COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION

• Jeudi 14 octobre 2021 - Audition de MM. Cyrille POIRIER-COUTANSAIS, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), Yann BRIAND, capitaine de vaisseau, membre du cabinet du chef d'état-major de la Marine et Mikaa MERED, secrétaire général de la chaire outre-mer de Sciences Po 147

• Jeudi 21 octobre 2021 - Audition de Mme Annick GIRARDIN, ministre de la mer 171

• Jeudi 4 novembre 2021 - Audition de M. Denis ROBIN, Secrétariat général de la mer (SGMer) 191

• Jeudi 4 novembre 2021 - Audition de Mme Sophie BROCAS, directrice générale, accompagnée de M. Mikaël QUIMBERT adjoint à la sous-directrice des politiques publiques et de Mme Camille GOYER, directrice de cabinet, à la direction générale des outre-mer (DGOM) 205

• Jeudi 18 novembre 2021 - Audition de MM. Frédéric MONCANY de SAINT-AIGNAN, président, et de Alexandre LUCZKIEWICZ, responsable des relations et des actions outre-mer, du Cluster maritime français (CMF) 219

• Jeudi 25 novembre 2021 - Table ronde sur les spécificités des ports maritimes ultramarins (grands ports maritimes, ports autonomes et ports d'intérêt national) 235

• Mardi 30 novembre 2021 - Audition de M. Hervé MARITON, président, et M. Arnaud BUSSEUIL, chargé de mission « Pacifique », de la Fédération des entreprises des outre-mer (FEDOM) 263

• Jeudi 2 décembre 2021 - Table ronde Europe 271

• Jeudi 2 décembre 2021 - Audition de M. Grégory FOURCIN, vice-président pour l'Amérique latine, les Antilles-Guyane et l'Océanie, accompagné de M. Jacques GÉRAULT, conseiller institutionnel, du groupe Compagnie maritime d'affrètement-Campagne générale maritime (CMA CGM) 281

• Jeudi 9 décembre 2021 - Table ronde sur l'exploration et l'exploitation des fonds marins 291

• Jeudi 9 décembre 2021 - Audition de M. Jean-Louis FILLON, délégué général, Institut français de la mer (IFM) 307

• Jeudi 9 décembre 2021 - Table ronde sur les atouts et les spécificités de la Guyane 313

• Jeudi 16 décembre 2021 - Table ronde en commun avec la délégation à la Prospective sur les outre-mer et l'Indopacifique 329

• Jeudi 13 janvier 2022 - Audition de MM. Charles GIUSTI, préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et de Paco MILHIET, chercheur au Centre de recherche de l'école de l'air (CREA) 361

• Jeudi 13 janvier 2022 - Audition de M. Élie TENENBAUM, directeur du centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI) 379

• Jeudi 20 janvier 2022 - Audition de M. Dominique VIENNE, président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » de l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régions (CESER) de France et M. Julien BLUTEAU, délégué général du CESER de France 391

• Jeudi 27 janvier 2022 - Table ronde sur les câbles sous-marins 407

Jeudi 14 octobre 2021
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Audition de MM. Cyrille POIRIER-COUTANSAIS, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), Yann BRIAND, capitaine de vaisseau, membre du cabinet du chef d'état-major de la Marine et Mikaa MERED, secrétaire général de la chaire outre-mer de Sciences Po

M. Stéphane Artano , président . - Dans le cadre de son programme de travail 2021-2022, la délégation sénatoriale aux outre-mer engage une étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth en sont les rapporteurs.

Alors que la stratégie nationale pour la mer et le littoral arrive à échéance en 2022 et que les tensions régionales maritimes continuent de s'accentuer, notamment dans la zone Pacifique, cette étude vise à cerner les atouts et les défis pour la France des espaces maritimes en outre-mer.

Nous accueillons pour cette première audition thématique MM. Cyrille Poirier-Coutansais, Yann Briand et Mikaa Mered.

Messieurs, nous avons souhaité vous auditionner ensemble afin de disposer en ouverture d'un panorama de notre stratégie maritime au niveau national, et de la manière dont les outre-mer s'insèrent dans ce dispositif. Je demanderai ensuite aux rapporteurs de formuler leurs questions, avant de laisser la parole à nos collègues souhaitant intervenir.

Cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle, et sera disponible en VOD sur le site internet du Sénat.

M. Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM) . - L'importance des outre-mer tient aujourd'hui pour l'essentiel à sa biodiversité, qui représente 80 % de celle de la France. C'est un patrimoine, un trésor biologique de faune et de flore marine qui nous offre un avenir. Les outre-mer présentent en effet trois atouts extraordinaires. D'abord dans l'aquaculture. Aujourd'hui, l'essentiel du poisson consommé dans le monde provient de l'élevage. La France, deuxième espace maritime mondial, est plutôt en retard de ce point de vue. Elle a un énorme potentiel de développement. Ensuite, l'algoculture prend de l'importance. Les algues sont utiles à deux niveaux, sur lesquels notre pays compte des acteurs économiques de premier plan. L'algue rouge, par ses vertus reminéralisantes, est essentielle dans les cosmétiques. De même que la faune et la flore marine en général, les algues sont également nécessaires pour mettre au point les médicaments du futur, dont des traitements anti-cancer. En Polynésie française, l'éponge marine présente en outre des propriétés intéressantes dans le traitement contre le diabète.

En dépit de ces atouts, nous faisons tout de même face à des freins très importants dans nos territoires d'outre-mer. J'en identifierai trois principaux.

En premier lieu, le coût des transports, notamment aériens. Pour faire venir des investisseurs ou différentes entreprises sur ces territoires, ils doivent être attractifs.

Ensuite, l'énergie, car nous affichons une ambition d'autonomie énergétique des outre-mer à l'horizon 2030, notamment basée sur les énergies renouvelables. Malgré les possibilités réelles, le sujet inclut des vulnérabilités nouvelles. La flambée du gaz est d'ailleurs en bonne partie due à des problèmes au niveau des énergies renouvelables. La Chine a connu une sécheresse très importante cet été, entraînant une baisse du niveau de ses barrages hydro-électriques. En Angleterre, une panne de vent a réduit drastiquement la production d'électricité des éoliennes offshore . Dans ces pays, un recours plus important au gaz a été nécessaire.

Enfin, le dernier frein porte sur les investissements. Ces dernières années, la France a attiré énormément de capitaux en métropole, mais pas assez dans les outre-mer. Nous disposons de très bonnes startups sur nos territoires, dont Exodata à La Réunion, mais les fonds d'investissement métropolitains ne les connaissent pas.

Nous disposons donc d'outils considérables pour exploiter la faune et la flore marine, mais devons aussi faire face à des freins dans le domaine de l'énergie, du transport et des fonds.

M. Yann Briand, capitaine de vaisseau, membre du cabinet du chef d'état-major de la Marine, ministère des armées . - Il me semble utile de vous livrer d'abord une présentation globale de l'action de la Marine.

Les zones de crise sur lesquelles la Marine est sollicitée ne sont pas sans impact sur les outre-mer. Nous nous efforçons de faire respecter le droit, et donc le droit de navigation en haute mer, en mer de Chine méridionale notamment. Notre capacité à assurer des flux maritimes sécurisés dans cette zone est extrêmement importante pour l'approvisionnement de la métropole et des outre-mer, particulièrement dépendants.

Au milieu du Pacifique, des câbles acheminent plus de 95 % des informations internet. Ils relient également nos outre-mer, en passant notamment par les États-Unis. Un nouveau domaine de lutte, le cyber warfare, s'est développé. Certaines nations, dont la Russie, ont notamment la capacité d'intervenir sur ces câbles, de les couper, de les endommager, voire de les espionner. Nous devons les protéger. C'est un vrai défi, puisqu'il faut pouvoir intervenir sur des profondeurs allant jusque 6 000 mètres. Nous travaillons notamment avec nos alliés de l'OTAN sur ces questions.

Bien évidemment, nous assurons la sécurisation des zones économiques exclusives contre une multitude de prédations, notamment des ressources halieutiques. En commandant la frégate Nivôse à La Réunion, j'ai pu me rendre à deux reprises aux îles Kerguelen. C'est un bel exemple de protection des ressources halieutiques, d'un point de vue de la biodiversité, mais également économique, la légine étant un poisson assez fragile dans cette zone. C'est le deuxième poste d'exportation de La Réunion. La pêche illégale y est maintenant presque insignifiante.

S'agissant des Antilles et de la Guyane, la lutte principale concerne le trafic de cocaïne venant d'Amérique du Sud. Nous avons saisi plus de 31 tonnes de drogue en 2021, contre une moyenne de 18 tonnes les années précédentes, sans qu'on puisse y apporter d'explications. Je pourrais vous dire que nos services de renseignement et la Marine sont plus efficaces, mais d'autres raisons expliquent sans doute cette explosion.

Le golfe de Guinée retient beaucoup l'attention de notre Marine, mais plus largement de l'Union européenne en raison du brigandage et de la piraterie. Un appel au soutien des États de la région a été lancé. La sécurisation de cette zone sera certainement un sujet au coeur de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE).

Dans l'Atlantique Nord, les sous-marins russes peuvent chercher à fragiliser notre dissuasion nucléaire. Nous les détectons et les pistons avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, pour leur montrer que des options qu'ils pourraient envisager ne sont pas viables d'un point de vue militaire, puisque nous sommes présents.

Nous agissons de concert avec les États-Unis et la Grande-Bretagne pour prévenir ces menaces.

Sur l'océan Indien, le détroit de Bab-el-Mandeb retient lui aussi notre attention, pour nous assurer que la guerre civile atroce ayant lieu au Yémen ne s'étende pas en mer, et ne fragilise pas les flux maritimes passant dans cette zone.

Ensuite, le narcotrafic, le long des côtes est-africaines, épargne pour l'instant La Réunion mais il faut veiller à ce qu'il ne la menace pas. J'ai pu en effet constater son impact économique et social en faisant escale aux Seychelles. L'engagement de la Marine est aujourd'hui important. Le fait géopolitique et l'émergence de nouvelles puissances en mer occasionnent une sollicitation dans de nombreux endroits. Les outre-mer sont particulièrement fragiles face à ces menaces. Je pourrais y ajouter la menace du dérèglement climatique, ces territoires étant les premiers à en subir les conséquences. Si ces évènements deviennent encore plus violents et se multiplient, aurons-nous les moyens d'intervenir aussi fréquemment à La Réunion, aux Antilles ou ailleurs ?

J'ai souhaité projeter quelques images pour vous montrer l'accélération du contexte géostratégique et géopolitique, avec l'émergence de nouveaux outils : les drones, internet, la contestation par la force et non plus par le droit de certaines nations comme la Chine ou la Turquie. Vous voyez ici un bâtiment d'exploration turc escorté par cinq frégates turques en Méditerranée orientale, ou plus bas une île de mer de Chine méridionale colonisée par les autorités chinoises. S'y ajoutent quelques images du dérèglement climatique permettant d'envisager des routes au nord de la Russie et du Canada.

La présentation suivante porte sur le réarmement naval, dans la zone Indopacifique. Entre 2008 et 2030, le tonnage de la marine chinoise devrait augmenter de 138 %. L'ensemble des marines de la zone suit cette tendance, que ce soit à Singapour ou en Australie, pour des raisons différentes. Elles sentent une menace arriver et se réarment. C'est un signe assez inquiétant.

Il me semble important de vous présenter l'ensemble de la Marine, et pas uniquement les moyens que vous connaissez, qui sont déployés dans les territoires d'outre-mer. Les moyens déployés outre-mer y sont relativement réduits. Il n'en reste pas moins qu'ils visent à assurer une protection sur nos zones économiques exclusives.

La situation a changé. Lorsque je commandais le Nivôse , il y a encore cinq ans, on pouvait dire que le pavillon français était mon système d'armes principal. Aujourd'hui, lorsque vous vous rendez en mer de Chine méridionale avec une frégate de surveillance et une Alouette 3, notre pavillon n'est plus suffisant.

Ces moyens visent également à éviter le fait accompli en représentant un premier rideau d'intervention. C'est ensuite l'ensemble de la Marine qui doit pouvoir se déployer.

Nous bénéficions d'une loi de programmation militaire ambitieuse, avec 1,7 milliard d'euros supplémentaires chaque année pour l'ensemble des armées. Cet effort inédit de la Nation commence à se faire sentir. Pour autant, les programmes ont été engagés avec un certain retard. C'est en 2022 que nous atteindrons le point bas en termes de patrouilleurs outre-mer, avant que les financements ne montrent leurs effets à partir de 2025. La zone Antilles-Guyane bénéficie déjà de bâtiments modernes. Les autres zones attendront cette période pour les avoir. Avec un matériel vieillissant et certainement trop peu nombreux, c'est un vrai défi pour nous de pouvoir intervenir et maîtriser toutes ces zones qui, sans contrôle, sont pillées.

Les réductions temporaires de capacité touchent aussi d'autres dimensions stratégiques, dont la dissuasion avec notre capacité de lutte contre les mines, et notre capacité d'intervention avec nos ravitailleurs assez vieillissants également. Le premier remplaçant a été mis sur cales à Saint-Nazaire très récemment.

La Marine fait face à deux défis principaux. Le premier vise à ne pas perdre la guerre technologique dans laquelle nous sommes engagés. Même des nations telles que la Turquie maîtrisent parfaitement l'emploi des drones. Nous en sommes très loin. Nous avons pour objectif d'avoir un drone par bâtiment. Nous ne sommes pas à ce rendez-vous. Nous expérimentons actuellement un drone Schiebel en attendant d'autres drones qui devraient arriver.

La révolution technologique impose également de réussir le virage du numérique. Il ne faut surtout pas prendre de retard sur ces questions. Nous utilisons des moyens tels que le Rafale ou le NH-90, très numérisés, mais n'ayant pas été pensés d'un point de vue de cyber défense.

Les programmes d'armement sont pensés sur le temps long. Il nous faut disposer de matériels que nous pourrons incrémenter au fur et à mesure - c'est déjà possible pour un certain nombre d'entre eux - ou avoir recours à des effets de levier. Nous devrons être capables, avec des investissements raisonnables et en partenariat avec des entreprises privées, de développer des capacités d'intervention dans les fonds marins très rapidement, en allant beaucoup plus vite qu'un programme d'armement classique. C'est une véritable course contre la montre face à des compétiteurs très rapides.

S'y ajoute un défi humain. La Marine est à - 10 % en termes de personnel. Ce n'est pas tant un problème de recrutement, puisque nous faisons le plein depuis deux ans. De Gaulle avait écrit, à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, que lorsque des nuages s'annonçaient à l'horizon, l'élite de la Nation rejoignait les armées. Six polytechniciens ont fait le choix de la Marine l'année dernière. Notre difficulté porte plus sur la fidélisation. La moyenne d'âge atteint 29 ans dans la Marine. C'est tout à fait raisonnable lorsqu'il faut se lever à 4 heures du matin pour aller pister un sous-marin russe. L'âge de départ moyen s'établit à 39 ans pour les marins, et 33 ans pour les recrues féminines. Aménager les cursus de carrière pour le repousser représente d'ailleurs un vrai défi. Aujourd'hui, nos marins partent tôt car ils sont fatigués par un rythme opérationnel, par les incertitudes des embarquements et des urgences opérationnelles qui arrivent assez fréquemment, après 15 années de réduction générale des politiques publiques (RGPP) durant lesquelles il a fallu faire mieux avec moins. La question des ressources humaines est donc au coeur de nos priorités.

Face à cela, l'amiral Vandier, le chef d'état-major de la Marine, a mis en place le plan Mercator accélération. Il vise à développer une Marine de combat, en pointe, de tous les talents, en recrutant et en offrant des mobilités pour tirer le meilleur de nos marins.

M. Mikaa Mered, secrétaire général de la chaire outre-mer de Sciences Po . - Mon premier point portera sur le dérèglement climatique localisé dans les bassins régionaux, et son impact sur l'intégration régionale des outre-mer français. Il y a une logique d'assistance environnementale sur des catastrophes touchant les territoires ultramarins français et leurs voisins, mais aussi une dynamique de territoires contestés tels que les îles Éparses, Clipperton ou l'espace maritime de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Plus généralement, je veux mettre l'accent sur la submersion possible de territoires à l'horizon 2050 ou 2100, surtout dans une trajectoire de 3 degrés supplémentaires à horizon 2100. Les impacts associés, y compris juridiques, pourraient être importants. Aujourd'hui, un questionnement porte sur la souveraineté associée aux territoires émergés, si ces derniers venaient à ne plus l'être à cause de la montée des océans. Dans le Pacifique Sud, certains petits États insulaires essaient déjà d'acheter des terrains ou de bâtir des accords bilatéraux avec des voisins plus grands, pour trouver un point de chute s'ils venaient à être submergés.

S'y ajoute le positionnement de navires prédateurs à l'extérieur de certaines ZEE pour faire du pillage après la pêche. C'est un nouveau modus operandi .

Mon deuxième point porte sur l'évolution des flux maritimes, notamment liés à l'impact de l'ouverture de l'Arctique. La Commission européenne a d'ailleurs publié hier sa nouvelle stratégie arctique. Le sujet s'inscrit également dans le travail de stratégie polaire nationale confié au nouvel ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes. Il sera marginalement lié à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais aussi à certains ports de l'Hexagone. L'ouverture de l'Arctique induit de nouvelles dynamiques de développement de flux portuaires et maritimes, notamment sur le vrac et le conteneur. Nous voyons aujourd'hui une pénétration d'acteurs des routes sud vers l'Arctique pour limiter les manques à gagner face à des États rivaux mieux positionnés.

Nous ne pouvons parler de l'Arctique sans évoquer Saint-Pierre-et-Miquelon. Malgré son potentiel maritime important, les points bloquants sont loin d'être négligeables. On peut penser à la dynamique liée au Canada, à la représentation nationale dans l'espace régional, au sujet encore récemment évoqué à l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest (OPANO), et surtout au potentiel de l'archipel en termes de tourisme maritime, en tant que tête de ligne potentielle. Ce point me permet d'introduire la notion de multimodalité. Si la France est un pays maritime, elle ne peut l'être sans un continuum terre-mer et mer-air. Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait devenir une tête de ligne si l'aéroport de Pointe-Blanche voyait sa piste rallongée de 300 mètres. Existe aussi l'enjeu de la lutte contre l'érosion des côtes et les évènements littoraux soudains. Je pense notamment à l'impact des flots maritimes sur la route reliant Miquelon à Langlade.

Cette nécessaire multimodalité entre mer et air s'exprime aussi par l'espace. La Marine nationale ne serait pas aussi performante sans une armée de l'air et de l'espace et sans les moyens importants du Centre national d'études spatiales (CNES) et de l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA). Mentionnons également les stations Galileo développées à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Kerguelen et ailleurs. Cette multimodalité est très importante, et induit des logiques de clusterisation au niveau national et surtout local.

Je ne peux pas ne pas parler du Pacifique. Le cadre de l'accord Aukus (Australia, United Kingdom et United States) entre les États-Unis, l'Angleterre et l'Australie s'invite au coeur de la pré-campagne présidentielle. La France a été victime de son faible positionnement de moyens dans les outre-mer. Pour certains États, elle a pu être vu comme un junior partner , limitant les velléités de l'inclure dans l'accord.

Au-delà d'Aukus et de ses impacts régionaux sur l'Indopacifique, représentant plus de 85 % de notre ZEE et de nos nécessités de protection, je dois citer les travaux menés par le programme de recherche Océanides. Ce programme permet de comprendre pourquoi l'Indopacifique est si important, pour nous comme pour les autres.

Les relations entre l'Inde et les communautés d'origine indiennes de La Réunion sont aujourd'hui un facteur géopolitique sous-évalué et sous-valorisé. Elles peuvent permettre de trouver une alternative aux partenariats avec l'Australie.

S'agissant de l'Antarctique, la question de la protection de la ZEE autour des îles australes a été particulièrement importante ces dernières années. Nous pouvons citer le développement du patrouilleur polaire Astrolabe, 4 ème génération, armé par la Marine nationale en partenariat avec l'Institut polaire français. Des évolutions assez importantes permettent à la France de se faire entendre, notamment à la Convention sur la conservation de la faune et la flore marine de l'Antarctique ( Commission for the Conservation of Antarctic Marine Living Resources, CCAMLR ). Cette dernière est aujourd'hui en panne en termes d'installation et de création de nouvelles aires marines protégées, malgré les efforts de la diplomatie française entre autres. La Russie et la Chine opèrent toujours un blocage pour des raisons économiques, mais aussi géopolitiques. Ils prétendent que nous pourrions, au travers des aires marines protégées, utiliser le droit environnemental pour nous arroger ou essayer de capter un peu plus de poids géopolitique dans la région.

La France est aujourd'hui le seul pays du G7 à ne pas disposer en propre d'un brise-glace, ce que n'est pas l'Astrolabe de 4 ème génération. Notre besoin en la matière se fait sentir.

Enfin, les outre-mer ont un énorme potentiel en termes d'utilisation de l'hydrogène pour se décarboner dans le cadre de l'ambition décarbonation 2030. Certains territoires peuvent aussi devenir des territoires d'exportation d'hydrogène vert. Je pense notamment à la Guyane, qui pourrait s'appuyer sur l'hydroélectricité et pourquoi pas le photovoltaïque. Une première mondiale a d'ailleurs été réalisée la semaine dernière, portée par Hydrogène de France (HDF Énergie). La Polynésie française et Wallis-et-Futuna pourraient également devenir des territoires de développement d'hydrogène pour l'exportation, au-delà des besoins de décarbonation locale. Nous identifions aujourd'hui un enjeu autour des énergies marines renouvelables telles que l'éolien au large, le solaire flottant, une complémentarité avec la biomasse ou le stockage naturel pouvant être envisagé sur certains territoires. La question du capital-risque doit être étudiée.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Les enjeux de souveraineté sont particulièrement importants. Quel bilan dressez-vous pour les outre-mer de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ? Quelles seraient les priorités à l'avenir compte tenu de ce bilan ? Quel peut-être l'apport concret des outre-mer à la stratégie indopacifique ? Au-delà des actions dans le domaine militaire industriel, quelles peuvent être les conséquences pour les collectivités de cette région ? Après la crise des sous-marins, quel peut être l'avenir des coopérations entre les collectivités du Pacifique et l'Australie ? Dans la zone Antilles-Guyane, quels moyens l'État peut-il mettre en oeuvre dans la lutte contre la pêche illégale et le narcotrafic ?

Quel est l'avenir du programme Extraplac pour la France ? Y a-t-il encore des projets d'extension du plateau continental ? Quels conflits maritimes avec des États de l'environnement régional des outre-mer restent pendants ? Lesquels sont en voie de résolution ? Quelle est notamment la situation s'agissant de Tromelin et des îles Éparses ? Les submersions d'îles sont une réalité. Au-delà de l'aspect juridique important, quels sont les moyens mis en oeuvre pour assumer cette souveraineté ?

Enfin, pouvez-vous nous communiquer des éléments sur la souveraineté de l'île Clipperton ? Quelle est la situation actuelle ? Quels ont été les derniers passages effectués, et quels sont les prochains prévus ?

M. Cyrille Poirier-Coutansais . - Sur Extraplac, sept demandes ont été validées par la Commission des limites du plateau continental. Six d'entre elles ont été traduites en droit interne. La dernière porte sur le golfe de Gascogne. La France, l'Irlande, l'Angleterre et l'Espagne doivent se mettre d'accord sur la délimitation de cette zone avant qu'elle soit traduite en droit interne.

La commission n'a pas travaillé pendant la « période Covid », et les dossiers ont pris du retard. Les demandes pour Wallis-et-Futuna et la Polynésie française devraient respectivement être instruites en 2025 et 2030. Elles ne devraient pas poser de problème.

La demande concernant Crozet, déposée conjointement par la France et l'Afrique du Sud, est également pendante. Le dossier a été instruit une première fois par la commission, qui a émis des remarques devant être prises en compte.

Pour rappel, la commission ne se prononce que lorsqu'il n'y a pas de différents entre États. Pour Saint-Pierre-et-Miquelon par exemple, un accord entre la France et le Canada est un préalable à l'examen de la demande.

La France dispose aujourd'hui du deuxième espace maritime du monde. Qu'en faisons-nous ? Un effort réel a été consenti pour développer l'aquaculture en outre-mer, pour un bilan en demi-teinte, la production totale étant inférieure à 2 000 tonnes. L'Ifremer a été très présent en Guyane, à Mayotte ou à La Réunion pour développer des alevins. La difficulté tient à plusieurs éléments. Aucune structure privée n'a été capable de prendre le relais de ces investissements publics. Nous identifions également un problème de formation. Nous devons réussir à structurer une véritable filière dans ce domaine pour qu'il décolle. Seule la Nouvelle-Calédonie présente de bonnes perspectives en aquaculture, autour de l'élevage de crevettes qui représente 80 % des 2 000 tonnes que j'évoquais. Un relais privé, la création d'une filière et la mise en place d'une formation professionnelle ont permis aux fermes aquacoles d'atteindre une dimension suffisante pour s'épanouir. Nous avons toujours des perspectives réelles, comme en Guyane avec la pisciculture. Nous devons être capables d'analyser le bilan pour voir ce qui n'a pas fonctionné, et d'identifier les leviers dont nous disposons pour améliorer la situation. Les financements privés sont majoritairement présents en métropole. Il est nécessaire d'organiser des rencontres régulières auprès des investisseurs sur les possibilités en outre-mer.

Les Assises de l'économie de la mer se tiennent chaque année. Pour la première fois, des Assises économiques des outre-mer se tiendront le 7 décembre. Cette mise en avant des ressources, des entreprises et des possibilités est importante. Elle doit être liée aux différents fonds d'investissement présents en métropole afin de développer des filières naissantes.

Notre espace maritime est gigantesque, notre biodiversité est extrêmement riche, et nous disposons d'acteurs économiques sur ce secteur. Je pense notamment à L'Oréal ou Sanofi. Il nous manque une plateforme pour qu'ils prennent conscience des potentiels en outre-mer, et s'y implantent.

Concernant l'aquaculture, nous disposons de multiples capacités en outre-mer. L'Ifremer est un des champions mondiaux dans la production d'alevins. Il les exporte dans le monde entier. Nous comptons en outre des entreprises spécialisées dans l'élevage d'insectes, mettant au point des farines pour nourrir les poissons d'élevage. Nous serons en mesure de faire naître une aquaculture durable. Nous avons les possibilités de faire naître et décoller les filières du médicament, de la cosmétique et l'aquaculture en outre-mer, pour en faire de véritables leviers de développement.

Nous devons ensuite nous attacher à construire un projet de territoire, en nous centrant sur deux ou trois secteurs de développement économique, en fonction des possibilités de chacun.

M. Yann Briand . - Il me sera difficile de dresser un bilan de la stratégie maritime nationale, éminemment économique et scientifique. La Marine y joue toutefois un important rôle de soutien. Les exemples sont nombreux. Je pense notamment à la lutte contre la piraterie au large de la Somalie. Dans le cadre de l'opération Atalante, nous avons réussi à ramener à des niveaux raisonnables des primes d'assurances qui avaient été multipliées par trois ou quatre entre 2008 et 2012 pour le transport maritime. Le soutien à l'économie passe également par la lutte contre les pollutions, comme ce fut le cas en juillet 2020 lors de l'échouage du Wakashio à l'origine d'une marée noire à l'île Maurice, ou en permettant à l'économie touristique de poursuivre son développement sur nos territoires. Je pourrais également évoquer la protection de la pêche. Dernièrement, l'un de nos patrouilleurs est en outre intervenu au large de la Guyane pour interpeller deux tapouilles brésiliennes lors d'une opération assez violente.

N'oublions pas le soutien à la science. En plus de l'Astrolabe, qui va ravitailler notre station antarctique, nous menons notamment un partenariat avec le CNRS et la Sorbonne pour embarquer à bord de nos bateaux des capteurs pour mesurer le plancton.

Concernant la stratégie indopacifique, je pense que les outre-mer de cette zone éminemment importante sont essentiels. Grâce à eux, nous n'y sommes pas de passage. Nous y sommes inclus. Nous sommes le seul pays européen à disposer de territoires dans cette zone. Nous pouvons ainsi nouer des relations durables et de confiance avec les partenaires de la région, dont l' Indian Ocean Naval Symposium (IONS). Nous pouvons parler entre marins, au-delà même des divergences politiques, grâce à La Réunion ou Mayotte. Nous pouvons en outre contribuer aux flux et partages d'informations de surveillance maritime. En effet, les moyens de la Marine sont limités en outre-mer. Nous devons toutefois distinguer la capacité de surveillance et la capacité d'intervention. Avec les moyens dont nous disposons, la surveillance passe aujourd'hui beaucoup par les satellites et le partage d'informations, qu'il soit ouvert ou qu'il découle de notre capacité à détecter les trafics en mer. Étant présents dans la zone, nous pouvons envoyer facilement des officiers de liaison dans les différents centres de fusion de données, à Singapour, à Madagascar ou ailleurs.

Si nous allons vers des montées en tension et des situations militaires beaucoup plus complexes, les outre-mer seront bien évidemment des points d'appui logistiques pour le déploiement de forces navales beaucoup plus importantes.

Enfin, si j'évite de me prononcer sur ce sujet éminemment politique, je précise toutefois qu'il ne s'agit pas véritablement de la crise des sous-marins, mais de la crise d'un partenariat stratégique avec l'Australie, au-delà de l'accord commercial avec Naval Group .

N'oublions pas en outre que le compétiteur principal reste la Chine. Nous devrons probablement reconstruire quelque chose avec l'Australie, avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis. Le niveau de dépendance ou d'interaction avec ces derniers est tel qu'il nous faut très rapidement agir. Des dialogues sont déjà en cours. Pour la Marine, je peux citer le développement du prochain porte-avions dont les catapultes seront américaines, l'avion de guet aérien qui sera américain, et bien d'autres collaborations « gagnant-gagnant ».

M. Philippe Folliot , rapporteur . - 95 % des moyens de la Marine nationale sont affectés à la métropole. Or, 97,5 % de notre ZEE se trouve dans les outre-mer. N'y voyez-vous pas un problème d'équilibre ?

M. Yann Briand . - Non, pour une raison de maintenance d'abord, puisque celle d'un sous-marin nucléaire ou d'un porte-avions ne peut se faire à La Réunion à l'heure actuelle. Par ailleurs, l'essence même de nos bâtiments est d'être déployée. Que le port se trouve à Toulon, à Brest ou à La Réunion ne change pas grand-chose. Nous sommes en permanence déployés dans le nord de l'océan Indien avec un bâtiment venant généralement de Toulon.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - J'y vois une incidence en termes d'image et de géopolitique. Baser des bâtiments à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française n'a pas le même impact que s'ils viennent de l'Hexagone.

M. Yann Briand . - Patrouiller en mer de Chine méridionale avec une frégate de surveillance, pensant que notre système principal est son pavillon, a effectivement une portée limitée. Au-delà du nombre de bâtiments, nous devons sûrement nous interroger sur leur capacité dans les outre-mer. Un travail est actuellement mené sur le renouvellement des frégates de surveillance dans le cadre de l' European patrol corvette. Elles seront plus lourdement armées qu'elles ne le sont actuellement. Il y va en effet de la crédibilité de la France dans la zone indopacifique notamment, au regard des moyens stationnés en permanence.

Nous disposons de 15 frégates de premier rang. Ces moyens sont aussi nécessaires dans l'Atlantique Nord pour pister des sous-marins nucléaires russes. À l'heure actuelle, compte tenu de l'environnement, nous avons besoin de moyens de patrouiller qui soient en nombre suffisant et suffisamment armés. Pour autant, déployer en permanence une frégate de premier plan à La Réunion, assez excentrée des zones de crise, reviendrait à perdre un moyen d'intervention dans l'Atlantique nord. Nous prendrions des risques. La Méditerranée est également, d'un point de vue géopolitique, extrêmement exigeante.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Nous ne pouvons tout de même pas négliger la notion d'affichage politique régional. Une partie des problèmes liés à la situation avec l'Australie découle peut-être du fait que nous n'avons pas affiché assez tôt une certaine détermination et une certaine volonté. L'un de vous a noté que la France avait été considérée comme un junior partner dans la région. C'est une conséquence de ces non-choix.

Vous évoquiez des questions relatives aux câbles sous-marins, autour desquels navigue fréquemment le navire océanique russe Yantar. Celui-ci serait capable de déployer un sous-marin de taille réduite pouvant descendre à 6 000 mètres. Avons-nous aujourd'hui les capacités opérationnelles de le détecter et de le contrer, ou éventuellement de faire la même chose ?

M. Yann Briand . - C'est tout l'enjeu de la course technologique que j'évoquais. Avons-nous la capacité d'intervenir comme les Russes, qui vont probablement jusqu'à 6 000 mètres de profondeur? Nous y travaillons. Il nous reste une marche à franchir pour arriver aux mêmes capacités d'intervention que les Russes. Par des effets de levier ou des partenariats avec des entreprises privées, nous essayons de les rejoindre.

M. Mikaa Mered . - J'appellerais la crise des sous-marins la « crise australienne ». Je partage les propos du commandant. Je parlais de junior partner dans la vision américaine de la situation, ce qui n'empêche pas la France d'être une puissance d'équilibre dans cette zone, pas uniquement grâce à ses moyens aériens, navals ou spatiaux, mais aussi grâce à sa fameuse présence directe. Elle compte 1,6 million de ressortissants ultramarins dans cette région. Depuis le départ des Britanniques, elle est le seul pays de l'UE disposant de possessions territoriales submergées et immergées au sud de l'équateur. Cet élément n'a, à mon sens, pas encore été valorisé à sa juste valeur dans la politique française de l'Union européenne. Nous pouvons espérer que le One Ocean Summit permettra de remettre le sujet sur le tapis. La PFUE permettra peut-être de le porter pour que les outre-mer soient bien représentés. En tant qu'élus, vous avez également un rôle de lobbying à jouer.

Il est important de noter que la France est le pays européen le plus présent au sein d'organismes de gouvernance régionale. Je pense à l'Economic and Organised Crime Office (EOCO), à l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest (Opano) ou à la communauté du Pacifique Sud (CPS). C'est un atout insuffisamment valorisé auprès de l'UE.

Nous ne pouvons passer par l'Antarctique qu'en passant par l'Australie, notre premier voisin en termes d'espace maritime frontalier. Dans les années 1990, nous avons essayé de développer un deuxième partenariat avec la Nouvelle-Zélande, sans succès. Notre dialogue ne peut donc être rompu.

Pourquoi les Anglais sont-ils présents dans l'accord Aukus, puisqu'ils le sont bien moins que nous dans l'espace indopacifique ? L'ensemble des ressortissants britanniques se résume aux 56 habitants de Pitcairn. Ils ont toutefois eu l'occasion de valoriser le BIOT ( british Indian Ocean Territory ) inhabité, grâce à la base américaine de Diego Garcia. Il fait l'objet d'une contestation devant les organismes internationaux compétents par l'île Maurice pour obtenir une rétrocession, comme la France avec les îles Éparses.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Il est très clair que quand la France a rétrocédé l'île Maurice au Royaume-Uni, un certain nombre d'îles ont été nommées. Cela n'a jamais été le cas de Tromelin. Les choses sont closes sur le plan juridique. Je ne reviendrai pas sur tous les enjeux de ce traité de cogestion signé par notre pays, mais non ratifié par le Parlement. À l'inverse, Diego Garcia était spécifiquement nommé dans le traité.

M. Mikaa Mered . - J'exposais le point de vue des pays contestataires, et non le nôtre. Il n'empêche que Maurice ou Madagascar, sur certaines îles Éparses dont Tromelin, expriment des contestations. Sinon, je suis bien évidemment d'accord avec vous.

Fondamentalement, cette valorisation géostratégique du BIOT explique la présence des Britanniques dans l'accord. Nous, nous n'avons jamais accueilli de base américaine à La Réunion, à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie.

M. Pierre Frogier . - Permettez-moi un point d'histoire. En 1942 et durant quatre ans, la Nouvelle-Calédonie a été le deuxième port américain après San Francisco !

J'ai l'impression d'assister à un cours de Sciences Po comme s'il ne s'était rien passé dans le Pacifique. À moins d'un mois du référendum en Nouvelle Calédonie, vos propos me posent problème. Tout relève d'un arbitrage politique.

Pensez-vous que les Américains ou les Australiens vont nous respecter parce que nous produisons des algues et que nous avons la meilleure biodiversité du monde ? Essayons de revenir sur Terre. J'aspire à ce que la France retrouve sa place dans le Pacifique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

M. Mikaa Mered . - Lorsque j'indiquais que les Américains n'étaient pas présents sur des territoires français, je ne parlais pas du contexte de la Seconde Guerre mondiale, mais du temps de paix que nous connaissons depuis.

Si vous jugez mon propos un peu trop superficiel, je peux entrer dans le détail. Dans le bilan à dresser pour les outre-mer, il y a un volet scientifique et économique important, en plus du bilan militaire. La multimodalité autour des enjeux énergétiques et spatiaux est un vecteur de puissance dans la zone indopacifique, mais pas uniquement. La logique à dépasser en termes de diplomatie est celle des irritants. Nous avons tendance à être un peu timorés sur certains dossiers pour essayer de limiter ces facteurs. Je vous propose d'inviter des diplomates ou le ministre des affaires étrangères à ce sujet.

La formation aux enjeux maritimes est essentielle. Madame la sénatrice Annick Petrus, Saint-Martin est un très bon exemple du défaut d'assistance aux collectivités d'outre-mer ayant des potentiels pour aller chercher des fonds européens, mais qui manquent de moyens et d'expertise locale pour les ramener. Le manque de formation en gestion de projets complexes et internationaux est également problématique. Sur certains territoires, nous ne comptons qu'une poignée d'experts capables de monter des projets d'envergure et d'aller lever des fonds partout où c'est possible.

J'en reviens à la collaboration avec l'Australie. Un vecteur a été développé récemment autour des énergies renouvelables, marines et à terre. J'évoquais plus tôt la question de l'hydrogène. Aujourd'hui, le QUAD - dialogue quadrilatéral entre le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis - n'est plus un simple accord de gouvernance, de développement de capacités ou d'exercice militaire, mais aussi un accord de développement industriel autour de l'hydrogène maritime. Ces sujets de gouvernance purement sécuritaires sont aujourd'hui élargis pour prendre en compte la souveraineté énergétique et alimentaire ainsi que l'assistance environnementale comme des vecteurs de puissance à traiter.

Enfin, la crise avec l'Australie a soulevé la question de la signification du terme « allié ». Visiblement, la France, l'Australie et les États-Unis n'en ont plus la même définition. La question se pose aussi en Europe. Si nous n'avons pas réussi à valoriser massivement le partenariat avec l'Australie sur le long terme, c'est aussi parce que des industriels comme Naval Group ont subi du lobbying intraeuropéen de concurrents allemands ou italiens. La dimension des alliances est aujourd'hui fondamentale pour les outre-mer dans leurs bassins, ce qui se joue aujourd'hui avec l'Australie pouvant se jouer demain avec d'autres.

Tous ces points nécessitent de la recherche en sciences humaines et sociales. Soutenir des organismes, tels que l'Institut polaire Paul-Émile Victor, la flotte océanographique française ou l'Ifremer, mais aussi des acteurs des sciences humaines et sociales tels que Sciences Po, est important. Nous avons aujourd'hui un déficit de données de base pour bâtir des politiques publiques liées aux outre-mer et les évaluer.

M. Yann Briand . - La crise est bien une affaire de partenariat stratégique, et pas de sous-marins. Il ne s'agit pas uniquement d'un contrat commercial perdu. Je maintiens que par nos partenariats et nos territoires, nos populations et nos entreprises présentes dans la zone, nous continuons à peser malgré tout. Nous avons noué des accords forts avec d'autres États tels que l'Inde. Le fond de la question que vous soulevez reste éminemment politique. Ce n'est pas le capitaine de vaisseau en charge du bureau stratégie et politique qui va définir la réponse politique devant être apportée à cette crise.

L'ancien premier ministre australien s'est récemment déclaré étonné du choix fait par son successeur, la protection américaine étant de facto acquise. Jamais les États-Unis n'auraient abandonné son pays dans le cas d'une crise de haute intensité avec la Chine. Renonçant à son partenariat stratégique avec la France, l'Australie a en partie perdu un soutien français, y compris diplomatique. Nous ne devons pas dire que nous avons perdu cet accord en raison de moyens limités. La France apportait, à mon sens, beaucoup dans ce partenariat stratégique.

Enfin, le référendum en Nouvelle-Calédonie est suivi avec beaucoup d'attention par la Marine, puisque ses conséquences pourraient être profondes. Nous sommes très engagés auprès de ce territoire, ne serait-ce que pour les questions de pêche illégale.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Merci de nous avoir présenté une vision très large de nos forces, faiblesses et perspectives sur la stratégie maritime française.

L'État valorise-t-il suffisamment les atouts stratégiques maritimes des outre-mer ?

M. Cyrille Poirier-Coutansais . - La valorisation passe par plusieurs éléments. Les premières Assises économiques des outre-mer seront déjà un premier pas. Ensuite, le sujet doit infuser auprès de toute la population métropolitaine. La mer est entrée dans les programmes scolaires. C'est une manière de mieux faire connaître les problématiques. Nous aurons gagné la partie sur la valorisation des outre-mer lorsque nous ne la traiterons plus à part. C'est un enjeu d'aménagement du territoire, et pas un enjeu spécifique.

Mme Annick Petrus . - Les Assises de l'économie de la mer marquent-elles une réelle prise en compte de nos territoires ?

M. Cyrille Poirier-Coutansais . - La tenue des Assises de l'économie maritime illustre cette prise en compte. Dans les programmes d'investissement annoncés hier par le Président de la République, 2 milliards d'euros ont été affectés aux fonds marins, et donc essentiellement ciblés sur les territoires d'outre-mer. Je crois vraiment à une meilleure exposition des atouts de ces territoires en métropole. Nous restons un État centralisé. Tout se passe à Paris. Si nous ne parvenons pas à mieux y exposer ces territoires, beaucoup de sujets ne bougeront pas.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Alors que la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) débute en janvier 2021, comment faire en sorte que les outre-mer deviennent des points d'appui stratégiques pour l'Union européenne ? Pouvons-nous envisager des coopérations entre marines européennes dans certaines zones ?

M. Yann Briand . - L'enjeu maritime est bien pris en compte dans le cadre de la PFUE. Un séminaire de sûreté maritime aura d'ailleurs lieu à Brest en janvier. Un projet de coordination des Marines de l'UE est effectivement étudié. Cette initiative est testée dans le golfe de Guinée. Lors de la PFUE, nous nous efforcerons de développer ce même type de coordination pour la zone nord de l'océan Indien. La stratégie de l'UE pour l'Indopacifique mentionne d'ailleurs l'importance de nos territoires d'outre-mer dans la zone.

Nos outre-mer peuvent-ils devenir des points d'appui stratégiques pour l'UE ? S'il s'agit de développer des bases militaires d'une échelle plus large avec des bâtiments d'autres nations de l'UE, je n'ai pas connaissance d'initiatives allant dans ce sens. Je note à l'heure actuelle que les déploiements des autres marines de l'UE se font globalement dans le nord de l'océan Indien.

M. Mikaa Mered . - Dressons une liste de quatre points de valorisation importants.

La valorisation par la connaissance d'abord via la recherche scientifique mais également sur le terrain. Les territoires ultramarins et les écosystèmes locaux doivent pouvoir valoriser eux-mêmes les documents stratégiques de bassin. Plus ceux-ci sont détaillés et puissants d'un point de vue quantitatif et qualitatif, plus ils peuvent générer de la politique publique. L'évaluation des politiques est également cruciale pour comprendre qui a réussi à développer l'industrie, la connaissance, la formation, la connectivité, le désenclavement territorial. Une forme d'harmonisation et un vrai programme de travail et de recherche sur ce sujet permettront d'alimenter la prochaine Stratégie nationale pour la mer et le littoral (SNML).

Nous avons parlé de valorisation militaire et industrielle. On parle peu de la question des statuts, pourtant relativement importante. Ils peuvent être inadéquats sur certains aspects de compétences par rapport à ce qu'ils demandent en termes d'investissements de l'État. Cette réflexion sur les statuts, qui a été vive dans certains territoires et assez faible dans d'autres, doit être posée. Mais peut-elle l'être aujourd'hui de manière dépassionnée dans le contexte actuel ? Qui dit statuts à la carte, spécification et spécificités, dit besoin de modernisation en fonction des évolutions géopolitiques et géoéconomiques. Elles sont aujourd'hui trop lentes et rigides.

C'est valable pour à peu près tous les territoires. Nous essaierons, avec la Chaire outre-mer de Sciences Po, de quantifier ce besoin pour apporter des données dépassant l'hypothèse de recherche que je viens de formuler.

Les Assises de l'économie de la mer marquent un intérêt pour les outre-mer, notamment sur les questions énergétiques qui sont apparues dans toutes les tables rondes. D'autres organisations telles que l'Union maritime et portuaire permettent (UMEP) d'y apporter une visibilité. Les Assises économiques des outre-mer, qui se tiendront début décembre, seront aussi une occasion de débattre de ces enjeux.

Enfin, vous avez parlé de la PFUE. Nous constatons aujourd'hui un déficit de moyens, tant humains que financiers et d'expertise, alloués à la représentation des outre-mer à Bruxelles. Les sujets ultramarins passent après tous les autres sujets.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Il appartiendra à chaque territoire de faire entendre sa voix pour ne plus être sous-représenté, de façon à porter notre pierre à l'édifice, sur nos territoires respectifs, mais aussi pour le rayonnement de toute la France.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Quelles sont les modernisations prioritaires des infrastructures portuaires ? 10 ans après la réforme de 2012, quel est le bilan de l'acquisition du statut de Grand port maritime par les DROM ? Face à l'augmentation des tarifs portuaires - particulièrement élevés, notamment en Guyane - quelles solutions préconisez-vous ? Que devrions-nous mettre en place pour accélérer les éléments de multimodalité évoqués plus tôt ?

M. Mikaa Mered . - Quand je n'ai pas la réponse, je préfère ne pas m'avancer. Je vous propose d'inviter le président de l'Union des ports de France, Jean-Pierre Chalus, ou la fondation Sefacil ayant mené des travaux très poussés sur le sujet. Aujourd'hui, la possible inversion des flux va se poser dans les Caraïbes. Ils passent aujourd'hui par le canal du Panama, et pourraient à terme passer plutôt par l'Arctique. Des programmes de recherches sont menés à Antigua-et-Barbuda, par exemple. Ces territoires s'inquiètent des répercussions de ces routes maritimes de l'Arctique qui ne concurrenceront pas le canal de Suez, mais qui pourront concurrencer celui de Panama.

M. Cyrille Poirier-Coutansais . - La politique à mettre en place ne doit pas uniquement porter sur les ports. Nous devons également attirer des acteurs en capacité de générer des flux. Nous devons être placés sur de grandes lignes de transit. Ça fonctionne pour CMA CGM à La Réunion, car ce territoire est placé sur les liaisons entre Europe et Asie.

La crise Covid-19 a révélé la forte dépendance de nos territoires d'outre-mer aux flux maritimes, ne serait-ce que pour les besoins essentiels de l'alimentation. Dès que ces flux sont coupés, les difficultés d'approvisionnement sont immédiates. Des réflexions doivent porter sur la protection de ces flux. Nous mettons souvent en avant le rôle de la Marine nationale sur la protection des flux d'hydrocarbures ou de conteneurs. Nous ne devons pas oublier celle des flux alimentaires. La crise a également révélé les importations très importantes de tourteaux de soja permettant de nourrir le bétail. Une rupture de ces flux peut rendre la situation très compliquée. Identifier ces vulnérabilités alimentaires est très important. Identifier ces flux l'est aussi, pour pouvoir les protéger en cas de crise.

M. Mikaa Mered . - Nous l'avons également constaté à Mayotte lors de la crise du poulet. Je vais prendre la question des flux alimentaires dans l'autre sens. À Saint-Pierre-et-Miquelon, le développement des produits de la mer souffre aussi des infrastructures locales et de l'intermodalité air-mer pour exporter des produits vers l'Hexagone et l'Europe en général. Aujourd'hui, la question alimentaire est importante dans l'océan Indien comme à Saint-Pierre-et-Miquelon, en termes d'importations, mais aussi comme frein au développement économique de certains territoires.

Mme Lana Tetuanui . - Vous avez développé une vision assez technocratique. N'oublions pas la réalité de nos territoires. L'affaire des sous-marins a fait bondir bon nombre d'élus. Nous avons l'impression que tout le monde - les États-Unis, la Chine, l'Australie - se renvoie la balle. En fin de compte, les premiers concernés, géographiquement et politiquement parlant, ne sont pas conviés à participer à la discussion. Jean-Marc Regnault et Sémir Al Wardi, auteurs d'un ouvrage sur l'Indopacifique, considèrent pourtant que la France pourrait avoir intérêt à augmenter une présence militaire qui a eu tendance à baisser dans les dernières années.

Les collectivités du Pacifique ont un statut d'autonomie et sont compétentes en matière de développement économique. Si l'État finance et cofinance les programmes de recherche ou les câbles de la fibre, tirés via la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou l'Amérique du Sud, nous avons également mis beaucoup d'argent dans la balance pour des raisons stratégiques.

Je me permets une parenthèse. Lors du toilettage de notre statut, en 2019, nous avions évoqué les compétences en matière d'exploitation des ressources marines et de terres rares. Il nous a été répondu qu'il fallait une délimitation du plateau continental. Vous nous parlez d'une échéance à 2030 pour l'extension du plateau. Ne pouvons-nous pas aller plus vite ?

Je ne remets pas en cause le positionnement et la stratégie, mais j'en appelle à une mise à disposition de moyens, qui sont aujourd'hui bien insuffisants. Le déséquilibre est effrayant.

La surveillance maritime est au coeur de la compétence régalienne. Depuis mon arrivée au Sénat en 2015, nous n'avons eu de cesse de demander plus de patrouilleurs, tant pour la lutte contre le trafic de drogues que celle des pillages de nos eaux. J'ai été très inquiète suite à l'affaire des sous-marins. Quid des accords FRANZ ? Lors d'évènements météorologiques tels que ceux qui ont touché Saint-Barthélemy et Saint-Martin, des opérations de coopération ont eu lieu avec les Australiens, les Américains et les Calédoniens. J'ai peur que cette affaire ne provoque une grave crise dans le bassin du Pacifique.

Je suis consciente que nous attendions un positionnement politique. En juillet, on claironnait que le projet indopacifique serait une priorité. Je reste très dubitative car il y a la réalité du terrain, et ce que j'ai entendu au cours de cette audition.

M. Stéphane Artano , président . - La semaine prochaine, nous recevrons la ministre de la mer pour des sujets plus politiques.

M. Yann Briand . - Pour preuve que la Marine prend en compte la réalité du terrain, je peux vous montrer une planche sur la tyrannie de la distance en Polynésie française. Deux hélicoptères et trois équipages vont parfois y chercher des gens malades ou des femmes enceintes. Pour sauver des populations aux Marquises, c'est l'équivalent de décoller de Lourdes et se poser au sud de l'Irlande. Avec les moyens dont nous disposons, nous devons surveiller cette zone assez incroyable. Autre preuve de la prise en compte des outre-mer, l'amiral Vandier a présenté à l'Assemblée nationale une planche illustrant les tailles respectives des différentes zones économiques exclusives. La Polynésie française représente la plus importante, Madame la sénatrice.

Pour ce qui est des moyens de la Marine en Polynésie française, nous identifions un enjeu important de renouvellement des Falcon, commun avec la Nouvelle-Calédonie conformément à la loi de programmation militaire (LPM). Des Falcon 50 arriveront prochainement, avant une nouvelle génération. Même si un retard sera certainement affiché par rapport à ce qui avait été prévu initialement.

Enfin, la frégate de surveillance sera certainement remplacée par une European patrol corvette à l'horizon 2030, ce qui est très lointain, je l'admets. Nous aimerions avancer ce calendrier, car ces bateaux seront plus armés et plus crédibles lorsqu'ils seront déployés.

Enfin, je souligne l'importance des efforts de la Marine en rappelant le déploiement de longue durée de l'Émeraude en mer de Chine méridionale, ainsi que les déploiements réguliers de la Jeanne d'Arc et du Charles-de-Gaulle.

M. Mikaa Mered . - Il sera difficile d'avancer le calendrier. L'horizon 2030 d'Extraplac ne peut être avancé. La commission des limites du plateau continental (CLPC) se réunit deux fois par ans, pour une courte période, et doit traiter un nombre très important de dossiers. Ceux-ci sont étudiés dans l'ordre d'envois des premiers dossiers déposés. En Arctique, la propriété du pôle Nord est discutée entre la Russie, le Canada et le Danemark. La Russie a déposé son premier dossier en 2001. Les Canadiens et les Danois n'ont déposé le leur que 10 ans plus tard. Pour cette raison, ce dossier ne sera pas traité avant 2030, si ce n'est plus tard. Ils essaient de prendre position et de forcer la main. Vous pouvez en faire de même. Aujourd'hui, rien n'empêche de bâtir un accord bilatéral ou multilatéral avec des pays voisins pour s'accorder sur une délimitation de vos plateaux continentaux. La CLPC n'est pas décisionnaire.

Mme Lana Tetuanui . - Nous sommes ici dans une compétence régalienne.

M. Mikaa Mered . - Tout à fait. Depuis 2017, vous avez aussi la possibilité de tenter d'accélérer le processus grâce à la loi Letchimy, permettant de développer un réseau diplomatique territorial en complément du réseau diplomatique national. La Nouvelle-Calédonie l'a fait en formant quatre diplomates envoyés dans l'espace régional pour accélérer des dossiers en plus des moyens mis en place par le Quai d'Orsay.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Je reviens sur Extraplac. En cas de contestation entre deux pays, il peut y avoir un enjeu ou des difficultés parce que les zones continentales s'entrecroisent. Dans le cas de la Polynésie, l'extension du plateau continental porte sur des eaux internationales. Dans ce cas, faut-il attendre 2030 ?

M. Mikaa Mered . - Dans le cas d'extension sur les eaux internationales, la Russie n'attend pas la validation de la CLPC. Cette dernière ne vise qu'à s'assurer qu'il n'y aura pas matière à contestation. Ce point s'inscrit dans le cadre des négociations pour le Biological diversity of areas beyond national jurisdiction (BBNJ).

M. Cyrille Poirier-Coutansais . - La CLPC est importante, car elle traduit l'accord en droit interne et rend opposable. Nous pouvons donc contrôler les agissements de pays extérieurs qui ne devraient pas être présents sur l'extension du plateau continental. Nous ne pourrions pas le faire si nous prenions cette décision seuls.

M. Mikaa Mered . - Peut-être n'a-t-on pas encore assez abordé les implications pour les territoires du Pacifique de la crise des sous-marins. À la Chaire outre-mer, nous avons tenté de faire entendre leur voix sur les grands médias nationaux, sans effet. In fine , le sujet a surtout été traité par Outre-mer La 1 ère ou Outremers360 sans mobiliser les medias hexagonaux. Nous nous sentons un peu démunis. C'était déjà le cas lors de la crise Covid. Nous allons essayer d'apporter cette connaissance, et un point de référence, pour le débat national sur les outre-mer, ici à Paris. Fondamentalement, c'est aussi votre présence qui se joue. Nous espérons travailler ensemble pour dépasser cet obstacle.

Enfin, le déséquilibre que vous avez pointé entre les ZEE et les moyens navals alloués dans l'effort national est structurel et logique, bien que trop important. Nous ne pourrons pas déployer 93 % des moyens navals français sur la zone Indopacifique. Fondamentalement, la question des risques environnementaux pourrait être problématique, mais aussi nous amener à un renforcement des moyens locaux. La multiplication des épisodes climatiques et l'augmentation de leur intensité dans les bassins dans lesquels sont situés nos territoires ultramarins induiront de fait un besoin de positionner des moyens supplémentaires, voire permanents. J'imagine que cette perspective sera traitée dans la prochaine loi de programmation militaire. Ces besoins d'investissement en moyens et infrastructures sont déjà bien identifiés, notamment par le Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM).

M. Yann Briand . - Nous avons renouvelé beaucoup de nos capacités, avec des moyens beaucoup plus performants. Pour autant, nous en avons aussi perdus. Des bâtiments de transport léger (BATRAL), qui sont amphibie, permettraient d'aller ravitailler les atolls ou d'intervenir en cas de catastrophes naturelles. Les Bâtiments de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM), nouveaux bâtiments de soutien aux outre-mer, n'ont pas cette capacité amphibie, pourtant utile dans le cadre de ces interventions.

