IV. LE TÉLÉTRAVAIL : UNE AVANCÉE SOCIALE ?

A. UN DROIT DU TÉLÉTRAVAIL EXTRÊMEMENT SOUPLE

1. Le télétravail : un cadre juridique mis en place progressivement

Le droit du travail s'est construit autour de la notion de lien de subordination du salarié à l'employeur . Le temps de travail effectif est celui pendant lequel le salarié doit être à disposition de son employeur, se conformer à ses directives, et ne pas pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles.

Dans certaines professions, ce temps où l'employé est soumis à l'autorité de son employeur et exerce son activité professionnelle peut ne pas correspondre à un temps de présence effective dans l'entreprise, pour les travailleurs nomades comme les commerciaux itinérants ou encore dans le cadre d'astreintes, effectuées à domicile, mais qui supposent une capacité d'intervention rapide des salariés.

Mais pour l'écrasante majorité des salariés, le temps de travail est le temps où l'on est physiquement présent sur le lieu de travail. Assez évidente pour le travail posté, le travail d'usine ou les tâches administratives routinières, cette approche du temps de travail par le temps de présence sur le lieu de travail s'impose aussi pour les cadres, pourtant non soumis à un comptage d'heures. En France, la culture du travail en présentiel est forte. Il est difficilement imaginable pour un manager de ne pas avoir ses collaborateurs à côté de soi. Il existe également une pression sociale favorisant le présentéisme en entreprise . Un bon cadre est un cadre qui reste travailler tard, qui ne compte pas ses heures au bureau.

Le télétravail est donc extrêmement disruptif pour un droit du travail construit largement autour de l'idée de séparation entre les temps et lieux de travail et les temps et lieux de vie personnelle .

Le télétravail a cependant fait son entrée en 2012 dans le code du travail, avec ses articles L. 1222-9 et suivants, qui permettent que le travail soit effectué hors des locaux de l'employeur, de manière régulière, organisée et surtout, volontaire. On peut désormais être chez soi et être considéré comme étant en situation de travail, comme si l'on était dans les locaux de l'entreprise.

Les ordonnances dites Macron du 22 septembre 2017 ont encouragé le recours au télétravail en assouplissant son cadre juridique 41 ( * ) : le télétravail peut être désormais occasionnel et pas seulement régulier, il est créé une présomption d'accident de travail survenu sur le lieu de télétravail, et l'employeur est désormais tenu de motiver son refus d'accorder le télétravail aux salariés qui y sont éligibles.

Il n'y a pas un droit total au télétravail pour les salariés , mais uniquement une possibilité ouverte de télétravailler s'ils le souhaitent (et pas une obligation, car le refus d'un salarié de télétravailler ne peut pas constituer un motif valable de licenciement), pour les postes considérés comme« télétravaillables » et définis comme tels par l'employeur.

L'encadrement légal du télétravail est souple et la mise en oeuvre pratique de celui-ci au sein des entreprises est largement renvoyée à la négociation entre employeurs et travailleurs, soit à travers un accord collectif, ou à défaut d'accord collectif, à travers l'établissement par l'employeur d'une charte du télétravail, qui doivent définir les conditions de passage en télétravail, les modalités d'acceptation par les salariés, les modalités de contrôle du télétravailleur ou encore les horaires durant lesquels le télétravailleur peut être sollicité par l'employeur. Mais s'il n'y a pas d'accord collectif ou de charte, le télétravail peut aussi être mis en place par accord de gré à gré entre l'employeur et le salarié, sans même passer par un avenant écrit au contrat de travail.

2. La recherche de solutions équilibrées et négociées

Les partenaires sociaux ont précisé les modalités d'application du télétravail dans le secteur privé à travers un accord national interprofessionnel (ANI) signé le 24 novembre 2020 par l'ensemble des syndicats représentants les employeurs et ceux représentant les salariés, à l'exception de la CGT. Cet accord a été étendu par un arrêté ministériel du 2 avril 2021. Il est donc désormais applicable à tous. L'ANI sur le télétravail n'est pas très contraignant et retient la nécessité d'un double volontariat pour télétravailler : celui du salarié et celui de l'employeur, sauf évidemment en situation de crise où le télétravail peut constituer la seule modalité d'exécution du contrat de travail.

L'accord rappelle la nécessité de garantir le droit à la déconnexion et au respect de la vie privée et encourage l'employeur à prendre en charge les frais supportés par les télétravailleurs. Il renvoie largement les modalités pratiques du télétravail aux négociations locales.

Dans le secteur public , un premier accord-cadre sur la mise en oeuvre du télétravail dans les trois fonctions publiques a été signé le 13 juillet 2021, demandant que des négociations s'engagent dans chaque administration. L'accord-cadre fait reposer le télétravail sur le volontariat des agents et fixe un maximum de jours de télétravail pour les agents à temps plein à 3 jours par semaine et prévoit une indemnisation forfaitaire des frais de télétravail (2,5 € par jour dans la limite de 220 € par an).

Les textes qui organisent le télétravail laissent ainsi beaucoup de marges de manoeuvre pour organiser concrètement le télétravail au mieux des intérêts des parties prenantes . Avec la réduction des contraintes sanitaires liées à la crise du Covid-19, nous entrons dans une nouvelle période. Au printemps 2020, le télétravail était une contrainte, un mode dégradé de fonctionnement des entreprises. Depuis le 1 er septembre 2021, les entreprises n'ont plus l'obligation de recourir au télétravail pour limiter les déplacements de leurs salariés.

Le recours au télétravail ne peut donc être que le fuit d'une volonté commune des employeurs et des salariés. Or, de ce point de vue, de nombreux télétravailleurs sont très désireux de le rester après la crise. Dans le domaine de l'informatique, par exemple, l'absence de possibilité de télétravailler est inconcevable. L'existence d'accords de télétravail est ainsi devenue l'une des questions majeures lors des entretiens d'embauche des cadres et un accord de télétravail devient un facteur d'attractivité pour les entreprises. Avec le télétravail, dans les secteurs où les talents sont rares, les entreprises acquièrent la possibilité de recruter des salariés géographiquement éloignés et seulement prêts à se déplacer occasionnellement. Chez les salariés, le désir de bénéficier de possibilités de télétravailler pousse à la conclusion d'accords de télétravail favorables, par exemple avec la prise en charge de frais afférant au travail à domicile. Plus largement, notamment pour les jeunes diplômés habitués au travail nomade et familiers des outils numériques, imposer de venir au bureau alors que le travail peut être effectué de manière identique à domicile, paraît désormais totalement incongru.

Même si la loi ne reconnaît pas formellement un droit au télétravail, il s'agit bien d'un droit nouveau pour les salariés, qui s'installe de manière négociée dans le paysage. Reste une question : le télétravail constitue-t-il pour autant un progrès social, ou ne risque-t-il pas de dégrader à terme la situation des télétravailleurs ?


* 41 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000035607388/

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