Russia Today ou Sputnik relayent la position russe à l'international. De manière plus informelle, la Russie a également mené depuis la fin des années 2000 des opérations d'influence et de déstabilisation par les réseaux sociaux.

Il était ainsi commun au début des années 2010 d'opposer les diplomaties culturelles de la Chine et de la Russie . La Chine, contrairement à la Russie, était préoccupée d'apparaître comme une « puissance morale » sur la scène internationale. La communication de la Chine était plus centrée sur elle-même, tandis que la Russie mettait en avant les faiblesses des sociétés occidentales.

La stratégie d'influence de la Chine s'est toutefois rapprochée du modèle de la Russie à la fin des années 2010 . Plusieurs facteurs sont à l'origine de cette évolution : l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les événements de Hong Kong, la crise de la Covid, mais aussi la méfiance des pays occidentaux, qui voient de plus en plus la Chine, portée par sa réussite économique, comme une puissance rivale . Le rapport de l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire 7 ( * ) , dont les auteurs Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer ont été auditionnés par la mission d'information, évoque « un « moment machiavélien, au sens où Pékin semble désormais estimer que comme l'écrivait Machiavel dans Le Prince, « il est plus sûr d'être craint que d'être aimé » ».

Il faut néanmoins souligner que la Chine avait déjà pris antérieurement des positions agressives sur certains sujets qui concernent son voisinage proche et sa conception de la société, comme Taïwan, le Tibet et les droits humains .

La Turquie a connu une évolution similaire de sa stratégie d'influence. Active dans la diplomatie culturelle depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP de Recep Erdogan en 2002, sa communication est devenue plus offensive à partir du moment où la perspective d'intégration dans l'Union européenne s'est éloignée, et après la tentative de coup d'État ratée de 2016.

Dans certains cas, le basculement d'une stratégie diplomatique est lié à un changement de pouvoir, mais elle ne s'installe pas dans la durée. Si Jair Bolsonaro et certains de ses ministres ont adopté une communication particulièrement agressive face à toute critique internationale, celle-ci ne se traduit pas en ingérence, et on ne peut encore pas dire qu'elle représente une évolution de long terme de la stratégie diplomatique du Brésil .

2. Une diplomatie plus agressive

Ces formes de stratégies diplomatiques se caractérisent par leur nationalisme et leur opposition frontale aux pays libéraux. Elles ont été rassemblées en théorie des relations internationales sous le nom de « Wolf warrior diplomacy » (diplomatie du loup guerrier) , du nom d'un film patriotique sorti en 2017 et qui reste à ce jour le plus grand succès du box-office chinois.

Le nom est récent, mais on trouve des précurseurs de cette forme de diplomatie dans des régimes isolés sur la scène internationale, comme la Corée du Nord ou l'Iran à partir de la Révolution islamiste. Pour cette raison, elle était perçue comme une façon pour des régimes marginalisés de faire entendre leur voix sur la scène internationale.

L'une des nouveautés de la Wolf warrior diplomacy est donc qu'elle est employée par des pays ayant vocation à devenir des puissances régionales, voire mondiales comme c'est le cas de la Chine . En cela, elle se rapproche de la communication de l'Union soviétique, mais en ayant une dimension nationaliste plus affirmée. En outre, le développement des technologies numériques a permis de dissimuler sa position et de mener des campagnes de communication sans passer par l'intermédiaire des médias traditionnels.

Les diplomaties plus agressives ont d'abord un intérêt sur le plan intérieur . Elles sont populaires au sein de la population : elles jouent sur la corde de la fierté nationale, ou sur le ressentiment de certaines franges du peuple. Elles peuvent ainsi détourner l'attention de problèmes intérieurs. Les appels au boycott des produits français par la Turquie durant la seconde moitié de l'année 2020 faisaient suite à une diminution de la popularité de Recep Tayyip Erdogan. Par ailleurs, une communication agressive ne remet pas forcément en cause les relations diplomatiques sur le long terme, tant qu'elle reste purement rhétorique.

Cependant, de manière plus insidieuse, ces formes de diplomatie conduisent à brouiller les frontières entre ce qui relève de l'influence et de l'ingérence . Une communication agressive sur les réseaux sociaux par exemple relève de l'influence tant qu'elle se limite à une défense énergique des intérêts nationaux, mais elle peut rapidement basculer dans l'ingérence lorsqu'elle a vocation à déstabiliser un pays ou qu'elle vise des groupes et des individus en particulier.

Dans la lignée de la « diplomatie du loup guerrier », des diplomates chinois ont ainsi fait pression sur le groupe France-Taïwan du Sénat, et ont pris à partie le chercheur Antoine Bondaz sur Twitter 8 ( * ) .

Ce brouillage des frontières conduit à normaliser certaines formes d'ingérences. Il est désormais devenu « banal » de parler des « fermes à trolls » russes ou de cyberattaques venant de la Russie et de la Chine. Il s'agirait seulement de la suite « logique » d'une diplomatie combative.

Cette évolution des stratégies d'influence, dans le sens d'une plus grande assertivité, semble caractériser un nouvel ordre mondial devant lequel s'effacent les règles de la diplomatie traditionnelle telles qu'héritées du XIX ème siècle . Parfois qualifié de « Sharp Power 9 ( * ) », ce mouvement déborde désormais dans des secteurs qui n'y étaient pas préparés, comme la recherche et l'enseignement supérieur.


* 7 P. Charon et J.-B. Jeangène Vilmer, Les Opérations d'influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), Paris, ministère des Armées, septembre 2021.

* 8 Voir infra.

* 9 Selon l'expression des chercheurs Christopher Walker et Jessica Ludwig dans un article de Foreign Affairs de novembre 2017.

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