M. Victorin Lurel . - J'approuve les propos de mes collègues. J'ai été ministre, et ai été invité plusieurs fois dans les conseils de défense lorsque nous élaborions la loi de programmation militaire. Les discussions étaient très animées. La France n'a pas les moyens d'assurer une surveillance planétaire de son aire maritime, nous le savons. La planification, la programmation et l'étalement dans le temps sont une solution. Or, aucun gouvernement n'a jamais affiché la volonté politique de donner une priorité au maritime et aux outre-mer. Je me suis battu avec Jean-Yves Le Drian sur les BATRAL, et le problème capacitaire qui est le nôtre. À l'époque, il m'a été répondu que les satellites assureraient la surveillance que nous ne pouvons effectuer en surface. Rien n'a changé !

Le rapport de la délégation devra faire des propositions au Gouvernement. Nous devrons faire entendre notre voix auprès des ministères des armées et des affaires étrangères. Ces questions ne sont manifestement pas assez prises en charge par les sénateurs ultramarins. Ils sont trop peu nombreux à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Bien entendu, le développement des outre-mer ne passe pas uniquement par les forces armées. Pour autant, il est certain que la prise de conscience est insuffisante.

Ensuite, une explication est passée un peu inaperçue dans l'affaire des sous-marins. La France a été écartée, au sein de l'OTAN, de l'alliance de renseignement appelée les five eyes. Nous dépendons totalement des États-Unis. Si nous n'avions pas souffert d'un déficit en matière de renseignements, si nos services avaient été efficients, si nous avions au moins lu la presse australienne, nous aurions pu anticiper la résiliation du contrat. Nous pouvons parler d'une absence de « lutte informatique d'influence ». La France n'a pas pris conscience des risques, malgré tous les Livres blancs et lois de programmation militaire. Dans le cas présent, les outre-mer ne comptent pas pour grand-chose. Nous devrions pourtant affirmer une présence de souveraineté.

À notre insu, nous avons vendu l'île d'Aves, localisée à 1 500 km du Venezuela et en cours de submersion, pour un montant inconnu. J'ai dû insister pour obtenir le traité. Elle présenterait a priori un intérêt plus que géologique. Des soldats vénézuéliens y sont présents.

J'étais ministre des outre-mer lors de l'affaire de la rétrocession de Tromelin. Laurent Fabius m'avait demandé de défendre le sujet. Lorsque j'ai pris conscience de l'affaire, nous nous sommes insurgés et le Parlement n'a pas ratifié le traité.

Autour de Madagascar, nous constatons également une absence de présence souveraine. Il y a une histoire tragique sur les îles Éparses, jusqu'en 1973. Là encore, c'est l'indifférence des médias, des élus, du Gouvernement, de certains ministères.

La France prendra en janvier la présidence du conseil de l'UE. Celui-ci n'affiche pas véritablement de politique étrangère, de sécurité et de défense commune. Ce sont des affaires nationales. Nous n'arrivons pas à nous entendre sur le Système de combat aérien du futur (SCAF) ou le Main ground control system - Système principal de combat terrestre (MGCS). Si l'Europe a pourtant les moyens d'agir, le Haut représentant pour les affaires extérieures ne pèse pas très lourd. Je demande une mobilisation des élus afin qu'ils siègent dans ces commissions.

La Polynésie française compte plus de 250 000 habitants, et représente plus 4,8 millions de km². Elle est plus vaste que l'Europe. Il faut en prendre conscience. C'est pourtant la croix et la bannière pour obtenir une programmation. Nous devons affirmer davantage cette nécessité d'une présence. Nous savons que cela peut poser d'autres problèmes, sur l'acceptabilité sociale notamment. Sur la valorisation économique, il n'y a pas de soucis, car il y aura bien une filière aquacole. En Guadeloupe, il ne reste aujourd'hui qu'une seule ferme aquacole au large de ses côtes.

L'électrochoc australien devrait faire prendre conscience à la France de la nécessité d'une réorientation stratégique vers les outre-mer, vers la mer, vers l'espace, vers la lutte informationnelle d'influence comme le font tous les pays.

Nous partageons le constat. Des propositions concrètes doivent être échelonnées dans le temps pour que la France se donne les moyens d'une meilleure prise en compte des outre-mer.

Je n'oublierai pas Clipperton, qui est laissée à la merci du Mexique. Nous avons besoin de moyens et d'une programmation pour affirmer notre place.

Enfin, la France doit se tourner vers l'ASEAN, et passer des accords avec l'Inde, avec le QUAD ou le Japon. Elle est accusée publiquement par les États-Unis de ne pas prendre position face à la montée aux extrêmes, dans une guerre froide entre la Chine et les États-Unis. Ces derniers demandent une fidélité absolue. La France a toujours voulu une autonomie stratégique européenne qui ne vient pas. D'autres États membres demandent la protection américaine, ou refusent d'affirmer une politique commune, par loyauté ou par faiblesse. Une présence visible et permanente nous laisserait plus de chances d'être respectés et de ne pas simplement être invités en bout de table dans les réunions de l'ASEAN. Un redéploiement stratégique doit être réalisé, avec une meilleure prise en compte des outre-mer.

M. Stéphane Artano , président . - Vous avez bien compris que nos interlocuteurs étaient présents pour planter le décor sur ces sujets parfois sensibles sur nos territoires. Ils n'avaient pas de réponses à des sujets éminemment politiques ne relevant pas de leurs sphères.

Merci de nous faire part de vos réflexions et de supports écrits, le cas échéant, sur le sujet que nous travaillons.

Jeudi 21 octobre 2021
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Audition de Mme Annick GIRARDIN, ministre de la mer

M. Stéphane Artano , président . - La Délégation sénatoriale aux outre-mer a engagé le 14 octobre un cycle d'auditions sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Nos collègues Philippe Folliot, Annick Petrus, aujourd'hui en visioconférence, et Marie-Laure Phinera-Horth en sont les rapporteurs.

L'étude de la délégation a naturellement pour ambition de cerner les atouts que représentent les espaces maritimes des outre-mer pour la France. Nous savons, et ceci a été rappelé avec force lors de notre première audition, que notre pays dispose du deuxième domaine maritime mondial et que 97 % de celui-ci provient des outre-mer dont les deux tiers sont situés dans le Pacifique. L'État valorise-t-il suffisamment ce potentiel et quels sont les freins à lever pour que cette valorisation se traduise concrètement dans la réalité de nos collectivités ultramarines ? Ces questions, vous les avez soulevées, chers collègues, parfois avec vigueur, mais en connaissance de cause, lors de notre dernière réunion.

En tant que parlementaires, nous avons aussi pour devoir de participer à la préparation de la présidence française du Conseil de l'Union européenne en 2022, en essayant notamment de promouvoir une vision incluant les outre-mer dans cet ensemble communautaire. Nous avons tous, bien entendu, à l'esprit le contexte particulier créé par la récente « crise des sous-marins ».

Nous sommes donc particulièrement impatients de vous entendre ce matin, avec vos collaborateurs, car les fonctions que vous occupez actuellement et celles que vous avez exercées par le passé à la tête du ministère des outre-mer, vous confèrent un rôle central dans « l'accélération de notre stratégie maritime » souhaitée par le Président de la République. Dans votre propos liminaire, je vous laisserai donc le soin de nous présenter votre action au regard de ces enjeux majeurs, dans le cadre de vos attributions.

Puis je demanderai aux rapporteurs de bien vouloir formuler leurs questions, sachant qu'une trame vous a été adressée par anticipation pour vous permettre de préparer cette réunion. Vous aurez à nouveau la parole pour leur répondre et je laisserai ensuite nos autres collègues vous interroger.

Je vous précise que cette séance fait l'objet d'une captation audiovisuelle et sera disponible en VOD sur le site internet du Sénat.

Mme Annick Girardin, ministre . - En tant que ministre des outre-mer, je n'ai eu de cesse de promouvoir la prise en compte des spécificités des outre-mer dans l'élaboration des politiques publiques. Aujourd'hui, en tant que ministre de la mer, l'ensemble de ces territoires a une place prépondérante dans la stratégie maritime nationale. Dans ce propos liminaire, je parlerai de cette stratégie maritime nationale, en évoquant l'économie bleue au sens large.

La stratégie maritime nationale ne dépend pas uniquement du ministère de la mer. C'est une stratégie impliquant l'ensemble du Gouvernement afin de porter, à ce niveau, la vision « d'archipel France » dans un monde aux multiples enjeux. En effet, les arsenaux militaires se développent et les souverainetés s'expriment avec force. Les zones de frottement et de contestation se multiplient. Dans le même temps, les activités illicites, telles que la pêche illégale, les trafics, la piraterie et le brigandage sont en forte augmentation. Les océans sont aussi, plus que jamais, les vecteurs du commerce mondial qui se développe. Ainsi, ces menaces impactent, voire fragilisent la géopolitique des océans. Ces enjeux ne sont pas uniquement des enjeux de défense. Une grande stratégie maritime doit permettre une réponse globale à l'ensemble des questions internationales liées aux océans. Pour cela, nous devons défendre des objectifs politiques.

Je suis fortement attachée aux dix-sept objectifs de développement durable élaborés par l'ONU. Parmi ces objectifs, l'objectif quatorze concerne les océans, et porte notamment sur la conservation et l'exploitation durable des océans et des ressources marines. Pour ce qui est de la pêche, les mesures telles que la gestion des stocks et les quotas, sont nécessaires et doivent reposer sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles.

La pêche illégale est un véritable fléau qui a des conséquences immédiates sur les ressources et sur la prospérité collective. Aucun effort de coopération ne doit être ménagé pour éradiquer ces fléaux. La France soutient cette position dans chacune des douze organisations régionales de pêche dans lesquelles nous siégeons grâce à nos positions sur les trois océans. Aux côtés de l'Europe, la voix de la France porte ainsi à la Commission des thons de l'océan Indien (CTOI), à la Commission des pêches pour le Pacifique occidental et central, à la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique, ou encore à l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPANO).

Au-delà de ces seules ressources naturelles, il est nécessaire de protéger le droit, en particulier le droit international de la mer. Il doit être universel et susciter l'acceptation et la reconnaissance du plus grand nombre d'États possible. Notre référentiel, aujourd'hui, est celui de la convention de Montego Bay, qui constitue la pierre angulaire du développement pacifique des activités des États en mer. La France est fortement attachée à l'application pleine et entière de cette convention, ainsi que de ses textes d'application. C'est ce que nous portons avec conviction, en particulier dans la zone indopacifique, où beaucoup d'États sont en attente d'une parole forte de la France et d'actions claires. Pour cela, il nous faut être cohérents et la majorité des ZEE françaises qui ne font pas encore l'objet d'un traité de délimitation se trouvent dans l'Indopacifique et concerne les outre-mer. Il nous faut mettre en oeuvre un dialogue franc avec nos voisins et nos partenaires sur ces questions compliquées. J'ai en mémoire les débats animés autour de la gestion de l'île Tromelin que nous avons eus à l'Assemblée nationale.

Il ne s'agit pas de s'enfermer dans une nostalgie et de s'attacher à la sécurité des textes, mais au contraire de proposer de nouvelles souverainetés. Ainsi, le Président de la République, en se rendant sur l'archipel des Glorieuses, a réaffirmé le rôle de la France dans la gestion écologique et durable dans ces territoires, en parlant de droit de la mer, mais aussi de devoir de mer.

Un autre accord d'application est d'ailleurs en cours de négociation et il portera sur la biodiversité marine au-delà de la juridiction nationale, c'est-à-dire en haute mer. Le Président de la République a également annoncé l'organisation d'un événement sur les océans à Brest au début de l'année 2022. Pour la France, les océans sont des biens communs et ce sujet sera à l'ordre du jour de cette rencontre internationale. La France est aussi attachée au principe de liberté de circulation et les connaissances scientifiques constituent un préalable obligatoire, notamment pour définir les zones marines protégées et pour les positionner. La France est également attachée aux règles d'extension du plateau territorial et au rôle de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) qui fixe les règles d'exploration, voire d'exploitation, dans la zone. Le rôle des outre-mer est essentiel dans nos stratégies, car c'est grâce aux outre-mer que la France dispose du deuxième espace maritime mondial, qu'elle est présente dans trois océans et qu'elle dispose d'une richesse exceptionnelle, ainsi que d'une immense responsabilité en matière de biodiversité.

Dans chaque territoire, dans chaque bassin maritime, nous avons des spécificités, des atouts et des freins. La question des statuts est importante, car ils définissent la compétence de chaque territoire. Pour autant, l'outre-mer a toute sa place dans cette grande stratégie maritime nationale.

En ce qui concerne l'économie bleue en outre-mer, les principaux enjeux recouvrent la préservation de l'environnement et le développement économique des territoires ultramarins. Par ailleurs, sur les 10,2 millions de kilomètres carrés de ZEE dont la France dispose, plus de la moitié, soit 5,7 millions de kilomètres carrés, est en réalité totalement géré par les collectivités de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie. La France assume pleinement avoir transféré les compétences de développement maritime à ces deux collectivités.

L'une de mes priorités est aussi l'intégration des outre-mer dans leur bassin régional d'origine, en renforçant leurs atouts dans des secteurs d'activités et des filières qui regroupent la pêche, l'aquaculture, les ports, les câbles sous-marins, la croisière et la plaisance, les énergies marines, les chantiers navals, la robotique, les produits pharmaceutiques et cosmétiques. Le champ de l'économie bleue est immense, voire infini.

Les ports ultramarins sont aussi un atout stratégique et économique, puisqu'ils sont les points d'entrée et de sortie de nos territoires. Ces ports sont également un atout géostratégique, par leur positionnement idéal à travers le globe. Ils mériteraient de se diversifier et de renforcer leurs activités économiques. En effet, ils sont davantage considérés comme des ports importateurs au bénéfice des collectivités et de leurs populations, et insuffisamment pensés comme vecteur économique. Le grand port de La Réunion a pris ce chemin de développement économique et il est un modèle pour l'ensemble des territoires ultramarins. La Martinique et la Guadeloupe ont également entrepris une stratégie de développement, qu'il faut accompagner. La nouvelle stratégie nationale portuaire, validée au dernier Comité interministériel de la mer (CIMer), concerne les ports de l'Hexagone au même titre que les ports ultramarins. Cette stratégie a des objectifs clairs de reconquête des parts de marché sur les ports concurrents étrangers, fondés sur un développement industriel et logistique durable, avec un renforcement de la complémentarité de l'ensemble de nos ports. Une part importante du plan de relance à destination des ports a été adressée aux outre-mer.

Finalement, la planification des espaces maritimes en outre-mer se traduit dans des documents stratégiques par bassins maritimes, équivalents des documents de façade pour l'Hexagone. Pour que les projets maritimes se développent, ces documents doivent vivre dans chaque bassin et pour chaque territoire.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Quels sont, concrètement, les leviers d'action du ministère de la mer, alors que la politique maritime reste encore essentiellement interministérielle ? Quelle est la répartition des compétences avec les autres ministères ?

Quel est le bilan, pour les outre-mer, du déploiement de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ?

La France étant le seul pays de l'Union européenne ayant une présence permanente dans le Pacifique, comment valoriser concrètement cet atout auprès de celle-ci ? Quelles actions pourraient être conduites à cet égard dans le cadre de la Présidence française de l'Union européenne ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Le ministère de la mer est l'un des plus transversaux de ce gouvernement. Il a été créé il y a seulement un an et demi, ce qui implique un travail important en interministériel, tout comme au ministère des outre-mer où environ 80 % des dossiers sont traités de manière transversale. Les deux partenaires privilégiés du ministère de la mer sur les actions menées sont le ministère de l'agriculture et de l'alimentation et le ministère de la transition écologique, chargé des transports.

Le ministère de la mer est un ministère des usagers, chargé de la planification maritime. Cette dernière notion est aujourd'hui encore difficile à concevoir, puisque la mer est un espace de liberté. Pour autant, au-delà de la planification déjà existante dans un certain nombre de documents, nous devons mieux penser la cohabitation des acteurs en mer, dans les eaux territoriales françaises et dans la ZEE. Alors que la France développe une stratégie géopolitique forte en matière maritime, le Président de la République a fait le choix de créer le ministère de la mer, afin que toute la dynamique interministérielle autour de cette stratégie maritime soit menée par un responsable politique. En dehors de certains nostalgiques du ministère de la mer de Louis Le Pensec, la plupart des acteurs sont en quête d'une institution commune pour construire une stratégie qui nous emmènera collectivement plus loin.

À titre d'exemple, les industriels et le Gouvernement travaillent depuis de nombreuses années sur le dossier des grands-fonds qui découle du Grenelle de la mer. Ce dossier a pris de l'ampleur avec la création du ministère de la mer, puisqu'il est désormais porté politiquement.

Concernant le déploiement de la stratégie maritime nationale 2017-2022 en outre-mer, il se traduit par l'adoption des documents stratégiques pour chacun des quatre bassins maritimes que sont le bassin Antilles, le bassin Guyane, le bassin sud océan Indien et le bassin Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette stratégie de façade et par bassin maritime rassemble l'ensemble des acteurs et pose des cadres d'action de six ans pour l'Hexagone et sans date limite pour les territoires ultra-marins. La stratégie sud océan Indien a été adoptée en 2020 et celle des Antilles en 2021. La stratégie pour la Guyane est toujours en cours d'adoption. Pour Saint-Pierre-et-Miquelon, le travail est balbutiant. Il est donc difficile de dresser un bilan du déploiement de la stratégie maritime nationale en outre-mer, puisqu'elle n'a pas été mise en place dans tous les territoires. Cet exercice pourra être réalisé à une date ultérieure, d'ici à la fin du quinquennat.

Ces réflexions ont permis d'obtenir un état des lieux sur l'environnement marin, indispensable pour faire partie de la stratégie nationale. L'élaboration des stratégies a également permis de mettre en avant un certain nombre de besoins pour poursuivre les travaux. Cela a conduit à cartographier dans certains territoires l'environnement, l'état de l'environnement, le climat, le littoral et les sujets de traits de côtes. Le sénateur de Polynésie française Teva Rohfritsch, qui siège au Conseil national de la mer et des littoraux (CNML), rappelle régulièrement le rôle des territoires en la matière. Concernant les deux bassins maritimes qui n'ont pas finalisé leurs travaux sur la stratégie maritime nationale outre-mer, un nouveau rendez-vous peut être fixé dans huit mois pour communiquer sur leurs avancées.

La France cherche à valoriser davantage la stratégie maritime française, et plus particulièrement celle que nous menons dans le Pacifique. À la suite du départ du Royaume-Uni, la France est le seul pays européen présent dans le Pacifique. Le Président de la République a souhaité parler plus largement de stratégie indopacifique, comprenant nos territoires de La Réunion, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et Polynésie. Certaines actions ont déjà été menées. En avril 2021, le conseil de l'Union européenne a établi un nouveau cadre stratégique, prenant en compte plusieurs propositions à la demande de la France. Le renforcement de la coopération avec l' Association of Southeast Asian Nations (ASEAN) a notamment été proposé, puisque de nombreux rapports avaient constaté ce déficit important. Lorsque je me suis rendue en juin 2021 en Indonésie - le plus grand archipel au monde -, de nombreux interlocuteurs ont fait référence aux petits archipels français. Ils sont perçus comme des territoires de solutions, notamment de solutions marines. Nous avons également porté plus de prise en compte des enjeux de sécurité maritime, avec, par exemple, une participation renforcée des États membres dans l'opération Atalante. Le 16 septembre 2021, une communication conjointe de la Commission européenne et du Conseil européen a été adoptée pour définir une stratégie européenne dans l'Indopacifique. La France, dans le cadre de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, aura un certain nombre de rendez-vous à organiser, notamment des événements à La Rochelle concernant les questions maritimes. L'événement One ocean summit sera également l'occasion de rappeler la position de la France sur ces sujets maritimes, et notamment dans le Pacifique.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Je salue Madame la ministre, avec qui nous avons partagé des combats communs sur les bancs de l'Assemblée nationale il y a quelques années. Je ne suis pas enfermé dans une quelconque nostalgie lorsqu'il s'agit de se battre et de défendre les enjeux de souveraineté. Pour autant, la souveraineté ne se négocie pas, il n'y a pas d'entre-deux. On est souverain, ou on ne l'est pas. Nous avions mené un combat commun sur le contentieux de l'île de Sable au Canada et la position indigente des autorités françaises avait eu pour conséquence de spolier Saint-Pierre-et-Miquelon de près de 80 % de sa ZEE.

Plus de 90 % de notre ZEE est liée aux outre-mer. En parallèle, environ 95 % des moyens de la Marine nationale sont basés dans l'Hexagone. N'y a-t-il pas, selon vous, un déséquilibre par rapport à cela ? Ne devrions-nous pas allouer des moyens aux outre-mer pour pouvoir assurer notre souveraineté dans de bonnes conditions ?

Sur la zone Pacifique et ses 5,2 millions de kilomètres carrés de ZEE, il est difficile de pouvoir gérer et assumer des éléments de surveillance adéquats. Bien que le satellite soit un outil intéressant, il ne remplace pas les moyens maritimes déployés sur place. Sur l'île de la Passion-Clipperton, la France assume une souveraineté fictive, tant au niveau terrestre que maritime. La Marine nationale va-t-elle régulièrement pouvoir changer le drapeau et repeindre la stèle présente sur cette île ? Cette stèle est par ailleurs le seul élément effectif pratique pour assumer notre souveraineté sur cette île, dont la ZEE de 436 000 km 2 est supérieure à celle de l'Hexagone. Une zone marine protégée avait été mise en place par Ségolène Royal dans les eaux territoriales de l'île de la Passion-Clipperton, mais cette zone n'est pas protégée par la France.

Concernant la Guyane, parmi les enjeux majeurs en matière de souveraineté figurent les problématiques de pêche illégale, avec un pillage de ressources important. Quels sont les moyens spécifiques pouvant être mis en oeuvre pour lutter contre la pêche illégale, les narcotrafics et les flux qui transitent par nos eaux territoriales et notre ZEE ?

Concernant l'océan Indien, la situation dans les terres australes française apparaît satisfaisante. Les moyens de l'État sont organisés par un Préfet et des actions exemplaires ont été menées, notamment en termes de protection des ressources. À titre d'exemple, les actions menées pour la protection de la légine au Kerguelen et celles en cours pour la protection de la langouste aux îles Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam ont eu des conséquences économiques majeures pour l'île de La Réunion, en termes d'emploi. Les enjeux de souveraineté sont forts dans cette zone, comme aux îles Tromelin, alors que le Parlement n'a heureusement pas ratifié le traité de cogestion. Madagascar a des revendications sur les îles Éparses, et le Président de la République s'est entretenu avec le président malgache à ce sujet. Quel est l'état d'avancée des négociations ? Vous avez souligné la visite du Président de la République aux îles Glorieuses. Cette première visite d'un chef d'État français sur cette partie du territoire de la République était un signal fort. Quelle sera la position de la France pour assumer sa souveraineté effective sur cette partie du territoire ?

En France, le prix des hydrocarbures et notamment du gaz, augmente fortement. Ne pensez-vous pas qu'une décision trop hâtive a été prise de suspendre les permis de recherche sous l'île de Juan de Nova ? Ces permis permettaient une exploration gazière : ils ne concernaient pas l'exploitation. Je ne suis pas partisan de la loi Hulot qui interdit la recherche et l'exploitation d'hydrocarbures dans notre pays à compter de 2040. Il apparaît dommage et inconséquent que notre pays ne soit pas allé au bout de l'étude de ces ressources. Pourriez-vous me donner votre opinion sur ces questions ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Il est important de rappeler que ce quinquennat est celui qui a le plus renforcé les moyens en mer pour les territoires ultramarins, avec notamment les patrouilleurs Antilles-Guyane et les bâtiments de soutien et d'assistance. Le CIMer a approuvé l'achat de ces nouveaux patrouilleurs, qui arriveront progressivement dans les territoires ultramarins.

Dans la zone Indopacifique, nos forces en présence, positionnées à la fois sur nos territoires et dans les États alliés, représentent 7 000 hommes, quatre frégates, trois bâtiments de soutien et d'assistance, six patrouilleurs et 32 aéronefs. C'est incomparable par rapport à la Chine et aux États-Unis, mais, à l'échelle de l'Europe, ce sont des forces conséquentes. La composante spatiale est une aide précieuse pour protéger et surveiller l'ensemble de nos zones maritimes. Au vu de la recherche et des outils portés par les entreprises françaises dans le domaine du spatial, ces moyens sont aussi primordiaux sur les questions des fonds marins, de la connaissance en mer et de la surveillance. Cela n'enlève rien à l'importance de la présence et de l'intervention en mer. La surveillance satellitaire est un atout majeur dans les zones où la surveillance en mer n'est pas suffisante.

Sur les cartes de la ZEE de la Polynésie française, il existe une zone extrêmement colorée par la présence de pêcheurs illégaux et au centre, une zone très peu impactée par la pêche illégale. Cette différence est liée à une présence en mer couplée avec l'utilisation de moyens satellitaires. La France est également en mesure de rappeler régulièrement qu'elle peut contrôler et frapper. Au-delà du fait que 95 % des moyens maritimes soient basés dans l'Hexagone, de nombreuses missions de patrouilles sont organisées, par exemple avec le SNA Émeraude ou avec le groupe Jeanne d'Arc, sur l'ensemble de nos mers et océans. Ces patrouilles permettent à la France d'être visible.

Il existe plusieurs manières de protéger nos étendues maritimes et de prendre position sur le volet de la souveraineté. La méthode chinoise consiste à bétonner les atolls et menacer d'avoir recours à la force systématiquement, ce qui a conduit à une condamnation par la justice internationale en 2016. La méthode britannique repose sur le mépris des États voisins et des décisions unilatérales. La méthode portée par la France et par le Président de la République, comme d'autres avant lui, est celle d'une fermeté sur notre souveraineté, mais d'un bon voisinage sur le partage des ressources et sur la responsabilité en matière de protection. Le Président de la République, dans son discours lors de sa visite aux îles Glorieuses, a délivré ce message de sérénité et de protection, tout en assumant la souveraineté de la France. La France peut également porter ce message à Madagascar, pays en développement, francophone, et avec qui elle a plusieurs partenariats. Nous voulons inclure Madagascar dans les réflexions en matière de recherche, de développement et de pêche, de manière cohérente avec les politiques de développement que nous souhaitons mener dans cette zone. Il s'agit d'assumer notre souveraineté en étant respectueux de nos voisins.

La France sait rester combative lorsqu'elle a des revendications à porter, par exemple sur le dossier du plateau continental de Saint-Pierre-et-Miquelon via le programme Extraplac. Un décret fixant les limites maritimes autour de Saint-Pierre-et-Miquelon publié en février 2021, mer territorialisée et ZEE, vient rappeler que Saint-Pierre-et-Miquelon a une possibilité de revendication sur le plateau continental, possibilité que nous avons exercée et que nous défendons. C'est un pas de plus dans la défense de nos intérêts, une souveraineté qui s'affirme, qui est combative dans ses revendications, tout en tenant compte de nos voisins et en souhaitant travailler avec l'ensemble de ceux-ci.

La ZEE de l'île de la Passion-Clipperton est très surveillée par satellite. Les contrôles effectués me semblent être efficaces. Les signalements aux États du pavillon sont systématiques et l'Union européenne applique des sanctions. La Marine nationale est présente dans cette ZEE.

Dans le bassin Antilles-Guyane, les moyens dont nous disposons sont un Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) et des unités légères des affaires maritimes. Pour la Marine nationale, deux frégates, huit patrouilleurs, deux bâtiments d'appui et deux aéronefs. Pour les douanes, trois vedettes et un aéronef. Et pour la Gendarmerie nationale, quatre hélicoptères. 7,2 tonnes de cocaïne ont été saisies aux Antilles, pour 45 tonnes saisies en mer sur tous les océans en moyenne par les moyens navals français. Ces résultats sont donc concluants. 120 tonnes de pêche illégale ont été saisies en Guyane. Je voudrais saluer la mémoire du président du comité des pêches de Guyane, Georges-Michel Karam, avec qui j'ai travaillé. Il s'est beaucoup battu pour le développement de la pêche en Guyane et pour le plan d'accompagnement qui a été pensé après les crises que la Guyane a connues. Nous lui devons, en sa mémoire, de poursuivre les efforts sur ce sujet.

Concernant les permis d'exploitation, la France a fait le choix de décarboner notre économie. Ce choix est assumé et nécessite des actes.

Les ressources entraînent des désordres géostratégiques qui sont également liés à notre environnement. Ces décisions sont assumées et la société française, ainsi que l'ensemble des citoyens du monde, n'acceptent plus le mode de fonctionnement que nous avions jusqu'à aujourd'hui. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas explorer les fonds marins. Le programme France 2030 vient d'être lancé par le Président de la République et comprend des engagements forts en matière de neutralité carbone pour l'horizon 2050, un plan climat 2017 et des interdictions de délivrance de nouveaux permis de recherche d'hydrocarbures. Dans les territoires ultramarins, cela a posé des problèmes pour les permis en cours ou à venir. Pour autant, il faut être cohérent : la décision de la France concerne l'ensemble de ses eaux.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Sur la question des hydrocarbures, je n'ai pas parlé d'exploitation, mais d'exploration, c'est-à-dire de connaissance des ressources. Nul ne sait quelle sera la situation géostratégique dans vingt ans ; ne serait-ce que par prudence, il est dommage de ne pas être allé au bout de la connaissance de ce qu'il y a dans le sous-sol. J'ai parlé de Juan de Nova ; l'enjeu est le même pour la Guyane.

Lorsque je me suis rendu sur l'île de la Passion-Clipperton, nous avons croisé un senneur mexicain dans notre ZEE venant de terminer sa pêche, avec un emport de 1 200 tonnes de thon, qui avait désactivé sa balise AIS et ne pouvait donc pas être capté et suivi par satellite. L'absence connue de moyens humains et navals sur place ouvre la porte à de tels actes, totalement contraires au traité concernant la pêche avec le Mexique. Je rappelle que le Mexique déclare chaque année 700 à 4 000 tonnes de pêche, alors que nous avons croisé fortuitement un seul senneur qui avait probablement 1 200 tonnes de thon dans ses soutes. La France s'affaiblit lorsqu'elle tolère des pratiques de pêche et des actions sur sa ZEE contraires à ce qu'elle défend et par rapport aux enjeux internationaux, bien que ce soit involontaire. Notre position est également affaiblie lorsqu'il existe dans notre ZEE des pratiques de pêches avec des explosifs, que nous condamnons.

Mme Annick Girardin, ministre . - Nous reviendrons certainement sur France 2030 et sur les moyens de la connaissance que nous souhaitons déployer.

J'avais la même vision que vous concernant les satellites, mais elle a aujourd'hui changé. Nous sommes d'accord sur la question de la pêche et sur le fait que nous devons retravailler nos relations avec le Mexique.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Les pêcheurs ont invité des parlementaires et des élus guyanais à les rencontrer le 29 octobre 2021 et je souhaiterais avoir des éléments du ministère de la mer pour pouvoir les rassurer. La pêche illégale continue malgré les actions de la Marine nationale et de la Gendarmerie maritime. Je vous remercie pour votre hommage à Georges-Michel Karam ; c'était un combattant. Le président par intérim a l'intention de poursuivre ses actions.

Pourquoi la stratégie nationale portuaire adoptée en 2021 n'a-t-elle pas fait l'objet d'une déclinaison pour les outre-mer, comme cela avait été le cas en 2016 pour la précédente stratégie ? Comment permettre l'intégration des ports ultramarins dans les grandes routes maritimes du commerce mondial et répondre à l'explosion du coût du fret ? Quel est le bilan de la réforme de 2012 créant les Grands ports maritimes (GPM) dans les départements et régions outre-mer (DROM) ?

Pour financer les nombreux projets d'exploitation des ressources marines (aquaculture, médicaments, cosmétiques), comment attirer davantage de capitaux en outre-mer et permettre l'implantation des groupes leaders dans ces domaines prenant le relais des instituts de recherche ?

Comment renforcer l'attractivité et les formations aux métiers maritimes en outre-mer ?

Mme Annick Girardin, ministre . - La stratégie nationale portuaire, comme son nom l'indique, n'est pas exclusivement hexagonale et considère donc l'ensemble des territoires ultramarins et leurs ports, qui sont sous tutelle de l'État, mais aussi les ports décentralisés. Cette stratégie a pour intérêt de traiter de l'ensemble des ports d'un territoire ou de l'ensemble des ports français, avec la volonté de faire en sorte que la France soit le premier port d'Europe si elle parvient à faire travailler tous ces ports ensemble. Nous n'avons pas les mêmes défis dans les territoires ultramarins, mais la stratégie est commune. Il n'y a pas de document spécifique aux outre-mer, mais il y a bien des enjeux communs et des enjeux différents. L'enjeu, pour l'Hexagone, est de faire arriver des marchandises et les envoyer dans la totalité de notre territoire, voire sur l'ensemble de l'Europe. Pour les territoires ultramarins, ils doivent se penser davantage comme des hubs.

Les grands ports des territoires d'outre-mer ont aussi bénéficié du Plan de relance pour le verdissement des ports, qui est un défi important. L'investissement, dans le cadre du plan de relance, a été de 4,5 millions d'euros pour La Réunion, de 6 millions d'euros pour la Guyane, de 6,5 millions d'euros pour la Martinique, de 4,4 millions d'euros pour la Guadeloupe et d'1,7 million d'euros pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Nous avons la possibilité d'intervenir à nouveau dans le cadre du Plan de relance sur l'ensemble des projets portuaires. Ces ports sont des atouts géostratégiques et c'est ainsi qu'il faut se positionner. La CMA CGM a d'ailleurs choisi, en 2015, de positionner son hub de l'océan Indien à La Réunion, ce qui apporte aujourd'hui satisfaction. Les ports de Guadeloupe et de Martinique ont pour objectif de renforcer leur positionnement régional dans l'arc caribéen, avec une amélioration dans la qualité et la fiabilité des services conteneurs. Un travail commun est mené entre la Martinique et la Guadeloupe pour avoir la complémentarité nécessaire afin de développer la zone. La Guyane s'implique fortement dans cette dynamique de bassin. Je crois à une attractivité produite par les différents ports qui viennent en complémentarité.

Deux sujets portuaires ont été portés et validés par le CIMer et le Président de la République. Le premier concerne le port de Mayotte, aujourd'hui un port départemental, qui a vocation à devenir un port d'État lorsqu'un certain nombre de freins auront été levés. Le second concerne le port de Saint-Pierre-et-Miquelon, port d'État pour lequel une gouvernance devrait être installée d'ici à l'année prochaine.

Se pose également la question des marchandises et du fret. Dans la situation actuelle, nous constatons une pénurie de conteneurs vides et une congestion dans les grands ports, ce qui permet à d'autres ports de jouer le jeu de la complémentarité. Il existe une pénurie de main-d'oeuvre sur les ports, y compris en outre-mer. À l'échelle mondiale, cela provoque une véritable augmentation du prix du fret. Il faut y apporter un certain nombre de réponses. Les transporteurs estiment qu'il faudra un an pour réguler l'ensemble des flux bloqués. La demande est de plus en plus importante, alors qu'elle avait radicalement chuté du fait de la crise sanitaire, ce qui avait également provoqué une baisse des importations.

La CMA CGM a pris l'engagement de geler les taux de fret jusqu'à début 2022. Cette position sera revue ou prolongée selon la situation. Nous voulons renouer avec la confiance des chargeurs alors que des problèmes se posent aujourd'hui dans la chaîne logistique.

Je souligne l'importance des ports d'outre-mer dans les océans pendant la crise sanitaire et salue notamment La Réunion qui a joué un rôle important dans ce moment difficile pour la relève des marins : 15 000 marins ont pu être relevés au moment où tous les ports fermaient, alors qu'ils étaient en mer depuis 12, voire 24 mois. Je souhaite à nouveau remercier ici La Réunion.

La réforme portuaire de 2008 a créé des conditions pour que les départements d'outre-mer développent leur économie locale et mettent en place de nouvelles activités (transbordement par exemple). Ils sont de véritables poumons économiques.

Les formations en matière de métiers liés à la mer, que l'on soit en mer ou à terre, sont un sujet qui touche l'ensemble de l'Hexagone et qui dépasse les territoires ultramarins. L'attractivité passe obligatoirement par la formation. L'objectif central du Livre bleu et des travaux sur la marine marchande du Fontenoy du maritime qui viennent de s'achever était la formation, avec des besoins considérables en matière d'officiers, qui nous obligeront à doubler, d'ici à 2027, les formations d'officiers à l'École nationale supérieure maritime (ENSM). Cette école a aujourd'hui une capacité insuffisante et ne forme pas assez d'officiers, pour nos propres navires sous pavillons français, mais aussi pour les pays étrangers, car il existe une demande forte d'officiers français très bien formés. Il existe également une réflexion sur les lycées maritimes, les formations maritimes dans l'ensemble des territoires ultramarins et les plateformes que nous souhaitons mettre en place. J'ai rencontré hier le président de la région Guadeloupe, qui attend une dernière validation pour la plateforme des métiers du maritime en Guadeloupe. La Martinique a fortement avancé. À La Réunion, plusieurs initiatives ont été portées et nous accompagnons ces dynamiques de formation avec le ministre de l'éducation. Nous travaillons, à l'ENSM, sur la place des outre-mer dans les écoles, sur les relais dans les territoires ultramarins pour en faire la promotion, ainsi que sur la capacité à accueillir les ultramarins dans les lycées de l'Hexagone : quelle est l'offre d'accompagnement, comment accroître le partenariat et la coopération entre les différents lycées ? Il faut par ailleurs davantage développer la formation continue dans l'Hexagone et dans les territoires ultramarins. Ce plan a vocation à se développer. Je vous invite à nous signaler les projets qui vous paraîtraient insuffisamment soutenus, afin que nous sachions si les dynamiques mises en place fonctionnent.

La réforme des aides économiques outre-mer de 2018 a permis d'engager 2,6 milliards d'euros de fonds publics par an dans les DROM, avec des charges nulles pour 80 % des salaires dans les secteurs de l'économie bleue et dans le secteur de la recherche et développement. Elle implique également la défiscalisation prolongée jusqu'en 2025, qui permet une meilleure visibilité pour les investissements et du financement de l'économie bleue par la Banque publique d'investissement. Les zones franches d'activités nouvelle génération permettent de porter des activités bleues. Le dispositif d'octroi de mer, souvent attaqué, a été reconduit : il permet de protéger les productions locales. Les collectivités réinjectent ainsi ces financements dans l'accompagnement et le développement économique sur leur territoire.

Mme Vivette Lopez . - Vous demandiez si nous avons les moyens de notre stratégie dans l'Indopacifique. Je pense que la France doit être fière d'être une puissance régionale dans le Pacifique. Elle doit montrer sa puissance dans l'Indopacifique en s'appuyant sur sa souveraineté régionale terrestre avec les territoires ultramarins.

Vous avez également évoqué le développement des ports ultramarins, avec le Plan de relance, et cité de nombreux ports. Qu'en est-il du port de Nouméa ?

Mme Annick Girardin, ministre . - J'ai cité les territoires, et non les ports. En effet, les ports de Nouméa et Papeete dépendent des territoires de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie qui, de par leurs statuts particuliers, leur confèrent la totalité de cette compétence. En matière de puissance régionale française dans le Pacifique, l'axe indopacifique se nourrit largement des partenariats avec l'Inde, l'Indonésie, le Japon et les États insulaires du Pacifique. La puissance régionale de la France ne tient pas seulement à sa souveraineté, mais aussi à ses relations, sa coopération, son aide au développement d'un certain nombre de pays, dans l'océan Indien, dans l'océan Pacifique ou dans les Caraïbes. C'est aussi cette forme de confiance qu'il faut porter dans nos relations dans chaque bassin maritime, ce qui n'empêche pas de revendiquer nos droits lorsque cela est nécessaire.

Mme Gisèle Jourda . - S'agissant des relations avec l'ASEAN, on ne peut effectivement asseoir une puissance et la développer qu'en tenant compte des différents partenaires. Les moments de crises que nous avons vécus dans l'Indopacifique notamment nous amènent plus que jamais à examiner la situation sous différents angles, afin de comprendre comment ces pays perçoivent les changements tels que le revirement australien ou la montée en puissance de la Chine. L'ASEAN se réunit chaque année en sommet. Comment la France appréhende-t-elle ce futur sommet et quel est l'état d'esprit des pays de l'ASEAN compte tenu des changements survenus récemment ?

Mme Annick Girardin, ministre . - La France reste un État de l'Indopacifique. J'ai toujours été convaincue qu'il fallait que la France ait de meilleures relations avec l'ASEAN et la France a plaidé pour que l'Union européenne reprenne davantage de relations avec l'ASEAN et s'implique dans des partenariats qui permettent de sortir du tête-à-tête Chine-États-Unis. Au cours des derniers mois, notamment du fait de l'affaire des sous-marins avec l'Australie, le comportement de certains de nos alliés prouve la volonté d'installer un tête-à-tête. Les Australiens aujourd'hui ont montré qui ils souhaitent soutenir. La France est un État de l'Indopacifique : elle a donc vocation à travailler avec ses voisins et avec l'ASEAN et nous avons tout intérêt à avoir un certain nombre de soutiens sur cet axe indopacifique. Je reste persuadée qu'entre l'océan Indien et l'océan Pacifique, l'archipel de l'Indonésie est essentiel pour nous. Il s'agit de coopérations lucides et non d'oppositions. Il s'agit de proposer une autre vision et des coopérations dans le Pacifique et dans l'océan Indien qui tiennent compte des valeurs que nous portons et de notre volonté de souveraineté respectueuse.

Sur le volet pêche, je défends une pêche viable. Pour cela, il nous faut davantage d'actions de recherche et d'études économiques et scientifiques pour la pêche durable. Nous avons, sur ce sujet, un programme de biodiversité important avec l'Indopacifique. Nous avons tous à relever les mêmes défis. La France peut partager ses compétences et ses connaissances en matière de biodiversité, de pêche, de suivi et de sécurité et a intérêt à travailler avec toutes ces voix.

M. Dominique de Legge . - Vous avez évoqué les moyens disponibles pour faire respecter notre souveraineté, mais se pose la question de nos moyens et de leur disponibilité réelle. Je songe à nos aéronefs, mais aussi à la vétusté d'un certain nombre de nos embarcations. Le gouvernement s'efforce de remplacer ces matériels, sans doute pas au rythme que nous pourrions souhaiter. Je ne nie pas cet effort. Pour autant, nous sommes dans une logique de remplacement « un pour un ». Les défis que vous avez évoqués, notamment sur le respect de notre ZEE et en matière de trafics en tous genres, me font penser qu'un remplacement ne suffit pas et qu'une augmentation très sensible des moyens est nécessaire, avec des équipements mieux adaptés à la lutte que nous devons mener face aux trafiquants et aux ambitions d'un certain nombre de pays : nous ne sommes plus dans de la « petite rapine » ou dans le simple contrôle de nos frontières et avons face à nous des gens qui ont des moyens de plus en plus importants et qui sont de plus en plus déterminés. Pourriez-vous nous apporter quelques éclairages sur l'évolution des moyens que vous souhaitez voir mis à disposition de ces territoires ?

Mme Annick Girardin, ministre . - J'ai listé les moyens selon les territoires. La loi de programmation militaire représente une hausse de 1,7 milliard d'euros au cours de la dernière année. Nous remplaçons la totalité de nos moyens au fur et à mesure de leur programmation. Les technologies évoluent et, au-delà des moyens nautiques, les bateaux gris de la Défense, des Affaires maritimes, des douaniers et de la Gendarmerie sont efficaces. Nous avons des plans de nouveaux navires et nous avons les forces militaires : il faut additionner l'ensemble de ces moyens. Je souligne également la présence de la flotte océanographique sur nos mers et dans nos ZEE : c'est aussi le drapeau français qui flotte sur nos ZEE.

Il faut travailler sur les moyens technologiques de demain et mieux programmer ou mieux prévoir les outils dont seront équipés nos navires. Par ailleurs, le spatial doit être davantage utilisé, car il apporte un certain nombre de réponses assez exceptionnelles. Nous nous dirigeons également vers d'autres types d'actions. J'ai signé le premier permis de navigation d'un bateau téléopéré.

Au-delà de la question des moyens matériels se pose celle des moyens humains. Les actions seront opérées avec des moyens nouveaux : bateaux téléopérés, drones flottants et aériens, du spatial, du radar, etc. Nous avons des capacités à agir en mer très importantes. La police en mer a modernisé l'ensemble de ces patrouilleurs. Le programme 22-25 s'achève et les navires rejoindront leurs bases : il faut s'en féliciter. Nous avons les moyens d'appliquer notre souveraineté et d'assurer le contrôle. De nombreux contrôles sont effectués en Guyane ; j'en reçois régulièrement les résultats. Nous intervenons également aux côtés d'autres pays que nous soutenons dans des zones difficiles, notamment le Golfe de Guinée, où la France est présente aux côtés d'autres forces. Elle n'est pas seule : y compris dans les zones françaises et dans les zones internationales, la France a des partenariats. Nous pouvons également compter sur ces partenariats pour repérer ceux qui sortent de nos zones et ceux qui pourraient avoir été dans des situations de pêche illégales.

Mme Micheline Jacques . - Avez-vous reçu des retours en matière d'aquaculture et de conchyliculture à la suite des appels à projets lancés par le ministère ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Sur le plan pêche, plusieurs actions ont été menées. Sur une grande partie de nos territoires ultramarins, notamment les DROM, la politique commune de la pêche, mérite aujourd'hui d'être totalement repensée. Le combat a été difficile pour les territoires ultramarins pour obtenir que la construction de nouveaux bateaux soit financée par l'Europe. En effet, l'Europe a pour objectif que la flotte n'augmente pas. Cependant, les conditions sont différentes dans les territoires ultramarins. Il est enfin possible aujourd'hui de financer de nouveaux bateaux et une nouvelle flotte de pêche pour les territoires ultramarins. Le dispositif est opérationnel, avec une prudence pour les avis administratifs qui pourraient être en cours.

Les questions des quotas, de la connaissance et de la formation sont abordées dans le cadre de la rédaction de la nouvelle stratégie de la politique européenne. Elle comprendra obligatoirement - puisque je le défendrais - un travail mené avec l'ensemble des territoires ultramarins, pour que nous ayons une planification. L'aquaculture est le grand défi alimentaire que nous avons à relever. Une pêche durable avec des moyens durables implique obligatoirement un développement de l'aquaculture, insuffisante aujourd'hui en France et en Europe. Je plaide pour que l'Europe impose des quotas d'aquaculture aux pays européens, sans quoi ils ne réaliseront pas les investissements de départ nécessaires. Les avancées technologiques importantes permettront certainement aux fermes d'être plus rentables demain. Plusieurs projets sont issus des territoires ultramarins (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Mayotte). Les territoires du Pacifique ont également des projets d'aquaculture, avec un accompagnement différent, puisque hors du périmètre européen. Des financements existent aujourd'hui à travers plusieurs structures. Nous devons parvenir à soutenir davantage ce secteur d'activité.

La Direction générale de la mer sera créée le 1 er janvier 2022. En effet, à sa création, le ministère de la mer n'avait pas une organisation administrative, mais seulement une Direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) et une Direction des affaires maritimes (DAM). L'ensemble de ces activités sera réuni au sein d'une même entité qui sera donc la Direction générale de la mer (DG Mer). Elle pourra davantage s'organiser pour accompagner l'ensemble des projets ultramarins.

Sur les 50 millions d'euros de budget du plan de relance pêche et aquaculture, 6 millions d'euros ont été consacrés aux territoires ultramarins. Une deuxième enveloppe de 50 millions d'euros a été annoncée par le Président de la République à Nice pour soutenir tous les projets aujourd'hui en stock.

« France vue sur Mer » est une politique de développement du sentier du littoral, à l'origine dénommé « chemin des douaniers ». Elle vise à redonner une dynamique à ce sentier en soutenant toutes les communes et en apportant des réponses techniques aux difficultés qu'elles peuvent connaître : un rocher écroulé, un terrain privé à contourner ou encore des espaces jamais aménagés. Seuls deux dossiers outre-mer ont été soutenus en 2021, en Guadeloupe et à Saint-Martin. J'espère que les projets ultramarins seront plus nombreux avec la deuxième vague de 2022, dont l'enveloppe sera de 10 millions d'euros, contre 5 millions d'euros en 2021. Au niveau national, il existe 5 800 kilomètres de sentiers littoraux. Pour faire le tour de l'Hexagone, il manque 1 200 kilomètres. J'ai demandé qu'un bilan soit établi dans les territoires ultramarins, afin de déterminer ce qui est accessible ou non.

M. Stéphane Artano , président . - Concernant le plan pêche, vous avez fait référence à la politique européenne mise en place. Certains territoires, tels que Saint-Pierre-et-Miquelon, ne font pas partie de l'Union européenne, mais des territoires sont associés. Peut-on imaginer une déclinaison territoriale, quand cela est possible et quand c'est demandé sur ces territoires, par voie de conventionnement entre les autorités de l'État sur le territoire et les collectivités ?

En ce qui concerne France 2030, et pour rejoindre Philippe Folliot, le Président de la République a été assez prudent dans son discours. Il parle effectivement d'exploration. Il ne parle pas de recherche fondamentale pure : on a le sentiment que cette recherche sera au service du développement économique de nos industries, par exemple en termes de santé. Autrement dit, il s'agit d'une recherche scientifique au service des territoires. Le Président de la République a évoqué les ZEE. Peut-on imaginer aller également explorer au-delà des ZEE, en eaux internationales, où se situent les très hauts fonds, jusqu'à 4 000 mètres de profondeur, et où se trouvent les nodules polymétalliques, et notamment l'accès à des métaux rares ? Cela peut impliquer d'engager, dans certaines zones, des négociations avec les États voisins.

Nous sommes tous satisfaits de la recréation du ministère de la mer. L'interministériel est indispensable en la matière. Ne peut-on pas imaginer, pour prendre l'exemple d'autres pays comme le Canada, un ministère doté d'une puissance régalienne ?

Au 1 er janvier 2022, une nouvelle étape sera franchie avec la création d'une Direction générale de la mer. Nous devons aller plus loin au niveau français.

Mme Annick Girardin, ministre . - Concernant Saint-Pierre-et-Miquelon, un travail de construction d'une stratégie pêche a été mené par un cabinet mandaté et financé par la collectivité, qui rendra ses conclusions très prochainement. En parallèle, un travail a été mené pour justifier le plan pêche initié par le ministère des outre-mer, qui s'élève à 500 000 euros par an et n'a pas toujours été utilisé à cette hauteur. Il sera certainement renouvelé dès lors que cette stratégie sera finalisée. Je n'ai pas d'inquiétude pour que cela soit finalisé d'ici la fin de l'année et que nous soyons au rendez-vous du soutien nécessaire à la filière pêche et aquaculture de Saint-Pierre-et-Miquelon, sous les différentes formes qui seront sans doute proposées dans les mois qui viennent. Les professionnels ont travaillé avec les pouvoirs publics sur une stratégie future tenant compte des quotas qui peuvent exister sur le territoire, mais aussi de projets qui peuvent se développer y compris au sujet des algues.

Le sujet des grands fonds est aujourd'hui totalement intégré au projet France 2030 et vient renforcer la vision stratégique maritime que le Président de la République a présentée à Nice. Nous ne faisons que commencer à travailler sur le monde de la mer et sur la place de la France dans le maritime. Les travaux d'exploration ne doivent pas écarter l'exploitation : les conditions nécessaires à une éventuelle exploitation devront se construire en même temps que l'exploration. Il est important d'avoir à l'esprit que les grands fonds peuvent se situer dans notre ZEE, dans notre plateau continental quand il est déjà acquis, voire dans les eaux internationales avec l'octroi de permis par l'Autorité internationale des fonds marins. Tout cela a vocation à venir renforcer le plan industriel français. Nos entreprises sont à la pointe des nouvelles technologies liées aux explorations maritimes. Nous pouvons avoir les moyens de l'exploration que nous voulons mener. La France a vocation à créer des partenariats avec d'autres pays européens et d'autres voisins selon les différentes zones. Des travaux sont d'ores et déjà prévus dans le Pacifique en matière d'exploration. Nous disposerons d'ici deux mois de définitions précises de ces actions qui sont menées par le ministère de la mer en coopération avec le ministère de la recherche et de l'enseignement supérieur, et les autres ministères concernés.

Toutefois il s'est avéré nécessaire de construire une « maison commune » : les agents de la Direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) et ceux des directions des affaires maritimes (DAM) souhaitaient porter le « maillot mer » sur l'ensemble des territoires. Pour être plus efficaces. Pour cela, nous avons proposé la création de la DG Mer, qui sera effective à partir du 1 er janvier 2022. Elle ne comporte pas tous les éléments de la politique maritime française, et n'a pas vocation à les porter. Nous devrons la renforcer dans le temps selon l'évolution des dossiers et des missions. La fonction publique se réinvente et travaille davantage en transversal, avec une ligne de commandement et d'exécution claire. La DG mer aura certainement les commandes de missions particulières qu'elle pourra diriger au-delà de son administration, directement avec les territoires ou avec d'autres administrations centrales.

Mme Micheline Jacques . - Compte tenu de la transversalité de votre ministère, quelle serait son implication en matière de dépollution ? Le chlordécone, dans les Caraïbes, constitue par exemple un frein au développement de la conchyliculture alors que les eaux caribéennes sont favorables à cet élevage. D'une manière plus générale, le ministère pourrait-il jouer un rôle dans le cadre de la recherche et l'innovation ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Le ministère, qui est nouveau, s'est associé aux travaux sur la question du chlordécone. J'ai travaillé en tant que ministre des outre-mer sur le plan chlordécone IV (2021-2027), qui a été annoncé et financé par différents ministères. Le ministère de la mer ne figure pas dans ce plan. Nous sommes néanmoins partenaires sur la question du développement de la pêche et de l'aquaculture dans le bassin. Quelles sont les nouvelles technologies ? Quels sont les moyens de dépollution ? Quels sont les nouvelles techniques (éventuellement à terre aussi en matière d'aquaculture) ? Comment développer le secteur d'activité de la pêche et de l'aquaculture ? Le ministère de la mer n'intervient pas dans la dépollution directe des eaux, ni dans les moyens et les investissements qui sont faits pour récupérer les algues ramassées sur les territoires. Les sargasses et le chlordécone sont deux sujets que doivent affronter les pêcheurs, trop souvent seuls. Des plans sont en application sur le sujet. Le dernier « Plan sargasses » doit être validé au CIMer. Nous devons pouvoir agir pour les pêcheurs comme dans l'agriculture au sujet des terres polluées, avec des aides aux professionnels et aux entreprises. C'est ce que nous mettons en place soit par les crédits européens soit par d'autres moyens.

M. Stéphane Artano , président . - La prochaine audition plénière de la délégation aura lieu le 4 novembre 2021.

Je vous remercie de nous faire part toutes les contributions écrites qui seront utiles au travail des rapporteurs. Un retour d'expérience au moins partiel sur le déploiement du Plan Ports sera prévu d'ici quelques mois.

Jeudi 4 novembre 2021
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Audition de M. Denis ROBIN, Secrétariat général de la mer (SGMer)

Mme Vivette Lopez , président . - J'ai l'honneur et le plaisir de remplacer ce matin le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser et d'accueillir en son nom Denis Robin, Secrétariat général de la mer.

Nous vous remercions vivement, monsieur le Secrétariat général de votre présence. Vous êtes accompagné de Nicolas Gorodetska, chargé de mission pour l'économie maritime et portuaire.

Notre délégation a engagé le 14 octobre 2021 un cycle d'auditions sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Nos collègues Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth en sont les rapporteurs.

L'étude de la délégation a pour ambition de cerner les atouts que représentent les outre-mer dans la détermination de notre stratégie maritime nationale en réunissant les témoignages des principaux acteurs dans ce domaine.

Les outre-mer sont-ils suffisamment pris en compte dans la politique que mène l'exécutif ? Comment cette valorisation, souvent invoquée, se traduit-elle concrètement dans la réalité de nos collectivités ultramarines ? La présidence française du Conseil de l'Union européenne en 2022 sera-t-elle l'opportunité de promouvoir une vision incluant les outre-mer dans cet ensemble communautaire ? Ces questions sont au coeur des préoccupations des membres de notre délégation, quel que soit le territoire ou le groupe politique auquel ils appartiennent. Nous sommes donc particulièrement heureux de vous entendre ce matin, en raison des fonctions que vous occupez actuellement et de votre parcours, qui vous confèrent une vision privilégiée sur ces enjeux d'actualité.

Dans votre propos liminaire, je vous laisserai le soin de nous présenter votre action au regard de ces enjeux majeurs, dans le cadre de vos attributions. Puis je demanderai aux rapporteurs de bien vouloir formuler leurs questions, sachant qu'une trame vous a été adressée au préalable pour vous permettre de préparer cette réunion. Vous aurez à nouveau la parole pour leur répondre et je laisserai ensuite nos autres collègues qui le souhaitent vous interroger.

M. Denis Robin, secrétaire général de la mer (SGMer) . - J'occupe les fonctions de Secrétariat général de la mer depuis trois ans et je suis préfet d'origine. J'ai été Secrétaire général aux affaires régionales de La Réunion et préfet de Mayotte. J'ai également exercé les fonctions de directeur de cabinet de la ministre des outre-mer, Marie-Luce Penchard, puis celles de conseiller aux affaires intérieures et de sécurité auprès du Premier ministre, François Fillon.

Le Secrétariat général de la mer est une administration de mission, qui compte une trentaine de collaborateurs. Il est directement rattaché au Premier ministre et sa mission est d'assurer, pour son compte et sous sa direction, une synthèse et une coordination de toutes les politiques ministérielles relatives à la mer. Le Secrétariat est organisé en trois pôles. Le premier est celui des affaires régaliennes, où le travail est mené avec l'ensemble des administrations ayant des moyens en mer, à commencer par la Marine nationale. Ce pôle traite de l'ensemble de l'action de l'État en mer, c'est-à-dire la lutte contre les trafics, le respect de la souveraineté de la France dans les eaux placées sous sa responsabilité, la question de la délimitation des espaces maritimes français et toutes les négociations internationales relatives aux questions de souveraineté, comme le programme Extraplac.

Le pôle économique et portuaire assure une relation permanente avec toutes les filières économiques qui travaillent sur la mer. Les grandes filières traditionnelles sont les armateurs, la construction navale et la pêche. Un ensemble de professions extraordinairement variées s'est également constitué autour de la mer et de l'océan.

Le Secrétariat accompagne ces professions agiles et innovantes dans leur développement, et ce phénomène est qualifié de « start-upisation » de l'économie de la mer.

Le pôle environnemental et européen est chargé de suivre toutes les démarches d'acquisition de la connaissance et de la recherche en mer, en liaison étroite avec le ministère de la transition écologique. Ces domaines se développent fortement, notamment grâce aux grands opérateurs français tels que l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer). Ce pôle est également chargé de suivre les mesures d'analyse de la dégradation du milieu océanique et la biodiversité, ainsi que les mesures pour protéger ces éléments fragiles.

Le Secrétariat travaille en relation étroite avec douze ministères en charge d'affaires maritimes, aussi divers soient-ils. Ainsi, le ministère de la culture, par le biais de son Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines, possède deux bateaux en mer. L'outil de travail du Gouvernement en la matière est le Comité interministériel de la mer (CIMer), organisé annuellement et présidé par le Premier ministre. Il réunit ces douze ministères pour élaborer les politiques maritimes et fixer de nouvelles orientations.

Le Comité France maritime (CFM) a été créé en 2016 pour établir l'interface avec les filières économiques. Il est co-présidé par le président du Cluster maritime français et le Secrétariat général de la mer. Il réunit les grands dirigeants des filières économiques et les représentants des ministères qui travaillent avec ces filières. Ce comité est chargé de fixer un certain nombre de lignes directrices, d'identifier les points de blocages et les freins à lever pour faciliter le travail des filières, ainsi que d'accompagner le développement et le rayonnement de la France dans l'économie maritime mondiale. Le CMF instruit des demandes pouvant être examinées au CIMer.

Le Comité France océan (CFO) fonctionne sur le modèle du CFM mais ses interlocuteurs sont les ONG environnementales intervenant dans le domaine maritime. Nous partageons un certain nombre de constats et de diagnostics avec ces ONG et les administrations régaliennes de l'État. Ce comité porte également des propositions devant le CFM.

Le Secrétariat général de la mer est très attentif à la prise en compte des spécificités des outre-mer dans la stratégie maritime française. Premièrement, nous travaillons étroitement avec le ministère des outre-mer et la Direction générale des outre-mer. Des rencontres régulières sont organisées pour co-porter un certain nombre de politiques. Deuxièmement, dans le cadre de notre activité régalienne, une Conférence maritime régionale (CMR) est organisée annuellement pour chaque façade maritime en métropole et dans chaque bassin maritime en outre-mer. La CMR est co-présidée par le préfet de région de façade et par le préfet maritime, soit en outre-mer par le délégué de l'État en mer, qui est traditionnellement le préfet du territoire.

S'agissant du développement économique, nous avons créé, avec le président du Cluster maritime français, une déclinaison du CFM dans chaque territoire d'outre-mer, à l'exception de Mayotte. Le CMF outre-mer est animé par le président du Cluster maritime français, Frédéric Moncany de Saint-Aignan, la Directrice générale des outre-mer et moi-même. Il se tient une fois par an et le prochain aura lieu au mois de décembre. En outre, Frédéric Moncany de Saint-Aignan et moi avons pris l'habitude de nous rendre dans les régions et collectivités d'outre-mer afin de rencontrer les clusters maritimes régionaux et de les accompagner dans leur développement.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - En quoi la création d'une Direction générale de la mer au 1 er janvier 2022 changera-t-elle le périmètre des compétences du Secrétariat général de la mer ?

Quel bilan peut-on tirer pour les outre-mer de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ? Où en est-on dans l'élaboration et dans l'application des documents stratégiques de bassin outre-mer ?

Quels sont les principales faiblesses et les freins encore à lever dans la valorisation des atouts maritimes des outre-mer ?

Quelles sont les projections sur la ZEE ultramarine s'agissant notamment des zones où les ressources marines sont exploitables, des perspectives en termes d'emplois créés, ainsi que des innovations techniques à réaliser ?

M. Denis Robin . - La création d'une Direction générale de la mer a été demandée par la ministre de la mer, Annick Girardin, afin de disposer de services en propre pour mener son action ministérielle à la suite de la re-création de son ministère. Les deux directions du ministère de la mer étaient placées en coresponsabilité : la Direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) avec le ministère de l'agriculture et de l'alimentation, et la Direction des affaires maritimes (DAM) avec le ministère de la transition écologique, délégué aux transports.

La création de la Direction générale de la mer a pour vocation de structurer un service central du ministère de la mer directement placé sous la seule autorité de la ministre. L'arbitrage rendu par le Premier ministre consiste à créer cette Direction générale par la fusion de la DPMA et de la DAM. La DAM a pour responsabilité les questions de sécurité des navires, de réglementation maritime, de représentation de la France à l'Organisation maritime nationale ainsi que le suivi des gens de mer, dont la gestion du régime social des marins, l'Enim. Le périmètre d'action du Secrétariat général de la mer n'est pas, à ce stade, impacté par la création de la Direction générale de la mer.

La Stratégie nationale maritime et littorale (SNML) 2017-2022 s'applique aux outre-mer et prévoit la mise en place de quatre documents stratégiques de bassin : Antilles, Guyane, sud de l'océan Indien et Saint-Pierre-et-Miquelon. Les deux territoires du Pacifique ne sont pas concernés puisqu'en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, la compétence maritime et la compétence sur la ZEE ont été transférées aux gouvernements territoriaux.

Deux documents de bassin ont été réalisés et adoptés, le document Sud océan-Indien, qui regroupe les territoires de La Réunion et de Mayotte, et celui des Antilles. Le document de la Guyane devrait être finalisé en 2022 et celui de Saint-Pierre-et-Miquelon est plus difficile à réaliser, mais les travaux se poursuivent. Ces documents font un état des lieux de l'environnement marin dans le bassin et un recensement des activités littorales et maritimes. Ils assurent également un recensement des enjeux et ébauchent une cartographie du partage des différentes activités économiques sur le littoral. Ce sont des documents non contraignants, qui font office de guide pour la planification sur une période de six ans. Ce document permet aux différents acteurs de travailler ensemble pour définir une vision commune de l'activité maritime et littorale.

Ces documents ont inspiré la politique du Gouvernement, car dans la même période, le CIMer a arbitré un nombre significatif de mesures pour les outre-mer. Au cours du quinquennat, sur 147 mesures arrêtées par le CIMer, 31 concernent les outre-mer, témoignant de leur poids significatif dans les décisions maritimes du Gouvernement. Sur ces 31 mesures, 7 sont totalement réalisées et mises en oeuvre, 16 sont toujours en cours de réalisation, conformément au calendrier prévu, et 7 aboutiront dans un calendrier plus long. Une seule mesure est totalement bloquée, le développement des formations maritimes en outre-mer par l'ouverture dans au moins chaque territoire d'un établissement d'enseignement maritime.

Il existe de manière globale un frein de nature culturelle, qui fait que les outre-mer ne se sont jamais tournés vers le maritime, à l'exception très notable de la Polynésie française qui vit d'activités maritimes depuis très longtemps. De plus, il existe chez les chefs d'entreprise une vision très domestique de l'activité maritime, c'est-à-dire tournée vers une relation bilatérale entre la métropole et le territoire, notamment pour l'approvisionnement. Toutes les tentatives que nous avons essayé d'initier pour créer une coopération entre les collectivités sur des sujets maritimes ont échoué. La dernière en date était la création d'un conseil commun entre trois ports Antilles-Guyane : Fort-de-France en Martinique, Pointe-à-Pitre en Guadeloupe et Dégrad des Cannes en Guyane.

Ce comité n'a pas donné lieu aux effets escomptés, à savoir définir la complémentarité entre eux, dans les trafics et dans les activités économiques. Sur les questions maritimes, la formation a pris beaucoup de retard dans les territoires ultramarins. Pour remédier à cela, il faudrait convaincre les jeunes et leurs familles que le sujet maritime apporte des opportunités et que la mer n'est pas que porteuse de risques et de dangers.

La transposition automatique sur nos territoires de la réglementation de l'Union européenne sur les questions maritimes et littorales est une source de frein. L'Europe apporte tout de même des fonds qui permettent à nos territoires de se développer, notamment sur le plan maritime, mais elle impose aussi une réglementation stricte. Par exemple, l'Union européenne interdit les subventions à l'augmentation des capacités des moyens de pêche et à leur modernisation. Elle a tout de même accepté de faire une exception pour les territoires d'outre-mer, montrant que la spécificité ultramarine a été prise en compte, mais avec des conditions telles, qu'aujourd'hui, nous n'avons toujours pas su mettre en oeuvre ces fonds d'aide aux flottilles de pêche ultramarines. L'Europe demande des états précis et des historiques des ressources de pêches dans les ZEE françaises en outre-mer et nous rencontrons des difficultés à apporter ce type d'éléments.

Les outre-mer sont une vitrine de la France dans le monde, mais dans certains domaines, cette vitrine est négative. Par exemple, la politique énergétique française dans les territoires d'outre-mer n'est pas digne des ambitions affichées au niveau national. Tous sont encore alimentés par des centrales thermiques et il serait normal que la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) de chaque territoire comporte au moins un moyen d'énergie renouvelable, si possible maritime. Il est important de montrer à ces populations que la mer peut être source de richesses. En Guyane, il est question de la mise en place d'une structure de coordination de l'économie bleue et de porter une vision commune de ce qui pourrait être développé en mer, autre que la pêche. La Polynésie française est en train de développer une stratégie variée et intéressante autour de la mer, en faisant appel aux composants traditionnels comme la pêche et la croisière, mais aussi à des innovations et des territoires nouveaux. La Réunion fait des progrès importants en matière maritime, notamment son port, qui est le seul à être devenu un hub régional et à accueillir des trafics régionaux pour les redistribuer sur l'ensemble de la zone. Un autre exemple de cette réussite réunionnaise est la relocalisation de la réparation navale sur gros bateaux, qui avait été délocalisée à l'île Maurice. Par le passé, la Marine nationale n'avait d'autre choix que d'emmener ses bateaux à Maurice pour les faire caréner. Un travail de qualité a été réalisé avec les professions portuaires, les acteurs locaux et les collectivités pour relocaliser cette activité à La Réunion en créant un dock de réparation navale dans ce port.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Saint-Pierre-et-Miquelon s'est également beaucoup tourné vers la mer, comme en Polynésie française.

Sur les enjeux de souveraineté, 95 % des moyens de la Marine nationale sont basés dans l'Hexagone, alors que 97,5 % de notre ZEE est liée aux outre-mer. En tant que Secrétaire général de la mer, ceci vous interpelle-t-il ? De plus, une rupture capacitaire est prévue d'ici 2030, au travers du remplacement des bateaux de surveillance et notamment de celui des P400. Cela vous inquiète-t-il pour pouvoir exercer des éléments de souveraineté sur notre ZEE ?

Qu'a permis concrètement l'obtention en 2015 de 580 000 km 2 d'espace maritime supplémentaire au titre de la procédure Extraplac, relative au plateau continental ? Quels projets en sont nés ? La France avait déposé une demande d'extension du plateau continental pour l'île de la Passion-Clipperton et l'a retirée quelques jours après. Pourquoi avoir fait cela ?

Quels moyens de protection des câbles sous-marins sont déployés par la France face à la montée des menaces, notamment dans le Pacifique ?

Concernant l'Indopacifique, quelles peuvent être les matérialisations pour les collectivités françaises des stratégies indopacifiques française et européenne en matière de coopération militaire, scientifique ou industrielle ? Existe-t-il un enjeu particulier pour la Nouvelle-Calédonie où se tient un referendum prochainement ? Par rapport aux Antilles-Guyane, quels sont les moyens de l'action de l'État en mer dans la lutte contre le narcotrafic et la pêche illégale ?

M. Denis Robin . - Le désintérêt des Français pour la mer observé dans l'Hexagone est en train de changer. Les prises de position, les réactions sur les questions maritimes montrent que la population prend conscience que de nombreux enjeux de son développement économique, social, humain, se jouent sur la mer. Toutes les régions littorales métropolitaines ont créé une direction régionale des affaires maritimes, alors que seule la Bretagne avait jusque-là réalisé un tel investissement.

Nous allons faire face à une période d'affaiblissement de notre présence de souveraineté dans les outre-mer, dû à un retard dans les décisions de renouvellement de nos moyens. Notre présence outre-mer reposait sur le programme ancien des P400, mis en service dans les années 1990. Ils arrivent aujourd'hui en fin de vie, certains ont déjà été désarmés. Ils devaient être remplacés par des patrouilleurs de nouvelle génération, les Patrouilleurs outre-mer (POM), spécifiquement conçus pour la surveillance de nos intérêts dans les outre-mer, mais cette décision a été longtemps différée. Une période d'environ quatre ans sera observée entre le désarmement des P400 et la mise en service des POM.

Les Patrouilleurs Antilles Guyane (PAG) ont déjà été déployés dans les Antilles et en Guyane. Le risque de rupture capacitaire est moins élevé dans ces territoires et va impacter plus lourdement ceux de l'océan Indien et du Pacifique. De plus, aux Antilles, les douanes ont veillé au renouvellement régulier de leurs vedettes garde-côtes pour lutter contre les narcotrafics. Ces trois vedettes ont été remplacées en 2020 et en 2021. En Guyane, des travaux ont été menés pour prolonger la durée de service des vedettes côtières de surveillance maritime. Pour le reste des territoires, la Marine nationale devra fournir des efforts pour compenser cette période de faiblesse par l'envoi de bâtiments en outre-mer et en multipliant le temps de présence dans les ZEE françaises.

Lorsque la France s'est engagée dans le programme Extraplac, les modalités précises de ce qu'elle pourrait faire de ces extensions de plateau extracontinental n'étaient pas connues. L'intuition générale était d'utiliser tout de même ce droit ouvert par convention internationale pour préserver des possibilités d'exploitations futures. Ce programme permettait aux différents États côtiers de déposer des demandes de prolongation de leurs droits sur le sous-sol, mais pas sur la colonne d'eau, dans le prolongement de leurs ZEE. Ces demandes ne devaient pas faire l'objet de contestations par d'autres États, sous contrôle des Nations-Unies, et être déposées avant 2009. La France l'a fait pour un million de km 2 supplémentaire par rapport à ses 10,2 millions de km 2 de ZEE. Nous avons d'ores et déjà obtenu la reconnaissance de nos droits sur 600 000 km 2 supplémentaires. Il nous reste quatre dossiers en attente d'examens, celui de Wallis-et-Futuna, déposé conjointement avec Tuvalu et Tokelau, qui n'est pas contesté et qui devrait aboutir prochainement. Le dossier sur la Polynésie française autour des Australes ne fait pas l'objet non plus de contestations. Le dossier sur l'est de la Nouvelle-Calédonie fait l'objet d'une contestation par le Vanuatu. Nous devons dans un premier temps lever le contentieux international avant de pouvoir faire aboutir notre demande auprès des Nations Unies. Le dossier de Saint-Pierre-et-Miquelon est contesté par le Canada.

Ces extensions sont des zones intéressantes d'accroissement des connaissances des fonds marins. Pour instruire les dossiers Extraplac, nous mobilisons nos opérateurs maritimes pour faire de la reconnaissance géologique permettant l'instruction, ce qui apporte une bien meilleure connaissance des grands fonds et notamment des systèmes vivants qui s'y développent. Le programme Extraplac a été un excellent stimulateur de la recherche française dans les grands fonds.

Cela a permis de soutenir les demandes de l'opérateur Ifremer pour des moyens en bateaux hydrographiques. À ce jour, nous ne faisons aucune exploitation dans les grands fonds.

La France est une grande puissance câblière mondiale. Elle dispose de deux opérateurs, fleurons de l'industrie française, Alcatel Submarine Networks et Orange Marine, reconnus dans le monde entier. Ces opérateurs ont déployé des moyens dans tous les bassins du monde et sont capables d'intervenir sur leurs câbles en toutes circonstances. 95 % du trafic de données passe par les câbles sous-marins, ce qui en fait un sujet sensible. La surveillance de ces câbles revient à la Marine nationale. Des évolutions technologiques incroyablement rapides sur ces câbles accroissent la sensibilité du sujet. Des câbles dits intelligents sont développés, qui transportent la donnée et qui deviennent également des collecteurs de données récoltées autour d'eux, par exemple des analyses biologiques de l'état chimique de la mer.

La stratégie Indopacifique est une stratégie diplomatique d'affirmation des intérêts de la France dans un gigantesque bassin maritime, en relation avec des pays qui se reconnaissent dans les valeurs que nous voulons porter dans ce bassin. La France n'est pas un État de passage dans le Pacifique, mais un État voisin des autres puissances. Ainsi, le Président de la République a présidé le cinquième sommet France-Océanie, en juillet 2021. Un volet de lutte contre les trafics et contre la pêche illégale est intégré dans cette stratégie. Il comprend un renforcement des réseaux de garde-côtes, un meilleur partage des informations entre les pays concernés, notamment du Pacifique, des échanges de données sur la localisation de flottilles de pêche asiatiques, la mise en place d'opérations de police des pêches entre les États dans le cadre de l'Organisation régionale de la gestion des pêches (ORGP) du Pacifique. Un pilier formation a également été ajouté, que nous souhaitons développer avec les États volontaires du Pacifique pour les aider à monter en gamme dans leurs fonctions de garde-côtes. Nous organisons un séminaire des garde-côtes des États îliens du Pacifique du 15 au 17 novembre 2021.

De plus, la France a instauré un dialogue bilatéral maritime avec le Japon. Tous les ans, nous initions un échange avec les administrations japonaises s'occupant de la mer, sur des sujets militaires, stratégiques, garde-côtes, des sujets de développement économique et de protection de l'environnement. Nous développons avec les Japonais un laboratoire sur les fonds sous-marins en Nouvelle-Calédonie. Le sommet bilatéral maritime franco-japonais de 2021, organisé par la France, s'est tenu sur ce territoire. Les collectivités et territoires concernés ne sont malheureusement pas forcément intéressés par ces initiatives.

Sur le bassin Antilles-Guyane, le narcotrafic est en pleine explosion avec des saisies de produits stupéfiants, notamment en mer, de plus en plus nombreuses. Malheureusement, le volume important de la production de drogue compense largement les saisies que nous réalisons. Le dispositif actuel est aujourd'hui efficace, entre les acteurs locaux, la Marine nationale, la douane, le préfet local et le Secrétariat général de la mer, représentant le Premier ministre et autorisant l'ouverture du feu dans le cadre de cette mission. Il mobilise deux frégates de surveillance, un patrouilleur de la Marine nationale, un bâtiment de soutien et d'assistance, un patrouilleur côtier de la gendarmerie maritime, quatre vedettes garde-côtes des douanes, des moyens aériens (deux hélicoptères et un avion Falcon50, deux hélicoptères et deux avions des douanes, deux hélicoptères de la gendarmerie maritime). Au-delà des opérations que nous faisons sur initiative, nous organisons plusieurs fois par an, des opérations coordonnées et préparées avec la présence de fusiliers-marins et de tireurs d'élite de la Marine nationale pour arrêter les pratiques de gofast dans les Caraïbes.

Au-delà des moyens, la suite de l'action et la sanction sont très importantes. La France possède un dispositif juridictionnel très atypique. Tous les bassins maritimes du monde sont rattachés à un Tribunal de grande instance (TGI) et donc à un procureur de la République.

Ainsi, quel que soit l'endroit où un bâtiment de la Marine nationale interpelle et arrête un bateau se livrant à un trafic, un procureur de la République de référence couvre de son autorité l'opération en cours et peut donner des instructions, même en dehors des eaux françaises territoriales. Le bateau peut être dérouté dans les eaux françaises, pour répondre à la justice. Le procureur de la République peut également exprimer qu'il n'organisera pas de suites judiciaires, et rendre les pouvoirs au commandant du bateau de la Marine nationale. Ce dernier peut prendre des mesures administratives de destruction immédiate des cargaisons ou des biens objets de l'infraction. De la même façon, en matière de pêche, le commandant du bateau peut procéder à une saisie administrative des produits de la pêche et également des engins de pêche, comme les filets, ce qui crée une sanction économique tout à fait réelle pour le contrevenant. La France a des moyens pour faire respecter sa souveraineté, mais elle a surtout mis en place un dispositif juridictionnel et de sanction qui prouve son efficacité.

Au-delà du contrôle quotidien de la pêche en Guyane, de grandes opérations coordonnées sont organisées une à deux fois par an. L'augmentation significative de la violence lors de ces opérations de contrôle est un phénomène particulièrement inquiétant. Auparavant, les contrevenants n'opposaient aucune résistance lors des contrôles, ce qui n'est plus du tout le cas. La Marine nationale et les douanes doivent faire face à des déchaînements de violence, se traduisant par des jets d'engins lourds et contondants, ou l'aspersion de produits inflammables. Nous devons mobiliser des profils de type commando-fusilier sur ces contrôles.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Les pêcheurs guyanais subissent des violences tous les jours. Ils ont organisé une réunion le vendredi 29 octobre 2021 à l'initiative du maire de Sinnamary, Michel-Ange Jérémie. Ils ont exposé leurs inquiétudes aux parlementaires, députés et sénateurs. Les pêcheurs guyanais expliquaient la présence de pêcheurs clandestins du Suriname, du Guyana, du Brésil dans nos eaux territoriales, qui n'hésitaient pas à leur tirer dessus. L'immigration est également un problème et un bâtiment des douanes a été percuté délibérément par un bateau de passeur le 30 octobre 2021. En Guyane, la mer n'est pas sécurisée. Ces pêcheurs demanderont certainement une audition auprès du Secrétariat général de la mer ou auprès de la ministre de la mer.

Que fait l'État des permis d'exploitation obtenus auprès de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) ? Quels acteurs publics et privés sont investis dans ces recherches et comment attirer davantage de capitaux outre-mer pour financer ces projets ?

Présentés depuis longtemps comme une ressource d'avenir, les nodules polymétalliques vont-ils enfin faire l'objet de projets d'exploitation à court terme ?

Quelles sont les ambitions en matière de formation aux métiers maritimes en outre-mer et comment les concrétiser ?

Quels sont les chantiers prioritaires à conduire pour que les ports ultramarins soient davantage des vecteurs économiques et non pas seulement des zones d'importations ? Quel est le bilan de la réforme des grands ports maritimes (GPM) de 2012 pour les DROM ?

M. Denis Robin . - La France vient enfin de se doter d'une stratégie nationale des grands fonds marins. Une première ébauche avait été formulée lors du CIMer de 2015. En 2018, le premier ministre a souhaité que le Secrétariat général de la mer reprenne cette initiative et réunisse à nouveau les partenaires pour comprendre comment soutenir, notamment avec le secteur privé, une stratégie ambitieuse des grands fonds marins. La France fait partie d'un groupe très restreint de pays capables d'intervenir dans les grands fonds marins, et l'objectif de cette stratégie était de s'assurer que la France se maintienne dans ce groupe pour les prochaines décennies.

Traditionnellement, les ressources minérales des grands fonds sont citées, mais nous avons l'intuition qu'il existe également des ressources biologiques et génétiques importantes pour alimenter la recherche médicale.

La France dispose de plusieurs atouts. Le premier est son territoire maritime, qui est le deuxième plus important au monde avec des ZEE de typologies très diverses. Deuxièmement, la France a investi dans des permis et possède aujourd'hui deux permis de l'Agence internationale des fonds marins (AIFM), alors qu'il existe seulement trente permis délivrés dans le monde. Le troisième atout de la France réside dans ses opérateurs historiques et leurs moyens technologiques et scientifiques, que peu de pays détiennent, pour descendre dans les grands fonds. Notre leader en la matière, Ifremer, veille à entretenir sa flotte sous-marine et ses moyens d'investigation sous-marins. La stratégie nationale des grands fonds marins a été validée au CIMer en janvier 2021 et comporte cinq priorités pour les dix prochaines années.

La première consiste à renforcer de façon significative les programmes de recherche sur les grands fonds marins, notamment par des financements de l'Ifremer. Ce volet est estimé entre 90 à 100 millions d'euros. Le deuxième volet consiste à multiplier les campagnes de recherche en mer et à engager un travail de prospection pour déterminer les richesses des fonds sous-marins français. Aujourd'hui, il existe un certain nombre de démonstrateurs, mais il n'existe pas dans le monde d'exploitation au sens industriel du terme des grands fonds. La France doit mettre au point sa technologie, et nous avons prévu dans la stratégie le financement d'un démonstrateur en réel de nos capacités d'extraction. Ce projet coûtera environ 100 millions d'euros. Le Président de la République a expliqué clairement que la phase d'exploitation ne sera pas engagée tant que les recherches n'auront pas permis de mesurer l'impact de cette exploitation sur le milieu marin, et qu'aucune activité humaine dans les fonds se sera mis en place si elle déstabilise les écosystèmes et les organismes vivants de ces grands fonds.

Deuxièmement, la population française doit être en phase avec ces évolutions. Elle avait eu une réaction très brutale aux perspectives d'exploitation du gaz de schiste sur le territoire français et nous ne voulons pas revivre cela sur la question des grands fonds. Un programme doit être mis en place favorisant la transparence, l'explication des enjeux, de diffusion régulière des résultats et des recherches sur l'impact des activités dans les grands fonds afin que la société française soit parfaitement informée de ces sujets. Nous multiplions aujourd'hui les activités de recherche dans nos grands fonds et dans les deux zones pour lesquelles nous disposons d'un permis, Clarion-Clipperton et la dorsale Atlantique, mais nous n'avons pas initié la phase d'exploitation. L'AIFM, qui a élaboré un règlement pour délivrer des permis d'exploration, n'a à ce jour pas mis au point de règlement pour délivrer des permis d'exploitation. Or, la République de Nauru, qui travaille avec le Canada sur ces questions, vient de demander à l'AIFM la transformation d'un permis d'exploration en permis d'exploitation.

La stratégie française est en outre soutenue par une décision récente du Président de la République, puisque les grands fonds font partie des priorités retenues pour les financements de France 2030, c'est-à-dire les filières industrielles stratégiques. Nous allons bénéficier de financements publics complémentaires pour mettre en oeuvre cette stratégie.

Par rapport aux nodules polymétalliques, la France mise davantage sur deux autres ressources que sont les amas sulfurés et les encroûtements cobaltifères, très riches minéraux stratégiques et notamment en terres rares. Le permis de Clarion-Clipperton concerne surtout les nodules polymétalliques, tandis que le permis de la dorsale Atlantique porte plutôt sur les amas sulfurés.

La question du passage de l'exploration à l'exploitation est compliquée. Premièrement, les campagnes de recherches doivent être complétées et apporter des éléments indiscutables sur la capacité à gérer les impacts d'une éventuelle exploitation sur le milieu marin. Deuxièmement, il faut que la technologie soit au point. Troisièmement, l'écosystème économique et industriel français doit être au rendez-vous, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Les groupes miniers français ont un intérêt relatif pour cette stratégie, portée sur le long terme et risquée. La stratégie nationale des grands fonds marins et tout l'investissement réalisé doit être l'occasion de faire émerger un pôle de performance technologique et industriel français, qui pourra être au rendez-vous de notre exploitation.

La formation aux métiers maritime en outre-mer constitue le point faible de notre bilan. La décision avait été prise au CIMer de développer dans chacun des territoires d'outre-mer au moins un établissement maritime, collège ou lycée. Nous en sommes très loin. Cette ambition pourrait être reformulée, à commencer par le développement de classes maritimes dans les collèges et lycées existants. Le Gouvernement a mis en place le Brevet d'Initiation à la Mer (BIMer), qui permet à des classes volontaires de troisième de développer un enseignement sur les enjeux maritimes. Ce BIMer se développe dans les territoires outre-mer.

Les ports d'outre-mer sont considérés et se considèrent eux-mêmes comme des vecteurs du trafic métropole-régions d'outre-mer. Le port de La Réunion est le seul à être devenu un hub régional. Maurice était le hub historique du sud de l'océan Indien, mais il est désormais saturé et il doit faire face à de nombreux problèmes structurels. La Réunion a saisi cette opportunité et a investi fortement dans le port de la Pointe des Galets. Ce succès doit être analysé, afin de comprendre dans quelle mesure il pourrait être reproduit dans d'autres bassins maritimes. Deuxième élément, nos ports ont une vision patrimoniale du foncier portuaire. Cela est compréhensible pour certains, comme le port de Fort-de-France qui est très enclavé, et dont les capacités de développement sont faibles. En revanche, d'autres ports ont des réserves foncières, qui sont considérées comme un actif patrimonial par le port alors qu'elles pourraient être des opportunités de développement économique, en lien avec la mer et les activités portuaires. Le port pourrait devenir une pépinière d'entreprises en lien avec le maritime. Le Gouvernement a validé en CIMer une stratégie nationale portuaire, qui s'applique aux ports d'outre-mer. Elle repose sur deux volets, la numérisation et le verdissement. Dans un monde économique où la réputation est importante, les armateurs et les chargeurs seront très sensibles à la qualité des outils logistiques qu'ils utilisent.

Mme Victoire Jasmin . - La Guadeloupe ne se trouve qu'aux prémices en matière de formation. Celle-ci prévoit également de développer l'économie bleue qui y est encore très limitée. Certains jeunes commencent à s'intéresser aux métiers de la pêche. Le problème se pose en raison du coût des carburants, alors que les limites de pêche sont repoussées à cause de la présence de chlordécone dans l'environnement. De plus, ces pêcheurs sont parfois obligés de sortir des limites territoriales, et subissent le coût des amendes qui leur sont adressées. Les pêcheurs vivent difficilement de ce métier. Enfin, d'autres difficultés proviennent des coûts élevés de cabotage entre la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy ainsi que des flux migratoires avec Haïti, la République Dominicaine et la Dominique.

Mme Vivette Lopez , présidente . - J'ai participé à une session « enjeux et stratégies maritimes » de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Nous allons travailler avec le ministère de l'éducation nationale pour créer des classes sur les enjeux maritimes, pour faire découvrir aux élèves des métiers insoupçonnés de la mer. L'une de ces classes a été inaugurée en octobre 2021 à Barcelone, dans un lycée français. Ces travaux seront menés dans l'Hexagone et dans les territoires d'outre-mer. Ils concerneront dans un premier temps les élèves de quatrième, sur les thèmes de la piraterie et la pollution.

Ne craignez-vous pas que nous commettions les mêmes erreurs environnementales en mer que sur terre ?

M. Denis Robin. - Au moment historique où notre société prend conscience du rôle de la mer dans les sujets du dérèglement climatique et de nos activités économiques et sociales, elle découvre en même temps les dégradations commises envers l'océan, que ce soit l'augmentation de la température de l'eau, l'acidification et un début de basculement de la biodiversité marine. Nous ne sommes plus au stade de la prévention, nous devons entrer dans une phase de restauration et de reconstruction des écosystèmes marins.

À l'instar de ce que nous faisons dans les grands fonds, nous nous entourons de protections, ce qui allonge terriblement les délais et fait fuir les investissements. Mais il est inenvisageable pour la France de lancer des activités humaines et économiques sans être capable de mesurer et de prévenir leurs impacts. De plus, malheureusement, l'immense majorité des sources de pollutions maritimes sont d'origine terrestre. Le travail de sensibilisation à fournir n'est pas tant à faire auprès des gens de mer, mais après des populations qui ne se sentaient pas concernées.

Mme Vivette Lopez , présidente de séance . - Merci, Monsieur le secrétaire général.

Jeudi 4 novembre 2021
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Audition de Mme Sophie BROCAS, directrice générale, accompagnée de M. Mikaël QUIMBERT adjoint à la sous-directrice des politiques publiques et de Mme Camille GOYER, directrice de cabinet, à la direction générale des outre-mer (DGOM)

Mme Vivette Lopez , présidente . - La Délégation sénatoriale aux outre-mer a engagé le 14 octobre dernier un cycle d'auditions sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Nos collègues Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth en sont les rapporteurs.

L'étude de la délégation a pour ambition de cerner les atouts que représentent les outre-mer dans la détermination de notre stratégie maritime nationale. Nous savons que notre pays dispose du deuxième domaine maritime mondial, que 97 % de celui-ci provient des outre-mer et que les deux tiers sont situés dans le Pacifique.

Mais elle a aussi pour objectif de cerner les faiblesses éventuelles de cette stratégie nationale. L'État valorise-t-il suffisamment ce potentiel ? Comment cette valorisation, souvent mise en avant, se traduit-elle concrètement dans la réalité de nos collectivités ultramarines ? Ces questions sont au coeur des préoccupations des membres de notre délégation, quel que soit le territoire ou le groupe politique auquel ils appartiennent.

En tant que parlementaires, nous souhaitons également participer à la préparation de la présidence française du Conseil de l'Union européenne en 2022, en essayant notamment de promouvoir une vision incluant les outre-mer dans cet ensemble communautaire. Et nous avons tous bien entendu à l'esprit le contexte particulier créé par la récente « crise des sous-marins ».

Nous sommes donc particulièrement heureux de vous entendre ce matin, Madame la directrice, car les fonctions que vous occupez actuellement à la tête de la direction des outre-mer constituent un poste d'observation et d'action privilégié sur ces enjeux d'actualité. Le président Stéphane Artano retenu par une obligation m'a priée de bien vouloir l'excuser auprès de vous.

Dans votre propos liminaire, je vous laisserai le soin de nous présenter votre action au regard de ces enjeux majeurs, dans le cadre de vos attributions.

Puis je demanderai aux rapporteurs de bien vouloir formuler leurs questions, sachant qu'une trame vous a été adressée au préalable pour vous permettre de préparer cette réunion.

Vous aurez à nouveau la parole pour leur répondre et je laisserai ensuite nos autres collègues qui le souhaitent vous interroger.

Je vous précise encore que cette séance fait l'objet d'une captation audiovisuelle et sera disponible en VOD sur le site internet du Sénat.

Mme Sophie Brocas, directrice générale, Direction générale des outre-mer (DGOM) . - Les outre-mer participent à la puissance maritime de la France en raison de l'importance de la surface maritime qu'ils couvrent soit 97 % des 10,2 millions de kilomètres carrés sous souveraineté et juridiction française. Les outre-mer représentent également 80 % de la biodiversité française et englobent des enjeux particuliers de protection des coraux et des mangroves, sur lesquels nous menons une action volontariste. Les outre-mer sont un potentiel immense en matière d'exploration, d'exploitation, d'énergie renouvelable, de tourisme, de développement, de croissance et d'avenir. Ils sont une parcelle de France répartie dans trois océans.

La Direction générale des outre-mer est une administration de mission comptant 137 agents qualifiés, issus de vingt-cinq origines ministérielles et experts en différentes matières. Ils sont nos intercesseurs auprès des ministères ayant la responsabilité métier des sujets que nous traitons. Nous comptons dans nos effectifs trois fonctionnaires ayant travaillé au contact de ces problématiques maritimes, dont Mikaël Quimbert qui a exercé des fonctions en Nouvelle-Calédonie.

Notre administration a principalement pour objectif d'être une spécialiste des outre-mer, c'est-à-dire d'en connaître les spécificités géographiques, sociologiques, culturelles, juridiques, politiques. Cette expertise permet au ministère d'être un avocat convaincu et convaincant auprès des autres ministères et administrations pour faire valoir ces spécificités et adapter en conséquence les dispositifs et les politiques publiques élaborés au niveau national, de sorte qu'elles produisent leur plein effet dans les outre-mer. Nous jouons également un rôle d'inspirateur pour contribuer à ce que les politiques de l'État répondent à ces spécificités. Notre administration contribue à éclairer les autres ministères chargés d'élaborer la stratégie maritime en leur apportant notre expertise.

L'action du ministère des outre-mer en matière de stratégie nationale maritime se décline en quatre axes majeurs. Le premier axe est régalien, car les océans sont l'objet de prédations nombreuses sur les ressources, que ce soient les matériaux rares des grands fonds ou les ressources halieutiques. Cette pression sur la ressource, exercée par certains pays, est particulièrement prégnante dans le Pacifique et dans l'océan Indien. La France peut s'enorgueillir d'assurer une protection de sa ZEE de manière efficace. Les menaces liées aux trafics de stupéfiants sont inquiétantes, notamment aux Antilles où quatre tonnes de stupéfiants sont saisies chaque année. À Mayotte, le trafic d'êtres humains est alimenté par sa proximité avec les Comores. Les menaces liées au réchauffement climatique sont nombreuses, telles que l'acidification, l'eutrophisation, le recul du trait de côte. Ces pressions s'exercent sur des espaces qui ne sont pas stabilisés sur le plan diplomatique. De nombreux îlots sont contestés par d'autres États, notamment l'île Tromelin, contestée par Maurice ou les îles Éparses, qui font l'objet de discussions avec Madagascar ou encore les îles Matthew et Hunter, revendiquées par le Vanuatu. En dépit de ces espaces qui donnent lieu à des contestations et des débats juridiques, la France continue de s'agrandir. En 2020, 150 000 km 2 ont été ajoutés au large de La Réunion du côté de Saint-Paul et Amsterdam. En tout, 730 000 km 2 de fonds ont été accordés par l'ONU et 500 000 km 2 sont aujourd'hui à l'étude.

La deuxième priorité est l'économie bleue. Nous sommes membres du Comité interministériel de la mer (CIMer) et un partenaire privilégié du Secrétariat général de la mer, qui est très attentif aux problématiques ultramarines. Dans les différentes instances auxquelles nous participons, nous faisons valoir les spécificités des outre-mer. Ainsi, nous avons demandé à nos partenaires de prendre en compte les outre-mer sur le volet maritime dans le Plan de relance. Cela a permis de mobiliser 21,3 millions d'euros pour le verdissement des ports, un chantier d'avenir important avec l'électrification des quais et des pratiques de réduction de l'empreinte carbone. Également, 2,3 millions d'euros ont été attribués pour la protection de la biodiversité dans le parc marin de Mayotte. Grâce à notre expertise, nous défendons l'économie bleue aux côtés du ministère de l'agriculture et de l'alimentation dans les instances européennes, notamment sur les discussions avec la Commission européenne pour le renouvellement et la modernisation de la flotte. Nous plaidons pour que le régime d'aide de la Commission, qui avait été supprimé en 2008, soit rétabli. Nous contribuons également aux discussions sur l'aide à la structuration et à la modernisation des filières. Nous prenons parfois des initiatives pour regrouper les acteurs, notamment avec le Conseil interportuaire Antilles-Guyane.

Notre troisième priorité est l'environnement. Le ministère des outre-mer est un acteur convaincu et infatigable de la protection de la biodiversité aux côtés du ministère de la transition écologique et de l'Office français de la biodiversité (OFB). Ainsi, nous sommes volontaristes dans la protection des récifs et des mangroves, avec des objectifs ambitieux fixés par le Président de la République de 75 % de niveau de protection. Nous soutenons activement l'Initiative française pour les récifs coralliens (IFRECOR) et d'autres initiatives privées. Par exemple, la Fondation de la mer a créé une plateforme « SOS corail » qui permet à des particuliers de soutenir la protection des récifs coralliens. Lorsque la Fondation de la mer finance à hauteur de 1 euro ces initiatives, le ministère des outre-mer et le ministère de la transition écologique les financent à hauteur du même montant.

Un travail de conviction est mené pour nouer des partenariats avec les gouvernements des collectivités du Pacifique, car en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, ces compétences appartiennent aux gouvernements locaux. Nous sommes particulièrement attentifs à la création des aires marines protégées. Le Président de la République a pris un engagement ambitieux avec l'objectif de 30 % des mers protégées dont 10 % de protection forte. Les outre-mer comptent les aires marines protégées les plus vastes du monde, avec la mer de corail en Nouvelle-Calédonie, ainsi que les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). L'enjeu futur consiste à amener la Polynésie française à créer une aire marine protégée sur son territoire. Le bilan sera fait au Sommet des océans qui se tiendra en janvier 2022 à Brest. De plus, des aires marines éducatives (AME) ont été créées dans les outre-mer, qui ont vu le jour initialement aux îles Marquises, pour sensibiliser les jeunes générations. Ainsi, les jeunes Marquisiens sont amenés à prendre en charge eux-mêmes, sous supervision de leurs enseignants, la protection d'une portion du lagon.

Le ministère des outre-mer dirige le « Plan sargasses II », qui va être soumis à la concertation interministérielle et des collectivités prochainement, pour une adoption en CIMer avant la fin de l'année 2021. Une approche plus coopérative est proposée. De plus, l'échouage des sargasses ne doit plus être considéré comme un problème ponctuel, mais comme une menace continue. Une organisation industrielle doit être mise en place pour éradiquer ce problème grâce à des moyens partagés et des sous-traitances de collectivités. Vingt-deux collectivités sont concernées sur les deux îles des Antilles et sont privées de tourisme à cause de ce fléau.

Le ministère des outre-mer est partenaire pour la formation dans les domaines de l'économie bleue, de la pêche et de la mer. Il encourage et soutient, via les passeports mobilités, les voyages des jeunes venant se former en métropole.

Le ministère est actif dans les grands organismes de recherche, notamment l'Ifremer, la connaissance étant un enjeu important et un élément de la puissance française. Nous participons également aux groupes de travail animés par le Secrétariat général de la mer.

La dernière priorité est l'international. Le ministère des outre-mer, en tant qu'expert des territoires ultramarins, a un rôle à jouer pour changer le regard sur les outre-mer. Ils doivent être davantage considérés comme des postes avancés de la France dans les trois océans, dotés d'une capacité de rayonnement, de mise en sécurité et d'apport pour les pays de la zone. Nous comptons trois ambassadeurs multilatéraux, un par océan, qui sont en charge des relations avec les États de la région. Des commissions régionales sont régulièrement organisées. La prochaine aura lieu à Mayotte pour l'océan Indien. Nous gérons un fonds de coopération internationale qui, malgré une faible dotation, permet de financer certains projets. Le ministère doit aider à structurer ce rôle des outre-mer comme postes avancés de la France dans leur bassin, en coopération avec le ministère des Affaires étrangères, les préfets et tout autre ministère ayant des compétences en la matière.

La France est par ailleurs souvent sollicitée en cas de crise, par exemple pour les naufrages de vraquiers au large de Maurice. Plutôt que d'agir dans l'urgence, la France pourrait établir avec les États voisins des plans sur le type de soutien, d'expertise ou d'intervention. Également dans le domaine de la connaissance, un objectif futur pourrait porter sur le développement de spécialités par les universités des territoires ultramarins, adaptées aux enjeux de la zone et qui attireraient des étudiants des pays de cette zone.

Nous avons besoin de coopérer pour lutter contre des menaces que nous avons en commun. Par exemple, les outre-mer ne sont pas les seuls concernés par le problème des sargasses dans la zone caribéenne. La lutte contre l'immigration et la lutte contre les réseaux de trafiquants pourraient également être menées en coopération avec d'autres pays.

Le ministère des outre-mer est un avocat convaincu du rôle que ces territoires ont à jouer auprès de la Commission européenne et de l'Union européenne, qui manquent de sensibilité sur les régions ultrapériphériques (RUP). En effet, seulement trois États membres en possèdent, la France, l'Espagne et le Portugal. De plus, concernant ces deux derniers, leurs régions ultrapériphériques sont proches de la métropole. L'éloignement de la France avec ses RUP crée une adversité particulière mais aussi une agilité potentielle plus importante. Le ministère doit faire progresser la sensibilité de l'Union européenne à ces questions, et je ferais valoir ces aspects lors d'une prochaine réunion des préfets de région à Bruxelles. Nous le porterons également dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. De plus, les 12 et 13 janvier 2022, une réunion politique en présence des trois présidents de RUP associant les ministres est organisée en Martinique. Ils présenteront et adopteront à cette occasion leur vision de ce que pourrait être la stratégie européenne en faveur des RUP. Cette vision sera proposée à la Commission et deviendra la stratégie officielle de l'Union européenne si elle est adoptée.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Quelle est la contribution de la direction générale des outre-mer à l'élaboration et à la mise en oeuvre de la politique maritime française ? Quels sont les objectifs du conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane que vous présidez ?

Quel bilan peut-on tirer pour les outre-mer de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ? Où en est-on dans l'élaboration et dans l'application des documents stratégiques de bassin outre-mer ?

Quels sont les principales faiblesses et les freins encore à lever dans la valorisation des atouts maritimes des outre-mer ?

Quelles sont les projections sur la ZEE ultramarine s'agissant notamment des zones où les ressources marines sont exploitables, des perspectives en termes d'emplois créés et des innovations techniques à réaliser ?

Mme Sophie Brocas . - La DGOM est spécialiste des outre-mer et porte la voix de leurs spécificités dans l'élaboration des stratégies auxquelles nous concourrons, comme les stratégies pour la mer et le littoral, la stratégie nationale pour la biodiversité ou encore la stratégie portuaire. Sur cette dernière, les outre-mer avaient été oubliés, montrant que le réflexe ultramarin fait parfois défaut dans certains ministères. La DGOM a travaillé par exemple pour prolonger et renouveler l'autorisation de l'octroi de mer, en demandant plus de transparence et de visibilité pour les chefs d'entreprise, puisque la variation d'octroi de mer décidée par les collectivités peut être insécurisante. Nous travaillons également au protocole sanitaire, pour que les croisières puissent reprendre dans des conditions satisfaisantes. Nous sommes parfois un acteur direct, par exemple dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), le préfet des TAAF organise avec le bateau Marion Dufresne le tour des stations pour assurer le ravitaillement et l'arrivée des équipes. Nous assurons également la présidence du Conseil de coordination interportuaire Antilles Guyane (CCIAG). L'objectif est de rassembler les responsables des trois ports et des préfets pour les inciter à coopérer et à créer un hub régional. Un document stratégique a été créé avec quatre axes de travail, à savoir : développement et promotion, réponse commune à des défis communs, alignement des outils et des réponses métiers et enfin mutualisation de certaines fonctions. Ce document commun a été adopté en avril 2021 et un prochain CCIAG aura lieu en Guyane au début de l'année 2022. Certaines actions ont déjà été menées, comme la mise en place d'un logiciel commun pour les opérations commerciales.

Le bilan de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ne peut être dressé pour le moment par manque de recul. Concernant les premiers acquis, les conseils maritimes de bassin ont été mis en place et les documents stratégiques ont été élaborés pour arrêter un programme d'actions communes.

Ces actions concernent les engagements pouvant être pris en commun sur la biodiversité, les stratégies communes pour gérer les flux de plaisanciers à l'échelle d'un bassin ou encore la vision sur les énergies renouvelables en mer. Le document stratégique pour l'océan Indien a été adopté en décembre 2020, celui pour les Antilles en avril 2021. Nous espérons que ceux pour la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon seront adoptés en 2022. Les collectivités du Pacifique ne sont pas concernées.

Il existe des freins génériques aux outre-mer à dépasser pour valoriser leurs atouts, qui ne sont pas liés à la stratégie maritime. Le premier est le manque de réflexe et de culture des outre-mer dans les instances nationales. Il faut davantage de culture de la métropole sur les outre-mer et des actions ont été menées en ce sens. Ainsi, France Télévisions a pris un engagement sur la visibilité des outre-mer, et le ministère des outre-mer a soutenu l'ouverture d'une Chaire outre-mer à Sciences Po pour que les cursus intègrent une vision ultramarine. Le ministère des outre-mer se charge du travail de conviction auprès des administrations, afin de sensibiliser pour mieux adapter. Il en va de même dans les instances européennes. Lorsque Bruxelles donne deux mois aux collectivités pour distribuer des aides aux pêcheurs, ce délai n'est pas raisonnable et nous devons sensibiliser sur ce sujet.

Le deuxième frein générique est le manque d'ingénierie dans les outre-mer, car les marchés sont étroits, les études ne sont pas nombreuses et les collectivités manquent parfois de ressources internes. Le ministère des outre-mer se mobilise pour aider les collectivités financièrement. Nous confions à l'Agence française de développement (AFD) 15 millions d'euros par an pour financer des prestations d'ingénierie pour le compte des collectivités. Le problème n'est pas financier, il tient de l'incapacité à mettre en oeuvre des projets ambitieux.

Des freins spécifiques existent également, liés à l'enjeu maritime. Nous avons le sentiment que les populations ultramarines ne sont pas tournées vers la mer. Les métiers de la pêche ne sont pas attractifs pour les jeunes générations, la présence massive des risques naturels est un frein, les filières autour de l'économie bleue sont insuffisamment structurées et la tradition de coopération à l'échelle des bassins est encore très récente. Ces enjeux ne sont pas indépassables. Pour attirer les jeunes vers les métiers de la pêche et en faire un métier d'avenir, il faut moderniser les bateaux et permettre aux pêcheurs d'exercer leur métier plus loin dans des conditions sécurisées.

Sur le potentiel des ZEE, la ressource halieutique est déjà exploitée. Il est possible de progresser pour assurer une gestion plus durable de cette ressource, lui permettre de se consolider et de se renouveler. Nous avons à cet égard, conventionné avec l'Ifremer pour améliorer notre connaissance de cette ressource. Sur les ressources minérales et les nodules polymétalliques des grands fonds, le Président de la République a réaffirmé, à l'occasion de la présentation du Plan France 2030, l'ambition de la France de connaître et d'explorer, mais pas d'exploiter. Ce sujet est sensible pour les collectivités du Pacifique, qui ont un lien à la nature moins distendu que dans d'autres territoires et qui considèrent qu'il ne faut pas exploiter ces ressources.

M. Mikaël Quimbert, adjoint à la sous-directrice des politiques publiques à la Direction générale des outre-mer (DGOM) . - Concernant les freins et les faiblesses, les fonds européens sont le principal levier sur le plan financier, comme le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), qui deviendra FEAMPA dans la prochaine programmation avec l'ajout de l'aquaculture. Dans les outre-mer, ce fonds est le moins bien consommé, à cause d'un manque de structures et d'entreprises pour monter des projets. Ce fonds dispose d'un dispositif d'aide au fonctionnement, mais nous n'arrivons pas à mobiliser ces fonds, car certaines entreprises n'ont pas de statut, ne déposent pas de comptes, n'ont pas de centre de gestion. Ces entreprises sont bien souvent des sociétés unipersonnelles. Un véritable travail de fond est nécessaire pour les inscrire dans des organisations collectives, comme des associations de producteurs ou des coopératives.

C'est sur ce socle que vont pouvoir être mobilisés les moyens financiers, comme les aides au renouvellement de la flotte et les aides au fonctionnement, pour assurer un développement pérenne. Les demandes nombreuses d'exonérations doivent être mises en place dans le cadre d'un projet global de restructuration. Le Plan chlordécone est un exemple de ce travail. Certains pêcheurs ont été obligés de changer de zones de pêche et de s'éloigner. Ils ont demandé pour cela des aides et des exonérations. Nous avons répondu qu'une simple exonération ne suffirait pas et qu'il était nécessaire de remettre ces pêcheurs dans une organisation collective.

En Nouvelle-Calédonie, la pêche est pratiquée dans une ZEE de 1,7 million de kilomètres carrés, à hauteur de 2 000 tonnes de poissons par an. Ces quantités sont très faibles par rapport à la taille de la ZEE. Pour comparaison la pêche française dans son ensemble est de 800 000 tonnes par an. Cette ZEE comporte énormément de ressources en poissons, mais les collectivités locales ont fait le choix de la pêche vivrière, c'est-à-dire d'alimenter uniquement le marché local.

Elles ont décidé de faire de cette ZEE un « havre », dans un océan Pacifique surexploité par des flottes de centaines de navires asiatiques. Sur le plan financier, il est nécessaire de trouver des solutions pour valoriser ces ressources qui ne sont pas exploitées pour des raisons environnementales. Il s'agirait par exemple de trouver des mécanismes pour que la protection de la biodiversité et de l'environnement soit une source de richesse pour les territoires.

Les grands fonds marins font partie d'une stratégie à long terme. Nous sommes encore loin de pouvoir exploiter les ressources minières du fond de la mer, pour des raisons techniques et économiques. Pour autant, à partir du moment où un équilibre économique et financier est trouvé, cela deviendra possible. La stratégie du Gouvernement vise tout d'abord à développer la connaissance et la recherche, notamment avec l'Ifremer, puisque là où se trouvent les terres rares et les nodules polymétalliques dans les fonds marins se trouvent également des puits de biodiversité.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - La ZEE de l'île de la Passion-Clipperton est victime d'une pêche illégale très importante, favorisée par l'absence de contrôle. Le représentant de la Marine nationale nous a annoncé que cette dernière n'était plus en mesure d'assurer une patrouille annuelle dans ces eaux. Le ministère des outre-mer juge-t-il que cela est satisfaisant ? Quels moyens, au-delà des satellites, pourraient être mis en oeuvre pour exercer une souveraineté effective sur l'île et surveiller l'aire marine protégée ?

95 % des moyens de la marine nationale sont basés dans l'Hexagone, alors que 97,5 % de notre ZEE est liée aux outre-mer. Existe-t-il une stratégie du ministère des outre-mer vis-à-vis du ministère des Armées pour rééquilibrer cela ? De plus, une rupture capacitaire est prévue d'ici 2030, au travers du remplacement des bateaux de surveillance et notamment de celui des P400. Comment pensez-vous intervenir auprès du ministère des Armées pour éviter cette situation ?

Le Secrétariat général de la mer a rappelé que la procédure Extraplac avait permis l'obtention de 600 000 km 2 d'espace maritime supplémentaire. Vous avez parlé précédemment de 730 000 km 2 . Pouvez-vous nous expliquer cette différence ? Quels projets sont nés autour de ce programme ?

Le Secrétariat général de la mer a énoncé l'excellence française en matière de câbles sous-marins. Il existe néanmoins des enjeux de sécurité, puisque plus de 90 % du trafic Internet passe par ces câbles. Quels sont les éléments pris en compte dans la sécurité des trafics pour nos outre-mer ?

Quelles peuvent être les matérialisations pour les collectivités françaises des stratégies Indopacifiques française et européenne en matière de coopération militaire, scientifique ou industrielle ? L'incident sur le contrat des sous-marins est-il une remise en cause du partenariat stratégique entre la France et l'Australie ?

Quelles conséquences pourrait-il avoir sur la région, à l'aune du referendum organisé prochainement en Nouvelle-Calédonie ? Par rapport aux Antilles-Guyane, quels sont les moyens de l'action de l'État en mer dans la lutte contre le narcotrafic et la pêche illégale ?

Mme Sophie Brocas . - Le ministère des outre-mer a demandé à la Marine nationale de se rendre sur l'île de la Passion-Clipperton pour mener une opération de dératisation.

Le ministère des outre-mer n'a pas de prérogative sur la loi de programmation militaire et pour acquérir des moyens. Le Secrétariat général de la mer a un regard interministériel pour s'assurer de la cohérence de ce projet. Les moyens militaires alloués aux outre-mer ne peuvent pas être multipliés à l'infini. Des choix stratégiques sont faits et la présence militaire est décidée en fonction de ces choix. En dépit d'une forte présence, il est nécessaire d'avoir un renseignement fiable, réactif et de haute qualité pour protéger les espaces maritimes. Le partage du renseignement entre les différents acteurs qui contribuent à la sécurité et à la protection des espaces maritimes sous souveraineté française est un moyen efficace pour orienter et prioriser les actions. À cet égard, les Comités directeurs (CODIR), présidés par les préfets ultramarins, réunissent la Marine, la gendarmerie maritime, la police aux frontières, les douanes. Les équipements contribuent également à la surveillance et à la sécurité, tels que les radars, les satellites et les drones. La combinaison d'actions et de leviers permet d'avoir une information précise, de savoir où sont les enjeux et comment prioriser les actions. De plus, un schéma directeur des garde-côtes a été élaboré en 2019, avec l'ajout en 2020 d'un volet sur les moyens aériens pour assurer leur répartition. Une réflexion prospective est en cours pour prévenir la rupture capacitaire des moyens maritimes des garde-côtes et sur la façon de conforter les moyens aériens grâce aux moyens d'observation autres, comme les satellites.

La procédure Extraplac a bien permis l'obtention de 730 000 km 2 d'espace maritime supplémentaire. Une première extension de 579 000 km 2 a été obtenue pour la région Martinique, Antilles, Guyane, et une deuxième de 150 000 km 2 a été obtenue pour la région de La Réunion, Saint-Paul et Amsterdam.

Les câbles sous-marins sont coordonnés par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pour les enjeux de sécurité et de défense, ainsi que par le Secrétariat général de la mer pour les autres enjeux. Le ministère des outre-mer participe, aux côtés d'autres ministères, aux groupes de travail, avec une spécialisation sur l'enjeu de la connectivité des territoires ultramarins, de la continuité territoriale et de la lutte contre l'isolement. Les menaces sur les câbles sous-marins sont variables et peuvent aller de l'acte de vandalisme à des morsures de poissons. Les moyens de surveillance et de renseignement doivent être mobilisés pour la protection de ces câbles.

La stratégie Indopacifique permet de protéger l'intégrité des territoires ultramarins du Pacifique et de l'océan Indien contre certaines puissances prédatrices. Il s'agit de protéger l'intégrité de nos ressources, pour soutenir nos objectifs de biodiversité et de renouvellement durable des ressources. L'intégrité de nos grands fonds marins doit également être protégée de même que l'intégrité financière et territoriale de nos outre-mer. Cette stratégie permet également de mieux insérer nos territoires ultramarins dans un réseau de partenaires régionaux porteurs des mêmes valeurs que nous.

La coopération entre la France, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ne saurait se réduire à un contrat commercial. Si cela affaiblit légèrement le lien de confiance, nos intérêts communs sont plus vastes.

Nos moyens régionaux sont assez importants pour lutter contre le narcotrafic dans les Antilles. Ils sont positionnés en Martinique et organisés de manière zonale, que ce soit la Marine, les douanes, la gendarmerie, le renseignement. La justice est également organisée de manière zonale pour traiter les atteintes aux enjeux maritimes. Les moyens sont importants, car c'est une zone de passage et de rebond vers la France et l'Europe pour les trafics de stupéfiants.

Il y a d'importants défis techniques à relever, notamment avec l'apparition des mini-submersibles très difficiles à repérer. Le développement de ces moyens est poursuivi, avec l'installation prochaine de deux radars en Martinique. Une bonne coopération a été instaurée entre la gendarmerie et l'armée à La Réunion pour contrer, avec succès, les opérations de trafic de cannabis. Une opération a été menée en Guyane contre la pêche illégale avec la saisie d'un navire brésilien. Cette saisie d'une extrême violence a été montée par le préfet en mobilisant les fusiliers-marins. Le partage du renseignement entre tous les services, sous l'autorité des préfets, permet de prioriser les actions.

Mme Camille Goyet, directrice de cabinet à la Direction générale des outre-mer (DGOM) . - Il existe en outre-mer une unité de commandement, puisque le préfet est à la fois préfet territorial et délégué pour l'action de l'État en mer. Cette continuité entre la terre et la mer est un atout majeur pour ces territoires dans la lutte contre les trafics. De plus, les préfets des territoires d'outre-mer ont également une action internationale et travaillent avec des conseillers diplomatiques pour avoir une plénitude de moyens. Ainsi, la gendarmerie nationale et la Marine nationale ont mené une opération conjointe sur un trafic d'exportation de cannabis de La Réunion vers Maurice. La coordination des dispositifs nationaux de lutte contre les stupéfiants, avec notamment l'installation d'une antenne de l'Office anti-stupéfiants (OFAST) et du groupe de renseignement d'intérêt maritime, a permis le succès de cette opération. L'amélioration des ressources satellitaires et du renseignement est essentielle. De plus, les services de la fonction garde-côtes participent à cette coopération régionale. Le territoire de La Réunion a connu récemment des arrivées massives de demandeurs d'asile en provenance du Sri Lanka. Cet afflux a rapidement été arrêté grâce à la qualité de la relation diplomatique via l'attaché de sécurité intérieure non-résident au Sri Lanka. Un réseau de partenaires a été créé, avec l'Indonésie et l'Australie, pour fournir du renseignement sur le départ des navires du Sri Lanka et pouvoir ainsi cibler les contrôles. La qualité de cette coordination dans les outre-mer est exemplaire.

Mme Sophie Brocas . - Si les moyens militaires sont rattachés administrativement à un port métropolitain, ils patrouillent régulièrement dans les outre-mer. Cet aspect est à prendre en compte dans la répartition des moyens.

M. Mikaël Quimbert . - La répartition des moyens de la Marine nationale est en effet plus équilibrée. Il faut ajouter à cela les outils de services publics et de souveraineté. Ainsi, la campagne annuelle Jeanne d'Arc parcourt les océans avec deux navires. De plus, durant la crise sanitaire, des moyens de transport, des médecins, des personnels capables de mettre en oeuvre du matériel médical et de l'approvisionnement ont été rapidement projetés, montrant les capacités de l'État à mettre rapidement en place des moyens lorsque cela est nécessaire.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Sur la situation en Guyane, quels sont les moyens mis à disposition pour protéger les pêcheurs guyanais, afin de leur permettre d'exercer leur métier en toute sécurité, et non dans la violence quotidienne générée par les pêcheurs illégaux ? Quels sont les moyens mis en oeuvre pour lutter contre l'immigration, aussi bien par voie maritime que terrestre en Guyane ?

Au-delà, quels sont les moyens mis à disposition des collectivités ultramarines touchées par le recul du trait de côte ? Par ailleurs, quels sont les chantiers prioritaires à conduire pour que les ports ultramarins soient davantage des vecteurs économiques et pas seulement des zones d'importation ?

Mme Sophie Brocas . - Sur la protection des pêcheurs guyanais contre les violences quasi quotidiennes liées à la pêche illégale, je vous apporterais des réponses plus circonstanciées par écrit à la suite de cette audition. Le préfet se penche sérieusement sur le sujet, il préside le CODIR rassemblant les différents moyens judiciaires, militaires et de sécurité mis à sa disposition. L'exemple cité précédemment, de l'opération de saisie de pêche illégale ayant nécessité l'intervention de fusiliers-marins, montre que ces interventions peuvent être qualifiées d'« opérations de guerre ». Un parallèle peut être fait avec les campagnes menées dans les forêts guyanaises pour lutter contre l'orpaillage, contre des réseaux mafieux très violents.

Nous vous transmettrons ultérieurement les chiffres liés aux moyens mis en oeuvre pour lutter contre l'immigration illégale en provenance du Brésil.

Le recul du trait de côte est un problème majeur qui concerne la métropole et les outre-mer, qui sont aux avants postes du changement climatique. Le ministère de la transition écologique souhaite traiter cette question en donnant la capacité financière aux collectivités de déménager et reconstruire des équipements publics qui seraient menacés par ce recul. Des discussions sont en cours pour mettre en place une disposition permettant de déroger à la loi littorale, pour autoriser Mayotte et la Guyane à reconstruire des équipements d'intérêts collectifs, même lorsqu'ils ne sont pas en continuité d'urbanisation. En effet, en Guyane, la loi littorale gèle toute possibilité de construction dans une grande profondeur kilométrique. Des réflexions sont en cours sur les permis de construire temporaires dans des zones exposées à des aléas naturels forts. Il faut outiller juridiquement, techniquement et financièrement les collectivités qui sont touchées par ce phénomène.

L'Éducation nationale a pris l'engagement de créer sur chaque territoire ultramarin des formations autour de la mer. Les premières formations ont été ouvertes au lycée professionnel Raymond Néris et à l'école de formation professionnelle maritime et aquacole de la Trinité en Martinique. Dès le collège, il faut donner une coloration maritime, avec des actions de sensibilisation comme à Hao en Polynésie française avec une première découverte des métiers de la mer. Le service militaire adapté forme également des jeunes aux métiers de la mer. Le ministère des outre-mer s'associe à l'Ifremer pour mener une opération sur l'océan Indien au profit de jeunes Réunionnais et de jeunes Mahorais. Cette opération d'école flottante se déroulera sur le bateau Marion Dufresne et les jeunes embarqueront pendant dix jours pour une navigation de La Réunion vers les îles Éparses, et depuis Mayotte vers le volcan. Elle réunira des jeunes scientifiques, doctorants et universitaires réunionnais et mahorais travaillant autour des problématiques de la mer, des apprentis cuisinier, électriciens, mécaniciens. Des jeunes élèves d'écoles d'art métropolitaines viendront avec leurs photos, leurs carnets de croquis et leurs vidéos pour raconter cette aventure. Un partenariat avec France Télévisions a été négocié pour diffuser cette expérience.

Il faut également souligner et saluer le travail des ports ultramarins qui ont fait face pendant la crise sanitaire. Il est tout de même nécessaire de mener une réflexion sur la résilience des modèles économiques, puisque les territoires ultramarins importent la plupart de leurs produits, notamment alimentaires. Les chantiers nécessaires pour moderniser les ports sont leur développement en hubs régionaux, notamment aux Antilles, l'amélioration de leur chaîne logistique et la neutralité carbone. Les 21,3 millions d'euros du Plan de relance devraient contribuer à ces chantiers. Pour la DGOM, les deux priorités immédiates sont le soutien du département de Mayotte pour moderniser le port de Longoni, et la création d'une catégorie de ports adaptée pour le futur grand port maritime de Saint-Pierre-et-Miquelon.

M. Mikaël Quimbert . - Le verdissement et la biodiversité sont des enjeux du Plan de relance pour les ports. Le développement de la formation maritime a également reçu des financements, sur la communication notamment et un investissement important qui sera mené à La Réunion pour faire construire et mettre en service un nouveau navire de formation pour les élèves de la formation maritime.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Vous pourrez si vous le souhaitez compléter vos propos et nous les envoyer par écrit.

Vous avez dit dans vos propos que la mer est synonyme d'avenir, j'ose espérer que nous ne commettrons pas les mêmes erreurs environnementales en mer que sur terre, bien que des problèmes de pollution soient déjà observables.

J'ai participé à une session « enjeux et stratégies maritimes » de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Nous allons travailler avec le ministère de l'Éducation nationale pour créer des classes sur les enjeux maritimes, pour permettre aux élèves de découvrir des métiers insoupçonnés de la mer. Ces travaux seront menés dans l'Hexagone et dans les territoires d'outre-mer. Ils concerneront dans un premier temps les élèves de quatrième, sur les thèmes de la piraterie et de la pollution. L'une de ces classes a été inaugurée en octobre 2021 à Barcelone, dans le lycée français.

Je vous rappelle que les membres de la délégation sont conviés à une rencontre avec les maires et les élus d'outre-mer le 15 novembre 2021 au Sénat. Cette délégation fêtera à cette occasion ses dix ans d'existence.

Jeudi 18 novembre 2021
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Audition de MM. Frédéric MONCANY de SAINT-AIGNAN, président, et de Alexandre LUCZKIEWICZ, responsable des relations et des actions outre-mer, du Cluster maritime français (CMF)

M. Stéphane Artano , président . - Chers collègues. Dans le cadre de la préparation du rapport de notre délégation sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, nous auditionnons ce matin : M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français (CMF) et M. Alexandre Luczkiewicz, responsable des relations et des actions outre-mer.

Nous vous remercions, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation. Nos rapporteurs Philippe Folliot (Tarn, UC), Annick Petrus (Saint-Martin, LR) et Marie-Laure Phinera-Horth (Guyane, RDPI) ont souhaité cette audition pour plusieurs raisons.

D'abord, le Cluster maritime français, qui a été créé en 2006, a vocation à rassembler l'ensemble des acteurs de l'écosystème maritime : les entreprises bien sûr, mais aussi les pôles de compétitivité, les associations, les laboratoires et centres de recherche, les écoles et organismes de formation, les collectivités et acteurs économiques locaux, ainsi que - et il convient de le souligner - la Marine nationale.

Après les auditions introductives auxquelles ont participé trois experts, Mikaa Mered, Cyrille Poirier-Courtansais et Yann Briand le 14 octobre, puis celles d'Annick Girardin, ministre de la mer, le 21 octobre, de Denis Robin, secrétaire général de la Mer (SGMer), et de Sophie Brocas, directrice générale des outre-mer (DGOM), le 4 novembre, il était naturel de poursuivre, avec vous, messieurs, ce panorama des grands enjeux maritimes en vous interrogeant sur votre évaluation de la place des outre-mer dans notre stratégie nationale.

Par ailleurs, le Cluster maritime français a initié depuis 2011 la création de clusters maritimes d'outre-mer, pour rassembler les acteurs maritimes locaux, porter leurs projets et développer le secteur maritime local. Ils sont aujourd'hui au nombre de sept (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon) et vous nous préciserez la manière dont ils oeuvrent à la promotion des économies maritimes ultramarines en tenant compte de leurs spécificités.

Nous savons notamment que les Clusters maritimes d'outre-mer participent aux instances de décisions locales et internationales de coopération régionale dans les bassins Atlantique Nord-Ouest, Caraïbe, océan Indien ou Pacifique et nous attendons avec intérêt le bilan que vous en dresserez.

Enfin, dans la perspective de la prochaine présidence française du Conseil de l'Union européenne, nous sommes particulièrement heureux de vous entendre ce matin, messieurs, sur les initiatives et les leviers à promouvoir au plan économique et commercial.

Monsieur le président, vous avez la parole.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français . - Sans revenir sur la mission de notre organisation, je souhaite d'abord préciser que nos constats et propositions se fondent sur un contact étroit avec les sept Clusters d'outre-mer. Par ailleurs, nous aurons l'occasion d'y revenir, nous travaillons actuellement avec Mayotte pour aider à la structuration d'un Cluster maritime sur ce territoire.

Outre nos échanges informels quotidiens, nous organisons également de nombreuses rencontres avec les Clusters maritimes d'outre-mer. Durant les Assises de l'économie de la mer, les Clusters ultramarins nous rejoignent pour des séances de discussion avec l'ensemble des écosystèmes présents. Les dernières assises se sont tenues il y a presque deux mois à Nice et, lors de ces deux journées, les Clusters ultramarins ont eu l'occasion d'échanger avec nos instances hexagonales, permettant ainsi de mieux faire remonter leurs inquiétudes, craintes et espoirs.

Nous avons également organisé, très peu de temps après, une journée de coordination des Clusters d'outre-mer, où l'ensemble des représentants ultramarins a échangé sur des sujets communs. Cette séquence se termine par la tenue du Comité France Maritime dédié à l'outre-mer, que je co-préside avec Denis Robin, secrétaire général de la mer. C'est l'occasion pour l'ensemble des représentants des filières maritimes de rencontrer les acteurs d'outre-mer.

Enfin, nous organisons, avec le ministère des outre-mer, des visioconférences régulières (trois par an). Dans ce cadre, nous avons détecté trois secteurs prioritaires : la formation et la sensibilisation aux métiers de la mer sur ces territoires ; les infrastructures à développer (portuaires, industries navales, nautisme et énergie...) ; le tourisme maritime et les croisières. Ces trois axes structurent nos réflexions et les propositions que nous formulons au nom de ces Clusters.

D'autres séquences à venir nous permettront d'alimenter ces réflexions, dont le salon Euromaritime, qui se tiendra à Marseille du 1 er au 3 février prochain. Un pavillon des outre-mer sera mis en place et sept entreprises ultramarines y contribueront.

Chaque Cluster mène par ailleurs des actions sur son territoire : des actions de visibilité (rédaction de rapports, par exemple), ainsi que des actions de sensibilisation, notamment auprès du grand public ou des plus jeunes, au travers de salons, de journées de la mer...

Ainsi s'articule notre collaboration avec nos partenaires d'outre-mer, dans le but de faire progresser l'économie bleue ultramarine, l'un des principaux leviers de croissance de ces territoires. Nous aurons l'opportunité de le rappeler lors des Assises économiques des outre-mer, le 7 décembre prochain.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Nous vous remercions pour vos explications et votre présence à nos côtés, ce matin, afin de contribuer à notre étude.

Quelles sont les priorités dégagées par le Cluster maritime français pour renforcer le poids des activités maritimes dans les économies ultramarines ? Comment attirer davantage les investissements dans l'économie bleue outre-mer ?

Comment lever les difficultés en matière de coopération entre les acteurs maritimes ? Comment expliquer les retards dans l'adoption des documents stratégiques de bassin en Guyane et à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Quelle est l'efficacité du Conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane ? Quelles difficultés ont retardé la création d'un Cluster maritime à Mayotte ?

Enfin, en matière de formation, pourquoi n'arrive-t-on pas à créer un lycée maritime par territoire ultramarin, objectif fixé à plusieurs reprises par les comités interministériels de la mer (CIMER) depuis 2017 ? Faut-il abandonner cet objectif ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Concernant les priorités du Cluster maritime français, nous cherchons d'abord à créer des synergies entre l'ensemble des acteurs ayant un intérêt dans l'économie maritime et les autorités publiques du territoire. Ensuite, nous travaillons à la déclinaison de cette coordination à plus grande échelle, ce qui nous permet de dégager des axes de travail prioritaires de développement. Ceux-ci s'articulent principalement autour des trois sujets précédemment évoqués : formation, infrastructures, tourisme.

Pour répondre à la question des moyens à déployer pour attirer des investissements dans l'économie bleue, je passe la parole à mon collègue Alexandre, qui travaille quotidiennement sur ces sujets.

M. Alexandre Luczkiewicz, responsable des relations et des actions outre-mer du Cluster maritime Français . - Au préalable, rappelons que si nous souhaitons renforcer le poids des activités maritimes, il faut déjà les connaître.

En 2016, le Cluster maritime de Martinique, conjointement avec la direction de la mer en Guadeloupe, a lancé une étude pour quantifier l'économie maritime locale. En 2019, un cabinet d'étude, accompagné par le Cluster maritime de Guadeloupe, a suivi la même démarche. De même, le Cluster maritime de Nouvelle-Calédonie, accompagné par le Gouvernement, a publié un livre bleu. Enfin, chaque année, un baromètre de l'économie maritime est édité par le Cluster maritime de Polynésie. Ces études sont un préalable essentiel, car elles permettent d'appréhender ce que représente l'économie maritime locale territoire par territoire. Il serait souhaitable que les territoires ne s'étant pas encore saisis de la question le fassent, afin de déterminer le poids social et économique de l'économie bleue pour chacun.

S'agissant des investissements dans l'économie bleue en outre-mer, il existe plusieurs volets. Prenons, par exemple, le secteur de la réparation et de la maintenance navale, un secteur commun à chacun des territoires. On pourrait imaginer dupliquer le statut obtenu par l'Espagne pour les îles Canaries. Une « ZEC » (Zone Spéciale Canaries) a été validée par la Commission européenne, en janvier 2000, réglementée par la loi 1994 du 6 juillet 1994. Le taux d'imposition sur les sociétés y est de l'ordre de 4 % et il existe une exonération de TVA pour les prestations entre les sociétés de la zone spéciale et les biens importés pour les activités listées. Ce dispositif pourrait aisément être dupliqué pour les régions et départements d'outre-mer et s'appliquer plus spécifiquement aux activités de réparation et maintenance navale.

Sur le volet fiscal, on pourrait également imaginer d'exonérer la TVA des prestations de la filière réalisées au profit des navires de l'État. À La Réunion, par exemple, les navires de la Marine nationale effectuent leurs arrêts techniques à sec, dans des chantiers navals qui, eux, disposent d'une zone d'exonération de TVA. Ainsi, une TVA à 8,5 % de taux sur les navires de l'État favorise ces chantiers navals au détriment de l'activité réunionnaise. En outre, un dock flottant sera bientôt mis en place à La Réunion, associé à des entreprises locales qui apporteront leur savoir-faire pour répondre à cette demande technique.

S'agissant de l'octroi de mer, les importations réalisées par les entreprises de la filière réparation et maintenance navale subissent une perte de compétitivité face à la concurrence régionale. Cela est particulièrement vrai lorsque les travaux peuvent requérir l'achat d'articles soumis à l'octroi de mer. À la complexité administrative s'ajoutent les incertitudes sur le chiffrage de travaux impliquant des matériaux importés. L'octroi de mer peut être mal évalué, entraînant dès lors davantage de risques sur la rentabilité des travaux pour ces entreprises.

On pourrait imaginer d'intégrer l'ensemble du secteur du nautisme dans la liste des secteurs bénéficiant des abattements fiscaux majorés à la ZFANG (zone franche d'activités nouvelle génération). Un amendement en ce sens avait été porté par des parlementaires à l'examen du projet de loi de finances pour 2022, et a été rejeté. Pourtant, le Gouvernement a reconnu, à l'occasion de leur intégration aux bénéfices des listes S1 et S1 bis du Fonds de solidarité créé en mars 2021, le fait que la réparation navale et les activités de commerce de détail de type shipchandler étaient des activités nécessitant un soutien prioritaire de l'État. Le rejet de cet amendement est incompréhensible, la dépense budgétaire pour l'État n'étant pourtant estimée qu'à une centaine de milliers d'euros. Pour autant, et pour la troisième année consécutive, cet amendement a été rejeté.

Autre exemple, celui de la croisière, un autre point commun de ces territoires. On pourrait imaginer augmenter la base éligible sur laquelle est assise la déduction de crédit d'impôt, des investissements à destination des navires de croisière, neufs, d'une capacité maximum de 400 passagers. L'objectif est de passer d'une base éligible égale à 20 % du coût de revient à une base éligible égale à 100 % du coût de revient, avec un plafonnement à 500 000 euros par cabine. Pourtant, cet amendement, proposé pour la deuxième année consécutive au PLF 2022 a également été rejeté. Une base éligible à 100 % est en réalité la norme pour la totalité des investissements sur les dispositifs de défiscalisation, à l'exception des investissements sur les câbles sous-marins.

Dernier exemple concernant la pêche hauturière, un autre point commun des territoires ultramarins. La flotte de la pêche artisanale est vieillissante et nécessite un renouvellement urgent. Or, les aides d'État en faveur de la flotte de pêche ne concernent pas, en outre-mer, les navires de plus de douze mètres. Ces navires de pêche, dits hauturiers, ne sont donc pas pris en compte pour le bénéfice de cette aide d'État qui concerne les navires « non productifs ». Qu'est-ce qu'un navire non productif quand on doit aller pêcher ? Qui va renouveler ces navires dans ces territoires, pour attirer des investisseurs et dynamiser cette flotte ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - S'agissant de lever les difficultés en matière de coopération entre les acteurs maritimes, une première réponse réside dans l'existence même des Clusters maritimes. Cela nécessite, outre un effort de conviction, de réunir des acteurs engagés, disposés à se consacrer à l'animation de l'économie maritime sur leur territoire, au-delà de leurs obligations professionnelles.

Les Clusters rassemblent tous les acteurs locaux et travaillent à la création d'un dialogue sur trois niveaux : d'abord avec les pouvoirs publics, présents sur les territoires, ensuite entre eux, pour trouver des moyens de coopérer, même dans un esprit de concurrence, et finalement national. En effet, notre quotidien consiste à pousser les sujets maritimes pour conduire à une meilleure prise de décision.

Un autre de nos enjeux est celui de la visibilité : on peut citer des événements tels que le Forum de l'économie bleue en Polynésie française, la Journée de la mer à La Réunion, le Village maritime de la Route du rhum en Guadeloupe ou encore les États généraux de la mer en Nouvelle-Calédonie, qui permettent de rassembler ces différents interlocuteurs autour des sujets maritimes. Créer ces moments de concertation entre les Clusters permet d'améliorer et de lever certaines difficultés.

Deux questions ont été posées, auxquelles nous ne savons pas répondre concernant Saint-Pierre-et-Miquelon et la Guyane. Nous pourrons en revanche travailler avec l'Union des ports de France pour obtenir davantage de documentation sur cette question.

La troisième question concerne le Cluster de Mayotte. Je donne la parole à Alexandre Luczkiewicz, qui est justement rentré de Mayotte il y a quinze jours.

M. Alexandre Luczkiewicz . - Il s'agit de rappeler, tout d'abord, que chaque territoire avance à son rythme. Quand on a commencé à réfléchir à la question de l'utilisation de la mer comme vecteur de croissance et de désenclavement pour les territoires ultramarins, on a travaillé pendant un an avec nos adhérents, sans toutefois imaginer quels seraient les scénarios à venir. L'idée de la création de clusters autonomes, en mesure d'être moteurs pour rassembler les communautés maritimes locales sur les territoires, est née de cette concertation.

Le premier Cluster maritime ultramarin est né en 2010 en Guadeloupe. Ont suivi La Réunion en 2011, la Guyane en 2012, la Martinique en 2013, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie en 2014 et, enfin, Saint Pierre-et-Miquelon en 2016. À Mayotte, la quantification de l'économie maritime locale était nécessaire. C'est pourquoi le conseil départemental a travaillé pendant deux ans, de 2018 à 2020, à identifier le poids de l'économie maritime sur le territoire. Un volet important de cette étude était dédié au développement de l'économie bleue. Le conseil départemental dispose à présent d'une stratégie, ainsi que d'une équipe projet, qui a chargé la Chambre de commerce de Mayotte de mettre en place neuf clusters, dont un dédié aux sujets maritimes.

J'ai eu l'opportunité de rencontrer les principaux acteurs du secteur lors du Forum économique de Mayotte. Cette semaine a permis d'identifier des synergies potentielles pour ces différents interlocuteurs, qui ont compris leur intérêt à dépasser certains antagonismes, afin d'avancer ensemble sur des sujets communs. On tend donc vers la création d'un huitième Cluster ultramarin, à Mayotte, au début du premier trimestre 2022.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Enfin, et pour clore cette première partie, abordons la question de la formation. La question de la création d'un lycée maritime par territoire ultramarin est un objectif qui a été fixé lors des différents comités interministériels de la mer (CIMER). Or, pour mettre en place des lycées maritimes viables, il est nécessaire que des élèves souhaitent s'y inscrire et puissent trouver des débouchés, une fois sortis.

Il serait donc recommandé de réaliser une étude GPEC (gestion pour l'emploi et les compétences) par territoire, ce qu'a fait le Cluster Réunion sur le volet de l'emploi naval. Ensuite, il s'agit de s'assurer que les formations répondent aux enjeux identifiés et qu'elles soient connectées aux formations continues dispensées par les écoles d'apprentissage maritime. C'est le cas en Martinique, à La Réunion ou à Mayotte. On peut également évoquer l'exemple des centres des métiers de la mer en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. À ma connaissance, rien n'existe à cet effet en Guadeloupe et en Guyane.

Comment peut-on s'organiser pour progresser ? L'objectif d'un lycée maritime par territoire est peut-être trop ambitieux à mettre en oeuvre. Il faut, sans doute, poursuivre la piste de la création d'un volet maritime (optionnel ou non, à définir) dans les lycées généraux. Le Brevet d'initiation à la mer (BIMer), promu par le ministère de la mer, va dans ce sens.

Il ne s'agit donc pas d'abandonner complètement l'objectif, mais plutôt de s'appuyer sur le modèle existant, en l'améliorant, plutôt que de lancer de nouvelles initiatives.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Je souhaite vous interroger sur les éléments relatifs à la souveraineté. Tout d'abord, les moyens mis en oeuvre dans la lutte contre les trafics et pour la sécurisation des routes maritimes vous paraissent-ils suffisants ?

Ma deuxième question concerne les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Alors que les contestations maritimes sont nombreuses dans ces eaux, quelles peuvent être les opportunités économiques offertes dans cette zone ? La surveillance satellitaire est-elle une réponse efficace pour assurer la protection de nos intérêts dans cette zone ? Concernant l'île Clipperton, sa zone économique exclusive ne représente-t-elle pas un manque à gagner pour la filière piscicole française ?

Au-delà des activités traditionnelles, quelles sont les filières maritimes d'avenir à développer ? Quelles sont les perspectives en termes d'emplois potentiels à créer ? Il y a quelques années, il a été évoqué que si l'économie bleue française suivait les perspectives de l'économie bleue mondiale, 600 000 emplois nets pourraient être créés dans ce secteur. Ces chiffres sont-ils toujours valables ? Quel pourcentage de ces emplois pourrait être directement lié aux outre-mer ?

À quelles conditions et à quelle échéance pourra-t-on passer de l'exploration des fonds marins à leur exploitation ? Le complexe industriel et économique en outre-mer est-il préparé pour ce secteur économique d'avenir ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - On réalise de plus en plus l'importance des Clusters maritimes dans notre écosystème.

Deux initiatives en témoignent : l'initiative Ouest-Med pour la structuration de Clusters européens et le lancement à venir du One Ocean Summit , voulu par le Président de la République, qui vise à mettre en relation les Clusters européens et leurs homologues internationaux. Ces synergies sont essentielles au développement d'une économie bleue prospère, dont la perspective est celle d'un doublement au niveau économique.

Sur les enjeux de souveraineté et votre première question, la loi de programmation militaire 2018 - 2019 témoigne d'un effort conséquent sur le renforcement et le renouvellement des patrouilleurs. Le premier, Auguste Bénébig, est actuellement en phase de test, avant de rejoindre Nouméa en 2022. De même, six patrouilleurs seront engagés sur les cinq ans à venir. Le renouvellement est donc en bonne voie, mais il est encore nécessaire d'augmenter les moyens mis à disposition en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Il s'agit donc, à la fois, de maintenir et d'augmenter les moyens mis à disposition pour la sécurisation et la surveillance des activités économiques maritimes, et de ne surtout pas les diminuer. Il faut reconnaître, par ailleurs, que les moyens avisés d'action civile mis en oeuvre par notre Marine dans ces zones ne sont peut-être pas toujours adaptés. La Marine n'est pas équipée pour faire face à des menaces qui deviennent de plus en plus violentes dans ces territoires maritimes... Ainsi, nous préconisons d'avancer le programme de renouvellement des frégates de surveillance (prévu en 2030, nous souhaitons qu'il soit avancé en 2027) et l'inscrire dans le cadre du programme européen du European Patrol Corvette . En outre, malgré notre capacité maritime, nous avons perdu en mobilité, surtout en zone de crise et dans le volet humanitaire. Avant, les BATRAL (bâtiments de transports légers) avaient une capacité de transport de troupes motorisées. Aujourd'hui, les BSAOM (bâtiments de soutien et d'assistance outre-mer) n'ont pas cette capacité de projection.

M. Alexandre Luczkiewicz . - S'agissant de la lutte contre le narcotrafic, la Marine nationale est un des maillons clés de la chaîne, avec des interventions en profondeur qui permettent d'appréhender des quantités très importantes de drogue, avant que celles-ci n'arrivent à terre. Cela évite des milliers d'opérations en zone urbaine, car en ordre de grandeur, une tonne de drogue qui ne serait pas saisie en mer serait ensuite coupée quatre à huit fois avant d'être vendue. La Marine intervient partout dans le monde, en coopération internationale, pour appréhender ces trafics.

Il existe de nouvelles routes de la drogue et la Marine dispose de moyens pour les appréhender : bâtiments, avions et hélicoptères lui permettent d'intervenir autant au large que sur les côtes.

En 2020, la Marine nationale a intercepté six tonnes de cannabis, 0,36 tonne d'héroïne, 1,5 tonne de cocaïne, 0,45 tonne de méthamphétamine : autant de produits stupéfiants qui représentent des quantités bien plus importantes quand elles arrivent à terre, et qui ainsi n'alimenteront pas les flux financiers du banditisme.

Concernant les TAAF, la pêche, et notamment la pêche à la légine, est le premier secteur exportateur non subventionné en outre-mer. Ce modèle mérite d'être préservé, tant du fait des emplois qu'il crée que pour sa capacité d'export et les campagnes de suivi scientifique qu'il permet. De même, ce modèle contribue à l'existence d'un lien direct avec le monde de la pêche breton : de nombreux marins et équipages viennent de la Bretagne pour poursuivre cette activité. Ce modèle est à l'origine d'un écosystème vertueux qui mérite d'être soutenu.

Une autre opportunité économique réside dans la connaissance. En effet, seulement 15 % de la biodiversité marine serait connue. La faune et la flore marine et ses micro-organismes n'ont cessé de fasciner les chercheurs. On découvre chaque jour de nouvelles espèces et des molécules, dont les applications peuvent être multiples. Les ressources marines peuvent avoir des usages dans la cosmétologie, l'industrie agroalimentaire, l'énergie (biocarburants) et la pharmacologie. Il serait intéressant que les laboratoires pharmaceutiques puissent mettre en oeuvre des campagnes pour séquencer un certain nombre d'espèces, comme cela a été le cas lors de la campagne du voilier Tara, qui a permis le séquençage de micro-organismes et de plancton. Cela permettrait non seulement d'augmenter la connaissance, mais également d'accompagner la valorisation économique de ces recherches.

Aujourd'hui, le marché mondial des technologies bleues est estimé par l'OCDE à 2,8 milliards de dollars, avec une croissance de 10 à 12 % par an. Pour que ces opportunités soient connues dans la zone, il est essentiel d'alimenter notre présence par des campagnes scientifiques, liées aux activités des industriels.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Vous avez posé une question concernant Clipperton, je vais essayer d'y répondre. Le domaine maritime et notamment nos zones économiques exclusives comptent parmi les atouts de notre pays. Nous devons donc préserver ces atouts en termes de souveraineté. Pour ce faire, il faut déployer des moyens d'action, de surveillance, de présence. Ceux-ci sont du domaine de la puissance publique, mais les acteurs de l'économie maritime peuvent également s'engager sur ces terrains. Il me semble malheureusement très difficile de parvenir à un système au sein duquel nous serions en mesure d'assurer une souveraineté complète. Il s'agit donc plutôt de réfléchir à des enjeux de coopération et de faire en sorte que ceux-ci aient des retombées économiques. Nous pouvons imaginer d'une part des retombées directes : par l'incitation à des activités économiques (la pêche), mais cela demande des bateaux, des hommes... Il est également possible de considérer l'île de Clipperton comme une réserve qui mérite des retours économiques. Ainsi, nos accords de coopération seraient soumis à des droits et des redevances. Nous serions donc garants de cette souveraineté puisque nous recevrions des droits, tout en permettant à ces territoires de vivre et de produire.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Lors d'un déplacement sur place avec la Marine nationale, nous avons intercepté un senneur mexicain, dont la balise était débranchée. Pourtant, il semblait manifestement sortir d'une situation de pêche. Ce senneur avait une capacité de 1 100 tonnes. Selon l'accord signé avec le Mexique, les pêcheurs peuvent refuser un contrôle des autorités françaises. Le capitaine nous a simplement indiqué que sa balise était tombée en panne. Il n'a donc probablement jamais déclaré les ressources pêchées. Les autorités mexicaines sont pourtant censées déclarer leurs prises qui, selon les sources officielles, varient entre 500 et 3 500 tonnes. Pourtant, lors de cette sortie en mer, par hasard, nous nous sommes retrouvés face à un bateau d'une capacité de 1 100 tonnes... On peut donc aisément imaginer ce qui est pêché à notre insu, sans retombées économiques pour notre pays.

Nous sommes donc face à un pillage de la ressource, pour laquelle aucune perspective de plan environnemental sur sa préservation n'est envisagée. De fait, notre pays autorise une pratique dans sa zone économique exclusive qu'elle combat dans les eaux internationales.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Cela nous amène au point suivant : la surveillance satellitaire est-elle efficace ?

La surveillance satellitaire est en amélioration constante. Les data remontées par les satellites sont extrêmement précises et utiles, mais celles-ci doivent s'accompagner de solutions maritimes. Ces deux domaines doivent donc travailler ensemble. Le Centre national d'études stratégiques et de sécurité (CNESS) est d'ailleurs membre du Cluster maritime français. Ensemble, nous travaillons sur les enjeux de surveillance de l'océan par satellite ainsi que sur les différentes façons de faire remonter ces informations. C'est un enjeu majeur pour la surveillance des données de santé de l'océan, de la pêche, des ressources et des trafics.

Concernant les filières maritimes d'avenir à développer, le programme européen Blue Growth a identifié cinq filières émergentes : l'aquaculture, les énergies marines, les ressources minérales profondes, le tourisme et les biotechnologies bleues.

Il est évident que les territoires ultramarins, entourés par la mer, peuvent avoir recours aux énergies marines et donc accéder facilement à des énergies décarbonées. Bien qu'évidemment, il faille encore s'organiser sur ce sujet, l'équilibre économique semble accessible. En Polynésie, par exemple avec le Swac, l'air conditionné est produit à partir des eaux profondes. Pour pousser ces initiatives, il s'agirait d'inscrire les énergies marines renouvelables dans les projets de l'Ademe (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie) pour les questions régionales en outre-mer, de proposer un cadre de mise à disposition du foncier, ainsi que du rachat de l'électricité. De même, il est possible de mener davantage d'études de gisements. Les opportunités de développement et de création d'emplois sur cette filière sont importantes.

Le tourisme maritime durable est un deuxième volet d'avenir. C'est un fort levier de croissance avec, là aussi, des opportunités d'emplois, ne serait-ce que dans la rénovation des installations existantes et la mise en oeuvre d'une politique claire concernant les croisières, yachts et charters, assortie d'une ambition forte de tourisme durable. De même, mélanger les lycées hôteliers et maritimes permettrait une présence renforcée dans le secteur du tourisme.

L'objectif de doubler le nombre d'emplois maritimes d'ici à 2030 est toujours d'actualité (passer de 300 000 à 600 000 emplois). En 2012, le secteur maritime comptait 280 000 emplois, tandis qu'il en compte aujourd'hui 360 000. On observe donc déjà une progression nette. Celle-ci, en revanche, n'est pas linéaire : la crise que nous vivons créera sans doute un creux, notamment dans le secteur du tourisme et de la croisière. Nous continuons néanmoins de prôner cet objectif, que nous nous efforçons de poursuivre.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Dans la perspective de ces créations d'emplois dans la décennie à venir, quel pourcentage pourrait être lié aux outre-mer ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Là encore, il m'est très difficile de répondre. L'objectif étant celui d'un doublement entre 2015 et 2030, si l'ensemble des paramètres sont au rendez-vous, on peut imaginer la création d'environ 30 % par rapport à l'existant, en outre-mer.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Je souhaite vous interroger sur les freins au développement de la filière aquacole en outre-mer. Comment y remédier selon vous? S'agissant de la pêche, quelles actions prioritaires doivent être conduites pour assurer l'avenir de cette filière, tout particulièrement en Guyane ?

Comment l'exemple de Port Réunion qui a réussi à devenir un hub régional peut-il être transposé à d'autres ports ultramarins ? À Mayotte, le port de Longoni doit-il se doter du statut de Grand port maritime ?

Les outre-mer ont-ils été suffisamment pris en compte dans la stratégie nationale portuaire ? Quels projets concrets peuvent être mis en oeuvre pour accompagner la numérisation et le verdissement des ports ultramarins ?

Quelles actions sont à conduire pour que les ports ne soient pas seulement un site logistique, mais également une pépinière d'entreprises maritimes ?

Enfin, quelles réponses d'urgence faut-il apporter face à l'explosion du coût du fret ?

M. Alexandre Luczkiewicz . - Il y a trois principaux volets qui expliquent les freins au développement de la filière aquacole. La réalité technique du temps d'instruction pour les AOT (Autorisation d'occupation temporaire) en mer est une première difficulté. Les dossiers d'instruction sont extrêmement longs à obtenir pour les opérateurs, ces instructions peuvent parfois prendre plus de dix ans. Ensuite, il existe également des problématiques liées au soutien à l'investissement de ces entreprises sur le long terme. Une filière aquaculture a existé à Mayotte, mais celle-ci est aujourd'hui à l'arrêt. Il existe encore quelques activités d'aquaculture en Guadeloupe, mais plutôt à terre... Enfin, il s'agit de rappeler que le développement de cette filière est à la fois lié au coût de production du poisson, à sa capacité à exporter ainsi qu'au fait d'être en mesure de proposer un prix de vente cohérent avec le pouvoir d'achat local. Or, un poisson revendu à 10 euros alors qu'il est proposé à 3 euros sur le marché local illustre bien le problème d'équation économique qui est rencontré dans ces territoires.

S'agissant de la pêche, il existe des problématiques liées à l'attractivité du métier, souvent mal connu. Quand il est connu, il n'est pas nécessairement apprécié. Pour autant, tant les conditions d'embarquement que les outils de pêche sont vieillissants. Je me souviens de la visite d'une tapouille lors d'un déplacement en Guyane : je ne suis pas certain qu'un jeune se destinant au monde de la pêche souhaite embarquer dans ces conditions, avec une rémunération si peu attractive. En outre, il est indéniable que partir en mer nécessite de se former. Pour ce faire, des organismes doivent être en mesure de délivrer ces formations sur le territoire.

De même, sans les infrastructures nécessaires pour la débarque et la conservation du poisson, il est difficile d'envisager le traitement des produits de la pêche. La capacité d'export à l'international est également liée à la question des certificats sanitaires. Certaines espèces pêchées en outre-mer ne peuvent pas s'exporter vers l'Hexagone ou ailleurs. Il ne s'agit pourtant pas d'espèces protégées. Le chinchard ou l'acoupa rouge sont des espèces qui pourraient être valorisées et exportées, créant ainsi une valeur ajoutée pour la pêche d'outre-mer.

Il s'agit également de poursuivre la lutte contre la pêche illégale et d'améliorer la sélectivité des outils de la pêche.

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Comment Port Réunion a-t-il réussi à devenir un hub régional ? Le groupe CMA CGM serait sans doute le mieux placé pour répondre. En effet, je ne peux pas expliquer ce qui a motivé ce choix, mais force est de constater qu'un acteur majeur du transport maritime a décidé d'en faire son hub. Est-ce qu'un autre transporteur trouvera ailleurs une autre opportunité ? Plusieurs critères peuvent être pris en compte : analyse des bassins, passage par une route commerciale existante... Ces éléments peuvent justifier l'installation d'acteurs stratégiques. Le cabotage peut également être une opportunité d'emploi local. Le port de la Guyane travaille en ce sens.

Je ne peux pas répondre à la question de savoir si le Port de Longoni doit avoir ou non le statut de Grand port maritime. Je ne suis d'ailleurs pas certain que le développement d'un port passe surtout par sa gouvernance. Bien sûr, cela joue un rôle, mais il me semble que les acteurs du territoire, les flux de marchandises et surtout la fiabilité créent la véritable valeur d'un port. Or, cette fiabilité se construit par une coopération importante entre les acteurs publics et privés.

De même, je ne suis pas le mieux placé pour répondre à la question à propos de la prise en compte des outre-mer dans la stratégie nationale portuaire. En revanche, il est vrai que les conditions de réussite et de développement des ports d'outre-mer résident dans le verdissement et la numérisation. En effet, même si l'impact carbone d'un transport par les outre-mer est un enjeu, certains atouts sont à rappeler. En Polynésie, par exemple, des expériences de transport maritime à la voile sont menées. Les initiatives en ce sens sont à poursuivre.

La question d'oeuvrer à ce que les ports deviennent une pépinière d'entreprises maritimes est extrêmement importante. Les transports des hydrocarbures étant amenés à diminuer, les ports vont devoir se réorienter, notamment par l'aménagement de zones d'entreprises, qui ne soient pas uniquement des entrepôts de stockage. On a des exemples comme Lakoudigital, un incubateur qui s'est installé sur une zone portuaire en Martinique.

Concernant la réponse d'urgence à apporter à l'explosion du coût du fret, CMA CGM semble y avoir répondu en plafonnant les taux de fret. À présent, il s'agit de réfléchir à une réponse sur le long terme. Celle-ci consiste à mettre en place des contrats à long terme avec les transporteurs. Si cela ne pose pas de problème pour les importateurs et exportateurs de grande taille, c'est un enjeu majeur pour les plus petits acteurs. Créer des groupages leur permettrait alors de peser suffisamment pour proposer au transporteur un contrat sur plusieurs années, qui stabilisera le taux de fret. Cette question constitue un problème mondial, auquel le groupe CMA CGM a apporté des réponses fortes, notamment en achetant des milliers de containers supplémentaires ou en plafonnant les taux de fret, mais on ne peut pas s'en contenter et il faut réfléchir à la suite.

Mme Micheline Jacques . - Je souhaiterais attirer l'attention sur une problématique spécifique aux Caraïbes. De petites îles indépendantes y sont sous l'égide de grandes puissances, notamment asiatiques. Celles-ci obtiennent ainsi des droits de pêche dans la zone Caraïbes dont les eaux sont en train d'être pillées par ces puissances. Quel poids pourrait avoir le Cluster dans le cadre d'une coopération régionale pour développer des aides permettant d'enrayer ce pillage ?

Vous avez parlé de narcotrafic, mais il existe également de plus en plus de trafics liés au transport illégal d'armes, qui arrivent en Martinique par le biais d'îles ou même parfois directement depuis les États-Unis. Comment peut-on enrayer cette hémorragie ?

M. Frédéric Moncany de Saint-Aignan . - Pour répondre à vos questions, je précise au préalable que les Clusters maritimes n'ont pas de volet régalien. Il s'agit d'une coordination d'acteurs économiques et donc, ils sont également victimes des phénomènes que vous décrivez. Notre rôle est de pouvoir faire remonter ces questions et de les pousser auprès du pouvoir régalien local ou national. Il est donc essentiel de prendre connaissance du sujet et notamment des tonnages qui peuvent être prélevés par exemple, afin de pouvoir faire remonter ces enjeux de surveillance aux décideurs régaliens.

À propos du trafic d'armes, il y a quelques années, nous avions organisé un groupe de travail pour développer une charte des transporteurs et les inciter ainsi au maximum de vigilance. Nous pourrions réactualiser et diffuser cette charte, notamment dans la zone Caraïbes.

M. Alexandre Luczkiewicz . - En matière de coopération régionale, il existe à la fois une coopération entre le Cluster maritime français et celui de Martinique. D'autres outils de coopération existent comme le Cluster GAT Caraïbes, sur la partie logistique. Vous évoquez les rôles des grandes puissances dans le pillage des ressources. Le modèle de pêche d'outre-mer pourrait devenir un modèle vertueux de coopération avec les différents territoires voisins. Cependant, pour y parvenir, encore faut-il que la pêche soit structurée dans ces territoires... De même, notre modèle doit encore se structurer dans nos propres territoires ultramarins afin d'être en mesure de proposer un modèle à ses voisins. La priorité est, sans doute, de sanctuariser notre modèle afin de protéger nos ressources et nos activités économiques avant de l'exporter.

M. Stéphane Artano , président . - Nous vous remercions, messieurs, pour la qualité de vos réponses. Avant de conclure, j'aurais trois remarques.

Je me fais le relais de Vivette Lopez, qui a malheureusement dû s'absenter, étant actuellement auditrice à l'IHEDN. Sur l'aspect des formations, il a été évoqué, de concert avec le ministère de l'éducation nationale, la création de classes à enjeux maritimes. Jean-Michel Blanquer a récemment inauguré l'une de ces classes à Barcelone. Ne serait-ce pas l'un des éléments de réponse à la problématique de la création des lycées maritimes ?

Concernant la gouvernance, nous avons effectivement trop tendance à penser que c'est un sujet central. Pourtant, ce n'est pas le seul. La mise à niveau des infrastructures est aussi un sujet à aborder. La question de savoir comment les acteurs économiques peuvent se saisir des activités de développement et comment nous pouvons les accompagner est un enjeu majeur.

Enfin, vous avez évoqué les questions de fret. Les acteurs de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie s'interrogent également sur les évolutions du taux de fret. Il pourrait être utile que ces deux Clusters se rapprochent du patronat sur place pour mieux comprendre ces phénomènes de hausse.

Jeudi 25 novembre 2021
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Table ronde sur les spécificités des ports maritimes ultramarins (grands ports maritimes, ports autonomes et ports d'intérêt national)

Mme Vivette Lopez , présidente . - Monsieur le président, chers collègues. Dans le cadre de la préparation du rapport de notre délégation sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, la délégation tient ce matin une table ronde sur les spécificités des ports maritimes ultramarins.

Pour conduire cette table ronde, j'ai l'honneur de remplacer le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser, car il est actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il participe néanmoins à nos travaux en visioconférence.

Nous vous remercions très vivement d'avoir répondu à notre invitation afin de nous permettre de mieux saisir les enjeux et les problématiques particulières qui sont les vôtres.

Sophie Brocas, directrice générale de la DGOM, que nous avons auditionnée le 4 novembre dernier, a en effet regretté que, concernant la stratégie portuaire, les outre-mer aient été oubliés, en soulignant que le réflexe ultramarin faisait parfois défaut dans certains ministères.

Vous aurez la parole sur la base de la trame indicative, préparée par nos trois rapporteurs, Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth. Cette trame vous a été adressée en amont.

Nous aurons le plaisir d'entendre Daniel Houmbouy, directeur du port autonome de Nouméa en Nouvelle-Calédonie, Nicolas Allemand, directeur adjoint de la Direction des territoires, de l'alimentation et de la mer (DTAM) pour le port d'intérêt national de Saint-Pierre-et-Miquelon et Mansour Kamardine, président du conseil portuaire, député de Mayotte, accompagné de François Marendet, chargé de mission auprès du Conseil départemental de Mayotte pour le port de Mayotte.

Au sujet de la situation des grands ports maritimes (GPM), nous aurons le plaisir d'entendre Jean-Pierre Chalus, président de l'Union des ports de France et directeur du grand port maritime (GPM) de la Guadeloupe, Jean-Rémy Villageois, président du grand port maritime (GPM) de la Martinique, Philippe Lemoine, directeur général du grand port maritime (GPM) de la Guyane et enfin Éric Legrigeois, président du directoire du grand port maritime (GPM) de La Réunion.

Dans un second temps, nos rapporteurs et nos autres collègues pourront vous interroger, messieurs, s'ils souhaitent des éclairages complémentaires sur certains points.

Messieurs, je vous cède la parole. Daniel Houmbouy ne pouvant intervenir pour des raisons techniques, nous commencerons ce premier tour de table par Jean-Pierre Chalus, président de l'Union des ports de France et directeur du GPM de la Guadeloupe.

M. Jean-Pierre Chalus, président de l'Union des ports de France et directeur du GPM de la Guadeloupe . - L'Union des ports de France est constituée de 46 membres actifs. Ces derniers sont des grands ports maritimes (GPM), des ports autonomes et des ports concédés et délégués, tant dans l'Hexagone qu'en outre-mer.

Notre association professionnelle exerce trois missions essentielles. La première est relative au dialogue social et à la convention collective de l'ensemble des personnels de nos adhérents. La deuxième concerne la représentation des intérêts des ports français au niveau national. Enfin, la troisième consiste à oeuvrer avec nos amis des ports européens au sein de l'association European Sea Ports Organisation (ESPO), afin de travailler sur l'ensemble des textes pouvant nous concerner.

Les ports français sont des infrastructures et des organisateurs de services, avec des activités liées aux trafics maritimes interocéaniques et/ou régionaux. Ce sont également des noeuds multimodaux, avec des réseaux transeuropéens de transport ainsi que des carrefours logistiques, industriels, énergétiques et numériques.

Les ports sont intégrés dans des espaces urbains mais également naturels, leur conférant un rôle privilégié d'acteurs en termes de préservation de l'environnement, de la lutte contre le changement climatique et du développement d'une économie circulaire. Ce sont aussi des moteurs de croissance et des accélérateurs de transition écologique, énergétique et numérique.

En outre-mer, huit ports figurent parmi les adhérents de l'Union des ports de France : le port de Saint-Martin, les GPM de Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion, le port de Mayotte, les ports autonomes de Nouvelle-Calédonie et de Papeete.

Le trafic de ces ports varie entre 500 000 tonnes et 6 millions de tonnes. Ces quantités les placent à un niveau de trafic métropolitain. Le transport de passagers est souvent extrêmement important. Hormis en Guyane, l'ensemble de nos ports accueille entre 100 000 et 1,3 - voire 1,4 - million de passagers.

Je vous remercie d'avoir invité l'ensemble de nos adhérents. Je les prie de bien vouloir m'excuser car nous n'avons pas eu l'occasion de travailler ensemble depuis quelque temps. Cette table ronde nous donne l'occasion d'échanger.

Des outils de coopération ont souvent été mis en place. Par exemple, le port de Haropa a été créé récemment, le 1 er juin 2021, et fusionne les ports du Havre, de Rouen et de Paris. Des outils de coordination interportuaire ont également été créés, comme le conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane regroupant les ports de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane.

Des défis importants (environnementaux, économiques et numériques) nous attendent. Pour les ports ultramarins, les modalités de réponse sont parfois différentes de celles des ports métropolitains.

J'ai noté dans votre introduction une interrogation sur l'intégration des ports ultramarins dans la stratégie nationale portuaire. Nous la partageons. Néanmoins, nous nous reconnaissons dans nombre de thématiques et d'ambitions portées par la stratégie nationale portuaire même si nous relevons que les ports ultramarins ne sont pas véritablement cités. Nous constatons que nous sommes parfois éloignés des attentions de l'Hexagone.

Les ports ultramarins ont chacun leurs forces et leurs faiblesses.

Au sein du GPM de la Guadeloupe, la fiabilité est assurée depuis plus d'une dizaine d'années. Dans cette période un peu difficile, le port parvient à travailler dans des conditions parfois très particulières. Nous remplissons nos missions concernant l'accueil des navires au sein de nos installations. Toutefois, dans ce contexte de crise sociale, l'enjeu majeur est d'assurer la possibilité, pour nos personnels, de pouvoir rejoindre leur lieu de travail en toute sécurité.

Le GPM de la Guadeloupe est doté d'un projet stratégique comme l'ensemble des GPM. Ce projet est voté pour une durée de cinq ans et a identifié les principales actions et ambitions à porter sur notre territoire.

Concernant la gouvernance, nous avons basculé dans le statut de GPM lors de la réforme de 2012.

Le premier apport de cette réforme est une clarification en matière de gouvernance. Au sein du conseil de surveillance sont présents des acteurs qui ne sont pas directement liés à l'activité du GPM. Cette organisation permet d'éviter les difficultés liées aux conflits d'intérêts, ayant fait l'objet de nombreuses recommandations de la Cour des comptes ces dernières années. Cette gouvernance est aujourd'hui totalement distincte des intérêts en jeu pour l'exploitation en direct du port.

Le deuxième intérêt - dont nous verrons les fruits à l'avenir - est d'avoir permis aux ports d'être propriétaires de leur terrain. Du temps des ports autonomes, ces derniers n'étaient qu'affectataires du domaine public de l'État. Un des volets de la réforme portuaire a été de transférer la propriété des terrains de l'État vers les GPM, transformant les terrains en actifs pouvant être utilisés au service de leurs ambitions.

Le troisième intérêt est la réaffirmation du rôle des ports en matière environnementale et de protection de la biodiversité. Les ports sont devenus gestionnaires de leurs espaces naturels. Combiner cette mission essentielle avec les missions à caractère économique me semble important car cela permet une véritable politique de développement durable au sein d'un territoire, parfois significative. Les sujets autour de la transition énergétique et numérique nous concernent au premier plan et des actions sont actuellement menées au sein des ports, montrant que les ports ultramarins sont extrêmement engagés dans ces grandes orientations.

Concernant le développement régional et international, la plupart de nos ports sont clairement au service de nos territoires. L'essentiel de leur activité est lié à l'importation de produits de consommation, dans un modèle extrêmement linéaire. Compte tenu du faible niveau d'industrialisation au sein de nos îles, nous sommes essentiellement marqués par des trafics de consommation, tels que le tourisme, avec l'activité de croisières. Cette dernière est perturbée actuellement. En Guadeloupe, cette année sera une deuxième saison blanche car aucune escale ne se produira cette saison.

En Guadeloupe, l'un des chantiers prioritaires est l'adaptation de nos infrastructures à l'évolution de la flotte de navires. Nous observons une tendance lourde qui est l'augmentation de la taille des navires. En Martinique comme en Guadeloupe, nous avons connu avec une soudaineté assez forte l'accueil de grands navires, notamment sur la ligne Medcar (Méditerranée-Caraïbes). Le volume de ces grands navires est de 6 900 tonnes, équivalents vingt pieds (EVP). Nous notons un changement de stratégie de certains acteurs maritimes. Nous devons donc à la fois augmenter nos infrastructures et disposer d'équipements de chargements et de déchargements adaptés. En effet, les navires augmentent en longueur mais aussi en largeur.

La fonction de hub constitue un sujet régulièrement évoqué dans la Caraïbe, expliquant en général la différence de trafic d'une année sur l'autre.

Il existe trois niveaux de coopération régionale.

Le premier est la coopération prévue par le conseil de coordination Antilles-Guyane. Cette coopération fonctionne. Personnellement, j'ai été quelque peu surpris par le rapport de la Cour des comptes. Ce rapport, rendu public au mois de juillet 2021 pour le GPM de la Guadeloupe, considère que la coopération Antilles-Guyane ne fonctionne pas en matière portuaire. Selon moi, le programme de travail est ambitieux. Avec mes collègues Jean-Rémy Villageois et Philippe Lemoine, nous sommes totalement investis dans ce travail, sans doute en phase de démarrage et contrarié par les vagues successives de Covid-19 mais je dirais que ce travail est plutôt sur de bons rails.

Le deuxième niveau de coopération se situe à l'échelle de la Caraïbe. Nous menons différentes actions, parmi lesquelles le projet Cariport. Au travers de l'association Caribbean Shipping Association , regroupant les acteurs maritimes et portuaires de la Caraïbe, nous avons prévu de partager la manière dont nous menons nos politiques en matière environnementale et de protection de la biodiversité. Notre idée est de réfléchir, à l'échelle de la Caraïbe, à un label commun. Un relationnel très fort s'est développé avec l'ensemble de nos collègues à l'échelle de la Caraïbe.

Le troisième niveau est national. Faire exister les outre-mer vis-à-vis des ministères est très important ainsi que de réactiver notre coopération et notre commission des ports d'outre-mer au travers de notre association professionnelle.

Concernant la compétitivité, les réserves foncières sont très faibles. Le GPM de la Guadeloupe est une installation multisite. L'ensemble de nos cinq sites représentent seulement 180 hectares terrestres, ce qui semble peu comparé aux 5 000 hectares que nous possédons sur le plan d'eau maritime. La question de la réserve foncière est donc particulièrement importante et doit faire l'objet de réflexions sur les développements à venir. Quelques exemples d'installations de pépinières d'entreprises existent néanmoins.

Concernant les objectifs de verdissement, le sujet majeur de l'électrification de quais se pose, comme c'est le cas pour les ports métropolitains. Nous sommes mobilisés sur ce sujet, ainsi que sur la numérisation des ports, pour laquelle nous avons conclu un certain nombre de partenariats avec des ports métropolitains.

En Guadeloupe, la volonté de développer l'économie bleue est aussi à noter. Des associations sont importantes. Le cluster maritime de Guadeloupe s'investit sur les sujets de la formation aux métiers de la mer et de sensibilisation sur l'importance de la mer en matière d'économie et de développement de l'emploi.

Enfin, la croisière est un axe de développement. Même si depuis deux ans, nous ne recevons plus de bateaux de croisière, nous portons, au niveau du GPM de la Guadeloupe, le projet Karukéra Bay , qui devrait permettre une amélioration significative de notre capacité d'accueil, grâce à l'aménagement du front-de-mer pointois.

M. Jean-Rémy Villageois, président du Grand port maritime (GPM) de la Martinique . - Les ports de la Martinique et de la Guadeloupe opèrent tous deux dans la zone Caraïbe. Nous servons les mêmes clients.

Le port de la Martinique a effectué le grand saut en 2012, en passant d'un port concédé à un GPM, sans passer par la case port autonome. Ainsi, la réforme portuaire a été pleinement absorbée, en un temps record. Le bilan de cette réforme est très positif. En effet, en quelques années, les indicateurs financiers et les ratios se sont redressés, permettant au port d'assurer la soutenabilité financière de ses investissements.

Le pilotage a été resserré autour d'une équipe restreinte. Nous sommes passés d'une gestion bicéphale à une gestion directe de l'ensemble de l'exploitation portuaire. Comme le soulignait mon collègue de la Guadeloupe, ce changement de gestion a permis une très bonne fiabilité. Depuis quelques années, le port assure l'ensemble de ses missions sans difficulté. L'ensemble de la classe portuaire s'est retrouvée fédérée autour de ce projet, avec de bons résultats en termes financiers, de fiabilité et de fonctionnement.

Les crises sanitaires et économiques que nous affrontons permettent de resserrer notre action autour des activités essentielles du port. Force est de constater que le grand port de la Martinique a pu assurer l'ensemble de ses missions, dans un environnement quelques fois très complexe, au service de l'économie et de la vie du territoire.

Souligner le contexte dans lequel évoluent les ports d'outre-mer, et celui de la Martinique en particulier, est intéressant. Nous sommes dotés de conditions nautiques très favorables, avec un accès direct à la mer, ce qui nous permet d'accueillir de plus grands navires à l'abri de la houle et des vents.

Nous traitons des activités très diversifiées sur quatre systèmes principaux : les hydrocarbures, les marchandises, les passagers et la réparation navale.

Ces activités ont un lien avec les problématiques d'économie bleue et d'emplois. Une estimation fait état de 7 500 emplois liés à l'activité portuaire, soit 6 % des emplois salariés en Martinique.

Le GPM détient un rôle moteur dans l'économie locale, en tant que véritable poumon économique. En effet, nous concentrons à peu près 98 % des échanges de marchandises en tonnage. En outre, la moitié des visiteurs accèdent à l'île par voie maritime. Nous exerçons donc un levier très fort sur l'ensemble de l'économie insulaire à travers notre projet.

Toutefois, nous évoluons dans un environnement naturel exceptionnel, ce qui nous impose de mettre en oeuvre des solutions techniques innovantes pour le préserver. Dans les années à venir, l'enjeu principal du port sera d'assurer notre transition énergétique et écologique, tout en participant au développement économique. L'équilibre entre environnement et économie est absolument prégnant. Il nécessite la mise en oeuvre de solutions innovantes et constitue l'enjeu principal du projet stratégique. Des actions ont déjà été réalisées et des actions clés sont à venir.

Nous nous reconnaissons tout à fait dans la stratégie nationale portuaire, bien que nous y soyons peu cités. Les grands thèmes sont bien présents, avec des points de cristallisation sur la Martinique, la Guadeloupe et les autres territoires d'outre-mer. Il nous reviendra de la décliner en tenant compte de notre environnement.

L'enjeu principal est d'assurer la transition énergétique et écologique dans un contexte de changement climatique. Nous évoluons dans un environnement où la dynamique économique et écologique est très forte, peut-être un peu plus que dans l'Hexagone. Nous devons tenir compte des évolutions. En effet, dans nos investissements, nous devons intégrer des éléments qui ne sont pas encore à l'ordre du jour, à savoir la montée des eaux et les phénomènes brutaux que sont les cyclones ou les tsunamis. Ces phénomènes sont propres à l'outre-mer et leurs effets sont extrêmement structurants et coûteux. Ils pèsent sur la soutenabilité financière de l'établissement.

Les ports d'outre-mer, en particulier celui de la Martinique, sont de petite taille. Nous sommes 115 salariés, avec un chiffre d'affaires de 25 à 27 millions d'euros et des actifs à 330 millions d'euros. Nous pouvons à peine assumer les amortissements des infrastructures dont nous sommes chargés. Ces infrastructures devront évoluer. La problématique principale du port est d'assurer la soutenabilité de ces investissements, qui devront être significativement revus à la hausse pour assurer la survie du port et du territoire qu'il dessert.

Un autre enjeu est l'évolution des cycles économiques. Concernant les évolutions de taille, en 2015-2016, nous avons vécu une massification très forte des transports. En termes de marchandises, les navires ont triplé de taille en l'espace d'une année sans que les volumes traités ne triplent eux aussi de taille. Nous sommes donc obligés d'adapter nos infrastructures à des évolutions exogènes sans pour autant augmenter, dans les mêmes ratios, l'activité économique. Un décalage existe entre l'environnement économique, la taille des navires, la fréquence des navires et les ports, et donc l'organisation des lignes. Les ports d'outre-mer doivent s'adapter à ces bateaux afin d'assurer la continuité territoriale et l'approvisionnement essentiel. Cette adaptation est aussi valable pour la croisière, où la taille des navires augmente rapidement. De même, les modes de motorisation évoluent.

Les ports doivent donc augmenter leur capacité en termes de tirant d'eau, de longueur de quais, d'outillage mais aussi de dispositifs de bunkering , c'est-à-dire d'approvisionnement en combustibles. Nous approvisionnons actuellement les navires en gasoil. Demain, nous devrons les approvisionner en liquefied natural gas (LNG). Ces éléments changent complètement le positionnement des ports, et cela dans des cycles très rapprochés. Si nous connaissions habituellement des cycles de vingt ans, les outre-mer sont actuellement confrontés à des cycles de deux ans.

En conclusion, le bilan de la gouvernance est très favorable, avec des résultats probants. Le travail doit se poursuivre dans les années à venir. En effet, des transitions doivent être gérées sur le temps long. De grands enjeux sont à venir, avec un fort engagement de l'État et de la collectivité. Les ports sont présents au rendez-vous, dans un contexte plutôt compliqué.

M. Philippe Lemoine, directeur général du grand port maritime (GPM) de la Guyane . - Avec la Martinique et la Guadeloupe, la Guyane fait partie des trois GPM de l'espace caribéen, et même atlantique. Les forces de nos ports résident dans leur qualité d'infrastructure essentielle, au sens européen du terme. En effet, chaque GPM constitue la porte d'entrée et de sortie principale de nos territoires. Cette force peut aussi être considérée comme une faiblesse car, en cas de difficulté, il n'existe pas d'alternative à l'utilisation du port, comme dans l'Hexagone.

Une faiblesse de la Guyane vient du fait que le volume des marchés n'est pas encore suffisant pour accompagner les lourds investissements nécessaires pour être à la hauteur d'une bonne desserte maritime. J'imagine qu'il en est de même pour d'autres infrastructures en Guyane. Investir pour accompagner le développement est nécessaire. Or investir est parfois compliqué lorsque les ressources ne sont pas suffisantes.

Un autre point faible de la Guyane est que les conditions nautiques n'y sont pas très favorables. Certes, nous ne connaissons pas de saisons cycloniques comme aux Antilles. Toutefois, nous connaissons un phénomène d'envasement, dû au rejet du fleuve Amazone. La conséquence directe est la limitation de nos tirants d'eau. Malgré des efforts permanents de dragage, nous restons très limités dans nos capacités d'accueil. Aujourd'hui, les tirants d'eau pour entrer dans le port de Dégrad des Cannes, site principal du GPM de la Guyane, sont limités à sept mètres, à condition d'entrer à marée haute. À ce jour, nous n'avons pas de perspective pour nous dégager de cette forte contrainte, hormis des projets d'implantation d'un port très au large. Je ne sais pas si nous pourrons accompagner ces projets jusqu'au bout.

En outre, un autre point faible, inhérent au peu de volume des échanges, est la difficulté à encourager la concurrence. La desserte de la Guyane pour le trafic de conteneurs, qui compose l'essentiel du trafic d'approvisionnement de la consommation locale, est assurée par deux compagnies maritimes. Ces dernières, en vessel sharing agreement (VSA), ne sont pas véritablement en concurrence. Nous cherchons les moyens de mettre en place une concurrence mais pour le moment, les faibles volumes ainsi que nos infrastructures qui doivent encore être modernisées, ne le permettent pas vraiment.

En Guyane, le premier de nos grands objectifs est la réhabilitation de nos ouvrages. Quand le GPM s'est vu attribuer l'ensemble des ouvrages, notamment sur le site de Dégrad des Cannes, nous avons constaté que ces ouvrages étaient vieillissants et ne répondaient pas vraiment aux besoins d'un trafic portuaire modernisé. Depuis 2013, nous poursuivons de grands efforts d'investissements pour renouveler nos ouvrages et, en même temps, les adapter aux normes environnementales.

Nous devons faire face à un autre enjeu : étendre notre foncier disponible et l'aménager. Ce port avait été principalement concentré sur l'accueil des navires, ce qui est sa fonction essentielle. Néanmoins, nous voyons bien qu'un port ne peut se développer que s'il offre un foncier, afin de permettre l'installation d'entreprises ayant besoin de la proximité du port pour se développer elles-mêmes. En s'installant, les entreprises accompagnent elles aussi le développement du port.

L'autre enjeu que nous essayons de relever est l'ouverture du territoire de la Guyane aux pays voisins. La Guyane a la particularité d'être une portion d'Europe en Amérique du Sud. C'est notre devise. Nous présentons le GPM de la Guyane comme « l'Europe au carrefour des Amériques ». Cette caractéristique constitue certainement une force. Cependant, nous devons savoir comment nous nous ancrons définitivement dans cette Amérique du Sud. Les pays voisins tels que le Brésil, le Suriname et le Guyana ne parlent pas la même langue que nous. Nous sommes dans un environnement hétérogène. Ces pays appartiennent à des espaces économiques différents. La Guyane est bien entendu rattachée au marché européen et aux règles communautaires. Le Brésil est plutôt rattaché au Mercosur tandis que le Suriname et le Guyana sont rattachés au CARICOM. Échanger avec ces pays est compliqué. Malgré tout, nous devons réaliser cet effort si nous voulons, entre autres, diminuer les coûts d'approvisionnement pour la Guyane et mieux ancrer ce territoire dans son environnement.

Concernant la gouvernance, l'ensemble des acteurs de la place portuaire guyanaise évalue positivement l'évolution que constitue par la création des GPM. Cette dernière a mis fin à une dualité de gouvernance entre l'État, dont les activités étaient régaliennes, et les concessionnaires, dont les activités étaient plus commerciales ou gestionnaires. Une seule voix parle au nom du port, ce qui est vécu très positivement.

Concernant la prise en compte des outre-mer dans la stratégie nationale portuaire, tous les ports, de l'Hexagone comme d'outre-mer, partagent l'objectif d'accompagner le développement économique de nos territoires. Ce point est sans doute plus saillant en outre-mer que dans l'Hexagone. Il constitue l'un de nos objectifs prioritaires. Cet accompagnement du développement économique de nos territoires ne peut avoir lieu que si nous relevons le défi des transitions écologique et numérique. Cette dernière est déjà bien avancée.

Le positionnement de la Guyane est un peu particulier. En raison des contraintes nautiques, nous ne pouvons pas accueillir de gros navires. Ce fait nous pénalise beaucoup pour offrir une possibilité de hub. Par ailleurs, je ne sais pas si devenir un hub est vraiment un but que nous visons. Mieux nous inscrire au sein de notre territoire est par contre essentiel. Nous devons donc plutôt parvenir à lever toutes les contraintes qui entravent nos échanges avec les autres.

Par exemple, nous construirons l'année prochaine un poste communautaire frontalier. Celui-ci nous permettra d'assurer en Guyane le contrôle de tous les produits venant de pays hors de l'Europe. Ce poste marquera le franchissement d'une belle étape car nous pourrons contrôler et tester directement les produits provenant du Brésil, de la Caraïbe ou d'Amérique centrale. Aujourd'hui, si nous souhaitons importer des produits de pays tiers en Guyane, nous devons nécessairement les faire passer par l'Hexagone.

Une fois cette première étape franchie, nous devrons parvenir à trouver, d'une part, des flux d'échanges avec nos pays voisins et, d'autre part, le vecteur qui les transportera, à savoir mettre en oeuvre une ligne maritime. Le GPM de la Guyane déploie beaucoup d'effort pour promouvoir une telle ligne. Ce n'est pas facile car les espaces économiques ne sont pas les mêmes et les volumes d'échanges ne sont pas encore très élevés. Nous devons être persévérants quant à cet objectif.

Dans le même ordre d'idée que la création d'un hub, suivre l'évolution du trafic de conteneurs est déjà une étape importante pour la Guyane. Cependant, nous n'assistons pas non plus à une explosion des trafics dans la mesure où celle-ci suit l'évolution de la démographie. Nous parlons d'une évolution de l'ordre de 2 ou 3 % par an qui s'accompagne relativement facilement, bien que nos infrastructures doivent être modernisées et réhabilitées.

Jean-Pierre Chalus a noté que la Cour des comptes avait été un peu critique par rapport au fonctionnement de notre conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane. Certes, nous pourrions toujours souhaiter que ce conseil soit encore plus actif. Toutefois, je pense aussi que ce conseil produit de bons résultats. Entre la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, de nombreux travaux ont été menés en commun, notamment des thèmes de réflexion sur la modernisation de la manutention.

Actuellement, nous construisons une plateforme informatique de données portuaires commune à l'ensemble des ports de la Caraïbe, voire au-delà. Cette plateforme constitue un beau défi que, je l'espère, nous relèverons.

En outre, nous partageons des expériences. Nous devons être encore plus actifs. Le contexte de la pandémie ne facilite toutefois pas les échanges.

Nous projetons de construire un port flottant, qui nous affranchirait de ces problèmes de tirants d'eau et pourrait constituer une plateforme commune à l'ensemble des pays du plateau des Guyanes. Cet objectif est ambitieux. Nous devons regarder comment nous faire accompagner pour véritablement étudier la faisabilité de ce type de projet.

Enfin, l'activité de croisière est moindre en Guyane qu'en Guadeloupe ou en Martinique. Malgré tout, en dehors de la période de pandémie, une croisière « de niche » que nous pourrions qualifier de « tourisme amazonien » se développe. En Guyane, nous avons tout intérêt à essayer de nous positionner afin d'accueillir, ne serait-ce qu'une fois par mois, des petits navires de croisière. Ce sujet doit faire l'objet d'un travail car quelques points faibles doivent encore être surmontés, notamment concernant les structures d'accueil (conditions de transport et de déplacement à l'intérieur de la Guyane).

M. Éric Legrigeois, président du directoire du grand port maritime (GPM) de La Réunion . - La Réunion présente quelques particularités par rapport aux Antilles et à la Guyane mais également des points communs évidents, à savoir une insularité et un environnement régional ne répondant pas aux règles européennes. Ce dernier point est d'autant plus vrai dans l'océan Indien car notre concurrent principal, l'île Maurice, n'obéit pas aux mêmes règles que nous.

Tout d'abord, la force de La Réunion est sa position géographique. Nous sommes au croisement de grandes lignes maritimes : Europe-Australie, Asie-Afrique australe et Asie-Afrique de l'Ouest. Cette position nous donne une opportunité de capter certains flux qui ne sont pas forcément destinés à La Réunion.

Une autre force du port est le dynamisme de l'économie réunionnaise. Le volume import de La Réunion dépassera cette année le record de 2019. Le marché est intéressant et nous sommes desservis par les trois grands armements. Certaines lignes sont gérées en vessel sharing agreement (VSA) tandis que d'autres le sont en direct. Cette capacité de desserte des trois armements constitue évidemment un enjeu important.

Chaque armement dispose de son manutentionnaire, ce qui constitue plutôt une faiblesse. La présence de trois aconiers sur un seul quai sous portique d'un peu plus de 600 mètres est bénéfique pour la concurrence, mais moins bénéfique pour l'optimisation des surfaces et des modalités d'exploitation.

De ce fait, le grand port reste le propriétaire de tous les gros outillages. Deux portiques sont en cours d'acquisition. À partir du deuxième trimestre 2022, nous possèderons six portiques récents, dont cinq de dernières générations et un sixième un peu plus ancien. Cinq portiques traitent la vingtième ou vingt-et-unième rangée, ce qui nous permet de traiter des bateaux jusqu'à 12 000 EVP. Au-delà, il est clair que nous serons limités.

Avec des travaux d'infrastructures portuaires raisonnables, nous pouvons imaginer accueillir des navires jusqu'à 366 mètres, soit la taille des navires traversant le jeu d'écluses du Panama. Cependant, accueillir des bateaux de 18 000 EVP ou plus paraît assez inconcevable. Pour le moment, la question ne se pose pas car l'effet de cascading entre les très gros bateaux mis en ligne ces derniers mois sur les lignes Europe-Amérique du Nord et Asie-Pacifique n'a pas induit de tendance forte. Néanmoins, nous voyons, dans la tension actuelle sur le transport maritime, que les bateaux qui desservent aujourd'hui La Réunion sont saturés.

Depuis plusieurs mois, un chargeur souhaitant effectuer de l'importation à La Réunion n'aura pas de place sur les bateaux s'il ne s'y prend pas entre six à huit semaines à l'avance. La raison est que l'augmentation de la taille des bateaux n'est pas facile. Le coût des affrètements est devenu exorbitant ces derniers mois, ce qui explique que ces grands armements ont racheté plusieurs dizaines de navires de tailles variées, en général anciens et avec, souvent, une durée de vie résiduelle assez faible. Ces navires leur permettent de desserrer les contraintes sur certains services secondaires.

Un autre point fort de La Réunion est que l'île constitue un petit coin d'Europe dans l'océan Indien. Nous sommes parfois oubliés. Pourtant, nous sommes capables de regarder l'Afrique australe, qui représente un enjeu pour demain, de manière un peu différente. Il existe des réflexions sur des routes de la soie situées plus au Sud, avec des investissements chinois, notamment sur des ports kenyans ou tanzaniens, pouvant modifier la géostratégie globale dans un contexte indopacifique assez sensible. La rivalité économique Inde-Chine a tendance à migrer vers le Sud. Nous le constatons au travers de certaines décisions, notamment d'implantation des bases navales.

Parmi les faiblesses, le contexte insulaire nous contraint à nous adapter au changement climatique. Nous devons nous préoccuper de ce sujet aujourd'hui. Le problème n'est pas immédiat mais les travaux à imaginer pour sécuriser certaines infrastructures, avec les hypothèses d'augmentation du niveau de la mer à l'horizon de 2050, s'avèrent extrêmement coûteux. Ces éléments doivent être anticipés.

Une autre faiblesse est que nous sommes situés dans des zones non interconnectées. Nous sommes évidemment extrêmement tributaires de l'électricité pour nos opérations. Étant un point d'importance vital, nous devons être capables de suppléer, avec deux ou trois redondances, à tout évènement majeur. Cette caractéristique engendre des investissements qui ne sont pas générateurs de recettes.

Lors du dernier conseil de surveillance, nous avons d'ailleurs validé une opération d'investissement de 5,5 millions d'euros visant uniquement à sécuriser le terminal à conteneurs en créant un nouveau transformateur clonant le premier, avec une boucle de 5 000 volts, pour assurer une alimentation sécurisée de tous les équipements.

La petite taille des marchés constitue également une faiblesse. Lorsque nous parlons de transition énergétique, il n'est pas évident de savoir si certaines pistes sont viables compte tenu de la taille du territoire. Par exemple, il existe aujourd'hui des démarches extrêmement volontaristes sur le développement des filières hydrogènes. Entre la capacité de production d'hydrogène vert ou bleu, la capacité de stockage - avec les zones de danger qui peuvent être générées - et la capacité de concevoir tous les mécanismes de distribution en aval de cette production, savoir si ces filières représentent une piste fiable pour des territoires comme les nôtres n'est pas évident. Cette notion de taille critique interférera avec beaucoup de nos politiques.

Concernant la gouvernance, je rejoins mes collègues. J'ajoute qu'il existe, encore, aujourd'hui, quelques acteurs portuaires un peu nostalgiques des concessions portuaires. Ces concessions donnaient sans doute le sentiment de pouvoir peser plus fortement sur certaines décisions intéressant des secteurs bien précis. La neutralité garantie par cette nouvelle gouvernance ne fait pas plaisir à tout le monde. De manière récurrente, nous constatons des velléités de faire entrer au conseil de surveillance des membres de la communauté portuaire. Nous pouvons entendre le reproche déplorant le faible nombre de spécialistes du domaine maritime dans les conseils de surveillance. A contrario , la présence, dans ce conseil de surveillance, des collectivités et des acteurs économiques de nature diverse constitue aussi la garantie que les grands ports servent l'intérêt général et sont en phase avec le territoire. Ces acteurs contribuent ainsi au développement économique des îles.

Il apparaît clairement que la stratégie nationale portuaire n'a pas été construite autour des outre-mer. Pour autant, dans de nombreux domaines il n'existe pas de raison d'effectuer des spécificités pour les outre-mer. Nous sommes évidemment complètement en phase avec les enjeux d'environnement, de développement durable et d'économie circulaire.

Notons que, dans nos territoires, 100 % du trafic par conteneurs transite déjà par nos ports. En revanche, si nous voulons que notre situation de monopole soit efficace économiquement, amortir certains gros investissements sur un trafic plus large que le seul trafic import est nécessaire. J'évoquais l'acquisition de deux portiques. Le port de La Réunion n'a pas besoin de six portiques pour gérer le trafic import mais grâce à ce transbordement, nous pouvons en bénéficier ainsi que d'une connectivité supplémentaire, offrant des atouts aux chargeurs pour se greffer sur différents marchés et exporter plus largement. Ce mécanisme permet au GPM d'accompagner le développement économique.

Concernant la massification, l' hinterland de nos ports est exclusivement desservi par du trafic routier. En revanche, de vraies optimisations de la chaîne logistique sont envisageables. Sur ce point aussi, nous devons apporter notre pierre à l'édifice, en particulier sur la zone arrière portuaire où nous devons concilier des fonctions directement liées au trafic maritime et des fonctions d'optimisation de cette chaîne logistique réunionnaise.

Concernant le développement régional et international, La Réunion est un hub régional grâce à CMA CGM qui, depuis 2015, a pris cette position stratégique au départ risquée. Le résultat me semble plutôt positif. En effet, les deux autres armements, Maersk et MSC, ont également mis en place du transbordement à La Réunion. Les proportions sont moindres mais les armements testent cette opportunité.

La contrainte de la surface de terre-plein empêche d'imaginer, au-delà du raisonnable, le développement du transbordement. Toutefois, l'objectif de La Réunion n'est pas de disposer de 300 000 ou 400 000 EVP de transbordement. En effet, l'objectif est de trouver l'optimum économique entre offrir à La Réunion des moyens très performants pour optimiser le coût du passage portuaire et offrir des facilités aux armements.

Notre idée n'est pas de transférer de Maurice des flux importants de conteneurs. Le bipôle La Réunion-Maurice est un atout même si nous sommes en concurrence sur certains trafics. En effet, les armements savent que, dans l'hypothèse où un port serait inopérant pendant quelque temps, le second permet de décharger sans avoir à envoyer des conteneurs en Australie.

Afin de pérenniser le transbordement, notre enjeu est de fidéliser les armements. Une de nos pistes est de pouvoir, grâce à la zone arrière portuaire, investir à La Réunion sur toutes les prestations en aval du post-acheminement des conteneurs. En immobilisant davantage de capital, nous pensons qu'une structure intégrée à La Réunion créera, pour les armateurs, un lien plus fort avec l'île.

L'autre enjeu de développement est l'élargissement de l'offre de services. Le développement de la réparation navale constitue un exemple. Notre idée n'est pas d'intervenir de manière lourde sur un gros porte-conteneurs à La Réunion. Toutefois, développer des compétences de réparation navale constitue un vrai atout à l'échelle de l'océan Indien. L'an dernier, un navire de 300 mètres de la compagnie MSC a cogné un quai et a déchiré sa coque. La maîtrise des compétences pour intervenir à flots et l'obtention des certifications de navigabilité après une semaine de travaux ont été appréciées par l'armement. En outre, cette activité de réparation navale aurait un impact évident sur l'emploi. En effet, nous espérons la création d'une bonne centaine d'emplois. Nos atouts existent aussi en matière de transition écologique si, pour certains bateaux basés à La Réunion, des modifications de motorisation sont à effectuer. Nous disposerons des outils et des compétences pour les gérer.

Concernant les chantiers prioritaires pour adapter les infrastructures à l'explosion du trafic par conteneurs, de gros efforts doivent être réalisés sur l'outillage. Nous avons un important handicap sur les terre-pleins. En effet, nous sommes extrêmement contraints en termes d'extension, sauf dans la zone arrière portuaire, qui n'est pas notre propriété. Le département est réticent à céder ces hectares et envisage plutôt une mise à disposition de longue durée, assez peu adaptée aux contraintes d'amodiation que nous sommes amenés à effectuer sur les ports.

Au niveau du complexe industrialo-portuaire, en 2019, nous avions mené avec l'INSEE une étude montrant que le complexe représente environ 4 300 emplois. Le potentiel de la zone arrière portuaire est estimé à 1 800 emplois supplémentaires. Il existe de vrais enjeux en faveur du développement de cette activité. L'autre chiffre intéressant est que 2 % des emplois génèrent 7 % de la valeur ajoutée réunionnaise.

Concernant la coopération régionale, nous avons peu de contacts avec Mayotte. L'association des ports des îles de l'océan Indien s'attache à faciliter les échanges, à travailler sur des sujets neutres mais porteurs de progrès. Il y a quelques années, la thématique était la sûreté portuaire, en fait comment harmoniser les pratiques et faire monter en compétences les ports de Madagascar, des Comores et des Seychelles sachant que La Réunion et Maurice étions dans les standards ISPS.

Plus récemment nous avons travaillé sur une approche visant à identifier les segments les plus pertinents pour la croisière dans l'océan Indien. Ce secteur ne manque pas de notoriété. En revanche, la capacité d'accueil touristique est limitée. En outre, les caractéristiques des ports sont, elles aussi, limitées. Imaginer la venue de megaships dans ces territoires est déraisonnable. De plus, les distances sont longues. La Réunion ne se situe pas dans la cible de ce type de croisiéristes.

Cependant, les segments « luxe, expéditions et découvertes » sont beaucoup plus adaptés au territoire. L'avantage est que cela permet de relativiser l'ampleur des travaux d'infrastructures à réaliser pour accueillir les bateaux correspondants.

La pandémie de Covid-19 est évidemment venue perturber toutes les perspectives de développement. Nous avons donc réorienté la fin de notre étude sur la garantie de conditions sanitaires satisfaisantes pour les armements. Nous avons utilisé une approche extrêmement méthodique pour montrer que nous sommes capables d'identifier des niveaux d'exposition pandémique. Définir le niveau pour chaque île revient bien sûr aux autorités gouvernementales. En fonction du niveau, nous disposons d'une grille de lecture permettant aux armements de savoir à quoi s'attendre lorsqu'ils demanderont une escale. Permettre que chaque autorité locale s'approprie la démarche et accepte d'entrer dans cette logique constitue un travail de longue haleine qui n'est pas encore achevé.

En Afrique australe, et en particulier au Mozambique, les exploitations oil and gaz sont pour le moment suspendues en raison de l'insécurité liée aux mouvements radicaux islamistes du nord du Mozambique. Néanmoins, l'activité devrait certainement redémarrer. Évidemment, Mayotte est plus proche de ce site et a un rôle à jouer par rapport à la logistique de ces installations.

Toutefois, La Réunion s'est positionnée en complémentarité sur différentes thématiques. L'une de ces thématiques est l'emploi et la formation. Le gouvernement du Mozambique exige qu'au bout d'un certain temps, plus de 90 % de la masse salariale de ses activités soient servies à des Mozambicains. Afin que les Mozambicains n'assurent pas que des métiers non qualifiés, nous essayons de construire, avec l'appui de la région, un mécanisme nous permettant d'améliorer les relations avec le Mozambique. À travers ce soft power , nous espérons avoir des échanges matériels plus importants.

Pour ce qui est de notre foncier, il est exigu, d'où cet enjeu de zone arrière portuaire de 85 hectares. Nous espérons qu'une quarantaine d'hectares soient directement affectés au trafic portuaire. Les cinquante autres hectares seraient alors impliqués dans une articulation avec le tissu industriel local afin d'optimiser la chaîne logistique réunionnaise.

Du fait du caractère exigu de notre foncier, faire évoluer nos installations au gré des besoins constitue un fort enjeu. Les ateliers de l'océan, qui abriteront les entreprises de la filière réparation navale, seront aménagés à l'intérieur de l'ancien terminal céréalier. Une opération est financée par le plan de relance afin de mettre aux normes le bâtiment existant par rapport aux exigences de l'arrêté ICPE (Installations classées pour la protection de l'environnement).

L'étape suivante sera possiblement le terminal sucrier. En effet, compte tenu de l'évolution tendancielle de la filière canne et de la production du sucre en vrac, nous disposons aujourd'hui d'installations très excédentaires en capacité par rapport aux flux. Puisque l'opérateur unique, Tereos, se refuse de payer le « juste prix » de ce confort, nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une activité trop déficitaire pour le port. Nous réfléchissons donc à une refonte partielle de ce terminal sucrier.

La Réunion présente une caractéristique particulière concernant la numérisation. Un cargo community system maison, nommé SIMAR, a été co-construit avec les acteurs de la place portuaire. Ce système est interopérable avec les autres. Le fait que nous puissions en faire un outil de coopération est intéressant. Une autre convention interrégionale, avec les Seychelles, vise à leur présenter la démarche. Il ne s'agit pas de leur vendre un logiciel clé en main mais de leur présenter la démarche afin qu'ils puissent développer un outil dimensionné à leur échelle. Leurs flux sont modestes, rendant les gros outils inadaptés.

Nous mettons en place une logique de passerelles entre numérisation et transition écologique. Nous menons des réflexions de type smart grid (réseaux intelligents) sur la manière de concilier la production photovoltaïque, l'autoconsommation avec nos chambres froides et les branchements à quai. Ces éléments nécessitent des outils de pilotage assez fins. Nous sommes tout de même l'un des plus gros consommateurs d'électricité de l'île et maîtriser notre dépense énergétique constitue donc un véritable enjeu. D'autres projets sont en cours, tels que le remplacement du chauffage au fioul par de la cogénération de biomasse.

Enfin, le projet d'un lycée de la mer à La Réunion existe depuis longtemps mais peine à se concrétiser. Nous essayons de faire passer le message que le périmètre des métiers de la mer n'est pas seulement lié à la pêche. Par exemple, les métiers de la réparation navale doivent également être inclus.

M. Mansour Kamardine, député de Mayotte et président du conseil portuaire de Mayotte . - De manière générale, Mayotte arrive toujours en retard. Mayotte n'a non seulement pas été associée à la stratégie nationale portuaire mais elle n'a pas non plus bénéficié des transformations des ports. Au contraire, l'État a décidé en 2012 de lui impulser le mouvement inverse. Plutôt qu'un GPM, on a choisi de créer un petit port, pour des raisons que seul l'État peut expliquer. Dès qu'il nous a été transféré, nous avons cru recevoir un cadeau, qui était en réalité empoisonné. Nous avons organisé une délégation de service public (DSP). Tous les acteurs s'accordent actuellement sur le fait que cette DSP ne fonctionne pas.

Ainsi, au moins par deux fois, les élus de Mayotte, les parlementaires, le président du conseil départemental et le président de l'association des maires ont été amenés à écrire au Gouvernement pour leur demander de faire évoluer le statut de ce port.

À l'occasion d'une audition au Sénat, Annick Girardin, ministre de la mer et ancienne ministre des outre-mer, a évoqué la possibilité d'une évolution de ce statut, sans doute attendue.

D'une manière générale, la France est experte en matière de management des ports. En même temps, nous ne savons pas capitaliser cette compétence pour rendre nos ports plus attractifs. Un État tel que Malte, dont le territoire est plus petit que celui de Mayotte, gère 2,7 millions de conteneurs tandis que Mayotte n'en gère que 75 000.

La position de Mayotte, au nord du canal de Mozambique, est très privilégiée. Elle est en relation directe avec l'Est africain qui est en plein essor. Nous ressentons un manque de prise de conscience de l'opportunité que cela représente pour la Nation tout entière. Ce port devrait être utilisé comme un point d'appui ou une rampe de lancement de nos grandes entreprises, qui ont des opérations sur place. Ces actions sont à mener rapidement et ont été sollicitées par ces acteurs économiques, tels que la société Total, qui nous demandent de leur offrir les capacités de faire de Mayotte une base arrière. Nous pourrions par exemple construire un hôpital et aménager l'aéroport afin qu'il soit possible de se déplacer facilement entre Mayotte et le Mozambique.

La réflexion que vous menez tombe à point nommé pour faire en sorte, avec l'État, que cet outil puisse se développer, pour accompagner nos entreprises et pour créer de l'emploi. Rappelons que Mayotte est le territoire le plus pauvre de la République, voire de l'espace européen. Mayotte est le territoire où le chômage est la règle et l'emploi l'exception. C'est ce manque d'ambition que je me suis permis de venir vous exposer afin de vous y sensibiliser.

Des solutions et des propositions existent. Bien évidemment, l'aspect management, avec la DSP, trouvera des solutions. Pendant très longtemps, le conseil départemental a été absent de la gestion de la DSP. Dorénavant, il est de plus en plus présent. Nous devrons sans doute réfléchir à l'idée exprimée par Annick Girardin quant à l'évolution du statut du port.

Nous pensons très sérieusement que nous pouvons mener les mêmes actions que les autres territoires. Pour inciter le développement (notamment social) aux Canaries, région ultrapériphérique comme Mayotte, un régime fiscal dérogatoire a été développé. Ce régime fiscal dérogatoire, qui permet aux opérateurs économiques de venir avec des obligations d'investir et de créer des emplois, a réduit la quasi-totalité du chômage.

Face à cette situation, je crois que des solutions existent pour inciter les partenaires privés à venir et investir à Mayotte sans que nous allions directement chercher les ressources budgétaires de l'État. Ces investissements des partenaires privés pourraient créer les ressources dont le territoire a grandement besoin.

En termes de positionnement géographique, Mayotte a la capacité de constituer un sous-hub, en complément avec La Réunion. Toutefois, je dois avouer ma surprise lorsque le directeur du port de La Réunion a évoqué l'accompagnement de l'évolution technique des ports de la zone en oubliant Mayotte. Nous pouvons participer, à partir du positionnement qui est le nôtre, au projet du Président de la République de développer un axe indopacifique. Notre idée n'est pas de contourner La Réunion. Toutefois, permettons à Mayotte de jouer aussi, notamment à travers son port, ce rôle de point d'appui du développement de notre politique indopacifique.

Chers amis, je suis profondément français. Je m'interroge beaucoup sur les actions de notre État. Nous avons eu une chance exceptionnelle d'être partout en Afrique. Or, plus nous avançons dans le temps, plus j'ai l'impression que nous nous recroquevillons sur la France continentale européenne. Pendant ce temps, nous laissons la place aux Chinois, qui n'étaient pas présents il y a encore quelques années. Tous les jours, nous reculons et nous applaudissons ou nous nous étonnons ! De grâce, s'agissant de Mayotte, soyons fiers de ce territoire français et de ce qu'il peut apporter à la Nation, notamment dans le domaine du développement économique à travers nos ports. Nous disposons d'atouts, que beaucoup nous envient. Malheureusement, nous ne savons pas les exploiter.

Mme Vivette Lopez , présidente . - C'est pour cette raison que nous menons cette réflexion sur les ports ultramarins au sein de notre délégation. Croyez bien que nous y sommes particulièrement attentifs.

M. François Marendet, chargé de mission auprès du Conseil départemental de Mayotte pour les affaires du Port de Mayotte . - Les actions prévues dans le schéma national portuaire ne sont absolument pas adaptées au territoire de Mayotte. Le financement du verdissement envisagé par l'État ne concerne que les GPM. Il ne concerne pas les ports décentralisés ni les ports ultramarins, et encore moins les ports qui sont les deux.

En outre, la présence des outre-mer sur tous les continents et le fait qu'ils représentent environ 2,7 millions d'habitants ne sont pas assez valorisés sur le plan européen.

Le problème du foncier n'est pas réglé à Mayotte, y compris pour le port. Concernant le portuaire, le foncier reste la propriété de l'État, géré par le département. Ce point pourra constituer un avantage ou un inconvénient suivant l'évolution que prendra le statut du port. Il est important que les collectivités maîtrisent le foncier en vue de nouveaux projets concernant les ports, notamment le développement de ports secs permettant le stationnement des bateaux à terre. Ces initiatives doivent être maitrisées par la puissance publique d'une certaine façon.

L'adaptation au changement climatique constitue aussi un point important, d'autant plus à Mayotte qui s'enfonce par endroit à cause de l'apparition du volcan sous-marin. Les conséquences sur les infrastructures portuaires ne sont pas étudiées actuellement et constituent l'une des questions spécifiques qui se poseront à Mayotte.

À Mayotte, certains navires sont gréés tandis que d'autres sont non gréés. Ceux qui le sont permettent d'effectuer un déchargement direct. Cependant, l'évolution des navires tend à une diminution du nombre de navires non gréés sur le marché, d'autant plus que le taux d'affrètement augmente très fortement. Le principal armateur qui gère des navires non gréés n'est pas propriétaire des bateaux qu'il envoie à Mayotte. Ces éléments montrent la nécessité que la puissance publique maîtrise encore plus fortement, quel que soit le statut, cette porte d'entrée stratégique qu'est le port de Mayotte.

La maîtrise du foncier par la puissance publique est très importante car Mayotte a des problèmes d'engorgement routier, comme beaucoup d'îles d'outre-mer. La possibilité d'effectuer de la desserte maritime de passagers ou de fret sur le pourtour de l'île de Mayotte est un point relativement important, nécessitant une véritable maîtrise par la collectivité de l'île.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Notre collègue Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, souhaite ajouter quelques mots.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je voudrais poser une question un peu naïve, à laquelle les intervenants ont en partie répondu. Le président Jean-Pierre Chalus a évoqué une coopération régionale à trois échelles (antillaise-guyanaise, caribéenne et nationale). Je ne l'ai pas entendu parler d'une coopération dans le bassin de l'océan Indien. Qu'en est-il ? J'interroge M. Jean-Pierre Chalus en sa qualité de président de l'Union des ports de France.

Pour être constructif, je souhaite savoir pourquoi il n'existe pas davantage de coopération, d'abord entre les Français. Nous parlons des ports français, quel que soit leur statut. Éric Legrigeois a insisté sur le fait qu'il fallait aider les ports de l'océan Indien à monter en puissance. Or il a évoqué tous les ports étrangers et non celui de Mayotte. Pourquoi cette sorte d'ostracisme à l'égard de la collectivité la plus en difficulté ?

Je rappelle que l'absence de résolution des difficultés socio-économiques de Mayotte aura pour conséquence un exode vers les autres territoires, et notamment vers La Réunion.

Le sujet du port n'échappe pas à la règle. Ce manque de considération est d'autant plus dommageable et frustrant que Mayotte se trouve au milieu d'un bassin, à proximité de plusieurs régions et pays. Améliorer la coopération entre les départements serait beaucoup plus constructif que de chercher à coopérer avec des pays tiers, même s'il ne faut pas négliger la coopération à l'endroit des pays tiers.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Messieurs, avant de vous donner la parole pour répondre, nous allons entendre le dernier intervenant.

M. Nicolas Allemand, directeur adjoint de la Direction des territoires, de l'alimentation et de la mer (DTAM) de Saint-Pierre-et-Miquelon . - Je m'adresse à vous en tant que directeur adjoint du service d'État chargé du dernier port d'intérêt national, à savoir le port de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Évidemment, du fait de la taille de l'archipel, nous n'avons pas les mêmes caractéristiques en termes de trafic ou d'enjeux de volume que les ports ayant été présentés jusqu'ici. Toutefois, pour l'archipel, le port constitue une porte d'entrée stratégique. Hormis les passagers aériens, tout entre et sort par le port. Sa spécificité est de disposer de deux bassins distants de 40 kilomètres. En effet, le port est à la fois celui de Saint-Pierre et celui de Miquelon. Le bassin de Saint-Pierre est une infrastructure relativement étendue par sa superficie, avec une polyvalence d'activités (port de commerce, de pêche, de plaisance, de transport de passagers et bientôt de croisière).

Pour autant, les infrastructures dont nous disposons sont vieillissantes, bien qu'elles aient fait l'objet d'investissements importants de la part de l'État lors de ces cinq dernières années. Nous avons encore des besoins structurels importants, notamment sur les activités de commerce, aussi bien à Saint-Pierre qu'à Miquelon. Avant même de parler de développement, la réparation ou la rénovation substantielle doit s'inscrire dans un futur immédiat pour des raisons de sécurisation. Ces éléments constituent selon moi une des principales difficultés.

Néanmoins, ces bassins portuaires présentent de nombreux atouts. En effet, leur position géographique est stratégique. Nous nous situons à proximité immédiate d'un axe majeur Europe-Amérique du Nord. Nous disposons d'un grand bassin, avec des possibilités d'extension bien que les volumes de trafic soient faibles.

Les difficultés que nous observons sont liées à notre statut actuel. Le port est géré en direct par un service déconcentré de l'État, dont ce n'est pas la seule mission ni forcément le métier. Il est difficile de disposer d'équipes dédiées uniquement à l'activité portuaire. C'est pourquoi nous accueillons actuellement une mission préfiguratrice, présente sur l'archipel pour conduire la transformation du port d'intérêt national en établissement public portuaire. Cette mission rendra bientôt ses conclusions. Il n'est pas question de décentraliser le port : celui-ci restera un établissement public national. Ce changement devrait permettre d'engendrer des recettes. Notre port est l'un des rares à ne pas dégager de recettes, du moins pour l'exploitant. C'est une difficulté supplémentaire.

Toutefois, au-delà de la rénovation des infrastructures, des leviers de croissance se profilent. Bientôt, nous réceptionnerons un nouvel ouvrage dédié à l'activité de croisière. Ce type d'activité est assez important dans le bassin du Saint-Laurent. Cet ouvrage devrait nous permettre d'accueillir, dans de meilleures conditions, des bateaux de croisière. Une vingtaine d'escales sont déjà à l'ordre du jour pour l'année prochaine.

Un autre levier concerne le développement du trafic de ferries. La collectivité territoriale a fait l'acquisition de deux navires, à la fois pour la desserte inter-îles et le rattachement maritime du territoire à l'île de Terre-Neuve. Cette activité de ferries est amenée à se développer fortement une fois la crise sanitaire passée. Elle produit aussi des impacts sur les infrastructures portuaires dans la mesure où les ferries de la collectivité se doivent d'opérer dans de meilleures conditions qu'actuellement au sein des ports de Saint-Pierre et de Miquelon.

Nos échanges ont lieu presque exclusivement avec notre voisin canadien. Tous les bateaux (de commerce, de transport de passagers ou de croisière) opèrent à partir des ports canadiens. Nous sommes peu dans une dynamique française de lien ultramarin.

Même si des projets de transbordement existent, les autres points du questionnaire ne semblent pas adaptés à notre taille si particulière. Notre trafic de conteneurs est vraiment très limité par rapport à ce qui peut exister ailleurs.

Mme Vivette Lopez , présidente . - La parole est aux rapporteurs afin qu'ils posent leurs questions complémentaires.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation afin d'éclairer nos travaux.

J'ai une pensée particulière pour la Guadeloupe et la Martinique qui traversent en ce moment une période difficiles. J'espère pour ces départements un rapide retour à la normale.

Concernant les forces, faiblesses et actions prioritaires pour le futur, vous avez répondu au questionnaire de manière assez précise. Concernant la gouvernance, le bilan de la réforme portuaire de 2012 semble vous satisfaire, à part Mayotte. Que vous a apporté l'acquisition du statut de GPM ?

En outre, concernant la stratégie nationale portuaire de janvier 2021, êtes-vous satisfaits de l'avancée des mesures spécifiques dans vos ports respectifs ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Lors de vos introductions, vous avez répondu en partie à certaines questions, notamment concernant la transformation des ports ultramarins en hub régional.

Mais dans quelle mesure l'exemple du GPM de La Réunion peut-il servir de modèle pour les autres GPM ? Quels sont les chantiers prioritaires à mener pour adapter les infrastructures portuaires à l'explosion du trafic par conteneurs ? Comment améliorer la coopération régionale des ports ultramarins ? Quelle est l'efficacité du conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane ? Je sais que certains intervenants ont évoqué ces points mais des compléments seraient les bienvenus, notamment par rapport à l'intervention de Mansour Kamardine, député de Mayotte.

Notre collègue Philippe Folliot ne pouvant être présent, je voudrais vous poser trois questions supplémentaires.

Quelles initiatives peuvent être mises en oeuvre pour participer concrètement aux objectifs de verdissement et de numérisation des ports ? Comment expliquer l'échec observé en matière de formation aux métiers de la mer en outre-mer et comment y remédier ? Quelles sont les perspectives de développement pour le secteur de la croisière en outre-mer ?

Mme Gisèle Jourda . - Je vous remercie de la clarté de vos explications.

Pour ma part, je souhaiterais poser une question d'ordre géostratégique. Monsieur Legrigeois, vous avez évoqué l'ampleur prise par la Chine et l'opposition avec l'Inde. Je souhaite connaître l'incidence de ce changement géostratégique sur la ligne indopacifique et nos ports ultramarins ? Percevez-vous une incidence directe ?

M. Jean-Pierre Chalus . - Je n'ai pas beaucoup abordé la question des coopérations de manière générale, y compris vis-à-vis de l'océan Indien et je m'en excuse.

J'ai évoqué la fusion Haropa entre les trois grands ports d'État du Havre, de Rouen et de Paris, devenus un grand port fluviomaritime.

J'ai mentionné le conseil de coordination interportuaire Antilles-Guyane, qui est limité aux trois GPM d'État. Nous menons quelques travaux complémentaires avec le port de Saint-Martin, à l'échelle de la Caraïbe. Cette coopération prend plutôt la forme d'une déclinaison de ce qui est prévu dans les textes et le code des transports.

Nous pouvons également citer d'autres types de coopération telle que Medlink Ports, composée des ports de l'axe Méditerranée-Rhône-Saône. Cette coopération porte notamment sur des sujets transversaux tels que la transition énergétique et l'alimentation électrique des quais. Nous pouvons également citer la fédération Nordlink, un peu plus politique. La région Hauts-de-France a mobilisé l'ensemble de ces acteurs logistiques, en incluant les ports et la plateforme logistique de Dourges.

Il existe des coopérations différentes avec des thèmes transversaux. Aujourd'hui se tient, à Bruxelles, l'assemblée générale de l'association internationale des ports. Cette association est importante dans notre paysage portuaire. D'ailleurs, l'ancien Premier ministre Édouard Philippe en prendra prochainement la présidence.

En général, les ports fonctionnent de façon satisfaisante lorsqu'il existe une volonté politique en faveur de leur avancée. L'exemple montre que les ports ayant bien fonctionné sont des ports qui ont été portés au plus haut niveau politiquement. Le couple politique et outil portuaire permet de créer un outil économique performant.

Concernant les questions liées au hub régional, soulignons d'abord que les ports ne sont jamais propriétaires de leur trafic. Nous sommes souvent tributaires des politiques des grands armements. Par exemple, CMA CGM vient de réorganiser, pour des raisons qui lui sont propres, un certain nombre de ses lignes qui desservent notamment la Méditerranée et l'Afrique.

Très souvent, les lignes maritimes suivent une certaine logique. Nous ne pouvons pas tous être des hubs régionaux. Néanmoins, nous devons travailler avec les armements et notre territoire. Une activité économique existe autour des ports, engendrant des possibilités.

En particulier dans nos outre-mer, nous devons être extrêmement vigilants sur la question des routes de la soie. L'Europe a contraint la Grèce à vendre une partie de ses actifs, et notamment le port du Pirée. En moins de cinq ans, ce dernier est devenu le premier port de Méditerranée. La Chine a racheté quasiment l'ensemble de l'autorité portuaire. Ces questions concernent également le port de Djibouti ou, plus près de nous, les ports de Trieste ou Zeebrugge. La Chine a une logique extrêmement poussée en matière de maillage des dessertes.

La question des routes de la soie concernera - et concerne déjà - les outre-mer et leur environnement proche. Elle peut changer la donne sur nos différents territoires. L'Europe permet une protection par les textes concernant les actifs stratégiques, notamment pour les ports. Un certain nombre d'autorisations doivent être recueillies avant d'intervenir sur ces questions.

Par ailleurs, nos amis de Mayotte font partie de notre système. J'ai eu l'occasion de rencontrer une délégation du conseil départemental de Mayotte à l'occasion du Salon euromaritime. Ce salon constitue une institution qui prend place dans notre paysage portuaire et permet à l'ensemble des acteurs de se rencontrer.

Afin de créer ces systèmes de coopération, nous devons effectivement nous déplacer, ce qui représente un effort particulier, notamment en termes de coûts. Nous sommes tous ouverts à des systèmes de coopération renforcés. Rester seul dans notre environnement engendre un appauvrissement.

Les ports sont totalement engagés au sujet du verdissement. Nous saurons trouver les financements en vue des investissements nécessaires. Le plus compliqué est de trouver un modèle économique de fonctionnement autour de ces installations. Quels navires pourront se brancher à ces dernières ? À quel prix seront-elles vendues ?

La question du financement de la transition énergétique constitue un vrai sujet pour les ports. Elle s'annonce coûteuse et ne sera pas source de richesses et de revenus supplémentaires. Jouer collectif sur l'ensemble du territoire est donc nécessaire.

M. Éric Legrigeois . - Je n'ai peut-être pas été assez clair à propos de Mayotte. Dans le cadre de l'association des ports des îles de l'océan Indien, Mayotte est effectivement présente. D'ailleurs, la vice-présidente de l'association appartient au conseil départemental de Mayotte. Toutefois, nous pouvons effectivement regretter que, depuis deux ans, Mayotte n'ait pas directement contribué au travail de l'association. Pour autant, quand j'évoquais les réflexions sur les croisières et dans le cadre d'un programme Fexte (Fonds d'expertise technique et d'échange d'expériences) de l'AFD sur les ports verts, Mayotte bénéficiait, dans les deux cas, des études de consultants et des restitutions d'études à l'échelle de l'océan Indien, avec un zoom sur l'île. Nous n'oublions pas Mayotte. Toutefois, sur des logiques plus opérationnelles, nous ne recevons pas de sollicitation du concessionnaire actuel. Nous n'avons donc pas de légitimité à imposer la coopération.

Concernant la stratégie indopacifique et le positionnement de la Chine, nous avons effectivement l'impression d'observer une partie de jeu de go à l'échelle de l'océan Indien. L'Inde, la Chine et les Émirats arabes unis, avec DP World , sont en concurrence. L'Afrique est évidemment un continent qui aiguise un certain nombre d'appétits. Le continent compte déjà des corridors ferroviaires, dont certains sont contrôlés par des intérêts chinois. Le changement du chef d'État en Tanzanie permet à la Chine de redémarrer un projet de 10 milliards de dollars à Bagamoyo afin d'améliorer la capacité d'import-export depuis cette côte. Dans ce contexte et selon la stratégie du « collier de perles », l'Inde tente de s'affranchir un peu de cette emprise chinoise. Elle discute, par exemple, avec Maurice pour aménager une base sur un des archipels au nord de Maurice. Elle a aussi des contacts avec Madagascar.

Ce contexte géostratégique peut nous concerner. Aujourd'hui, La Réunion n'a pas été sollicitée par des armements chinois pour effectuer du transbordement. En effet, la logique de la Chine n'est pas d'investir en territoire européen dans l'océan Indien mais plutôt d'investir dans des pays à risque fort et connaissant une forte croissance. Or, nous sommes situés dans une zone à risque faible, avec une croissance modérée. Pour autant, la Chine ne peut pas se désintéresser des ressources de l'océan Indien et du positionnement stratégique de La Réunion. Elle cherche donc à trouver les bons relais.

Mme Gisèle Jourda . - Au sein de la commission des affaires étrangères, nous travaillons, avec l'un de mes collègues, depuis pratiquement cinq ans sur la stratégie chinoise. Notre première étude parlementaire portait sur les routes de la soie. Les nouvelles routes se croisent. Ces routes ont surtout une portée économique et non historique. Notre seconde étude concerne la puissance chinoise en Europe. Nous observons, dans les ports européens, cette politique de marquage de la Chine, avec une incidence directe sur laquelle nous devons être vigilants. Je reprends votre image du jeu de go. La Chine avance et la réponse est de notre ressort, tant sur le plan européen que sur le plan de notre politique ultramarine, afin que l'Europe ne soit plus prise au dépourvu. Nous nous sommes laissé dépasser, car il n'existait pas de réponse européenne à cette influence chinoise.

M. Jean-Rémy Villageois . - Concernant l'activité de croisière, les perspectives sont plutôt bonnes pour la Martinique et la Guadeloupe, qui constituent les deux hubs principaux.

La croisière est le secteur à plus fort développement dans la Caraïbe sud, et en particulier dans les deux îles françaises, puisqu'en 2018, il avait augmenté de plus de 700 % au cours des six dernières années. Les retombées socio-économiques sont très importantes. En effet, des mesures d'impacts socio-économiques mentionnent le chiffre de 40 %.

Je rappelle que la zone caraïbe est la première zone de croisière au monde, largement devant l'Asie et l'Europe. Les deux îles évoluent dans l'environnement de la Caraïbe sud, légèrement excentrées par rapport aux îles du Nord et de Miami. Néanmoins, nous nous situons dans l'un des premiers marchés au monde.

Les perspectives sont bonnes, en particulier sur la croisière « tête de ligne », qui concerne les îles capables d'offrir une liaison aérienne et donc une terre d'accueil pour les passagers.

En Guadeloupe et en Martinique, une population locale est également très consommatrice de croisière. Ces marchés sont extrêmement intéressants pour les compagnies de croisière. Les fondamentaux sont donc réunis pour une forte croissance.

Néanmoins, le secteur connaît une grande rapidité de cycles. Les navires de croisière qui accostent dans nos ports sont presque neufs. Ainsi, dans deux ou trois ans, la majorité des navires devraient fonctionner au gaz naturel liquéfié. Cet enjeu est primordial pour la capacité de nos îles à accueillir ce type de navires.

Les infrastructures sont plutôt bien dimensionnées, donc nous ne connaissons pas de problème de taille. En revanche, nous devons accepter l'émergence de nouvelles technologies. Les deux îles se trouvent dans une situation plutôt favorable par rapport aux marchés voisins grâce aux compétences françaises en matière de maîtrise du gaz naturel liquéfié et aux capacités d'alimentation pouvant être mises en place.

M. Jean-Pierre Chalus . - Les ports ne sont sans doute pas en tête de ligne sur la question de la formation, même si la Guadeloupe, par exemple, accueille très régulièrement des apprentis et des contrats en alternance. Nous sommes aussi partie prenante, avec une attention particulière sur les sujets d'insertion au travers de nos marchés et des commandes que nous passons.

La région Guadeloupe a une politique extrêmement ambitieuse en matière d'économie bleue, qui inclut un volet formation. La première étape est aussi de faire connaître le potentiel en termes d'emplois et d'intéresser nos jeunes aux métiers proposés qui ne concernent pas uniquement les métiers de la pêche.

Il est aussi essentiel de faire connaître les ports. Ces derniers sont d'autant plus inconnus du grand public qu'il y a une vingtaine d'années, à la suite des mesures de sûreté imposées (code international pour la sûreté des navires et des installations portuaires, ISPS), nous avons physiquement éloigné la population de l'activité portuaire. Travailler sur ces sujets de connaissance réciproque est important. L'association internationale villes et ports a pour objectif de rapprocher les villes et les ports et de montrer que les ports, avec leur écosystème, sont pourvoyeurs d'emplois.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Je suis auditrice de l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN). L'une de nos collègues auditrices nous a convaincus de créer des classes « enjeux maritimes ». Une première classe vient d'être inaugurée à Barcelone par le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. L'éducation nationale est tout à fait favorable à ce genre de formation. Effectivement, les jeunes ignorent bien souvent tous les métiers liés à la mer, mis à part la pêche. Ce projet concernerait les élèves de quatrième et troisième, en accord avec le directeur de l'établissement.

Notre première réunion s'est tenue hier avec un inspecteur d'académie. Nous cherchons des personnes spécialisées dans le domaine de la mer, qui pourraient intervenir dans les écoles bénévolement afin d'expliquer certains enjeux maritimes. Nous savons bien que l'avenir appartient à la mer.

J'ai l'impression que les jeunes ultramarins sont peu tournés vers la mer. Je suis favorable à la création d'une classe « enjeux maritimes » dans chacun des territoires ultramarins. Ce projet ne donne pas de travail supplémentaire à l'enseignant. Deux thèmes seraient abordés essentiellement : la piraterie ainsi que le changement climatique et la pollution des océans. Nous nous tenons à votre disposition si certains de vos départements sont intéressés ou si vous connaissez des personnes prêtes à intervenir bénévolement dans le cadre de ce projet.

M. Éric Legrigeois . - Nous connaissons un problème d'attractivité. Nous avons construit, depuis quelques années, une plateforme féminine car nous constatons que nombre de jeunes femmes ne pensent pas aux métiers maritimes, alors qu'elles sont souvent plus qualifiées que les hommes. Nous essayons donc de changer l'image de ces métiers auprès des jeunes femmes.

Par ailleurs, depuis un an, dans le cadre du conseil de développement et de la commission des relations sociales, un diagnostic a été établi auprès des entreprises de la place portuaire. Souvent, les métiers en tension concernent de faibles effectifs. Cette réalité pose la question de la dimension des formations. Très souvent, le plus simple est d'accueillir les quelques jeunes sur des formations qualifiantes dans l'Hexagone (pour un ou deux ans). Sur ce point, l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (LADOM) doit jouer pleinement son rôle. Les retours montrent que cet accueil n'est pas simple. Les dispositifs existants de continuité territoriale doivent être efficaces par rapport à ces formations qualifiantes dans l'Hexagone.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Je cède la parole à M. le président Stéphane Artano pour conclure cette table ronde.

M. Stéphane Artano . - Lors de l'audition de la semaine dernière, nous avons également évoqué l'expérimentation des classes « enjeux maritimes ».

J'aimerais remercier tous les intervenants pour la qualité et la précision de leurs propos.

Le succès des développements portuaires passe avant tout par un portage politique. Ainsi, le rapport de la délégation visera à comprendre la place donnée, sur le plan politique, au développement ultramarin. Notre idée est de comprendre comment les outre-mer sont pris en considération et s'intègrent dans la politique nationale afin d'éviter que nos territoires respectifs ne soient oubliés dans la stratégie nationale.

Nous devons rappeler constamment l'intérêt que représentent les ports ultramarins. La France a longtemps tourné le dos à la mer. Nous nous rendons maintenant compte que les ports sont des atouts d'attractivité fondamentaux pour les territoires ultramarins, que ces derniers soient continentaux ou insulaires. Notre délégation se demande comment valoriser et prendre en considération les outre-mer dans cette politique. Surtout, nous devons dire au niveau central et national que les stratégies économiques passeront forcément par les outre-mer et l'intégration, dans leur région, des différents ports ultramarins que vous représentez.

Les membres de la délégation sont preneurs de vos contributions afin d'alimenter la réflexion des trois rapporteurs.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Je vous remercie, messieurs, de vos explications claires et complètes.

Mardi 30 novembre 2021
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Audition de M. Hervé MARITON, président, et M. Arnaud BUSSEUIL, chargé de mission « Pacifique », de la Fédération des entreprises des outre-mer (FEDOM)

Mme Vivette Lopez , présidente . - Dans le cadre de la préparation de son rapport sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, notre délégation entend cet après-midi les représentants de la Fédération des entreprises des outre-mer (Fedom).

Se trouvant aujourd'hui à Saint-Pierre-et-Miquelon, le président Stéphane Artano, que j'ai l'honneur de remplacer, participe à nos travaux en visioconférence.

J'accueille en son nom Hervé Mariton, président de la Fedom, ancien ministre des outre-mer et successeur, en mai dernier, de Jean-Pierre Philibert qui avait noué avec notre délégation des liens fructueux et réguliers.

Hervé Mariton est accompagné de Françoise de Palmas, secrétaire générale de la Fedom, et d'Arnaud Busseuil, chargé de mission « Pacifique ».

Nous souhaitons recueillir vos observations et propositions sur les enjeux maritimes majeurs pour les outre-mer, mais également votre diagnostic et vos recommandations sur les conséquences économiques de la crise sanitaire.

En effet, les récents mouvements sociaux aux Antilles ont remis en avant, comme lors de la crise de 2009, les questions centrales du développement de ces territoires et de la lutte contre le chômage, en particulier celui des jeunes.

Le 7 décembre s'ouvriront des Assises économiques des outre-mer dont l'objectif est une meilleure visibilité des atouts économiques de nos outre-mer.

Après votre présentation liminaire, nos trois rapporteurs Philippe Folliot, Annick Petrus, et Marie-Laure Phinera-Horth vous poseront leurs questions. J'inviterai ensuite nos autres collègues qui le souhaitent à vous interroger.

M. Hervé Mariton, président de la Fedom . - Je vous remercie pour votre invitation.

La stratégie maritime revêt une importance particulière pour les outre-mer à la lumière des récents événements et de l'insuffisance de l'activité, qui engendre le chômage et constitue également l'un des facteurs de la crise sociale. Ainsi, dans un territoire comme la Guadeloupe, le salaire médian est supérieur à celui de la métropole ; en revanche, le revenu moyen y est très inférieur du fait d'un taux de chômage élevé. La stratégie maritime peut contribuer à améliorer la situation de l'emploi.

Le prix du fret a considérablement augmenté, en outre-mer comme en métropole ; mais dans des économies insulaires ou assimilées, la part du fret dans la composition des prix est plus grande. À cela s'ajoutent des enjeux de disponibilité, car la fabrication de containers est perturbée par la pénurie d'acier et d'aluminium. La hausse du prix du fret renchérit ainsi les matériaux, ce qui rend plus difficile la relance de la commande publique qui, dans les outre-mer, conditionne pour une grande part la relance dans son ensemble.

Enfin, il subsiste des inquiétudes, fondées ou non, sur la qualité et la régularité des dessertes, liées à l'émergence, à l'échelle mondiale, d'une régionalisation des échanges.

La crise Covid-19 a également souligné l'importance de la résilience dans le domaine alimentaire, et plus généralement l'avenir d'économies dont les marchés locaux sont insulaires et de dimension réduite.

Nous attendons beaucoup de l'industrie du futur ou « industrie 4.0 », à travers les évolutions de l'outil industriel dont elle est porteuse - notamment les possibilités de customisation de l'outil de production.

Problématique ancienne, la faiblesse du tourisme dans beaucoup de territoires d'outre-mer a été aggravée par le contrecoup de la crise Covid-19, et la déprime de l'activité touristique qui s'en est suivie. La Fedom organise, le 6 décembre, une réunion consacrée à cet enjeu, à laquelle participera le secrétaire d'État Jean-Baptiste Lemoyne. Il faut être conscient que ces marchés peuvent connaître des discontinuités et des ruptures importantes.

La question de la répartition des compétences entre l'échelon national et l'échelon local est aussi posée. La crise qui se déroule en Guadeloupe montre que l'on s'adresse parfois à l'État pour des compétences relevant parfois de la collectivité, comme le tourisme balnéaire.

Environ 1,5 milliard d'euros sur les 100 milliards du Plan de relance ont été consacrés aux outre-mer - les retombées de la part non territorialisée du plan étant relativement faibles pour ces territoires. Les mesures de compétitivité représentent 316 millions d'euros dans ce total, au titre de baisses des impôts de production, ce qui laisse peu de marge pour une stratégie économique maritime. Nous regrettons ainsi que les bateaux productifs aient été exclus du périmètre du plan de relance.

L'économie bleue en outre-mer réclame avant tout de la continuité. Or au fil des crises successives, nous constatons que ces territoires subissent le contrecoup d'enjeux diplomatiques qui leur sont étrangers. Voici quelques années, la filière pêche en Guyane a été plongée dans la dépression par un contrecoup de cette nature, et elle n'en est pas sortie.

Au nombre des chantiers prioritaires, je citerai les zones franches d'activité de nouvelle génération, qui seraient très bénéfiques au nautisme. Ce secteur a, heureusement, été intégré aux listes S1 et S1bis. Il a donc eu accès au fonds de solidarité majoré, mais l'interprétation de l'administration fiscale reste trop restrictive. Il conviendrait que les exonérations renforcées de charges sociales patronales soient complétées par des mesures fiscales.

De même, concernant les croisières, aucun dossier opérationnel n'a abouti à ce jour, en raison d'un dispositif trop restrictif. Lors de son déplacement en Polynésie française en juillet dernier, le Président de la République semblait pourtant attentif à ces enjeux. Dans le cadre du débat budgétaire, certains d'entre vous ont proposé un élargissement des bases de l'aide fiscale à l'investissement. Cette aide serait de 5 000 euros par cabine, pour les navires transportant un maximum de 400 passagers - au total 500 000 euros - ce qui peut sembler beaucoup mais correspond, m'a-t-on indiqué, à l'investissement nécessaire dans les navires de croisière de cette nature. Les bateaux de petites dimensions sont plus écologiques, et la filière comprend l'exigence de verdissement de la flotte. Le tourisme maritime doit être durable.

Autre enjeu important de l'économie bleue, les flottes de pêche. Je regrette que la question du renouvellement des flottes de bateaux compris entre 12 et 24 mètres n'ait pas fait l'objet de négociations auprès de l'Union européenne.

Je me fais également l'écho de la position des armateurs en plaidant pour le suramortissement vert, qui est un dispositif d'aide au verdissement de la flotte de commerce.

La question du statut des marins rattachés aux bateaux battant pavillon de Wallis-et-Futuna reste pendante ; or, pour avoir un pavillon français incitatif, nous avons besoin de cohérence.

La loi de finances pour 2020 a mis en place, à titre expérimental, un régime de vente hors taxe pour les touristes à bord de bateaux de croisière débarquant en Martinique et en Guadeloupe. Certes, il n'y en a pas beaucoup pour le moment, mais il serait bon que l'expérimentation soit effectivement lancée, au nom du respect de la loi votée - d'autant qu'un bilan est prévu en 2023.

Enfin, l'échec en matière de formation aux métiers de la mer s'explique en partie par le stop and go de l'action publique, dont les effets ont été particulièrement catastrophiques en Guyane. Il ne suffit pas de constater que les Guyanais ne sont pas tournés vers la mer : si la politique de l'État est discontinue, nous n'arriverons pas à y intéresser la jeunesse. Pour cela, il faut des discussions nourries entre l'État et les collectivités territoriales.

Sur les enjeux de souveraineté, je m'exprimerai à titre personnel, et non au nom de la Fedom. Je sais combien votre rapporteur Philippe Folliot est attaché à l'îlot de Clipperton. Sur ce territoire, comme sur les îles Éparses, il faut que la France affirme sans complexe sa souveraineté.

Dans la zone indopacifique, je déplore les conséquences, en matière maritime et pour nos industries navales, de l'affaire des sous-marins commandés puis décommandés par l'Australie, mais la principale problématique porte sur les alliances. Sans logique d'alliances claire et fiable, nous allons à la rencontre d'importantes difficultés. La France et l'Europe sont, dans cette zone, confrontées aux ambitions maritimes et régionales de la Chine. Le Président de la République, lors de son déplacement en Polynésie française, a été particulièrement direct sur les tentatives d'influence de la Chine dans ce territoire. Il faut un message clair.

Il serait pertinent que les questions maritimes et ultramarines soient présentes au cours de la présidence française de l'union européenne (PFUE). En matière de pêche, les complexités françaises font le lit de pratiques illégales, au détriment des pêcheurs français.

L'exploration des fonds marins doit concentrer les efforts de recherche. En la matière, les relations entre l'État et les pouvoirs locaux doivent être bien balisées, a fortiori dans une logique de développement durable.

La stratégie portuaire est un sujet lourd et complexe ; les gouvernances sont difficiles, et il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives. C'est l'expérience qui parle. Une stratégie doit être construite, au regard du dynamisme des autorités portuaires et d'un certain nombre de critiques locales légitimes. Les choix de gouvernance des grands ports maritimes depuis cinquante ans sont assez centralisés, ce qu'aggrave la crise du fret.

Je suis parfaitement conscient des débats actuels sur la réorganisation du port de Mayotte. Les conséquences concernent l'activité même de l'île et son rôle dans le développement des richesses économiques de l'Afrique orientale, notamment au regard des activités gazières au Mozambique.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - L'impact de la crise sanitaire au niveau maritime porte principalement sur l'augmentation du prix du fret et l'augmentation du prix des matériaux. Les directeurs de port semblent pourtant ne pas trop se plaindre. Ces augmentations ont-elles uniquement et directement touché les entreprises, dont certaines n'ont pas pu bénéficier du plan de relance ?

Quelles sont les raisons de l'échec en matière de formation aux métiers de la mer ? Comment y remédier ?

M. Hervé Mariton . - L'intérêt de promouvoir les métiers de la mer auprès des populations est réel, je le ne sous-estime pas. Cependant, moins que d'une question de pédagogie, il s'agit d'une question de continuité de la politique menée et de soutien industriel. La question du renouvellement de la flotte doit être posée, et il faut avant tout éviter les politiques de stop-and-go . Cette question, qui pourrait relever d'un ressort communautaire, doit être évoquée au cours de la PFUE.

Concernant le fret, toutes les entreprises n'ont pas bénéficié du plan de relance et ne sont pas immédiatement connectées aux « effets de ruissellement » de la commande publique. Dans l'ensemble, les ports n'ont pas trop à se plaindre. Les plus touchés sont les clients des ports, comme le domaine du bâtiment et travaux publics (BTP), qui a du mal à se fournir en matériaux.

S'agissant des ports, l'évolution de la mondialisation risque de venir compliquer l'activité portuaire. À La Réunion, une réflexion est en cours pour la mise en place de compagnies régionales. Ce point est intéressant. La question, à l'avenir, portera probablement sur les volumes.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Monsieur le président, vous êtes, comme moi, très attaché aux outre-mer. Votre volontarisme et votre vision l'illustrent très bien.

Quelle est votre point de vue sur les enjeux de souveraineté et de présence de la France dans la région indopacifique ? N'y a-t-il pas un déphasage entre la reconnaissance de la France dans les organisations internationales - elle est simplement vue comme un membre de l'Union européenne présent sur place, non comme un acteur local très actif - et la réalité de sa présence sur le terrain ?

Ne faut-il pas proposer une autre stratégie que celle des trois pivots « secteur public, transferts sociaux et tourisme ». L'exploitation des ressources locales et le développement de l'économie bleue dans nos outre-mer sont-ils des enjeux importants ?

Comment l'Union européenne, dans le cadre de sa stratégie pour les régions ultrapériphériques (RUP), peut-elle nous aider ? Comment la PFUE pourrait-elle participer à l'émergence de nouvelles propositions, pour faire avancer des dossiers, notamment les investissements structurants, qui sont en souffrance depuis longtemps ?

M. Hervé Mariton . - Il faut agir au maximum, au cours de la PFUE, pour les investissements en faveur des RUP ou hors RUP ; ces investissements font souvent l'objet d'accords européens. Nous n'avons pas encore assez travaillé, y compris la Fedom, sur la dimension ultramarine de cette PFUE.

Les enjeux de l'économie bleue sur ces territoires et sur les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) sont bien connus : à La Réunion, la pêche vient en grande partie des TAAF. Regardons les périmètres et les règles européennes pour savoir comment tirer profit du fait que l'armement réunionnais pêche dans ces zones hors RUP. Abordons la question sans complexe.

Au regard de notre souveraineté, il est essentiel d'encourager la valorisation énergétique et minérale, conçue de manière durable et intelligente, des ressources des outre-mer, notamment dans l'Indopacifique.

C'est en agissant et en menant des politiques positives de valorisation économique que nous contrerons les contestations, discrètes, de notre souveraineté dans ces territoires. Cette méthode est complémentaire d'autres voies, telles que nos actions militaires ou environnementales.

Je retiens de notre discussion, premièrement, qu'il faut encourager les questions d'investissements ultramarins au niveau de la PFUE et, deuxièmement, qu'il faut clarifier l'articulation entre zones RUP et zones de pêche.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Monsieur le président Mariton, les pêcheurs guyanais sont en grande souffrance et je compte beaucoup sur vous pour les aider. Les réponses de la ministre de la mer ne nous ont pas satisfaits.

Quels sont les freins au développement de la filière aquacole dans les outre-mer et comment y remédier ?

Quel peut être l'avenir du secteur de la croisière dans ces régions ?

M. Hervé Mariton . - Dans les deux cas, il s'agit d'une question de continuité des investissements.

Concernant la croisière, il s'agit de savoir si nous sommes bienveillants quant à l'accueil des bateaux de croisière. Questions financières et psychologiques sont mêlées.

Concernant les freins à la filière aquacole, les enjeux de formation et d'investissement sont importants, toujours dans le même esprit de continuité. Il s'agit de bien articuler les financements européens et nationaux, ainsi que les financements locaux. Cette articulation n'est pas satisfaisante actuellement.

Mme Nassimah Dindar . - Nous revenons régulièrement sur la question des grandes routes maritimes pour le territoire national. La Fedom est un acteur indispensable pour construire une vision stratégique en la matière, notamment pour ce qui est des dessertes régionales et des investissements nécessaires.

Certains fonds européens sont versés aux territoires ultramarins, mais des États proches de La Réunion, comme l'Île Maurice ou Madagascar, disposent des fonds européens de développement relevant du FED. Il faudrait plus de cohérence dans le développement des ports de la région. Le port de La Réunion porte un vrai projet stratégique, avec 5 400 emplois et 520 millions d'euros de valeur ajoutée à la clef. Les entrepreneurs pourraient apporter leur soutien aux initiatives politiques en cours, nous gagnerions en cohérence.

Concernant la valorisation des ressources, nous nous limitons trop souvent aux ressources halieutiques. Grâce à son expérience, la Fedom pourrait aussi accompagner les politiques en matière de tourisme vert et de développement durable.

Stratégie portuaire, coût des transports et résilience économique en Indopacifique, voilà les sujets majeurs.

M. Hervé Mariton . - Concernant les ressources, il faut aller plus loin. Par exemple, la place de la mer est cruciale pour les énergies renouvelables. Voyez l'exemple de la climatisation de l'hôpital à Tahiti. Le potentiel est très important ; à nous d'être agiles. La Fedom encouragera très volontiers de telles approches.

L'évolution des gouvernances portuaires est réelle, mais tout n'est pas réglé. L'articulation des grands ports maritimes avec leur écosystème régional doit être améliorée.

Enfin, un travail de mise en cohérence est effectivement nécessaire entre les différents fonds de l'Union européenne. La Fedom fera passer le message.

Mme Nassimah Dindar . - Que la Fedom joue un rôle en matière de concertation, car les politiques sont parfois peu écoutés !

M. Arnaud Busseuil, chargé de mission « Pacifique » . - La Fedom doit effectivement s'intéresser plus avant à la notion d'Indopacifique et à ses opportunités économiques pour les entreprises. Nous serons ravis de vous exposer le résultat de nos réflexions ultérieurement.

Mme Vivette Lopez , présidente . - Merci à tous pour votre participation. Pour conclure, je cède la parole au président de notre délégation Stéphane Artano.

M. Stéphane Artano . - Monsieur le président Hervé Mariton, nous vous remercions pour votre participation à cette audition. La Fedom propose un regard très intéressant sur les outre-mer, notamment grâce à son conseil d'orientation, qui inclut des personnalités du monde maritime, dont le président du Cluster maritime français.

Nous souhaiterions que l'impulsion politique sur la place des outre-mer soit soutenue par une impulsion économique. La Fedom est essentielle pour y parvenir, grâce à son maillage territorial très riche.

Jeudi 2 décembre 2021
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Table ronde Europe

Mme Victoire Jasmin , présidente . - Dans le cadre de la préparation du rapport sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, la présente table ronde traite de sa dimension européenne, qui nous apparaît indispensable dans la perspective de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) et pour assurer le suivi des recommandations formulées en 2020 par nos collègues Vivette Lopez, Gilbert Roger et Dominique Théophile, et dans leur rapport sur les enjeux européens.

Actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon, le président Stéphane Artano, que j'ai l'honneur de remplacer, participera à nos travaux en visioconférence.

J'ai le plaisir d'accueillir en son nom Stéphane Bijoux, député européen, auteur d'un rapport de la commission du développement régional du Parlement européen sur le renforcement du partenariat avec les régions ultrapériphériques de l'Union (RUP), adopté avec celui de Younous Omarjee sur une nouvelle approche de la stratégie maritime pour la région Atlantique ; Joël Destom, membre du Comité économique et social européen (CESE), rapporteur de l'avis exploratoire sur les atouts des RUP pour la présidence française de l'Union européenne ; enfin, Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom, et Maeva Brunfaut Tarquin, chargée des relations avec le Parlement français au sein de ce même organisme.

M. Stéphane Bijoux, député européen. - Je vous remercie de m'avoir invité. Je sais la qualité des travaux menés par votre délégation et je salue la richesse de nos échanges.

Les outre-mer entretiennent un lien puissant avec l'océan. Je défends la pluralité des outre-mer et l'unicité de l'océan, qui relie nos territoires et nos destins ; je porte cette vision au Parlement européen. L'océan produit 50 % de l'oxygène mondial ; il est le climatiseur de la planète, mais aussi la première victime du réchauffement climatique. Il étouffe : il y a urgence à agir pour le protéger. Aussi, la problématique maritime doit être au coeur de nos initiatives et de nos projets.

Grâce à ses territoires ultramarins, l'Europe s'impose comme une importante puissance maritime : son espace représente une superficie deux fois plus étendue que le territoire de la Russie. Les outre-mer constituent donc une chance et un atout pour l'Europe. Le Parlement européen, qui a adopté mon rapport à une très large majorité, ne s'y est pas trompé. Aussi, l'Europe doit davantage intégrer les RUP dans les politiques relatives aux enjeux maritimes. Il convient, à cet égard, de combattre les idées reçues sur ces territoires pour défendre une approche maritime globale et intégrée. Les initiatives se multiplient en ce sens.

Le Pacte vert représente l'étendard de la présente mandature européenne. Je défends l'établissement d'un Blue deal sur le même modèle, qui inclut la pêche, le transport - le coût du fret maritime a considérablement augmenté - la protection de la biodiversité et l'exploration des fonds marins, et dont les outre-mer doivent constituer le moteur.

La Commission européenne a présenté une stratégie bleue autour de plusieurs priorités : la décarbonation des transports, la création d'infrastructures vertes, l'amélioration des connaissances sur l'océan et l'attractivité des métiers de la mer. Nous devons davantage tirer parti de nos zones économiques exclusives (ZEE).

Les territoires ultramarins ne sont pas que des territoires de subventions, même si elles restent nécessaires. Ils peuvent co-construire des politiques et faire émerger des solutions. Faisons-leur confiance !

Les contraintes insulaires peuvent devenir des atouts, notamment en matière de pêche et de tourisme durable, à condition de disposer d'infrastructures intelligentes. La création de passerelles entre l'économie et l'écologie sera source d'emploi dans les RUP.

Les outre-mer montrent la voie en matière de défense de la biodiversité. La Commission européenne a reconnu que la faune et la flore ultramarines constituaient un trésor. De fait, 80 % de la biodiversité européenne se trouve en outre-mer. Nous devons investir ce champ, d'autant que les RUP sont en première ligne face au réchauffement climatique, dont les effets apparaissent déjà. Je salue, à cet égard, le travail réalisé par les scientifiques aux Antilles, à La Réunion et dans les territoires du Pacifique.

Les territoires ultramarins bénéficient également d'une position géostratégique essentielle dans la zone indopacifique et peuvent participer à une contre-offensive face à la volonté de puissance de la Chine.

La politique de soutien à la pêche apparaît cruciale pour ces territoires. Aussi, je salue le maintien des 130 millions d'euros d'aides européennes, après une âpre bataille. Nous devons encore travailler avec le Fonds européen de développement régional (Feder) sur les infrastructures portuaires et le tourisme. Le renouvellement des flottes de pêche représente un sujet de crispation. Certes, les aides d'État ont été autorisées, mais les contraintes restent nombreuses. Je défends, pour ma part, la création d'un programme de soutien aux pêcheurs et aux aquaculteurs.

La Présidence française de l'Union européenne (PFUE) représente une opportunité pour les outre-mer, afin de s'imposer au coeur des stratégies européennes.

M. Joël Destom, membre du Comité économique et social européen. - Je représente la société civile organisée des outre-mer au sein du CESE, organisme créé il y a soixante ans pour enrichir, par ses avis, la réflexion des autorités européennes.

Dans la perspective de la PFUE, j'ai commis un avis sur les atouts des RUP, pour lequel j'ai consulté de nombreux travaux réalisés sur le sujet. Il apparaît que les RUP disposent, grâce à la mer, de quatre atouts majeurs : une barrière défensive ; un trait d'union entre les territoires, les peuples et les cultures ; un vecteur commercial et des ressources. Mon avis ne traite pas de la stratégie maritime dans son volet défensif ; il se concentre sur les aspects économiques et commerciaux.

Après la conclusion de l'Accord de Paris en 2015, la présentation du Pacte vert européen en décembre 2019 et le dépôt d'un texte sur le climat en mars 2020, la Commission européenne a présenté, le 17 mai 2021, une communication sur l'économie bleue. Elle propose une nouvelle approche après celle portée en 2012, conforme aux objectifs du Pacte vert et pour soutenir une reprise économique durable après la crise sanitaire. Le Pacte vert doit effectivement devenir une réalité de l'économie océanique. Le Conseil économique et social européen (CESE) a été saisi, afin de réfléchir aux moyens de mobiliser en ce sens les atouts des RUP.

Ces derniers, territoires de rattrapage, doivent devenir des territoires d'anticipation. L'économie bleue, en effet, recèle un véritable potentiel ; elle représente un vivier de créations d'emplois. Les RUP doivent se positionner comme des incubateurs. Elles doivent entrer dans la course technologique, afin d'être capables d'affronter la concurrence mondiale, notamment dans le secteur touristique.

L'aménagement de l'espace maritime représente une nécessité majeure pour s'adapter au changement climatique. Le CESE prône la mise en oeuvre de solutions numériques et technologiques pour faire émerger les avantages économiques, sociaux et environnementaux des RUP. Des expérimentations pourraient utilement y être menées, avant de mettre en oeuvre ces solutions à l'échelle régionale. Il convient, à cet effet, de créer dans ces territoires un environnement propice à l'innovation et à l'investissement : des services publics vertueux, des procédures administratives simplifiées, des conditions financières sécurisées. Les employeurs et les salariés devront être associés à ces initiatives.

S'agissant des enjeux économiques et commerciaux des espaces maritimes, j'ai choisi de travailler sur Saint-Barthélemy. J'ai établi, pour ce territoire, un plan d'action autour d'un triple objectif : la gestion maritime, le tourisme bleu et la sécurité alimentaire. En matière de gestion maritime, l'île doit, à mon sens, renforcer sa capacité à faire appliquer la législation, en lien avec les services de l'État, afin de mieux protéger la biodiversité et les ressources. Pourrait, dans ce cadre, être créé un observatoire de la croissance bleue. Concernant le tourisme bleu, je propose la conception d'un label ad hoc .

Enfin, s'agissant de la sécurité alimentaire, je crois au développement des capacités locales pour retenir les travailleurs et attirer les investisseurs.

M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom. - Je salue le soutien apporté par votre délégation au monde économique et social ultramarin et la qualité de son travail de prospective.

Les enjeux maritimes des outre-mer concernent essentiellement la pêche et les ports. Pour des raisons historiques et culturelles, la mer reste sous-exploitée dans les départements d'outre-mer. La pêche, malgré son potentiel et la qualité de la ressource, demeure rare aux Antilles et encore peu dynamique en Guyane et à La Réunion. Le soutien communautaire et national doit être renforcé et adapté aux contraintes de ces territoires.

À titre d'illustration, les bateaux de pêche, en Guyane, apparaissent en très mauvais état, donc dangereux. Dès le début de son quinquennat, le Président Emmanuel Macron, en visite dans ce territoire, s'était engagé sur le sujet auprès des autorités européennes et avait obtenu l'accord de principe de Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne. De fait, les lignes directrices relatives à la pêche ont été modifiées en décembre 2018 pour autoriser les aides d'État au renouvellement de la flotte. Hélas, rien n'a été réalisé depuis. Pourtant, l'enjeu est majeur pour la Guyane comme pour La Réunion. Il faut, sur le sujet, une prise de conscience collective. La Commission européenne doit aussi faire preuve de plus de souplesse. Certes, il convient de protéger la ressource, mais celle-ci est surtout mise en danger par la multiplication des pêcheurs illégaux. La situation semble donc injuste aux pêcheurs ultramarins, d'autant que l'Europe finance, au titre de la coopération, des embarcations étrangères.

Le paysage paraît moins sombre s'agissant des aides au fonctionnement. Ainsi, la Commission européenne et le Parlement européen ont renouvelé, pour rétablir les conditions d'une juste concurrence, les aides à la compensation des surcoûts liés à la pêche dans le cadre du Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (Feampa) pour la période 2021-2027. Les pêcheurs disposent ainsi des budgets nécessaires au fonctionnement quotidien de leur exploitation, bien que cela ne règle en rien le problème du renouvellement des flottes.

Pour autant, l'intégration des plans de compensation des surcoûts des entreprises de pêche au Feampa apparaît source d'insécurité juridique pour les pêcheurs, notamment à La Réunion, dans la mesure où la France et l'Union européenne n'ont pas la même compréhension des règles applicables. Un programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei) sur la pêche me semble préférable.

M. Stéphane Artano . - Je remercie les intervenants qui font rayonner ces sujets au niveau national et européen. Nous y sommes particulièrement attentifs dans la perspective de la PFUE. La stratégie maritime doit être considérée comme essentielle par l'Europe.

Mme Annick Petrus , rapporteur . - Alors que la France prendra, le 1 er janvier 2022, la présidence du Conseil de l'Union européenne, quelles peuvent être les actions concrètes pour valoriser les atouts maritimes des outre-mer auprès de l'Union européenne ?

Les enjeux maritimes des RUP sont-ils suffisamment pris en compte dans le plan de relance de l'Union européenne et dans sa stratégie pour l'économie bleue ?

Enfin, comment tirer parti de la concomitance entre la PFUE et la présidence, par la Martinique, de la Conférence des présidents des RUP ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Merci, madame la présidente. Je salue aussi le président Artano et je remercie les différents intervenants.

À mes yeux, les enjeux de souveraineté sont essentiels. On parle beaucoup du concept d'Indopacifique, sans qu'il y ait vraiment d'actes derrière. Quelle en est votre vision ? Qu'est-ce qui pourrait être fait au niveau de l'Union européenne pour que les outre-mer français soient pris en compte ? Dans la stratégie européenne sur l'Indopacifique présentée en septembre, ils n'étaient mentionnés qu'en note de bas de page...

Rappelons que la France est le seul pays de l'Union européenne à être présent dans le Pacifique et dans l'océan Indien puisque toutes les autres RUP sont dans l'Atlantique. Pourquoi cette singularité n'est-elle pas prise en compte ? On constate un déphasage entre les forces de souveraineté déployées dans nos départements, territoires et collectivités d'outre-mer et ces enjeux-là.

Je constate qu'une fois de plus, l'île de La Passion-Clipperton est totalement ignorée de l'Union européenne. Elle n'est même pas considérée comme un PTOM (pays et territoire d'outre-mer) contrairement aux Terres australes et antarctiques françaises dont les îles Éparses.

Le concours de l'Union européenne aux actions de lutte contre les trafics illégaux transitant par la mer et à la sécurisation des routes maritimes est-il suffisant ?

Alors que le plan France 2030 prévoit d'importants investissements pour l'exploration des grands fonds marins, l'Union européenne investit-elle suffisamment en matière de recherche dans ces domaines ? A-t-elle la volonté d'accompagner les pays membres de l'Union qui souhaitent investir dans ce domaine ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Les pêcheurs guyanais sont en détresse. J'aimerais quelques éléments de réponse sur les investissements prévus dans le cadre du plan 2022-2027. La flotte guyanaise est très abîmée. Comment attirer les jeunes vers les formations aux métiers de la mer au vu de l'état du matériel ?

Quelle peut être la contribution concrète du Feampa pour renforcer la croissance bleue dans les RUP et atteindre l'autonomie alimentaire ? Comment améliorer la consommation de ce fonds en outre-mer ?

Face à l'état dégradé des flottes de pêche dans les RUP, les conditions d'éligibilité en matière d'aides européennes au renouvellement des flottes sont-elles encore trop restrictives ?

Quelle peut être l'action de l'Union européenne pour accompagner la transformation des ports ultramarins en hubs régionaux ?

Comment promouvoir davantage les outre-mer français comme représentants de l'Union européenne au sein des instances de coopération régionale ?

M. Stéphane Bijoux . - J'ai eu la chance de partager un moment fort, aux Açores, à la Conférence des présidents des régions ultrapériphériques, où tous les acteurs se sont accordés sur un alignement des planètes en faveur d'avancées pour les outre-mer, dans des dossiers extrêmement importants. La PFUE et la présidence des RUP portée par la Martinique permettront de jouer la carte de toutes les synergies pour valoriser nos régions.

Notre richesse première, ce sont les hommes, les femmes et les enfants de nos territoires, en plus des richesses issues de l'agriculture, de la pêche et de la biodiversité.

Ce qui ressort des échanges sur les axes de travail, c'est que la santé, le transport et l'alimentation sont primordiaux. Construire des solutions pour l'autonomie alimentaire est prioritaire. La protection de l'économie locale est fondamentale.

Nous aurons, au cours de la PFUE, plusieurs rendez-vous importants. On constate une convergence, entre vous et nous, sur les axes de travail et les opportunités à saisir lors de cette présidence. Nous aurons l'occasion de pousser fort pour le Blue deal européen pour la mer, lors de la réunion de haut niveau organisée en Martinique au mois de janvier, si les conditions sanitaires le permettent. Nous aurons une autre opportunité en février, lors du One Ocean Summit , puis, en mars, au Sommet européen des régions et des villes. Les solutions ne doivent pas descendre d'en haut, mais bien émerger des territoires.

Le sommet sur la défense européenne sera l'occasion de réaffirmer l'importance de l'engagement géostratégique de l'Europe. Il y a quelques jours, des exercices militaires de haute intensité ont été organisés en Méditerranée, pour se préparer à affronter des situations nouvelles, dans des rapports de force internationaux extrêmement forts et potentiellement violents.

Le Président de la République n'a pas changé de position vis-à-vis de l'axe indopacifique. Il en a rappelé l'importance à La Réunion et en Polynésie française. La stratégie indopacifique de l'Union européenne est bien mentionnée dans les documents européens, et l'importance des outre-mer y est rappelée.

Vous avez raison d'insister sur notre nécessaire vigilance vis-à-vis du plan de relance européen, Next Generation EU , qui ne prévoit rien de spécifique sur les enjeux maritimes des RUP. Toutefois, les outre-mer sont bien évidemment bénéficiaires de l'ensemble du plan. Je rappelle que 40 % du plan de relance français est financé par des fonds européens et il est prévu que 37 % des investissements soient fléchés vers la transformation verte et le climat. À ce titre, le verdissement des ports et la décarbonation du transport maritime sont concernés. Je regarde de près les pistes de réflexion. Ainsi, on doit poser la question du ralentissement de la vitesse des cargos, pour réduire la pollution. A-t-on vraiment besoin de recevoir nos commandes en 24 heures chrono ? Nous devons réfléchir sans tabou.

Monsieur Folliot, j'ai bien noté votre question sur Clipperton. Je connais votre projet de station scientifique. Rediscutons-en.

Mme Victoire Jasmin , présidente . - Je vous rappelle, monsieur Bijoux, que vous avez la possibilité de nous faire parvenir des compléments d'information par écrit.

M. Joël Destom . - La PFUE est rare et la précédente s'était déjà déroulée dans un contexte de crise, empêchant de dérouler l'agenda comme imaginé. Il pourrait se passer la même chose en 2022.

Nous pouvons retenir trois mots clés : relance ; puissance ; appartenance. Nous pouvons porter l'idée que cette puissance s'affirme à travers nos territoires, par une ambition géostratégique. Le programme de la PFUE concernera la régulation du numérique, le climat et les droits sociaux. Là aussi, nos territoires peuvent démontrer leur capacité à être aux avant-postes du projet européen.

Les capacités militaires européennes, toutes marines confondues, s'élèveraient à plus de 400 navires de guerre. Ce serait davantage que la flotte américaine. Mais il n'y a pas de puissance navale européenne à proprement parler, d'autant que les Britanniques ont quitté l'Union européenne. La France aurait la première flotte de guerre d'Europe alors que, dans le même temps, on note des efforts exceptionnels de la Chine, de la Russie, de l'Inde et du Brésil. En tant que citoyens, espérons qu'il n'y ait pas de relâchement ni d'abandon du sujet pour que nos intérêts soient protégés.

J'ai toujours du mal à comprendre quelle est la traduction concrète de la stratégie indopacifique dans les territoires. En revanche, je perçois ce que certaines actions nourrissent. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, il y a un cluster maritime, un vivier de plus de 150 entreprises dynamiques, et donc une capacité à négocier avec des pays comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande pour poser les bases de futurs accords commerciaux. Un tel rayonnement serait riche pour nos territoires.

Enfin, si l'on parlait de diplomatie maritime, Clipperton serait certainement chef de file, monsieur Folliot !

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Depuis le Brexit, notre pays est le seul en Europe capable de déployer un groupe naval en Indopacifique. On ne souligne pas assez que l'Union européenne est présente dans cette zone à travers la France.

De ce point de vue, il est dommage que nous ne nous appuyions pas davantage sur nos outre-mer : 90 % de nos moyens sont basés dans l'Hexagone, alors que 97,5 % de notre ZEE est liée aux territoires ultramarins ! Ce déphasage est regrettable.

De son côté, l'Europe doit s'appuyer davantage sur nos outre-mer pour rayonner dans l'Indopacifique ; elle est dans cette zone, à travers la France, un acteur de terrain.

M. Benoît Lombrière . - Sur nombre de vos questions, on peut, naturellement, avoir son avis de citoyen. Je répondrai en restant dans le rôle qui est le mien.

La souveraineté nationale en mer est évidemment l'affaire des militaires, mais les acteurs économiques des territoires proches jouent aussi un rôle. Déployons le plus grand nombre possible d'activités maritimes - pêche, métaux rares, climatisation, pétrole -, car occuper la mer oblige les acteurs à une vigilance et peut aussi s'avérer dissuasif. Même si nous basions tous nos moyens dans les outre-mer, ce qui ne se fera pas, les forces militaires seraient toujours insuffisantes pour occuper toute notre ZEE...

La conjonction de la PFUE et d'une présidence française de la conférence des présidents des RUP est positive et inédite. Mais la configuration politique liée à l'élection présidentielle nous inquiète : elle risque d'affecter la stabilité et la fermeté de nos positions, alors que la PFUE est une occasion importante de faire avancer les dossiers. Notre agenda est ambitieux, mais nous souhaitons des résultats concrets plus que de grands concepts.

S'agissant du renouvellement de notre flotte de pêche, madame Phinera-Horth , nous considérons que les crédits européens sont suffisants. Ce combat a été gagné, et je remercie Stéphane Bijoux et Pierre Karleskind, qui ont été au rendez-vous. Les conditions d'éligibilité ne sont pas forcément trop restrictives, mais leur mise en oeuvre est trop tatillonne ; il faut un peu plus de souplesse dans la manière de les appliquer, en particulier lorsque la limite maximale de pêche par territoire n'est pas dépassée. Pour le reste, l'Union européenne a fait autant qu'elle pouvait.

La France a fait une demande d'aide d'État pour le renouvellement des bateaux inférieurs à 12 mètres. C'est bien, mais il ne faut pas se limiter à la pêche artisanale et côtière. Pour construire une filière exportatrice, avec des emplois liés à la transformation et à la valorisation, nous avons besoin de développer la pêche hauturière - des thonidés, principalement. Il faut donc soutenir le renouvellement des bateaux aussi sur le segment de 12 à 24 mètres.

En Guyane, où l'activité de pêche a été importante avant de s'affaiblir, les outils de transformation existent déjà. Il faut maintenant renouveler la flotte - en allant, j'y insiste, au-delà des bateaux de 12 mètres.

Mme Gisèle Jourda . - Vice-présidente de la commission des affaires européennes et membre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, je constate avec tristesse que faire avancer les dossiers ultramarins est toujours un combat, que l'Europe est trop longue à réagir. Ce fut le cas lorsque le président Michel Magras et moi-même étions montés au créneau sur le sucre. Pour les aides au renouvellement de la flotte, l'Europe reste statique depuis quatre ans, et rien ne se passe sur le terrain. J'espère que la PFUE et la Conférence sur l'avenir de l'Europe permettront de dépoussiérer les mécanismes. En tout cas, vous pouvez compter sur moi pour me faire l'écho de ces difficultés.

Les précédentes présidences de l'UE le montrent : il y a parfois loin des objectifs, souvent ambitieux, aux résultats, parfois maigres. Le soutien à l'innovation est un objectif majeur : comment nos territoires d'outre-mer peuvent-ils s'inscrire dans cette dynamique, par exemple en matière de sécurité alimentaire, de gestion maritime ou d'économie bleue ?

Mme Nassimah Dindar . - Mes questions s'adressent à Stéphane Bijoux. Quels sont les moyens d'action au plan européen pour la transformation écologique des ports, principalement dans l'océan Indien ? Comment articuler les différents fonds européens existants : Feampa et Feder, mais aussi le Fonds européen de développement (FED) qui bénéficie à Madagascar et Maurice ?

Sur le renouvellement de la flotte maritime, Gisèle Jourda vient de rappeler ce qui n'a pas été fait depuis quatre ans, alors que des lignes directrices ont été fixées et des fonds prévus. Je suis d'accord avec Benoît Lombrière, il faut aller au-delà des 12 mètres pour les bateaux. Mais il faut surtout s'assurer que les fonds sont bien consommés. À cet égard, quelle peut être la contribution d'Eurodom, notamment en ingénierie, pour aider les pêcheurs réunionnais à monter les dossiers ?

M. Stéphane Bijoux . - La dimension écologique doit être intégrée à tous les chantiers de modernisation, qu'il s'agisse de construire ou de reconstruire - plutôt pas à l'identique. Dans le cadre de France Relance, 1,5 milliard d'euros sont prévus pour les outre-mer, dont 20 millions d'euros pour le verdissement des ports : c'est une opportunité.

En effet, madame Gisèle Jourda, le combat est permanent pour faire connaître les problématiques de nos outre-mer. Mais je vois aussi la bouteille à moitié pleine : l'Europe, je l'ai constaté, s'est remise en cause et a évolué de l'intérieur. Je vous rejoins sur la nécessité de simplifier.

Madame Dindar, le FED a été intégré à un nouvel outil de collaboration avec nos pays partenaires : l'instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument -NDICI). Comptez sur moi pour regarder de près ce qui est possible dans ce cadre, avec vigilance et exigence sur la réciprocité en matière de normes et l'absence de distorsion de concurrence.

M. Joël Destom . - La stratégie « De la ferme à la table » est une opportunité : les outre-mer doivent y trouver toute leur place, ce qui mettra en valeur la place des pêcheurs dans la chaîne de valeur et encouragera une alimentation durable, à des prix abordables - ce n'est pas neutre en ce moment. En nous appropriant les programmes existants, développons la capacité des outre-mer à être des incubateurs.

M. Benoît Lombrière . - Les torts liés au bilan décevant du renouvellement de la flotte sont partagés entre la France et la Commission européenne. C'est sans doute la seconde qui a le plus bougé, en modifiant sa ligne directrice. Il faut trouver un équilibre pour arriver à un résultat.

Madame Dindar, pour que les crédits soient consommés, il faut encore qu'un dispositif existe ; nous nous battons pour qu'on en crée un. Ensuite, les crédits étant nationaux, une autre bataille devra être menée, pour que les montants inscrits en loi de finances soient suffisants. Je ne doute pas que le Sénat y prendra toute sa part. Pour le reste, comme vous le savez, nous travaillons en bonne intelligence avec les acteurs de la pêche réunionnaise.

M. Stéphane Artano , président . - Je remercie nos invités pour leurs éclairages. Je les sais tous très attachés à la défense de nos intérêts en Europe et à la promotion d'une ambition maritime européenne, qui, il faut le reconnaître, connaît quelques difficultés.

Nous nous inscrivons résolument dans la stratégie de développement de la pêche durable. Le One Ocean Summit de février prochain sera l'occasion de le réaffirmer, en même temps que d'aborder les enjeux de l'exploration des grands fonds marins.

Jeudi 2 décembre 2021
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Audition de M. Grégory FOURCIN, vice-président pour l'Amérique latine, les Antilles-Guyane et l'Océanie, accompagné de M. Jacques GÉRAULT, conseiller institutionnel, du groupe Compagnie maritime d'affrètement-Campagne générale maritime (CMA CGM)

Mme Victoire Jasmin , présidente . - Dans le cadre de la préparation du rapport sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, nous poursuivons nos auditions avec la Compagnie maritime d'affrètement-Compagnie générale maritime (CMA CGM), représentée par Grégory Fourcin, vice-président pour l'Amérique latine, les Antilles-Guyane et l'Océanie, et Jacques Gérault, conseiller institutionnel.

M. Grégory Fourcin, vice-président du groupe CMA CGM pour l'Amérique latine, les Antilles-Guyane et l'Océanie . - Je travaille chez CMA CGM depuis plus de vingt ans et suis actuellement responsable des lignes couvrant l'Amérique latine et les outre-mer- les Antilles, la Guyane, Saint-Martin, la Nouvelle-Calédonie, les îles du Pacifique, notamment Tahiti, La Réunion et Mayotte. Je couvre également l'axe Océanie pour les opérations de transport en provenance de toutes les parties du monde.

La première question qui nous a été adressée porte sur les leçons tirées des conséquences économiques de la crise sanitaire.

Cette période a été marquée pour nous par de nombreuses incertitudes. Les deux premiers trimestres de l'année 2020 ont été très difficiles, pour nous comme pour nos concurrents, du fait de la baisse des demandes et de l'effondrement rapide des volumes transportés, auxquels nous étions peu préparés.

Néanmoins, notre groupe a continué d'offrir ses services, et est demeuré le cordon ombilical reliant la métropole aux outre-mer - sur l'axe Atlantique comme sur l'axe Pacifique et dans l'océan Indien. Cet effort est à souligner au vu de l'ampleur de la crise.

Il nous a fallu ensuite répondre à une forte résurgence des demandes d'importation, liées au besoin des consommateurs de stocker des produits en urgence - notamment alimentaires. L'arrêt des voyages a également poussé de nombreuses personnes à consommer davantage de produits de bricolage. Nous avons donc dû déployer d'importantes capacités pour répondre à cette forte demande que nous n'avions pas anticipée. De manière générale, notre force d'approvisionnement reste rapide, sûre et compétitive.

M. Jacques Gérault, conseiller institutionnel du groupe CMA CGM . - Notre président, Rodolphe Saadé, accorde une importance majeure à l'ensemble des outre-mer français. CMA CGM est un groupe français, patriote, qui tient et tiendra toujours à être aux côtés des départements et territoires d'outre-mer dans leurs difficultés. Ainsi, Rodolphe Saadé a décidé de rétablir une ligne Midas 2 en septembre, lorsqu'il a su que les exportateurs de sucre de La Réunion peinaient à écouler leurs produits vers l'Europe. De même, une ligne hebdomadaire a été rétablie à Mayotte quinze jours après que le préfet de Mayotte nous a alertés sur les difficultés rencontrées par ce territoire.

Nous sommes conscients du rôle de cordon ombilical que nous jouons pour les outre-mer. Ainsi, 90 % des marchandises transportées dans le monde le sont par voie maritime. De nombreuses actions ont en outre été engagées pour lutter contre la vie chère dans les outre-mer.

M. Grégory Fourcin . - La deuxième question qui nous a été posée porte sur nos prévisions de croissance et les difficultés particulières que nous rencontrons en tant qu'armateur.

Dans les outre-mer, si l'on met à part les années particulières comme 2020 ou 2021, nous enregistrons d'ordinaire des croissances annuelles de 2 % à 3 %. Nous observons toutefois une forte croissance depuis deux ou trois ans en Guyane, où les volumes à l'importation sont en hausse de 20 % en 2021. Dans ce contexte, il est difficile de faire des prévisions à long terme. Nous nous adaptons à la demande.

Nous rencontrons cependant des difficultés particulières dans les différents départements d'outre-mer, que je tiens à souligner.

Ces territoires sont difficiles à desservir. Je pense notamment au port guyanais de Dégrad des Cannes, dont l'accès est rendu compliqué par le manque d'infrastructures, et surtout le manque de tirant d'eau. Nous disposons en effet dans ce port d'un tirant d'eau d'environ six mètres cinquante, dépendant de la marée. Or les autorités locales ne semblent pas avoir conçu de projet pour y remédier, ni pour nous fournir de l'outillage pour décharger nos navires. Nous déchargeons donc nos conteneurs à l'aide de nos grues de bord, faute de portique ou de grue sur les quais. Compte tenu de la complexité de cette opération et de l'augmentation des volumes, il nous est de plus en plus difficile de tenir les horaires de nos escales, et leur allongement dégrade l'ensemble de nos services.

Nous voulons continuer à accompagner la croissance des importations en Guyane, mais des solutions doivent être trouvées pour remédier à ces difficultés. Un développement de Saint-Laurent du Maroni pourrait par exemple contribuer à désengorger le port de Dégrad des Cannes.

Nous enregistrons dans les Antilles une croissance moyenne de 2 % à 3 % par an. Pour l'optimiser, il faut continuer à développer les transbordements vers les Caraïbes, le Suriname et le Guyana, car ils alimentent l'économie portuaire tout autour de nos bassins antillais.

Or, ce développement nécessite des ports susceptibles d'accueillir des navires de plus grande taille, et qui travaillent en permanence. Cela passera par des changements structurels dont nous pourrons discuter. Les ports ultramarins doivent en effet se moderniser pour se mettre au niveau des grands ports internationaux.

À La Réunion, notre budget prévoit une hausse de 4 % à 5 % des volumes à l'importation, ainsi qu'une augmentation des exportations. Nous avons rouvert la possibilité pour nos exportateurs réunionnais d'envoyer leurs sucres et leurs déchets vers les zones qui les importent.

À Mayotte, la croissance des volumes, à court et moyen termes, est indexée sur l'évolution de la population, qui doublera d'ici à 2050. Pour faire face à cette évolution, une modernisation est indispensable. Il faudra que les autorités nous accompagnent dans cette direction - tout en sachant que ce territoire importe beaucoup plus qu'il n'exporte.

Les volumes sont stables en Nouvelle-Calédonie, où nous ne rencontrons pas de difficulté particulière.

La Polynésie française a enregistré une croissance de plus de 5 % en 2021, qu'il faudra accompagner, notamment dans le port de Papeete.

À Saint-Martin, l'année 2021 a été marquée par une décroissance, dont j'espère qu'elle se résorbera l'année prochaine. Nous continuerons de toute façon à être présents dans cette zone, depuis l'Europe, les États-Unis ou l'Asie.

M. Jacques Gérault . - Compte tenu de l'accroissement de la taille des navires, un tirant d'eau minimal de quatorze mètres est requis dans tous nos grands ports d'outre-mer. Ce niveau n'est pas atteint partout, tant s'en faut. Ces ports doivent comporter également des aires de stockage élargies et des portiques en bon état. Or nous rencontrons d'importants problèmes dans ce domaine partout, notamment à La Réunion, où deux portiques sur six ne fonctionnent pas.

Des aménagements peuvent toutefois être effectués ponctuellement, par exemple au port fluvial de Saint-Laurent du Maroni, en draguant le fleuve depuis l'estuaire jusqu'à Saint-Laurent. Mayotte pourrait également constituer un tremplin pour toutes les pièces à fournir vers le golfe du Mozambique, où la société Total sera partie prenante de la création d'une plateforme de gaz offshore . Pour ce faire, le quai du port de Longoni doit être élargi, et le tirant d'eau doit y être augmenté. De manière générale, d'importants travaux doivent être menés sur les infrastructures portuaires.

Il faut également déployer partout des branchements électriques sur les quais. En effet, les ports sont les zones les plus peuplées des îles, qui absorbent le plus de pollution - les navires fonctionnant au fioul. Un programme pluriannuel sur ce point serait bienvenu.

M. Grégory Fourcin . - La troisième question qui nous a été posée avait trait à l'explosion actuelle du coût du transport maritime.

En mai 2021, Rodolphe Saadé a décidé de geler les taux de fret dans les outre-mer. Cette mesure a été généralisée à l'ensemble des destinations jusqu'au 1 er février 2022.

Si le coût du transport maritime et les taux de fret ont augmenté, ces hausses ont donc été très mesurées dans les outre-mer, contrairement à ce qu'il s'est produit sur d'autres marchés, comme les liaisons Asie-Europe ou Asie-États-Unis, du fait de l'explosion de la demande et de l'augmentation par la concurrence de ses taux de fret.

En revanche, nous avons peiné à trouver de l'espace pour continuer à desservir les territoires et départements d'outre-mer. Or, la demande est très forte à l'échelle mondiale, et se maintiendra à ce niveau pour les deux années à venir. En effet, en raison de la baisse du nombre de sorties et de déplacements entraînée par la crise sanitaire, les importations de produits alimentaires, d'ameublement ou d'électroménager ne cessent d'augmenter.

Les taux de fret ont augmenté en moyenne de 100 euros dans les Antilles depuis 2019, soit une hausse très modérée par rapport à d'autres destinations. Ils sont stables en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, et ont été gelés à La Réunion et à Mayotte en 2021.

En revanche, en parallèle, les coûts des compagnies maritimes sont en train d'exploser. Le coût de l'affrètement d'un navire est ainsi trois à cinq fois supérieur à son niveau de 2019, d'autant que cet affrètement s'effectue désormais pour trois à cinq ans. Il en résulte un endettement, susceptible d'exposer les compagnies.

De plus, les prix des constructions des navires ont fortement augmenté du fait de la hausse, de 100 % à 200 %, du prix de l'acier et des produits électroniques. Les tarifs de la manutention sont aussi en forte hausse, dans tous les ports du monde, tout comme ceux de l'intermodalité - rail, transport routier, barge. Nous assisterons également à une hausse des coûts du feedering , c'est-à-dire de l'acheminement, par de petits navires, des marchandises provenant de grands navires vers les ports secondaires. Ces différentes additions de coûts se répercutent sur les compagnies maritimes.

M. Jacques Gérault . - Nous vous remettrons un document écrit d'une dizaine de pages répondant à chacune de vos questions, qui comportera systématiquement un paragraphe général et un paragraphe consacré à chaque territoire particulier.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Avez-vous des relations de travail directes avec le port de Saint-Martin ? Au vu de la situation géographique de ce port et à condition d'en faciliter l'accès, des parts de marché pourraient-elles être récupérées dans les îles avoisinantes, comme Anguilla, ou est-il préférable de conserver le fonctionnement actuel ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Compte tenu de la mondialisation croissante de notre économie, il est essentiel pour la France de disposer d'un groupe comme le vôtre, qui compte parmi les leaders mondiaux de son domaine d'activité. L'enjeu du transport maritime est d'autant plus important au regard de la spécificité française apportée par les outre-mer, qui fait de la France un pays mondial et maritime.

Le port de La Réunion, devenu un véritable hub régional, apparaît comme un élément essentiel de votre stratégie. Que faudrait-il faire sur le plan législatif et quels moyens faudrait-il déployer pour que ce modèle puisse être étendu à d'autres territoires ?

La question de l'électrification des quais, que vous avez soulevée, pose celle des difficultés de l'alimentation en énergie des outre-mer. En effet, si cette électricité est produite par des centrales à charbon ou à pétrole, le gain environnemental de cette démarche risque d'être limité. Une vision globale est nécessaire sur ce point.

La réduction de la vitesse des bateaux peut-elle avoir un impact environnemental ? Quelle est l'acceptabilité économique de cette idée, pour vos clients ?

Enfin, pourriez-vous nous dire un mot du Marion Dufresne , qui n'est plus armé par CMA CGM depuis 2017 ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Je suis à votre disposition pour vous aider à trouver des solutions aux difficultés rencontrées dans les ports guyanais. Par ailleurs, mes interrogations sont les suivantes.

Quelles sont les leçons à retenir du succès de Port Réunion, parvenu à s'imposer comme le hub régional du sud de l'océan Indien ? Quels sont les chantiers prioritaires en matière d'infrastructures portuaires ? Quelles réponses faut-il apporter face à l'incapacité de nombreux ports ultramarins à accueillir des navires de fort tonnage ?

Les instances de coopération interportuaire vous paraissent-elles efficaces ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - CMA CGM et Engie ayant engagé un partenariat pour la décarbonation du transport maritime, pouvez-vous nous préciser si des projets de production de biométhane liquéfié et de méthane de synthèse pourraient émerger en outre-mer, notamment en Guyane ?

Mme Victoire Jasmin , présidente . - J'aimerais vous poser une question complémentaire. Êtes-vous satisfaits des nouveaux portiques inaugurés en Guadeloupe il y a trois ans ?

M. Jacques Gérault . - Le débat relatif à la stratégie maritime de la France en outre-mer pour les vingt à trente prochaines années est essentiel.

CMA CGM s'inscrit dans une politique de réduction de vitesse de ses navires depuis vingt ans. Nous y avons tout intérêt, le poste principal de coût de nos navires n'étant pas constitué par les charges de personnel, mais par le coût de l'approvisionnement en fioul. Chaque navire compte en effet seulement une trentaine de personnes. Nous avons fait tous les efforts nécessaires en ce sens, mais ne pouvons aller plus loin compte tenu de nos obligations commerciales.

Les départements d'outre-mer pourraient être source de production de biométhane grâce à la biomasse issue de la canne à sucre.

Le groupe CMA CGM a décidé pour sa part de mettre l'accent sur le gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, quarante-quatre navires seront propulsés au GNL en 2024, et nous poursuivons les efforts en ce sens. Ces navires seront en outre compatibles avec les futures générations de biocarburants.

L'électrification des quais devra se faire à partir de biomasse. Nous avons besoin des efforts de l'État et des collectivités pour mettre en place cette filière respectueuse de l'environnement.

Le hub de La Réunion, créé en 2016, s'avère une parfaite réussite. Le transbordement effectué sur les îles environnantes alimente une activité économique locale, presque en circuit court. Le développement de ce modèle contribuerait à encourager à la fois la production locale et l'export vers l'environnement régional. La question de savoir comment y parvenir se posait déjà, dans les mêmes termes, il y a trente-cinq ans, lorsque j'étais secrétaire général aux affaires économiques de la Guadeloupe.

Pour promouvoir un développement endogène des Antilles, Grégory Fourcin a élargi les lignes à l'Amérique centrale et aux Caraïbes. Cependant, pour élargir les rotations, des navires plus grands sont nécessaires, ce qui requiert un plus grand tirant d'eau, ainsi que du travail de manutention de nuit. De plus, il faut convaincre les importateurs des départements et territoires d'outre-mer de ne pas s'adresser seulement à la métropole, mais aussi aux îles voisines. Tous ces éléments sont liés.

Comme le grand hub que nous avons à la Jamaïque le montre, un port regarde aussi vers la terre, pas seulement vers la mer. Les ports, véritables structures vitales, pourraient donc être dotés de zones logistiques - pour stocker des conteneurs, vides et pleins, développer du e-commerce, de l'assemblage de produits, etc. Il s'agit là d'une question d'aménagement du territoire qui engage l'État, les collectivités et les acteurs privés.

Or, les acteurs privés ne sont pas suffisamment associés aux instances et aux processus de décision. Une simplification et une fluidification des processus administratifs seraient notamment bienvenues. Ainsi, il n'est pas normal qu'il faille attendre un an et demi pour que deux portiques désuets soient remplacés à La Réunion. Les acteurs privés doivent donc avoir toute leur place dans les processus de décision, non seulement à titre de conseil, mais aussi sur le plan de la gouvernance et des méthodes d'action.

Nous rencontrons d'importants problèmes avec la personne qui a la concession de Mayotte, qui ne cesse de nous mettre « des bâtons dans les roues », alors même que CMA CGM a repris, à la demande de l'État et du préfet de Mayotte, une entreprise locale, la Smart, employant 138 salariés. Est-il normal qu'un conseil départemental gère le port de Mayotte ? Le député Mansour Kamardine, président du conseil portuaire de Mayotte, pourrait vous donner des idées judicieuses dans ce domaine.

M. Grégory Fourcin . - La modernisation, impérative, requise dans les outre-mer nécessite que nous disposions d'un plus grand tirant d'eau. Or, le port de la Martinique, qui dispose d'un tirant d'eau naturel de plus de quatorze mètres, nous demande de nous maintenir à treize mètres pour des questions d'habitude. Nous voulons cependant nous développer, au-delà des habitudes ! Nous voulons pouvoir venir dans ce port avec des navires plus grands - ce qui augmenterait d'ailleurs les droits de port.

Le quatrième portique installé en Guadeloupe est arrivé à temps. Depuis sa construction, nous déchargeons plus rapidement nos navires et pouvons effectuer plus de transbordements, car nous disposons de plus d'infrastructures et de place pour nos conteneurs. Je remercie donc le grand port maritime de la Guadeloupe d'avoir pris cette décision.

Les compagnies maritimes ont besoin d'être associées aux instances de coopération - conseils portuaires des grands ports et conseils de surveillance - et aux processus de décision, afin de pouvoir communiquer leurs visions, leurs difficultés et leurs projets. Cette implication est d'autant plus importante que les cycles de décision dans les grands ports sont trop longs par rapport à la vitesse du transport maritime. Nous avons besoin d'une plus grande coopération sur ce point.

Le succès de Port Réunion tient à l'environnement particulier de La Réunion - Mayotte, Madagascar, le Mozambique -, qui attire le transbordement. Cependant, ce hub arrive au bout de son processus d'exploitation et est déjà obsolète, car il ne peut accueillir de plus grands navires. Or il est impossible de fonctionner avec quatre portiques à La Réunion.

Le délai d'un an et demi nécessaire pour la commande de deux portiques est effectivement trop long. Les portiques ne seront disponibles qu'en juillet 2022. Les compagnies maritimes, les exportateurs réunionnais et les importateurs en pâtiront. Il en résultera des congestions, des retards, etc.

Il est indispensable par ailleurs de changer les conditions de travail dans les outre-mer, en développant notamment le travail de nuit pour le déchargement des conteneurs afin d'optimiser nos horaires, de réduire les retards liés au temps passé à quai et de diminuer la pollution. Ce point est important également pour nous en tant qu'exploitant de terminaux aux Antilles et à La Réunion. Il faut que nous en discutions avec les grands ports maritimes, qui pilotent les portiqueurs qui commandent les grues. Jean-Rémy Villageois, directeur général du grand port maritime de la Martinique, y est tout à fait disposé à discuter des conditions de travail. Ce point pourrait être revu dans un cadre législatif.

S'agissant des enjeux environnementaux, l'Organisation maritime internationale (OMI) mettra en place un contrôle plus étroit de nos émissions de carbone à partir de 2023, qui passera par un classement de nos navires allant de A à E, établi en fonction de leur taille et de leurs routes maritimes. À titre d'exemple, un petit navire consommateur de fioul parcourant de faibles distances sera classé E. Or, nous serons très exposés à ce problème dans les outre-mer, et devrons donc revoir nos schémas de route à l'aune de cette nouvelle règle. Il en résultera des changements dans la manière dont nous approvisionnons ces territoires.

La réduction de vitesse de nos navires est un enjeu essentiel pour réduire notre consommation d'énergie. Toutefois, si nous réduisons la vitesse, nous irons moins vite en Guyane ou aux Antilles. Nous devrons en outre utiliser des bateaux plus gros, les petits navires étant trop rapides et trop consommateurs d'énergie. Pour repenser la manière de desservir rapidement ces territoires, nous avons donc besoin de ports capables de nous accueillir.

Si les Antilles, qui peuvent pourtant jouer un rôle de hub dans leur région, ne sont pas capables de nous accueillir au moyen de tirants d'eau plus importants et d'une plus grande capacité à quai, notre niveau de service risque de se dégrader, ce que nous ne souhaitons pas.

C'est pourquoi nous avons besoin d'être impliqués dans les instances de décision, pour que nous puissions travailler ensemble à l'évolution de nos structures portuaires.

Enfin, des opérations complexes d'approvisionnement ont été menées au port de Marigot durant l'ouragan Irma, au moyen d'un navire roulier. Ce port souffre toutefois d'un manque d'infrastructures et de tirant d'eau. Son développement impliquerait par conséquent de lourds investissements. Cette possibilité peut néanmoins être étudiée.

M. Grégory Fourcin . - Nous n'armons plus le Marion Dufresne, mais je dois me renseigner sur les raisons ayant justifié ce choix.

Mme Nassimah Dindar . - Je remercie Grégory Fourcin et Jacques Gérault pour la qualité de leurs interventions. Merci de nous éclairer sur les enjeux actuels et à venir de nos îles.

À La Réunion, nous ne nous pensons jamais comme une île. Avec nos ports et aéroports, nous fonctionnons comme une petite PME, et cela peut paraître suffisant.

Les acteurs privés doivent être associés aux décisions. Vous devriez être membres du conseil de surveillance, car vous avez une vision globale sur la zone maritime et des liens avec les pays limitrophes.

J'ai bien compris la demande sur l'électrification. Elle devrait être faite à partir de biomasse. Nous, élus, devons porter cet enjeu.

Nous devons aussi faire des progrès sur les portiques et les tirants d'eau, mais les chantiers sont bien avancés.

Il faut travailler avec les États de la zone - île Maurice, Madagascar... - via l'Union européenne. Il faut associer les entreprises françaises implantées à Madagascar ; il y en a plus de 500, qui sont sur des secteurs variés : transport de marchandises, e-commerce...

Je vous remercie de votre implication pour les outre-mer. Nous posons de vrais enjeux d'avenir. Je me permettrai de vous contacter.

M. Stéphane Artano . - Merci pour ces interventions de qualité. Vous réclamez une plus grande place au secteur privé dans les instances de gouvernance des ports ultramarins.

Saint-Pierre-et-Miquelon possède le seul port d'intérêt national outre-mer. L'État réfléchit à créer un établissement public d'État pour améliorer sa gouvernance. Je ne suis pas convaincu que nous gagnerons en agilité avec cette structure.

J'ai bien noté votre demande pour plus de tirant d'eau, en lien avec la nécessité de réduire vos émissions de carbone et la vitesse.

Lorsque le président François Hollande était venu à Saint-Pierre-et-Miquelon, il y avait un projet de hub maritime, pour en faire une plateforme gérant des flux régionaux, notamment vers Montréal. CMA CGM s'y était intéressée pour avoir des ports de proximité avec des tirants d'eau importants. Au regard de la crise économique mondiale, ces projets sont-ils toujours pertinents, ou les acteurs se sont-ils déjà réorganisés ?

M. Grégory Fourcin . - Je vous remercie de vos commentaires. Nous partageons votre passion. Nous voulons faire bouger positivement les choses en outre-mer, et développer ces territoires.

Il est difficile de développer un hub à Saint-Pierre-et-Miquelon avec de petits bateaux. En revanche, transmettez-nous des idées pour déclencher une étude de marché, ou bien des contacts. Je n'ai pas d'informations suffisantes, mais cela nous intéresse.

M. Jacques Gérault . - À titre personnel, je suis heureux de cette réunion. Depuis trois ans que je suis conseiller institutionnel de CMA CGM, c'est la première fois que nous sommes conviés au Sénat pour donner notre point de vue.

Je rebondis sur les propos judicieux de Nassimah Dindar. Nous sommes à votre entière disposition pour aller plus loin et établir une stratégie du transport maritime outre-mer, avec des actions précises et un calendrier. Nous pourrions même avoir des discussions plus approfondies à l'échelle de chaque département ou territoire d'outre-mer, avec les acteurs économiques et institutionnels locaux. La Fédération des entreprises d'outre-mer (Fedom) tient son assemblée générale lundi, et je représente Rodolphe Saadé au conseil d'administration. Cela permettra de recueillir les besoins département par département et d'y répondre. Les nouvelles règles de l'organisation maritime internationale (OMI) s'appliqueront en 2023 et le Green Deal européen sera au coeur de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Nous pourrions ainsi définir ensemble une véritable stratégie. Je vous remets une cartographie réalisée par Grégory Fourcin, océan par océan, de nos activités et de nos lignes.

Mme Victoire Jasmin , présidente . - Je vous remercie encore pour cet échange.

Jeudi 9 décembre 2021
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Table ronde sur l'exploration et l'exploitation des fonds marins

M. Stéphane Artano , président . - Dans le cadre de la préparation du rapport de notre délégation sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, la délégation s'intéresse ce matin aux problématiques des grands fonds marins dont l'exploration constitue, comme vous le savez, un volet du plan « France 2030 » présenté par le président de la République.

Pour en appréhender les richesses mais aussi les défis à relever pour leur exploration, voire un jour leur exploitation, nous accueillons Jean-Marc Daniel, directeur du département Ressources physiques et écosystèmes de fonds de mer de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), Jean-Louis Levet, conseiller spécial pour la stratégie nationale des grands fonds marins au Secrétariat général de la mer (SGMer), accompagné de Xavier Grison, chargé de mission et Laurent Kerléguer, directeur général du Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM).

Nous vous remercions vivement d'avoir répondu à notre invitation afin de nous permettre de mieux saisir ces enjeux économiques et technologiques, au regard notamment de la situation actuelle de nos territoires ultramarins.

Vous allez avoir la parole sur la base de la trame indicative préparée par nos trois rapporteurs, Philippe Foliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth, qui vous a été adressée en amont de cette audition.

Dans un premier temps, nous vous entendrons successivement pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun sur la base de cette trame. Dans un second temps, les rapporteurs et les sénateurs présents pourront vous interroger s'ils ont besoin d'éclairages supplémentaires.

M. Jean-Marc Daniel, directeur du département Ressources physiques et écosystèmes de fond de mer, Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) . - J'ai la charge d'un des quatre départements de recherche de l'Ifremer qui s'intéresse aux grands fonds marins. Nous appelons grands fonds toutes les zones qui sont situées en deçà de 200 mètres de profondeur, quand la lumière ne traverse plus la couche d'eau, ce qui nous pose des problèmes d'exploration.

80 % des fonds océaniques n'ont pas été cartographiés de manière détaillée et nous ne connaissons que 3 à 4 % des espèces marines qui y vivent. Ce sont donc des espaces largement inconnus.

L'Ifremer a lancé des travaux d'exploration pour les connaître car ce sont des éléments importants de la machinerie climatique et de la biodiversité. Nous sommes par ailleurs convaincus que nous ne pouvons protéger que ce que nous connaissons. C'est pourquoi nous sommes très mal à l'aise face aux demandes de moratoire sur les travaux d'exploration.

Nos travaux ont montré que les grands fonds marins étaient déjà impactés par les activités humaines. Explorer ces environnements, c'est aussi explorer pour notre société parce que nous y trouvons des ressources d'innovations biologiques. Une petite crevette qui vit à 4 000 mètres de profondeur, sans lumière, dans une eau à 1 ou 2°C, au voisinage de sources d'eau très chaude qui rejettent des métaux toxiques, a besoin d'être très innovante sur les mécanismes biologiques à développer pour survivre. Les tests PCR que nous utilisons aujourd'hui sont constitués de molécules récupérées dans les écosystèmes de ces grands fonds.

Ils représentent aussi un potentiel de ressources minérales et énergétiques avec, près des côtes, des enjeux de géothermie.

Enfin, plus de 95 % des communications internet passent par des câbles sous-marins posés dans les grands fonds qui représentent donc un enjeu économique. Pour que les câbles soient à l'abri d'aléas naturels, il est nécessaire de bien connaître les fonds sur lesquels ils sont posés.

Les grands fonds nécessitent des travaux d'exploration. Aujourd'hui, nous ne disposons pas d'informations exhaustives sur les ressources minérales existant dans les grands fonds de la Zone économique exclusive (ZEE) mais nous avons identifié des zones à explorer en priorité à l'aide de règles géologiques.

Nous avons réalisé trois campagnes en mer à Wallis-et-Futuna, avec des navires de la flotte océanographique qui ont embarqué une équipe de scientifiques pendant 40 jours. Elles nous ont permis de vérifier que des régions étaient intéressantes en termes de ressources minérales sous-marines. Il nous reste encore trois campagnes à mener pour préciser la cartographie détaillée des zones identifiées, qualifier et quantifier les ressources disponibles.

Ce travail n'a pas encore commencé dans la ZEE de la Nouvelle-Calédonie ni dans celle de la Polynésie française. Nos connaissances scientifiques nous permettent de définir des sources potentielles mais des travaux restent à mener pour les préciser.

Les travaux d'exploration et de surveillance nécessitent le déploiement de technologies qui seront de plus en plus autonomes. Ils ont deux effets. Ils incitent les différents acteurs à développer de nouvelles technologies sur le territoire français et ils induisent de l'activité locale sur les bases arrières d'exploration et de surveillance. Avec des collègues japonais, nous avons pour projet de créer un observatoire sous-marin dans la ZEE de Nouvelle-Calédonie.

Enfin, il est essentiel de dresser un inventaire précis de la biodiversité dans les grands fonds marins qui peut avoir des retombées en matière de biotechnologie. Ces découvertes seraient également susceptibles de générer de l'activité locale.

Lancer des travaux d'exploration des grands fonds marins est donc un enjeu important pour notre société !

M. Jean-Louis Levet, conseiller spécial pour la stratégie nationale des grands fonds marins, Secrétariat général de la mer (SGMer) . - Le SGMer a été missionné fin 2019 sur la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des grands fonds marins par le Président de la République lors des Assises de la mer organisées à Montpellier en novembre 2019. Les Assises ont mis l'accent sur une meilleure connaissance des océans et sur une exploitation durable de l'ensemble de leurs ressources biologiques et minérales.

J'ai rencontré plus de 130 personnes en quelques semaines et j'ai lu de nombreuses publications, dont celles de l'Ifremer et du SHOM. J'ai constitué un groupe de travail regroupant l'ensemble des acteurs publics et privés pour élaborer cette stratégie. Cette stratégie a fait l'objet de réunions ministérielles et a été validée lors du Comité interministériel de la mer (CIMer) de janvier 2021 qui m'a chargé de la mettre en oeuvre, en relation étroite avec les sept ministères concernés et le groupe de travail. Sa mise en oeuvre est aujourd'hui très largement engagée, c'est la raison pour laquelle ma mission s'achèvera à la fin de l'année. Xavier Grison me succédera sur une nouvelle étape d'accompagnement des acteurs qui aura pour objectif d'identifier les complémentarités avec le plan « France 2030 » que vous avez évoqué, et qui consolide et élargit cette stratégie au-delà des ressources minérales.

Pour construire cette stratégie, nous avons tiré les enseignements du passé puisqu'une feuille de route avait été présentée au Comité interministériel de la mer qui s'est tenu fin 2015. Elle n'a pas été mise en oeuvre, à la fois par manque de volonté politique et en raison de l'absence d'évaluation des moyens humains, financiers et techniques indispensables à son déploiement. J'ai également souhaité que le groupe de travail ne limite pas ses travaux aux seules ressources minérales.

Le contexte général est celui de la relation entre l'océan et le climat. Nous savons que l'océan joue un rôle fondamental dans la régulation du climat. Par ailleurs, comme l'a dit António Guterres, secrétaire général de l'ONU, « la vie sous l'eau est essentielle à la vie sur terre ».

Le cadre est celui d'un modèle faisant le lien entre ces ressources minérales et notre modèle de développement. Tous les chercheurs conviennent que, si ce modèle de développement ne change pas, notre consommation de matières premières passera de 80 à 180 milliards de tonnes d'ici 2050, avec 2 milliards d'habitants supplémentaires en 2060. Même si nous nous inscrivons, comme le souhaite la France et l'Union européenne, dans le cadre d'une transition écologique et énergétique, les besoins en ressources minérales restent considérables. Le recyclage n'est pas suffisant et nous devons aller vers l'économie circulaire. Il y a environ 50 types de minerais dans un smartphone mais seuls dix d'entre eux peuvent être recyclés.

Face à ces défis, quelle gouvernance mondiale des fonds marins faut-il adopter ? Vous savez qu'il existe une Agence internationale des fonds marins qui a déjà octroyé une trentaine de permis d'exploration, dont cinq à la Chine. Dans cette perspective de gouvernance des océans sur la partie biologique et sur les ressources minérales, les enjeux sont multiples : éthiques pour fournir aux habitants de notre planète ce dont ils ont besoin pour vivre, mais aussi de la beauté et du bien-être, habités de la conscience que les générations futures devront pouvoir en profiter, environnementaux, géopolitiques, avec l'emprise croissante des états dans leurs ZEE mais aussi dans les eaux internationales ; juridiques ; économiques et technologiques.

Nous avons cherché à élaborer une compréhension globale de ces enjeux, à tirer les enseignements des actions déjà menées et des échecs, notamment parce que les enjeux socioculturels n'ont pas été pris en compte, à comprendre la mondialisation, le poids du mercantilisme qui prend de plus en plus le pas sur la coopération et l'emprise des États sur les grands fonds marins, à étudier la position de la France, ses points faibles, ses avantages, ses perspectives et enfin à définir une stratégie sur dix ans avec des priorités, un plan d'action et des projets.

Nous avons remis notre rapport au Premier ministre fin 2020 et il a été validé en janvier 2021. Il retient cinq priorités :

- poursuivre et amplifier une action, résolue et raisonnée dans la durée, d'acquisition des connaissances sur les écosystèmes des grands fonds, en lien avec les ressources minérales sous-marines ;

- amplifier les travaux sur les impacts environnementaux et partager les efforts de protection des fonds marins dans le cadre d'une stratégie de sauvegarde de ces écosystèmes et de poursuite d'une stratégie d'exploitation durable de leurs ressources ;

- valoriser les ressources des grands fonds marins en lien avec le potentiel industriel français et européen ;

- renforcer les partenariats avec les collectivités d'outre-mer, en particulier dans le Pacifique et engager une stratégie multipartenaires au niveau européen et au niveau mondial dans la zone indopacifique ;

- travailler à l'information des populations et des décideurs mais aussi à l'implication de toutes les parties prenantes dans les choix en matière d'exploration ou d'exploitation responsable des grands fonds marins.

L'objectif fonds marins de « France 2030 » consolide et élargit cette stratégie. Nous avons beaucoup travaillé avec Xavier Grison et nos correspondants de l'Ifremer, du SHOM et du groupe de travail, sur les points d'adhérence, sur les liens existants entre les projets de la stratégie nationale et « France 2030 ».

M. Xavier Grison, chargé de mission au Secrétariat général de la mer (SGMer) . - Sur le lien entre la stratégie nationale et la stratégie indopacifique, vous noterez que plus de 90 % du domaine maritime français se situe dans la zone indopacifique, avec une part importante de grands fonds. Ce lien est donc assez naturel.

Par ailleurs, la France entretient des relations de longue date sur l'exploration sous-marine avec les pays de la zone, par exemple l'Inde, la Corée du Sud ou le Japon. C'est donc un axe naturel de développement. L'exploration sous-marine peut également constituer un moteur de la stratégie indopacifique de la France.

Se pose aussi la question de la surveillance des ressources supposées des grands fonds marins afin d'éviter tout pillage. Le risque est aujourd'hui relativement limité. En effet, les technologies permettant d'aller chercher des ressources à plusieurs milliers de mètres de profondeur ne sont pas encore très répandues et il n'a pas été démontré que cette extraction était rentable. Dans un avenir proche, l'exploitation de ces ressources passe par des navires de surface, aisément repérables par satellite. La Marine nationale travaille sur ces sujets mais son plus grand défi est l'immensité de la zone à couvrir et sa capacité d'intervention reste limitée. Les moyens positionnés en outre-mer ne permettent pas une couverture permanente de la zone.

Sur le lien avec les collectivités locales, je considère que l'exploitation sous-marine ne peut se faire qu'en synergie avec elles. En effet, pour certaines collectivités, l'exploitation minière relève de leur compétence, tant que les ressources ne sont pas considérées comme stratégiques au sens du code minier. Par ailleurs, pour explorer les grands fonds marins, nous avons besoin de points d'appui locaux, même si cette exploitation est autonome.

Les territoires français dans la zone indopacifique constituent des atouts indéniables pour l'exploration et l'exploitation des grands fonds marins sur lesquels nous devons nous appuyer. Il est également logique que les populations locales soient associées aux projets.

Nous avons identifié plusieurs facteurs limitant l'intérêt de l'exploitation de ces ressources. Le premier est environnemental. Les études soulignent la fragilité des écosystèmes locaux et il est essentiel de bien les connaître pour limiter les perturbations ou se limiter aux zones dans lesquelles il n'y a plus d'écosystème. Le second porte sur les investissements importants à consentir pour l'exploitation de ces ressources, sans garantie de rentabilité. Ces incertitudes constituent des freins importants pour les industriels.

M. Laurent Kerléguer, directeur général, Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) . - Le SHOM est présent outre-mer à travers des unités stationnées en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Il opère également des déploiements de longue durée dans l'océan Indien tous les deux ans et dans la zone Antilles Guyane tous les quatre ans. Nos bâtiments sont déployés entre 100 et 120 jours par an outre-mer.

Les missions du SHOM sont focalisées sur les enjeux de sécurité de la navigation, donc sur les petits fonds marins. Nous avons achevé la couverture des outre-mer en cartes électroniques de navigation. La France dispose, grâce à ses outre-mer, de la deuxième ZEE du monde et est présente dans tous les océans, à l'exception de l'océan Arctique. Elle est membre de six commissions hydrographiques régionales

Le SHOM a également établi un référentiel du littoral des outre-mer à l'aide de lasers embarqués sur des aéronefs. C'est une démarche importante en termes de développement économique et de risques naturels, notamment pour la vigilance vague/submersion, dont le SHOM est acteur aux côtés de Météo France et sur l'alerte aux tsunamis avec son réseau de marégraphes, en partenariat avec le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Enfin, le SHOM soutient le SGMer pour l'établissement des lignes maritimes et la délimitation des ZEE au-delà de l'extension du plateau continental. Aux côtés de l'Ifremer, il a mené des travaux pour permettre à la France de porter des dossiers devant les Nations Unies sur le plateau continental. Toutes ces limites sont documentées dans un portail réalisé pour le SGMer.

Le SHOM s'intéresse peu aux grands fonds puisque ses missions de soutien de la défense, de soutien à l'économie bleue et de sécurité de la navigation se concentrent sur le littoral. Il ne s'intéresse aux grands fonds qu'en soutien à la Force océanique stratégique (FOST) pour la connaissance des zones dans lesquelles évoluent les sous-marins.

Les enjeux liés à l'exploration et à l'exploitation des fonds marins ne laissent pas indifférent le ministère des armées qui élabore une stratégie de maîtrise des fonds marins. Elle est dictée par les études sur l'exploitation des ressources minérales et par le besoin de surveiller les infrastructures sous-marines, notamment les câbles sous-marins par lesquels transite l'essentiel des communications.

Ces zones sont très méconnues. Même sur des critères simples comme la bathymétrie, c'est-à-dire la mesure des profondeurs, nous ne connaissons que 20 % des grands fonds. Sur d'autres critères tels que la biodiversité, les ressources, la nature des fonds nous sommes bien en deçà de ce pourcentage.

Pour y remédier, nous devrons renouveler nos capacités. Le SHOM a engagé un programme de renouvellement de sa flotte hydrographique qui fera une large place aux engins autonomes dont les capacités d'intervention seront très supérieures et complémentaires des navires de surface. Ces engins nous permettront d'explorer des zones hostiles, difficiles d'accès, avec de fortes pressions. Ce seront des vecteurs importants pour mieux appréhender la connaissance de ces zones à enjeux.

S'il est important de disposer d'une très vaste ZEE et de chercher encore à l'étendre à travers l'extension des plateaux continentaux, nous devons nous donner les moyens de la connaître, de la surveiller, voire d'agir pour faire respecter nos droits.

M. Stéphane Artano , président . - Je vous remercie et je donne la parole à nos trois rapporteurs.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Je vous remercie d'avoir accepté de nous aider dans nos travaux.

Aujourd'hui, les priorités de la stratégie nationale pour les grands fonds marins sont-elles l'exploration et exploitation ou l'une prend-elle le pas sur l'autre ?

Sur la cartographie, vous nous avez expliqué qu'il restait un certain nombre de campagnes à mener, notamment à Wallis-et-Futuna. Disposerons-nous d'une cartographie des gisements des ressources stratégiques dans l'espace maritime ultramarin plus ou moins avancée ?

Enfin, quels sont les projets de la France pour les deux permis obtenus auprès de l'Autorité internationale des fonds marins ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Concernant le SHOM et les éléments de connaissances des fonds marins, il y a un intérêt évident pour nos FOST de disposer d'éléments précis. Sans trahir de secret, pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Vous nous avez dit que la connaissance des fonds marins se ferait à l'aide de véhicules autonomes que je qualifie de drones sous-marins. La France maîtrise-t-elle ces technologies, contrairement aux drones aériens pour lesquels nous sommes très dépendants de l'étranger, de l'Asie en général et de la Chine en particulier ?

Vous nous avez également dit que le permis de recherche à Wallis-et-Futuna s'était traduit par un échec car les enjeux socioculturels n'avaient pas été pris en compte. Pouvez-vous détailler vos propos ?

Enfin, vous affirmez que nous devons connaître, surveiller et agir dans notre ZEE. Comment envisagez-vous de surveiller et d'agir dans la ZEE de l'île de la Passion / Clipperton ou dans la ZEE des Terres australes et antarctiques françaises ?

Mme Marie-Laure Phinea-Horth, rapporteure . - Je considère que l'Ifremer ne vulgarise pas suffisamment les travaux qu'il mène en Guyane.

Quels sont aujourd'hui les facteurs bloquants qui empêchent le lancement des campagnes d'exploitation ? À quelle échéance et sous quelles conditions ces campagnes pourront-elles être mises en place ?

Disposez-vous de données sur les impacts environnementaux des extractions minières sous-marines ?

Comment allier activité économique et gestion durable de ces fonds sans réitérer les erreurs commises pour d'autres types de ressources ?

Enfin, quelles sont les projections en termes de développement économique pour les outre-mer de l'exploitation des fonds marins ?

M. Stéphane Artano , président . - Je vous invite à répondre à ces trois séries de questions.

M. Jean-Marc Daniel . - La communication de l'Ifremer constitue un véritable enjeu. Notre nouvelle direction de la communication a pour objectif de faire connaître nos travaux le plus largement possible.

Il n'existe pas de cartographie des ressources minérales sous-marines dans la ZEE mais nous avons défini, dans le cadre du rapport de Jean-Louis Levet, les zones à explorer en priorité à partir de connaissances géologiques générales. Ainsi, grâce à des données satellites et bathymétriques révélant l'existence de volcans sous-marins à proximité d'une fosse sous-marine, nous estimons qu'il est possible de trouver des ressources de type sulfures polymétalliques. Cependant, nous ne l'avons pas vérifié. J'ajoute que la géologie de l'arc antillais n'en fait pas une zone préférentielle d'exploration pour ce type de ressources.

Sur l'échec de Wallis-et-Futuna, je laisse Jean-Louis Levet répondre.

Aujourd'hui, on parle beaucoup des observations autonomes qui représentent un enjeu important pour les observations dans le milieu maritime. Il existe plusieurs catégories d'engins autonomes, des navires de surface ou des sous-marins. Ces engins peuvent embarquer des moteurs qui utilisent du carburant ou qui ont recours à l'énergie disponible dans le milieu naturel comme le vent ou les courants.

La France dispose d'un des leaders mondiaux des navires autonomes de surface équipés de moteurs à explosion avec iXblue qui produit le DriX. En revanche, nous ne savons pas fabriquer des engins de surface autonomes qui utilisent les énergies renouvelables comme le vent ou le soleil, alors que les Américains sont capables d'envoyer des navires qui traversent l'Atlantique sans recourir aux énergies fossiles.

Nous disposons d'un savoir-faire dans les engins sous-marins autonomes, motorisés ou non, allant jusqu'à 1 000 mètres de profondeur avec des entreprises comme RTsys qui travaille pour le ministère de la défense ou Alseamar mais nous ne sommes pas leaders. L'Ifremer a développé avec ECA Robotics un engin autonome sous-marin qui est en cours de validation opérationnelle. Sa première mission portera sur le permis français pour l'exploration de sulfures polymétalliques en juillet 2022.

Pour aller au-delà de 1 000 mètres de profondeur, les leaders sont les gros industriels de l' offshore pétrolier norvégien.

Sur les deux contrats opérés par l'Ifremer pour le compte de l'État dans les eaux internationales (nodules dans la zone de Clipperton et sulfures polymétalliques dans l'Atlantique), nous mènerons des travaux d'exploration jusqu'en 2026. Les licences délivrées par l'Autorité internationale des fonds marins ne portent que sur l'exploration. La moitié de nos efforts portent sur l'évaluation de la ressource, l'autre sur la connaissance et la résilience des écosystèmes.

De nombreux acteurs font pression pour que les nodules polymétalliques soient exploités dans la zone de Clipperton au plus tard dans deux ans. Pour exploiter les autres ressources, il reste à lever des verrous technologiques.

Les trois freins principaux à l'exploitation des ressources géologiques sous-marines sont l'impact écologique, la rentabilité économique qui n'est pas démontrée et l'absence de règles internationales pour la délivrance de permis d'exploitation dans les eaux internationales.

M. Jean-Louis Levet . - Il s'agit bien d'une stratégie nationale visant à développer l'exploration et à se préparer à l'exploitation durable des grands fonds marins. Nous avons privilégié une démarche d'anticipation collective. De nombreux pays comme l'Allemagne, la Norvège, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, l'Inde et la Chine ont de grandes ambitions dans l'exploration et probablement, à terme, dans l'exploitation de ces grands fonds marins.

La Chine dispose de cinq permis d'exploration dans les eaux internationales, dont l'un sur les amas sulfuriques qui arrive à échéance en 2026 et il est probable qu'elle demande à son terme un permis d'exploitation. Il y a quelques semaines, ce pays a réussi à envoyer un engin sous-marin autonome à plus de 6 000 mètres de profondeur tout en créant une liaison avec l'extérieur.

Notre objectif est de mettre en oeuvre dans le même temps l'ensemble des priorités et des huit projets de la stratégie nationale. Cela implique un programme de recherche important, holistique, sur l'ensemble des liens entre colonnes d'eau, écosystèmes, connaissances des écosystèmes et de leurs liens avec les ressources minérales, ce qui nous permettra d'avoir des axes de développement et de partenariat très forts avec nos collectivités d'outre-mer et l'Union européenne.

Je crois que cette question des fonds marins peut toucher notre jeunesse, tant en métropole que dans les collectivités d'outre-mer. De nouveaux métiers vont se développer. Nous voyons à quel point les sciences de la vie et les sciences de la terre jouent un rôle essentiel dans l'étude du fonctionnement des écosystèmes et combien les sciences humaines et les sciences sociales vont jouer un rôle important.

Madame la sénatrice, vous évoquiez la nécessité d'informer sur ce qui se passe dans les fonds marins et nous en avons pleinement conscience. C'est un univers extraordinaire. Chacun a lu 20 000 lieues sous les mers de Jules Verne. J'étais, il y a quelques jours, à la Cité de la mer à Cherbourg et nous apprenons énormément sur la source de médicaments que peuvent constituer les océans. Ce sont des éléments très importants en direction des jeunes, pour les collectivités d'outre-mer et pour le développement d'entreprises locales. Dans la cadre du déploiement de la stratégie nationale, en lien avec l'objectif fonds marins « France 2030 », nous avons rencontré de nombreuses entreprises des deux pôles de compétitivité mer en Bretagne et en Méditerranée mais aussi des entreprises en Nouvelle-Calédonie où dans d'autres territoires d'outre-mer. C'est un facteur de mobilisation sur lequel nous travaillons.

Je souhaitais que le groupe de travail tire les enseignements du passé, et notamment de l'opération menée à Wallis-et-Futuna qui avait été mise en avant par le Comité interministériel de la mer fin 2015. Elle a montré la capacité de la France à se mobiliser collectivement avec l'Ifremer, Eramet, Technip et Areva, même si elle s'est in fine révélée un échec. J'ai tenu à ce que nous l'analysions avec nos amis de l'IRD pour en comprendre les enjeux socioculturels.

Les premières explorations entre 2010 et 2012 ont fait l'objet d'une action collective dans le cadre d'une autorisation de prospection préalable financée par un partenariat public/privé. Elles ont révélé un fort potentiel de la zone pour la formation de minéralisations hydrothermales. Le ministère de l'écologie avait soutenu cette opération et les données bathymétriques indiquaient la présence d'un important domaine volcanique au sud et à l'est de l'île. C'est sur la base de ces découvertes que les partenaires privés ont déposé en 2013 une demande de permis d'exploration. Cette demande n'a pas abouti, à la fois pour des raisons juridiques, car la partie réglementaire du code minier devait être étendue, mais aussi en raison des difficultés d'acceptation par les autorités coutumières locales. Cet échec a entraîné la démobilisation de l'ensemble des acteurs.

Le rapport de mission de l'IRD est confidentiel mais j'ai pu en rédiger une synthèse publique. L'institut soulignait que Wallis-et-Futuna constituait « un exemple particulièrement clair des conséquences politiques d'une absence de concertation et de cadre participatif et des difficultés pour l'ensemble des acteurs concernés de restaurer les conditions d'un débat productif ».

La question de l'acceptabilité sociale et de l'implication des populations le plus en amont possible est fondamentale et fait partie de nos grandes priorités.

À l'échelle microéconomique pour une entreprise, l'exploration et l'exploitation des grands fonds marins est une équation à quatre inconnues : l'impact environnemental, la technique, la rentabilité économique et l'acceptabilité sociale.

Certaines de ces inconnues le sont de moins en moins. Des progrès ont été réalisés au niveau technique et des concepts ont été élaborés pour exploiter les fonds marins avec un impact environnemental minimal. Par ailleurs, la question de la rentabilité économique n'a pas le même poids dans tous les pays et il est possible d'imaginer que ce critère pèse moins pour la Chine. Certains États ont des stratégies d'exploration, et demain d'exploitation, des fonds marins.

Parmi les projets que nous avons mis en oeuvre, j'ai évoqué l'ambitieux programme de recherche et les chantiers d'actions relatifs à la mer. En Polynésie française, le gouvernement local a lancé depuis plusieurs années des travaux sur cette question. L'IRD a réalisé une expertise collégiale entre 2013 et 2016 sur l'ensemble des enjeux liés à l'exploration. Une PME dans le domaine de la recherche abyssale dispose d'un contrat avec le gouvernement polynésien depuis fin 2019 pour étudier les conditions d'exploration de la ZEE. Enfin, en Nouvelle-Calédonie, il existe une expertise bâtie à partir de l'expérience de l'exploitation des mines terrestres. Il y a donc de nombreux partenariats à construire avec nos collectivités d'outre-mer sur les différents axes de travail.

Sur l'Indopacifique, la France a signé des accords bilatéraux avec l'Inde, le Japon, la Corée du Sud ou l'Indonésie. Nous devons veiller à ce que l'océan et les grands fonds marins fassent partie des échanges avec ces partenaires

Il existe également un observatoire franco-japonais en Nouvelle-Calédonie pour la connaissance des océans.

M. Laurent Kerléguer . - L'approche que nous avons des grands fonds pour la Force océanique stratégique (FOST) et ce qui est visé par les problématiques d'exploration, d'exploitation ou de surveillance des infrastructures sont très différentes.

Les besoins de la FOST sont couverts par des bâtiments hydrographiques de surface qui mesurent la bathymétrie, la gravimétrie et d'autres paramètres géophysiques, avec des résolutions suffisantes pour décrire la topographie des fonds. C'est le critère essentiel recherché par la FOST pour ses problématiques de navigation et de localisation. Quand nous étudions depuis la surface des fonds de 3 000 mètres, nous obtenons des résolutions de l'ordre de 30 à 50 mètres.

À l'occasion de la recherche du sous-marin Minerve en Méditerranée qui gisait par 2 300 mètres de fond, nous avons constaté qu'il aurait été impossible de le retrouver par des investigations menées depuis la surface puisque les résolutions que je viens d'évoquer sont de l'ordre de grandeur du sous-marin. Il est donc nécessaire de se rapprocher du fond à l'aide d'engins autonomes.

Pour la Minerve, nous avons passé un contrat avec la société américaine Ocean Infinity qui a mis à notre disposition des drones sous-marins fabriqués par une entreprise norvégienne. Cela ne signifie pas que la France ne dispose pas de capacités industrielles mais la Norvège dispose d'un grand savoir-faire dans ce domaine, porté par le secteur pétrolier.

ECA Robotics est un industriel très présent dans le domaine de la guerre des mines et a développé une grande variété d'engins. Il travaille aujourd'hui sur un engin autonome permettant d'atteindre les grands fonds. Si nous voulons que les industriels français puissent développer leurs compétences dans le secteur des drones sous-marins pour les grands fonds, il est essentiel de leur donner une visibilité, de leur assurer des carnets de commandes, éventuellement dans le cadre de « France 2030 ».

La stratégie du ministère des armées en cours d'élaboration pour les grands fonds marins porte sur le triptyque « connaître, surveiller, agir ». Nous avons un grand déficit de connaissances et il est essentiel de les mettre à niveau. Les dimensions « surveiller » et « agir » sont appréhendées sous l'angle des infrastructures sous-marines, notamment les câbles, pour prévenir le sabotage ou l'espionnage ou y mettre un terme. Le besoin capacitaire est encore plus important sur ces aspects que sur la connaissance.

Enfin, le SHOM a moins de légitimité sur vos autres questions et je remercie les autres intervenants d'avoir apporté des éléments de réponse.

Mme Vivette Lopez . - Nous vous remercions pour toutes ces explications.

Que pensez-vous du projet de Polar Pod de Jean-Louis Etienne ?

Allez-vous demander que ces questions relatives aux fonds marins soient portées par la présidence française du Conseil de l'Union européenne ?

Les chutes de neige sont actuellement très nombreuses en montagne. Certains nous disent que la pandémie a limité le trafic aérien et que l'atmosphère reprend ses droits. Par comparaison, la perturbation des grands fonds marins risque-t-elle d'accentuer le dérèglement climatique ? Je sais que nos chercheurs sont très respectueux des fonds marins mais toutes les précautions sont-elles réellement prises ?

M. Thani Mohamed Soilihi . - Il y a trois ans, un volcan est né à 50 kilomètres au large de Mayotte et a suscité des inquiétudes. Pouvez-vous nous dire où en sont les explorations ?

M. Teva Rohfritsch . - Le Sénat a lancé une mission d'information sur les grands fonds marins dont les membres seront désignés cet après-midi et nous aurons ainsi l'occasion de creuser davantage ces sujets.

Pouvez-vous nous donner un macroplanning et les grandes étapes de la mise en oeuvre de la stratégie nationale sur les grands fonds marins ?

Quelle part l'Europe peut-elle prendre dans cette stratégie ? Pensez-vous qu'elle puisse s'en emparer alors que la France souhaite et doit rester motrice sur le sujet ? C'est bien grâce à la France et à ses outre-mer que l'Europe est présente sur l'ensemble des océans.

Enfin, redoutez-vous une course aux fonds marins qui ressemblerait à la course aux étoiles ou sommes-nous dans une approche plus raisonnée, plus concertée ?

M. Jean-Marc Daniel . - Je peux répondre sur Mayotte puisque ce sont des équipes de mon département qui ont été impliquées dans la mise en route des missions en mer. Tous les scientifiques ont été pris de court par la naissance de ce volcan.

Par ailleurs, si la Marine a fait appel à Ocean Infinity pour rechercher la Minerve, c'est parce que des engins ont été mobilisés pour se rendre à Mayotte. Nous avons donc un problème capacitaire.

Des équipes restent mobilisées pour la surveillance du nouveau volcan et nous sommes en négociation avec différents ministères sur les moyens qui seront engagés l'année prochaine. La crise n'est pas encore terminée et nous envisageons d'utiliser des systèmes de surveillance autonome à la place des navires océanographiques pour bénéficier d'une surveillance en continu. Quand les scientifiques sont sur place, ils rencontrent les populations concernées et cet événement ne fait que renforcer la nécessité d'explorer ces environnements.

Pour tous les travaux scientifiques que nous menons, nous veillons à ne pas perturber l'environnement des grands fonds. Le rôle de l'océan profond sur la machinerie climatique globale est un sujet d'exploration. Aujourd'hui, nous le connaissons très mal.

Enfin, ces sujets ont vocation à être traités au niveau européen car nous avons besoin de moyens importants et j'espère que ce sera un des messages envoyés par le One Ocean Summit qui se réunira à Brest au mois de février 2022.

M. Jean-Louis Levet . - Sur la course aux fonds marins, nous observons depuis une vingtaine d'années une emprise croissante des États à travers les permis d'exploration. Ils sont aujourd'hui au nombre de 30, dont 5 pour la Chine. Nous rentrons dans un siècle d'inspiration de plus en plus mercantiliste, avec le retour en force des États qui sont simultanément aptes au commerce et à la puissance souveraine. La France et l'Union européenne se battent au sein de l'Autorité internationale des fonds marins pour une démarche multilatérale.

La stratégie industrielle et minière de la Chine est au service d'une montée en gamme permanente dans la plupart des filières techno-industrielles. La Chine dispose de cinq permis même si sa ZEE n'est que la 32 ème du monde par son étendue, derrière celle de l'Espagne. C'est pourquoi il lui est indispensable d'accroître sa présence dans les eaux internationales. Elle doit par ailleurs partager toutes ses mers bordières avec ses voisins. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi elle cherche à affirmer son contrôle sur plusieurs archipels en mer de Chine du sud. L'intérêt géostratégique et la sécurisation des approvisionnements sont les deux objectifs majeurs de ce pays.

Le groupe de travail a classé les États en fonction de leurs objectifs. L'Allemagne, la Corée du Sud, le Japon ou les États-Unis, qui disposent d'une industrie importante et qui n'ont pas laissé s'installer la désindustrialisation, contrairement à la France, ont un objectif d'approvisionnement en métaux.

Dans d'autres pays comme le Brésil, l'Inde, la Norvège ou certains États insulaires, l'exploitation des fonds marins sert un objectif économique.

Enfin, des pays comme le Danemark ou la Nouvelle-Zélande y voient un intérêt scientifique et d'acquisition des connaissances.

Il ne s'agit pas de courir après les autres pays mais de comprendre quelles sont leurs stratégies et de nous préparer à une éventuelle exploitation des fonds marins, en respectant nos valeurs éthiques et les enjeux environnementaux. C'est dans ce cadre que, parmi les 8 projets (programme de recherche, des chantiers d'actions en mer, la réalisation d'une cartographie des espaces à protéger et des espaces ouverts à une éventuelle exploitation durable, etc.) que la France met en oeuvre et qui ont été validés par le Premier ministre au cours du Comité interministériel de la mer en janvier 2021, il y a le projet de création d'un démonstrateur à l'échelle 25 % pour tester l'impact, le cadre et la faisabilité d'une exploitation durable des grands fonds marins.

La mise en place de ce pilote nous permettra de mesurer précisément, à chaque étape, l'impact environnemental et donc de nous donner les moyens d'arrêter ou non. C'est un projet que nous souhaitons développer avec plusieurs États européens et nous sommes en relation avec certains d'entre eux comme l'Allemagne et la Norvège, mais la Pologne et le Portugal seraient aussi intéressés. Nous avons organisé des webinaires en juin et en septembre et nous avons la possibilité de nous différencier de projets dans lesquels les enjeux environnementaux ou d'acceptabilité sociale sont beaucoup moins pris en compte.

L'Union européenne s'est engagée sur l'économie bleue, elle dispose depuis 2016 d'un véritable programme dans ce domaine et joue un rôle important dans le programme de la décennie 2021-2030 des sciences de l'océan lancé par les Nations Unies.

Enfin, deux études pilotées par l'IRD démarreront en janvier 2022 sur les collectivités d'outre-mer, l'une pluridisciplinaire pour mieux comprendre les enjeux éthiques, environnementaux, géostratégiques, techno-économiques et de gouvernance, l'autre sur la gouvernance participative avec l'examen des moratoires à l'échelle régionale et internationale et le développement d'une gouvernance participative sur des projets de découverte, d'exploration, voire de préparation à une éventuelle exploitation.

M. Laurent Kerléguer . - Le One Ocean Summit et le plan « France 2030 » témoignent de la volonté de la France de mettre les fonds marins au centre des débats.

J'ai l'intuition que les fonds marins ne sont pas menacés par l'action directe de l'homme dans leur exploration ou dans leur exploitation, mais plutôt par les impacts des activités humaines sur la machine climatique océan/atmosphère. Je rappelle que certains scénarios du GIEC avancent l'hypothèse d'un arrêt du Gulf Stream !

Sur la compétition internationale, il ne faut pas faire preuve d'angélisme. La Chine n'hésite pas à artificialiser des îles pour étendre sa ZEE. Ce serait faire preuve d'une grande naïveté que d'imaginer que les moratoires décidés par l'Europe sur l'exploration ou l'exploitation des fonds marins seront respectés à l'échelle internationale. Nous devons être très actifs sur ces sujets pour développer et mettre en oeuvre des bonnes pratiques qui ont peut-être plus de chances de faire école que des moratoires.

M. Stéphane Artano , président . - Je vous remercie pour le caractère précis et concis de vos propos.

La délégation est preneuse des supports que vous voudrez bien lui communiquer pour la rédaction de son rapport.

Jeudi 9 décembre 2021
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Audition de M. Jean-Louis FILLON, délégué général,
Institut français de la mer (IFM)

M. Stéphane Artano , président . - Nous accueillons Jean-Louis Fillon, délégué général de l'Institut français de la mer (IFM), association d'utilité publique qui oeuvre au développement durable des activités maritimes de la France, afin de connaître ses propositions concernant la question de la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale.

M. Jean-Louis Fillon, délégué général de l'IFM . - Commissaire général de la Marine de métier, j'ai exercé 35 ans dans la Marine nationale : chef du bureau du droit de la mer, puis adjoint du préfet maritime de la Méditerranée pour l'action de l'État en mer, je demeure engagé dans les questions maritimes en tant que délégué général de l'Institut français de la mer (IFM) et président de la section droit et économie de l'Académie de marine.

Il y a quelques mois en juillet 2021, nous avons publié une étude, parue dans le numéro 520 de la revue maritime que nous vous avons fait parvenir, intitulée : « 11 millions de km², pour quoi faire ? ». Cette étude faisait le constat d'une absence de stratégie maritime globale pour la France, au bénéfice de stratégies dispersées comme la stratégie nationale pour la mer et pour le littoral, ou encore la stratégie nationale de sûreté maritime. Il y a là une défaillance méthodologique qui rend difficile l'appréhension d'une stratégie globale, à laquelle nous avons tenté de remédier en créant une grille d'analyse valable pour l'ensemble de nos espaces maritimes, métropole comprise. Nos moyens étant limités, nous avons ciblé deux zones symboliques, la mer Méditerranée en métropole et la Nouvelle-Calédonie en outre-mer.

Nous sommes également partis de l'idée que l'unicité géographique de la mer et l'interpénétration des sujets doit conduire à une politique maritime intégrée prenant en compte à la fois les sujets économiques, environnementaux et stratégiques.

Plusieurs constats et propositions ont émergé de cette étude.

Premier constat, le caractère disparate de notre présence maritime et la diversité des politiques locales.

Deuxième constat, l'insuffisance des moyens de protection de nos espaces maritimes dans un contexte général de montée des tensions dans tous les espaces maritimes.

Troisième constat, notre pays a un atout : l'action de l'État en mer est aujourd'hui dotée d'une organisation administrative cohérente et efficace, en métropole autour des préfets maritimes et en outre-mer, autour des délégués du Gouvernement, assistés des commandants de zone maritime. Cette organisation est plutôt adaptée, et la future DGMer devrait contribuer à la pérenniser. Les questions maritimes étant des questions interministérielles, il est très important que le lien actuel qui existe entre le ministère de la mer, la Direction générale de la mer et le Premier ministre soit préservé, voire renforcé. Nous préconisons absolument de maintenir le rattachement du Secrétariat général de la mer au Premier ministre, ce qui n'était pas le cas dans la version précédente du ministère de la mer.

Par ailleurs, depuis quelques années, les collectivités territoriales et des citoyens entrent sur la scène de la gouvernance locale : lors du « Grenelle de la mer », on a évoqué une gouvernance à cinq. C'est une évolution positive, mais qui ne doit pas se faire au détriment de la présence unitaire de l'État en mer. En effet, l'absence de délimitation physique affichée en mer rendrait tout morcellement administratif particulièrement néfaste.

L'IFM est également à l'origine d'une proposition visant à considérer que l'océan est un bien commun de l'humanité. À ce titre, nous estimons que la conception de la souveraineté doit évoluer d'une souveraineté de propriétaire vers une souveraineté de responsabilité devant l'humanité. Et ce ne sont pas des vains mots : bon nombre de questions maritimes sont traitées devant des instances qui regroupent à la fois les États, les citoyens, notamment au sein des conférences des parties (COP).

Enfin, il faut tenir compte de la dimension européenne, qui a récemment fait l'objet d'un colloque à l'occasion du centenaire de l'Académie de marine.

Mme Annick Petrus , rapporteure. - J'aurai plusieurs questions à vous poser. Les outre-mer ont-ils été suffisamment intégrés dans la stratégie maritime nationale 2017-2022 ? Quelles sont les faiblesses principales de la politique maritime française et comment y remédier à l'avenir ? La création du ministère de la mer et de la Direction générale de la mer au 1er janvier 2022 permettront-elles selon vous de renforcer la politique maritime française ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Pour ma part, j'ai les interrogations suivantes. Compte tenu des ruptures capacitaires de la Marine nationale outre-mer et connaissant les limites de la surveillance satellitaire, comment assurer le contrôle des espaces maritimes ultramarins ? Dans l'océan Indien, comment garantir durablement la souveraineté de la France sur ses zones maritimes, notamment autour des îles Éparses et de Tromelin ? Comment les outre-mer peuvent-ils être intégrés dans la stratégie indopacifique française et bénéficier aux collectivités de l'océan Indien et du Pacifique ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - En ce qui me concerne, j'ai les interrogations suivantes. Comment articuler la politique maritime nationale avec les politiques maritimes locales définies par les collectivités territoriales ? Comment mieux adapter les moyens d'action de l'État en mer à l'ampleur des phénomènes de narcotrafic et de pêche illégale dans la ZEE guyanaise et au niveau de violence des contrevenants ? Comment adapter les moyens d'action de l'État en mer à l'éloignement et à l'absence d'infrastructures, comment envisager le développement de campagnes d'exploitation des ressources marines dans les ZEE françaises ?

M. Jean-Louis Fillon . - Concernant la stratégie maritime nationale mise en place pour les années 2017-2022, nous sommes contre toute distinction entre la métropole et les outre-mer. Bien sûr, les outre-mer représentant 97 % de notre espace maritime, une forme de priorité doit leur être accordée, mais c'est d'une politique commune dont nous avons besoin, et c'est ce qui nous a conduits à définir une grille d'analyse valable pour tous nos espaces maritimes. Nous devons également sortir d'une approche souverainiste, souvent teintée d'une forme de nostalgie impériale, pour définir une vraie politique maritime. Pour cela, il est indispensable de nous doter d'une méthode globale qui prouvera la nécessité d'y mettre les moyens. Nous avons tendance aujourd'hui à demander des moyens pour préserver notre souveraineté sur des espaces maritimes dont l'usage n'a pas été défini. Il y a là une vraie question de méthode.

Nous avons aussi constaté, notamment lors des négociations sur la haute mer (accord BBNJ), un manque d'implication de nos industriels, par rapport notamment à des pays comme le Japon, l'Allemagne, mais aussi la Chine et la Russie. Il faudrait développer leur appétence pour les questions maritimes.

Autre faille, la politique portuaire manque de dynamisme, le multimodal est à la traîne.

Mais nous avons, je l'ai souligné, des points forts : notre organisation administrative, une recherche scientifique de très bon niveau avec des moyens, et une Marine à la fois armée de mer et de service public tenant l'ensemble de la question maritime entre ses mains, ce qui constitue un atout extrêmement fort.

La re-création d'un ministère de la mer est une excellente initiative, d'autant qu'il est en train de se doter d'une ossature administrative qui laisse présager de sa pérennité. Cela n'a pas été sans difficultés, les anciens titulaires de ses attributions, qu'il s'agisse des ministères de l'environnement, de l'agriculture et de la pêche, ne les ayant pas abandonnées de plein gré. La mer est une question éminemment interministérielle, avec des questions de défense impliquant le ministère des armées, des questions diplomatiques impliquant le ministère des affaires étrangères, mais aussi la culture, la recherche scientifique... Le tandem ministère de la mer et Premier ministre est donc fondamental.

Les ruptures capacitaires de la Marine nationale outre-mer résultent de mesures d'économies sur les armées qui ont été faites dans les vingt dernières années, de façon, j'ose le dire, presque irresponsable, par certains pouvoirs publics qui doivent le regretter amèrement aujourd'hui. En attendant les projets Batsimar et Afsimar, on pourrait imaginer de multiplier les déploiements depuis la métropole, mais la flotte de la Marine nationale est déjà très sollicitée. La coopération internationale est une voie intéressante, avec des surveillances partagées comme cela a été fait dans l'océan Indien pour la pêche, avec l'Afrique du Sud et avec l'Australie. Mais cela demande peut-être aussi que notre conception de la souveraineté évolue un peu.

Comment garantir la souveraineté sur les îles Éparses et Tromelin ? Les problématiques juridiques sont différentes : Tromelin, c'est une assise historique qui est contestée ; aux îles Éparses, notre présence est moins contestée, car il y a moins d'États en cause, mais il subsiste cette question des richesses potentielles du canal du Mozambique, très fréquenté, avec la revendication malgache qui est une suite de la décolonisation. L'assise juridique des îles Éparses est assez bonne, celle de l'île de Bassas da India, qui est à la fois couvrant et découvrant, l'est moins.

À l'IFM, nous sommes pour la coopération internationale, fondée sur la notion de l'océan, comme bien commun de l'humanité. Notre proposition a fait l'objet, du moins dans l'affichage, d'une forme de consécration, puisqu'elle a été reprise par le Président de la République, en ouverture de son grand discours maritime aux assises de Montpellier, en décembre 2019. Il faut faire évoluer notre conception de la souveraineté et envisager les coopérations de façon beaucoup plus ouvertes que nous avons pu le faire jusqu'ici : partager les richesses, partager les connaissances scientifiques, partager les outils de défense. Cette voie nous semble plus porteuse que celle qui consiste à s'arcbouter sur des positions qui, d'ailleurs, risquent d'être contestées devant des juges internationaux : le différend entre la Chine et les Philippines en 2015 a montré qu'il pouvait conduire à des positions, s'agissant de la définition des îles, qui n'iraient pas forcément dans le sens des intérêts français.

Comment les outre-mer peuvent-ils être intégrés dans la stratégie indopacifique française ? La question est un peu prématurée car je dois m'y pencher dans le cadre de l'Académie de marine et de l'Institut français de la Mer, pour le compte du chef d'état-major de la Marine. Je vous donnerai donc volontiers un rendez-vous ultérieurement. À ce stade, je peux indiquer que s'agissant de l'océan Indien, la Marine est très largement impliquée dans une coopération qui est l'Indian Navy Ocean Symposium , actuellement présidée par le chef d'état-major de la Marine française, l'amiral Pierre Vandier, et que des travaux vont être initiés sur la protection environnementale, écologique et sur la sécurité.

Comment articuler la politique maritime national et les politiques locales ? Dans le cadre de la stratégie nationale pour la mer et pour le littoral, des stratégies de bassin ont mises en place permettant des dialogues entre acteurs économiques. Le Cluster maritime français et les clusters maritimes ultramarins travaillent beaucoup et constituent de très bonnes instances de concertation. Bien sûr, la prise en compte des souhaits des collectivités territoriales doit être améliorée, mais je rappelle que la compétence en mer est régalienne, elle appartient à l'État à partir de la laisse de basse mer, ce qui est une raison de plus pour engager le dialogue. Je suis plutôt optimiste car, depuis une dizaine d'années, les instances de dialogue fonctionnent de mieux en mieux.

Comment mieux adapter les moyens d'action de l'État en mer à l'ampleur des phénomènes de narcotrafic et de pêche illégale dans la ZEE guyanaise et au niveau de violence des contrevenants ? C'est une question qu'il faudrait poser aux autorités politiques locales. S'agissant des narcotrafics, l'action des marines repose en bonne part sur la coopération internationale, avec la garde-côte américaine, la marine américaine, les Pays-Bas. Il y a un important travail d'échange de renseignements. Les opérations impliquant la marine, avec l'aide des autres armées, le commandant de zone maritime, sous l'autorité du délégué du Gouvernement de Martinique, fonctionnent, et couvrent tout l'arc antillais jusqu'à la Guyane. Ce suivi est fait mais il est insuffisant, en témoigne l'explosion des prises car ce trafic est encore en voie d'expansion. Les procédures de coopération internationale et les procédures juridiques fonctionnent également, tout est une question de moyens.

S'agissant des pêcheurs illégaux, je rappelle que nous sommes dans le cadre d'opérations de police : l'emploi de la force est contraint par le code pénal et la police ne peut agir qu'en cas de légitime défense. Même si les règles d'engagement sont de plus en plus affinées et ajustées, nous ne sommes pas dans le cadre d'une opération de guerre et donc tout emploi de la force qui serait par trop préventif serait condamné par le juge. Il y a une contrainte juridique et, je dirais même plus, une contrainte de civilisation qui fait qu'on ne fait pas la guerre aux contrevenants, on fait une répression dans le cadre de la loi, ce sont à la fois les contraintes et ce qui fait la grandeur de l'État de droit.

M. Stéphane Artano , président. - Je vous remercie pour la qualité de nos échanges. Vous avez bien compris l'intérêt que notre délégation porte à ces problématiques, tout particulièrement sur le volet Indopacifique.

Jeudi 9 décembre 2021
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Table ronde sur les atouts et les spécificités de la Guyane

M. Stéphane Artano , président . - Nous reprenons cet après-midi nos travaux sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Nous nous consacrons cette fois au seul territoire ultramarin qui ne soit pas insulaire, la Guyane. Eu égard à ses spécificités, nous avons souhaité nous pencher sur les atouts et défis de développement de l'économie bleue pour cette collectivité. Ce sera l'occasion de revenir sur la situation des activités traditionnelles, comme la pêche, dont il a beaucoup été question lors de nos précédentes auditions, mais également des filières maritimes prometteuses d'avenir à développer.

Nous accueillons à présent Roger Aron, vice-président de la Collectivité territoriale de Guyane, en charge de l'agriculture, de la pêche et de la souveraineté alimentaire, accompagné de Gilles Le Gall, conseiller territorial en charge de l'aménagement du territoire, Thierry Queffelec, préfet de la Guyane, Aland Soudine, président du Comité régional de la pêche maritime de Guyane, accompagné d'André Florus, premier vice-président, de Léonard Raghnauth, deuxième vice-président, Michel Nalovic, ingénieur halieutique, et Robert Cibrelus, conseiller du président. Sont présents également Éric Sagne, président et Didier Magnan, vice-président du Cluster maritime de Guyane et président de la CPME Guyane, Joël Pied, président d'Agromer Guyane, accompagné de Jocelyn Médaille, vice-président et directeur général de la compagnie guyanaise de transformation des produits de la mer (Cogumer). Nous vous entendrons pour une durée de 10 minutes, sur la base de la trame que la délégation vous a adressée. Je passerai ensuite la parole à nos rapporteurs, Philippe Folliot et Marie-Laure Phinera-Horth, sénatrice de Guyane, ainsi que nos autres collègues, qui vous interrogeront s'ils le souhaitent pour avoir des éclairages complémentaires. Je vous demande de bien vouloir respecter votre temps de parole et de garder votre vidéo allumée, car cette séance fait l'objet d'une captation retransmise en direct sur le site du Sénat et consultable à la demande.

Je vais à présent donner la parole à Monsieur Roger Aron, vice-président en charge de l'agriculture, de la pêche et de la souveraineté alimentaire de la collectivité territoriale de Guyane.

M. Roger Aron, vice-président de la Collectivité territoriale de Guyane, en charge de l'agriculture, de la pêche et de la souveraineté alimentaire . - Bonjour à tous. Merci encore de cette concertation. Notre équipe étant fournie, notre réponse sera diverse. Gilles Le Gall, en charge de l'aménagement du littoral, est également présent. Notre délégation participe aujourd'hui en nombre pour aborder notamment un problème maritime auquel nous sommes confrontés en Guyane : la pêche illégale. Nous constatons depuis un certain nombre d'années que la France n'assure pas sa souveraineté sur le respect de ces zones maritimes. Ce non-respect pose des problèmes de sécurité pour les pêcheurs, des difficultés économiques, car la filière pêche sombre, et pose la question de savoir quand nous pourrons disposer pleinement de nos ressources halieutiques. La Guyane se sent dépouillée par ceux qui viennent se servir sur son territoire. Je laisse maintenant les professionnels entrer dans les détails.

M. Thierry Queffelec . - Le rapport de la Guyane au fait maritime aurait dû être évident pour la population. Les eaux territoriales et la zone économique exclusive française au large de la Guyane représentent une superficie de près de 140 000 km², contre une superficie terrestre de 84 000 km², à laquelle il faut ajouter le plateau continental, l'ensemble recouvrant un important potentiel économique et une biodiversité très riche, qui peut être enviée. Par ailleurs, 84 % de la population guyanaise habite une commune littorale et l'essentiel des échanges commerciaux s'effectue par voie maritime, à près de 95 %, tout comme l'entrée d'une partie du matériel du CNES.

Pour autant, le développement de la Guyane, seul outre-mer français non-insulaire, s'est historiquement tourné vers l'exploitation de sa partie terrestre, bien plus que maritime. La mer y est longtemps restée associée, dans l'imaginaire collectif, au danger, à tel point que l'architecture de Cayenne tourne le dos à la mer. L'enjeu est donc bien celui de l'appropriation par le territoire de son espace maritime, porteur de très fortes opportunités économiques et abritant un patrimoine naturel à préserver. L'État et les acteurs publics tiennent un rôle dans cette démarche.

Celle-ci doit d'abord passer par la connaissance du milieu. Le territoire maritime au large de la Guyane est insuffisamment connu et recensé, ou de manière très inégale selon les zones. Notre objectif est d'ouvrir la voie à l'ensemble des activités économiques. Par exemple, nous avons un potentiel d'exploitation de plusieurs gisements de granulats marins qui aideraient l'effort de construction sur la Guyane. L'état des stocks halieutiques doit quant à lui faire l'objet d'un recensement pour établir une gestion durable de la ressource et connaître les perspectives de développement de la filière pêche. Ce sujet est suivi avec attention par le Comité régionale des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM), et la démarche actuelle de suivi de certains stocks devra être prolongée.

Le milieu marin est également soumis aux risques naturels, bien que nous échappions aux cyclones. L'érosion côtière nous pose ainsi certains problèmes.

Nous souhaitons en outre revenir sur la notion de responsabilité de l'État concernant la sécurité, la navigation et l'exercice des polices en mer, une mission régalienne. Nous dépendons du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Antilles-Guyane, basé à Fort-de-France. Les équipes de la Direction générale des territoires de la mer (DGTM) sont parfaitement opérationnelles et s'emploient à d'autres missions, comme l'entretien et la mise à jour de la signalisation maritime, nécessaires à la sécurité de la navigation. Le chenal de Kourou en est un exemple. Les missions de police contre les activités illégales en mer existent bel et bien. L'effort des services de l'État en la matière est constant. Les deux dernières semaines de l'année dernière, deux destructions ont été réalisées à l'est et une saisie de matériels et de cargaisons à l'ouest. Nous finalisons actuellement une opération qui conduira à la saisie de petits et de gros bateaux, qui passent à la découpe en moins de 48 heures. Des peines de prison sont appliquées aux personnes en rébellion avec les forces de l'ordre, qui sont incarcérées avec des peines allant jusqu'à deux ans de prison au Brésil. Notre synergie est assez forte, alliant les actions du procureur, des armées, ou encore des services administratifs de la DGTM. En termes de communication, la population et les personnes qui ont la responsabilité de la mer sont informées des moyens qui se mettent en place.

L'action suivante est l'instauration d'une gouvernance dédiée aux politiques publiques maritimes. Le conseil maritime ultramarin (CMU) de Guyane est la seule instance réunissant les représentants des différents acteurs du maritime. Après une période de ralentissement liée à la pandémie, ses travaux ont repris en 2021 avec deux réunions plénières et plusieurs commissions et réunions dédiées à l'élaboration du document stratégique de bassin maritime (DSBM), qui sera un document fondateur des actions que nous devons entreprendre. Les échanges au sein du CMU ont été riches et ont permis d'identifier des points de désaccord entre acteurs, mais également de nombreuses orientations consensuelles. Sur cette base, le projet de DSBM est actuellement soumis à la consultation du public. Il sera complété d'un plan d'action, et soumis à un cycle de consultations pour avis en 2022. L'objectif est de pouvoir doter la Guyane de ce document de planification stratégique maritime en novembre 2022.

Du point de vue de la protection et la gestion durable du milieu marin guyanais, seules 0,64 % des eaux sous juridiction française au large de la Guyane sont couvertes par une aire marine protégée. Ce chiffre très faible doit progresser, dans l'acceptabilité et le respect de la notion de besoins de ressources et de la souveraineté alimentaire. La connaissance et la protection des milieux sont ressorties comme des enjeux forts lors de l'élaboration du DSBM. Elles renvoient à des engagements internationaux ou nationaux, mais également à des préoccupations du quotidien des citoyens : qualité des eaux de baignade, préservation des paysages, pêche de loisir durable, etc. Ce document fertile et fécond sera donc tout à fait porteur.

Enfin, s'agissant de l'accompagnement des porteurs de projets maritimes, le développement de projets économiques maritimes doit être une priorité. Qu'il s'agisse de projets de grande envergure (plateforme portuaire offshore, dragage du chenal d'accès au port de Saint-Laurent, création d'une offre touristique pour la croisière, dragage de granulats marins) ou plus modestes (construction d'un navire de pêche, manifestation sportive ou culturelle, visite guidée, etc.), les initiatives privées sont nécessaires pour développer l'économie maritime guyanaise.

La Guyane compte plusieurs avantages comparatifs : une cohabitation en mer apaisée avec peu de conflits spatiaux entre acteurs économiques locaux, un bassin géographique international dynamique, par exemple avec la prospection et l'exploitation pétrolière prochaine au large du Guyana et du Suriname, et enfin un statut de RUP permettant de bénéficier des fonds structurels et d'investissement européens pour cofinancer des projets lourds et majeurs, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros.

M. Aland Soudine, président du Comité régional des pêches maritimes de Guyane . - En tant que président du CRPM, je vous présente mes conseillers : Robert Cibrelus et Michel Nalovic, ingénieur halieutique. Nous allons aborder les sujets de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), des infrastructures, des exportations de produits, la pêche hauturière et les activités de la filière.

M. Michel Nalovic, ingénieur halieutique au Comité régional des pêches de Guyane . - Bonjour à tous. Il est très important de connaître la ressource. Or l'Ifremer rencontre des limites en termes d'embauche, alors que les travaux restent nombreux. De plus, au vu des protocoles sanitaires, il n'est pas capable de mener de campagne scientifique en mer. Depuis deux ans, nous ne disposons ainsi plus d'échantillonnages en mer. L'amélioration des connaissances sur la ressource est dès lors bloquée. Il importerait de permettre aux flottilles guyanaises d'occuper l'espace avec ses propres bateaux, dans l'attente de la reprise des travaux de l'Ifremer. Pour ceci, les bateaux doivent partir en mer et ont besoin des marins, qui ont aujourd'hui beaucoup de difficulté à régulariser leur situation administrative. Un guichet unique permettant aux marins de clarifier leur situation serait ainsi utile.

Les rapports internationaux aujourd'hui publiés indiquent que les ressources à l'échelle du plateau des Guyanes sont en situation de surpêche. Les indices en Guyane française ne sont pas aussi drastiques ; cela est le résultat d'une pêche limitée et durable par la profession depuis plus de 30 ans. Des exercices de gestion durable ont ainsi été mis en oeuvre par les professionnels, avec le soutien de la collectivité locale. Il serait ainsi utile que la collectivité territoriale de Guyane (CTG) demande la délégation des 100 000 nautiques auprès de la France, qui pourrait le signaler à la Commission européenne. Ceci n'a pas pour effet de supprimer les responsabilités régaliennes de l'État, mais confère un droit de regard local sur la gestion des ressources, dont nous nous sommes montrés capables.

Concernant le manque d'infrastructures, nous disposons de deux structures de catégorie « port » : le port du Larivot et le port de Sinnamary, qui manquent d'éléments permettant de les rendre compatibles avec les règlements européens. Nous disposons également de 10 points de débarquement, qui ont parfois une cale. Il nous est donc très difficile d'envisager une évolution de nos pratiques et une valorisation de nos ressources, si nous ne disposons pas du minimum d'infrastructures nécessaires. Le premier point de débarquement en Guyane, la Crique, à 200 mètres de la direction de la mer et moins d'un kilomètre de la préfecture, est une zone de non-droit, avec un abandon complet de la direction des services vétérinaires, de la douane, de la PAF,...

Je souhaitais également aborder les projets d'une pêche hauturière pour les Guyanais et par la Guyane. Pour ceci, une pêche expérimentale devrait être conduite. Des demandes sont soumises depuis 2018, qui ont été remontées à la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA). Celle-ci a demandé au Comité national son avis sur cette pêche expérimentale, pratiquée par des flottilles déjà présentes sur le territoire de la Guyane. Le Comité national a remis un avis extrêmement défavorable. Depuis quatre ans, nous ne pouvons avancer sur ce dossier, pourtant très pertinent. Taïwan, la Chine, le Panama, le Venezuela, le Surinam, le Guyana et le Brésil viennent pêcher dans le hauturier de Guyane, mais nous, nous ne le pouvons pas. Nous souhaiterions que soit permise une pêche qui reviendrait aux Guyanes. Il n'est pas utile d'importer des flottilles de Bretagne.

Je passe à présent la parole à Robert Cibrelus concernant l'accès aux fonds financiers et le développement de l'exportation.

M. Robert Cibrelus, conseiller du président du Comité régional des pêches de Guyane . -L'intégration de la Guyane dans l'économie bleue passe essentiellement par une remise à niveau complète des moyens nécessaires au développement de cette filière. Aujourd'hui, nous travaillons en Guyane comme il y a un siècle. Nous n'avons pas de port de pêche digne de ce nom. Nous disposons de quelques pontons flottants, où les pêcheurs déchargent leur cargaison à la brouette. Il est inconcevable de vivre dans un pays européen et d'assister à de telles scènes. Même si nous souhaitons exporter notre poisson, compte tenu des lieux de déchargement et des méthodes utilisées, les grands acheteurs nous tournent le dos. Il faudrait une volonté politique forte pour rattraper ce retard, tant sur le plan des infrastructures que sur le plan bancaire. Très peu de pêcheurs peuvent aujourd'hui prétendre à un financement bancaire pour travailler dans de bonnes conditions. Les usiniers peinent à trouver des banques pour réaliser des avances de trésorerie, car notre pêche est souvent saisonnière.

Vous l'avez dit dans votre propos liminaire ; la Guyane est la seule collectivité ultramarine qui ne soit pas insulaire. Nous sommes toutefois insularisés, puisque nous avons des difficultés à faire sortir le poisson frais de Guyane par la voie aérienne. Nous travaillons actuellement pour trouver des compagnies étrangères permettant d'expédier ce poisson chez nos voisins. Le développement de la filière passe nécessairement par l'exportation de nos produits. Nous sommes 280 000 habitants. Il s'agit du seul secteur autosuffisant. Nous avons de nombreux cours d'eau et la pêche de loisir est conséquente au sein de notre département.

Les fonds européens sont quant à eux difficilement mobilisables par nos pêcheurs. N'ayant pas de trésorerie, ceux-ci ne peuvent pas préfinancer leurs investissements. Ce point obère l'avenir de la pêche en Guyane.

M. Stéphane Artano , président . - Merci messieurs. Je vous propose de passer au Cluster maritime et à la CPME.

M. Didier Magnan, vice-président du Cluster maritime de Guyane . - Après avoir entendu vos propos autour de la filière pêche, ayant moi-même commencé ma vie professionnelle comme marin-pêcheur, étant le petit-fils du fondateur de la Pêcherie internationale de Guyane, et ayant fini ma carrière de professionnel maritime en 2007 en fermant mon entreprise, reproduire des études conduites des années 1960 aux années 2000 ne me semble pas pertinent. Nous disposons d'un historique riche d'études sérieuses et rigoureuses. La pêche hauturière, la petite pêche et les différents modes de pêche ont été largement étudiés. Il ne me semble pas utile de perdre du temps à réaliser de nouvelles études.

Nous avons aujourd'hui une réelle problématique d'occupation de l'espace halieutique. Nous avons une véritable difficulté infrastructurelle en ce qui concerne le milieu fluviomaritime. Nous avons vu ces 30 dernières années une réduction drastique des infrastructures qui orientent les personnes, les professionnels et les plaisanciers vers le milieu fluviomaritime. Nous avons proposé au grand port maritime de Guyane une réunion sur le cas du port de pêche et de plaisance de Dégrad des Cannes en son enceinte. Le grand port maritime nous a adressé une réponse étonnante et inquiétante, réduisant les possibilités qu'offre cette infrastructure à l'accès au milieu fluviomaritime. Nous sommes préoccupés de cette réponse, mais rédigerons une note et tenterons de provoquer un débat et une réunion élargie avec le grand port maritime.

S'agissant de la filière pêche, lorsque j'ai commencé mon activité de marin-pêcheur, nous étions 45 000 habitants et exportions 99 % de notre production. Nous sommes aujourd'hui presque 300 000 habitants, avec 95 000 jeunes scolarisés, ce qui suppose de fournir des cantines, et nous avons l'avantage d'un marché économique porteur pour les circuits courts, qui permettent d'écouler une grande partie de notre production sur le territoire, tout en visant un modèle d'exportation dont les règles doivent être strictement définies. La filière pêche, dans sa situation actuelle, mériterait un grand débat et une grande réflexion sur ses objectifs, les ressources à exploiter, par quels moyens et les marchés à viser, dans l'objectif de définir un marché commercial pour les produits capturés, transformés et mis sur le marché commercial en circuit court ou à l'export. La valeur commerciale doit être suffisamment rémunératrice, afin de relancer un secteur productif permettant une rémunération correcte qui soit un atout et un attrait pour la jeunesse guyanaise intéressée par cette filière. Tant que nous n'aurons pas redéfini ces règles et que notre marché conservera une très faible valeur commerciale pour le produit facturé, je ne pense pas qu'un jeune soit susceptible de s'intéresser à la filière, si celle-ci correspond à une rémunération de 500 ou 600 euros. La restructuration de cette filière est donc urgente.

Nous avons l'avantage d'avoir une ressource abondante, notamment en poissons à forte valeur commerciale, puisque nous avons du poisson à chair blanche, l'acoupa, qui est voisin du bar, ainsi que des crevettes. Après les études menées ces 30 à 40 dernières années, nous maîtrisons aujourd'hui largement les aspects commerciaux de nos produits. La question qui se pose est de savoir comment les pêcher et les transformer, et pour quel circuit. Une réflexion aussi large et rapide que possible me semble urgente pour redéfinir les contours d'une filière artisanale, voire industrielle. La possibilité de la pêche hauturière a notamment été évoquée, en particulier sur des poissons pélagiques. Des recherches poussées conduites entre les années 1990 et 2000 par l'Ifremer portaient sur ce dossier. Celles-ci nous éclaireraient peut-être sur la non-sédentarisation de cet armement, qui a migré vers l'île de La Réunion. Nous avons donc suffisamment d'éléments en notre possession pour identifier les points faibles et forts de la filière.

Relancer une filière sans disposer d'infrastructures susceptibles d'accueillir l'outil de production qu'est le navire, tant hauturier que de petite pêche, me semble compliqué. Nous avons ainsi un dossier complexe nécessitant une réflexion tant sur la problématique des infrastructures permettant de recevoir ces navires que sur la mise en place de filières de formation permettant d'intégrer des marins français guyanais sur ce navire. Je n'accepte pas que des bateaux vénézuéliens pêchent à la place des bateaux français. Nous devons privilégier ces derniers, qu'ils soient martiniquais, guadeloupéens ou bretons. Nous devrions nous appuyer sur ces savoirs et un transfert de technologie le cas échéant, pour lancer une formation française, au travers éventuellement du lycée agricole de Matiti. Il est inconcevable de ne pas bénéficier de l'assistance de ces bateaux, à la place des bateaux vénézuéliens, et qui permettraient d'accueillir nos marins français guyanais, avec une rémunération motivante, mais aussi de mettre en place des outils de transformation qui, par une fiabilisation d'une production certaine à l'année, sur les circuits courts ou à l'exportation, offriraient une rentabilité assurée. À l'inverse, nous avons mis en place des outils de transformation sans avoir la garantie d'une production leur permettant d'être à l'équilibre. Un opérateur dans le circuit de la transformation représente en moyenne cinq personnes dans le secteur productif. Il est donc urgent de traiter la problématique de l'occupation spatiale de la mer. Nous devons travailler rapidement sur un modèle de redéveloppement de la filière pêche pour occuper l'espace tant au niveau du large, occupé par les bateaux vénézuéliens, que côtier. Nous devons également travailler sur la problématique des infrastructures, que nous ne pourrons pas multiplier sur le territoire.

M. Joël Pied, président d'AgroMer Guyane . - Bonjour à tous. La question qui nous préoccupe aujourd'hui est de savoir quelle place retrouver au sein de la stratégie globale de la France sur le plan maritime. Nous ne pouvons ignorer deux aspects. D'abord, 80 % de la biodiversité de la France est située dans les outre-mer. Ensuite, la Guyane est la seule région de l'Europe et de la France située sous la ligne de l'équateur dans la zone sud. Bien qu'il soit logique que la géostratégie s'oriente davantage sur le Pacifique et les grands axes maritimes de l'Antarctique, la zone régionale qui nous préoccupe évolue beaucoup. La Guyane est le parent pauvre de cette politique, puisque rien, en termes de perspectives et d'infrastructures, ne traduit la stratégie de la France dans l'économie bleue sur cette zone, contrairement par exemple au domaine spatial. D'un point de vue régional, nous sommes à côté d'un géant, le Brésil. Le Guyana évolue quant à lui avec la découverte de ressources pétrolifères. Sur le plan de l'exploitation des ressources, notre voisin le Suriname, qui a des caractéristiques semblables à la Guyane, pêche près de 50 000 tonnes à l'année, contre 4 000 tonnes pour la Guyane. La question n'est donc pas tant de savoir comment se porte la ressource, qui est suivie depuis longtemps, en dépit des lacunes des programmes de recherche, mais pourquoi elle est dans cet état. La filière crevettière a été dépecée, sans que des réponses soient apportées sur la question de la ressource. On est parti d'une flottille de 63 navires, avec 4 200 tonnes à l'année, à une production réduite à moins que rien avec quelques navires sur zone.

Nous devons nous donner les moyens d'intégrer cette géostratégie locale. Notre territoire est en effet livré à la captation de ses richesses stratégiques. Nous sommes les spectateurs de ce pillage. Il est donc nécessaire de changer la dynamique. Je rejoins de ce point de vue les intervenants précédents : nous devons parvenir à occuper l'espace, en repensant les filières sur le plan local mais aussi en consolidant l'existant. En effet, de nombreux opérateurs travaillent de façon acharnée et des initiatives sont menées, qui représentent des frais importants. La logique communautaire, avec les normes et protections que nous confère le statut de région ultrapériphérique de l'Europe, devient une contrainte. Nous devons faire basculer ce sentiment, en instaurant un cadre plus favorable à la conduite d'initiatives et à leur développement. L'Europe s'est évertuée, avec les accords ACP, à faciliter l'entrée de la production de ces pays sur le marché communautaire, grâce à des dispositions qui suppriment un certain nombre de taxes. Or le vivaneau qui est pêché dans les eaux communautaires est taxé à hauteur de 15 %. Comment comprendre ces anomalies ? Cette taxation rend automatiquement la production de nos outils de transformation non concurrente par rapport à des produits qui arrivent sur le marché communautaire. Nous devons exploiter la zone de façon raisonnée, en utilisant l'outil de la coopération régionale. Assurer la sécurité des approvisionnements est pour nous déterminant. Nous devons trouver les voies et moyens de garantir les approvisionnements et leur diversité, ce que ne peut offrir actuellement le secteur productif de la pêche. Cela passe par un dispositif de coopération. Il n'y a nulle raison que nous tournions le dos à nos voisins. L'activité avec les ligneurs vénézuéliens est un modèle de coopération extraordinaire, qu'il semble nécessaire de reproduire dans l'état actuel. En Guyane, la production frôle à peine 4 000 tonnes. Le Surinam produit 10 fois plus, et le Brésil plus encore. Il est donc essentiel d'être présent. Ceci nous permettra de répondre au sujet de la pêche illégale.

M. Stéphane Artano , président . - Merci beaucoup pour ce tour de table. Je vais à laisser la parole aux rapporteurs, Philippe Folliot et Marie-Laure Phinera-Horth. Vous pourrez ensuite répondre aux questions qui n'auraient pas été traitées.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Merci, Monsieur le préfet et messieurs, pour les propos que vous avez tenus. Monsieur le Préfet, je reviendrai vers vous plus particulièrement sur la problématique des moyens qui doivent être ceux de l'État pour assurer les missions de contrôle et de souveraineté effectives sur la zone économique exclusive de la Guyane. Au regard des propos qui nous ont été tenus et de ceux de ma collègue, qui ne manquera pas d'attirer notre attention sur ces questions avec passion, conviction et dynamisme, les comportements agressifs, pour ne pas dire belliqueux, de la part de pêcheurs étrangers sur la zone économique exclusive guyanaise, interpellent. La France, qui est la 5 e puissance économique mondiale, se doit d'être respectée dans ce cadre. C'est une question de principe, eu égard à la souveraineté, mais aussi de sécurité, du point de vue des pêcheurs concernés. Nous ne devons pas attendre que survienne un drame pour réagir face à cette situation.

Nous avons conscience de l'ensemble des difficultés, au regard de décisions prises par le passé. Nos outre-mer ont été sacrifiés, à certains égards, par rapport aux moyens de la Marine ou de la gendarmerie nationale, en termes de capacité d'intervention. Pensez-vous que l'État, au travers de moyens pérennes ou en provenance des Antilles ou de l'Hexagone, puisse traiter cette question dans de bonnes conditions ?

Nous avons compris les enjeux sur la structuration de la filière. L'État doit se doter de moyens et faire preuve d'une volonté forte et affirmée afin de répondre aux attentes des acteurs locaux.

La Guyane est un territoire auquel nous sommes attachés. Depuis l'Hexagone, il est considéré comme forestier et terrestre, mais vous nous montrez que la mer fait partie des enjeux.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Monsieur le préfet, messieurs les présidents et vice-présidents. Vous avez eu l'opportunité d'évoquer les problématiques que vous rencontrez. Je vous contacte souvent en ce qui concerne la situation des pêcheurs. J'espère que nous saurons trouver des solutions pour pérenniser cette profession. Comme l'a rappelé mon collègue, à chaque audition, qui concerne la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, j'évoque systématiquement vos problèmes. L'État est aujourd'hui représenté par Monsieur le préfet, qui apportera des éléments de réponse notamment en ce qui concerne les agressions et la pêche illégale.

J'aborderai pour ma part d'autres aspects. Selon vous, quelles solutions faut-il apporter face au vieillissement de la flotte de pêche guyanaise ? Quelles difficultés d'applications persistent s'agissant des aides européennes au renouvellement de flottes ? Comment améliorer les capacités d'accueil du grand port maritime de Guyane ? Quelles sont les solutions prioritaires pour faire face aux faibles tirants d'eau et à l'absence d'outillage de déchargement ? Le développement du port de Saint-Laurent du Maroni peut-il constituer une réponse ? Enfin, comment mieux mobiliser les réserves foncières du port de Dégrad des Cannes pour y permettre l'installation d'entreprises maritimes ?

Le rapport que nous préparons sera remis au Gouvernement. Nous vous auditionnons dans ce cadre, et je vous demande, comme toujours, d'être francs et directs.

M. Thierry Queffelec . - Les pêcheurs illégaux sont divers, provenant du Surinam, du Brésil et du Guyana.

Les forces luttent contre deux phénomènes : la lutte contre l'orpaillage illégal et la lutte contre la pêche illégale. Une lettre de mission très précise a été adressée au ministre des Outre-mer sur la notion de souveraineté de ce département.

Sur la partie maritime, les Surinamiens utilisent des petits bateaux et se cachent la journée dans les mangroves. Ils sont environ cinq à bord. Plus à l'est, nous observons des bateaux beaucoup plus grands, de 15 à 20 personnes qui ramènent du poisson. Ceux-ci sont particulièrement agressifs. Depuis un an, nous avons augmenté le dispositif opérationnel. Pour autant, les petits bateaux se voient appliquer de simples contraventions par la police administrative et sont privés de leurs filets et poissons. En revanche, nous avons durci les règles contre le modèle de pêche brésilien, ce qui a donné des résultats. Depuis le début de l'année, plus de 152 tonnes de poisson ont été saisies, 173 km de filets et un peu moins d'une tonne de vessies natatoires qui se vendent très bien. Les contrevenants arrivaient pour leur part à échapper à la gendarmerie maritime. Lorsque nous avons commencé à recevoir des tirs de mortier, j'ai demandé à ce que ces opérations soient plus offensives. Il est en outre apparu que les modes opératoires nécessitaient des renforts supplémentaires, que nous avons obtenus rapidement. Nous avons ainsi pu bénéficier de commandos marines de haut niveau, qui appartiennent aux forces spéciales. Face à l'agressivité des équipages brésiliens, nous avons débuté des actions en juillet, que nous venons de renouveler. Les assauts menés sont pour ainsi dire militarisés. Toute la chaîne administrative y participe. Nous obtenons ainsi des résultats tangibles, avec des peines de prison plus fortes prononcées. L'esprit de défense est très clair. Nous disposerons dorénavant de quatre affectations de commandos marines dans des périodes de contrôle renforcé. La gendarmerie maritime développe quant à elle son savoir-faire. Enfin, des outils d'optronique seront prochainement testés, qui nous permettront d'acquérir très rapidement des images, qui nous serviront notamment auprès du procureur.

M. Aland Soudine . - Pour revenir sur la pêche clandestine, comme vous l'indiquez vous-même, Monsieur le préfet, les pratiques sont agressives. Vous pouvez donc imaginer ce que nos pêcheurs subissent en mer. Ils ne peuvent rejoindre leur zone de pêche, en raison de la présence de ces bateaux. Nos pêcheurs ont peur. Des bateaux ont été braqués puis laissés à la dérive, les marins ligotés à bord. Il est donc nécessaire de trouver des moyens qui nous permettront de pêcher davantage et de gagner correctement notre vie.

M. Gilles Le Gall, conseiller territorial de la collectivité territoriale de Guyane . - Je suis membre du Conseil maritime ultramarin depuis quelques années et nouvellement élu à la collectivité territoriale de Guyane, en charge de l'aménagement du littoral. Il est grand temps que la Guyane se tourne vers la mer. Nous avons 70 ans de retard. L'État doit faire le nécessaire en ce sens. Nous avons évoqué les 500 km de côte ; seuls 10 % sont utilisés. Il s'agira d'investir tous les moyens nécessaires pour occuper cet espace littoral maritime.

Nous avons échangé sur la pêche. Si celle-ci est importante, nous devrons également nous occuper d'autres formes d'économie, qui n'existent que très peu en Guyane. Nous avons développé un grand port maritime à Cayenne. Madame la Sénatrice, il est nécessaire de développer le second, sur le Maroni, pour réaliser des approvisionnements au profit d'une ville qui comptera plus de 100 000 habitants dans quelques années. Il existe des soucis de tirants d'eau, qui peuvent néanmoins être réglés, par exemple par du dragage, comme à Kourou. Au-delà, il s'agira de développer des marinas de façon conséquente, ce qui demande des efforts considérables de la part de l'État, à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros. Ceux-ci sont actés dans les accords de 2017, avec le plan additionnel de 2 milliards d'euros. Ces marinas pourraient être implantées facilement et font déjà l'objet de projets depuis de nombreuses années, comme à Stoupan et à Kourou, où la marina pourrait accueillir 300 ou 400 anneaux de bateaux. Ces deux projets peuvent être dupliqués sur le Maroni. Ces marinas sont situées sur « l'autoroute » entre les Caraïbes et l'Amérique du Sud, notamment le Brésil ; nous pourrions accueillir une multitude de bateaux, ce qui se traduirait par une économie considérable. En conséquence, 5 000 emplois directs seraient immédiatement créés sur la façade maritime.

Je citerai également toutes les structures de loisirs. Tous les clubs nautiques méritent d'être développés et dupliqués sur la façade guyanaise, ce qui se traduira par une économie touristique très importante.

M. Michel Nalovic . - La lutte contre la pêche illégale en mer rejoint la lutte contre l'immigration clandestine en Guyane et contre l'orpaillage illégal, sans parler des flux de Covid transitant par cette voie maritime. Nous avons un engagement de l'État sur 120 jours dédiés à la pêche illégale en mer, ce qui laisse à l'inverse un nombre conséquent de jours pour la pêche illégale et d'autres activités dans l'année. L'armée guyanaise compte 2 800 personnes, dont 800 personnes dans l'air et 80 dans la marine nationale. Nous comprenons qu'il existe des problèmes de recrutement. Le vire-filet la Caouanne est un navire magnifique, conçu spécifiquement pour la lutte contre la pêche illégale, qui saisit 200 km de filets par an, soit les filets de 10 à 20 navires illégaux au total. Ce navire pourrait saisir beaucoup plus de filets, s'il était équipé : il n'est pas armé, et est donc vulnérable.

En 2014, l'État s'est fermement engagé à équiper les zones transfrontalières de radars, pour réaliser de la surveillance depuis la terre. En 2017, d'autres engagements ont été pris pendant les accords de Cayenne pour mettre en place des moyens ultra légers, des bateaux de type « caïd », en aluminium à très faible tirant d'eau et équipés de moteurs hors-bord. Les moteurs in-bord, en effet, ne sont pas adaptés à la Guyane. Si ces moyens légers étaient en permanence présents sur les zones transfrontalières, nous n'aurions pas besoin de déployer des bâtiments de guerre.

Un très fort appui politique à l'échelle européenne est en outre indispensable, afin que le Brésil, qui pêche illégalement depuis 20 ans en Guyane, soit informé de l'existence d'un règlement sur la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) et qui prévoit des « cartons » jaunes et rouges. Un règlement INN s'impose en effet.

Enfin, au lieu de payer 12 000 euros pour mettre à la casse un navire saisi, ce qui représente 600 000 euros pour 50 navires, l'État pourrait s'équiper des moyens permettant de le faire à moindre coût, plutôt que de recourir à des prestataires.

M. Stéphane Artano , président . - J'ai quelques interrogations sur le volet de la pêche. J'ai présidé l'organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (Opano), une organisation internationale de pêche, pendant six ans. J'ai également siégé comme chef de délégation pour Saint-Pierre-et-Miquelon pour la pêche aux thonidés dans votre région lors de la 23 e réunion de la mission internationale pour la conservation des thonidés (ICCAT). La France participe à des instances de pêche internationales et régionales. Généralement, celles-ci prennent des dispositions sur les pêches illicites ou illégales. Est-ce votre cas ?

J'ai entendu une remarque concernant le fait que les quotas français doivent être pêchés par les bateaux français. Cette même question se pose à Saint-Pierre-et-Miquelon, et suppose que nous soyons en capacité de les pêcher. Dans le cas contraire, les accords commerciaux doivent profiter à l'industrie locale. Ceci peut renvoyer à une question de politique d'attribution des quotas par le Gouvernement français. Cette question a-t-elle été abordée ?

M. Thierry Queffelec . - S'agissant des quotas, 45 licences de pêche vénézuéliennes sont délivrées.

M. Michel Nalovic . - Celles-ci ne correspondent pas à un quota mais à des licences octroyées par la Commission européenne. Il n'y a donc pas de total admissible de capture pour le vivaneau par exemple. La limite de l'effort se fait par le nombre de jours en mer pour les bateaux présents. Si 45 licences sont délivrées, il n'y a jamais 45 bateaux sur la zone. La pêcherie crevettière s'est quant à elle réduite drastiquement suite aux analyses de l'Ifremer, qui restent néanmoins lacunaires, car fondées sur un modèle d'analyse de population virtuelle (VPA), qui n'est pas adapté à une phase de décroissance d'un type de pêche. Pour mettre en oeuvre le modèle de dynamique de population de type SS3 (stock synthesis ), il est nécessaire de conduire des campagnes en mer, ce qui n'a pu être fait depuis deux ans.

Concernant l'absolu besoin de renouvellement de la flotte, qui est avéré en Guyane, l'une des conditions pour l'octroi par la Commission européenne des financements alloués à ce renouvellement est la disponibilité de la ressource, qui dépend de ces évaluations. La pêche illégale porte donc préjudice à la ressource, mais nous ne pouvons renouveler notre équipement pour protéger notre ressource. Nous ne pouvons mobiliser des études datées de 20 ans. Pour mener à bien nos ambitions, le renouvellement de la flotte devra se faire en parallèle de celui des études.

M. Stéphane Artano , président . - Sur Saint-Pierre-et-Miquelon, nous avons un processus de contractualisation entre la collectivité et l'État sur le développement d'un plan pêche et de la filière pêche, qui permet de structurer une démarche et de fixer des objectifs, voire d'obtenir au niveau européen des crédits dédiés.

M. Michel Nalovic . - Un plan pêche a été élaboré il y a quelques années. Les sujets que nous relevons sont des points de blocage avérés au sein de ces actions.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Monsieur le préfet, je voudrais revenir sur certains points que vous avez identifiés. Vous avez indiqué que les moyens dont vous disposez vous permettent d'assurer une surveillance effective 120 jours par an. Quid des autres jours ? Quels moyens spécifiques pourraient vous être octroyés à cette fin ? Il a par ailleurs été indiqué que la Guyane comptait 2 800 militaires, dont 80 dans la Marine. Force est de constater que 97,5 % de notre zone économique exclusive est liée aux outre-mer, mais que plus de 90 % des moyens de la Marine, en tonnage, sont dans l'Hexagone. Comment pourrions-nous vous appuyer pour disposer de moyens supplémentaires pour assurer une permanence de cette mission ?

S'agissant des bateaux de pêche illégale, certains d'entre eux pourraient-ils être saisis et réaffectés ? Enfin, l'utilisation de drones permettrait-elle d'assurer la surveillance nécessaire ?

M. Thierry Queffelec . - Nos moyens aéromobiles sont parfois un peu désuets. Nous ne pouvons pas perdre la vie d'un homme ultra-formé pour quelques kilos de poissons. En conséquence, lorsque nous avons besoin d'éléments performants, nous nous adressons à la métropole, avec de plus en plus de succès. Pour intervenir sur des sites d'orpaillage, par exemple, nous avons besoin de personnes spécialisées dans le combat rapproché et la légitime défense. Ils se sont adaptés à l'utilisation d'armes non létales. La découpe de bateaux donne en outre lieu à une image retransmise en direct, qui a de l'importance en termes de communication.

Je m'étonne en outre de l'annonce de 120 jours. En 2021, je peux vous assurer que les acteurs sont opérationnels. La police de l'aire et des frontières (PAF) est associée à la capture des navires.

Les marins, à leur arrivée, réalisent un test PCR et sont pris en charge dans le cadre de l'immigration clandestine, et donc raccompagnés.

L'enjeu est de traiter la chaîne administrative dans sa totalité. Nous avons démarché la CTG dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance, car nous savons que parmi les jeunes marins pêcheurs arrêtés, il y a des mineurs.

S'agissant des radars, ils supposent des forces d'intervention immédiates dont nous ne disposons pas. Nous ne réalisons que du contrôle de zone.

Les armées ont un regard très favorable sur les actions que nous menons. Quatre opérations de renfort des commandos marines sont planifiées.

M. Stéphane Artano , président . - Nous sommes très heureux d'avoir pu organiser cette table ronde et de revenir sur les sujets qui nous préoccupent. Sentez-vous libres de nous faire part de contributions écrites, dont les rapporteurs pourront se nourrir.

Je cède la parole au Cluster maritime de Guyane.

M. Didier Magnan . - Nous rencontrons une problématique sur le développement d'infrastructures sur le territoire guyanais, en raison d'un certain nombre de contraintes liées au Schéma d'aménagement régional (SAR), qui sera prochainement révisé, en collaboration avec la collectivité territoriale. Un projet privé très ambitieux de marina a été voté mais ne peut se poursuivre à ce stade, pour deux raisons : le SAR, qui restreint deux tiers du projet, et la loi « littoral », qui l'empêche dans sa totalité.

M. Éric Sagne, président du Cluster maritime de Guyane . - Il est indispensable de disposer rapidement d'une infrastructure portuaire à Saint-Laurent, afin de développer ce territoire, qui présente un potentiel industriel et économique. En tant que président du Syndicat des pilotes maritimes, je participe aux travaux de recherche de solutions concernant le dragage, qui avancent difficilement.

Concernant le grand port maritime, une étude a été conduite sur le cabotage dans la grande région, allant du Brésil à Georgetown. Il sera intéressant de développer cet aspect de cabotage régional.

M. Jocelyn Medaille, Agromer Guyane . - La pêche illégale reste présente, en dépit des efforts de l'État. L'année 2021 fut la pire depuis 15 à 20 ans. La production débarquée a drastiquement chuté, en poissons, en crevettes ou en vivaneau. La pêche illégale y est pour beaucoup. Au-delà de l'impossibilité de pêcher dans certaines zones en raison de la présence de bateaux étrangers, les bateaux de pêche guyanais restent en outre à quai par manque de marins, faute de renouvellement de cartes de séjour notamment.

Il est nécessaire que la filière se rassemble pour avancer sur les points d'achoppement que nous observons.

M. Stéphane Artano , président . - Je vous remercie pour ces précisions. Je cède la parole au premier vice-président de la CTG pour conclure cette table ronde.

M. Roger Aron . - Merci à tous d'avoir participé à cet échange très riche. Monsieur le préfet, le chiffre de 120 jours nous a été fourni par le ministère lors de notre dernière rencontre.

Nous avons ici initié un dialogue ; je souhaiterais que nous adoptions des mesures plus ambitieuses sur la pêche illégale. Il en va de la survie du secteur de la pêche et de la souveraineté alimentaire de la Guyane. Nous devons changer de logique et parvenir à faire avancer notre territoire, dont nous sommes tous fiers.

M. Stéphane Artano , président . - Merci Monsieur le président et messieurs, pour vos contributions.

Jeudi 16 décembre 2021
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Table ronde en commun avec la délégation à la Prospective
sur les outre-mer et l'Indopacifique

M. Stéphane Artano , président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer . - Bonjour à tous. Je suis ravi d'ouvrir ce matin cette table ronde commune dédiée aux outre-mer et à l'Indopacifique, aux côtés du président Mathieu Darnaud et de nos collègues de la Délégation à la prospective. Cette première, fort bienvenue, permet de mettre en valeur la complémentarité de nos travaux sur des enjeux essentiels pour l'avenir de notre pays. Une vision prévisionnelle à moyen et long termes paraît en outre indispensable.

Notre délégation a engagé depuis octobre dernier une étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, dont Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth sont les rapporteurs.

À ce stade de nos auditions, nous nous devions d'aborder l'espace indopacifique, qui couvre cinq des territoires ultramarins, sans oublier les cinq districts des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Il correspond à 93 % de la zone économique exclusive (ZEE) française.

L'espace indopacifique est une réalité très concrète pour notre pays, avec ses collectivités et ses populations d'outre-mer, mais également à travers nos communautés expatriées en Asie-Océanie, les entreprises implantées ou ayant investi en Asie-Océanie, ou encore les forces militaires prépositionnées ou en mission.

Nous avons pour ambition de cerner les atouts que représentent pour la France ces espaces maritimes, et l'espace indopacifique en particulier, mais aussi de proposer leur meilleure prise en compte et valorisation. La présidence française de l'Union européenne au premier semestre 2022 doit être l'occasion de mieux intégrer cette dimension maritime et ultramarine dans les politiques communautaires.

Nous nous interrogeons enfin sur les défis à relever après la récente crise des sous-marins. L'Indopacifique s'impose indiscutablement comme l'espace stratégique du XXI e siècle.

M. Mathieu Darnaud , président de la Délégation sénatoriale à la prospective . - Merci monsieur le président. Je salue tous nos collègues présents ainsi que nos invités et me réjouis de cette initiative conjointe de nos deux délégations qui va aborder le sujet important de l'Indopacifique, y compris sous un angle prospectif.

La prospective consiste à partir du présent pour imaginer l'avenir, avec rigueur, avec méthode, en confrontant les hypothèses, en comparant les scénarios. Nous connaissons le point de départ, que nos invités ne manqueront pas de nous rappeler. La France en Indopacifique compte 1,6 million de citoyens, 7 000 militaires, et 9 des 11 millions de kilomètres carrés de notre ZEE, la deuxième mondiale. Forts de ce constat, quels scénarios pouvons-nous imaginer pour la France, pour la place des outre-mer, dans l'Indopacifique à horizon 20 ou 30 ans ?

Je ne doute pas que nos invités sauront se montrer optimistes. Mais la prospective, c'est aussi savoir mettre en perspective et c'est là que les choses se compliquent.

À titre d'exemple, la présence française dans cette région qui, dans sa définition la plus restreinte, regroupe la moitié de l'humanité, s'établit à 1,6 million de personnes. C'est l'équivalent de la population de la petite ville chinoise de Chaozhou, ou un dixième de sa voisine Shenzhen, l'un des plus grands ports au monde alors qu'elle n'existait pas il y a trente ans.

Ensuite, 7 000 militaires, c'est à peu près la taille de l'armée du Brunei, petit sultanat situé sur l'île de Bornéo. Pour comparaison, les États-Unis disposent de 375 000 hommes dans la région, mais aussi de 5 porte-avions, 200 navires, 1 000 avions et de nombreux sous-marins auxquels s'ajouteront bientôt ceux de l'allié australien. L'armée chinoise compte 2,2 millions d'hommes. L'Inde, 1,5 million. Presque tous les pays du « top 15 » en la matière sont riverains de l'Indopacifique.

Enfin, les 9 millions de kilomètres carrés de ZEE représentent une grande richesse, mais surtout une immense responsabilité. Les eaux sont poissonneuses, mais la pêche illégale et la pollution plastique font des ravages. Les nodules polymétalliques qui tapissent certains fonds marins, suscitent bien des intérêts, mais qui aura les moyens d'investir dans leur exploitation ? Sans doute les mêmes pays qui, déjà, convoitent le nickel de Nouvelle-Calédonie, ou qui tirent déjà ces câbles sous-marins par lesquels transitent 95 % du trafic internet mondial.

Ne voyez aucun pessimisme dans ces quelques rappels, bien au contraire. Si la France veut se donner les moyens de ses ambitions dans l'Indopacifique, si elle veut relever les défis du siècle à venir, il lui faudra s'appuyer sur tous les atouts dont elle dispose. Ses départements et territoires d'outre-mer en sont les premiers.

PREMIÈRE PARTIE : LES OUTRE-MER ET L'INDOPACIFIQUE : LES ENJEUX STRATÉGIQUES

M. Christophe Penot, ambassadeur pour la zone indopacifique . - La stratégie indopacifique est née en 2018 à l'occasion des visites du Président de la République en Inde, en Australie et en Nouvelle-Calédonie, lorsque ce concept commençait à se répandre dans toute la région. L'Inde a adopté une stratégie la même année, tout comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN). Au sein de l'Union européenne, nous avons été les premiers à l'adopter. Elle a été consolidée par un travail de suivi interministériel et a acquis une bonne visibilité dans la région. L'Allemagne et les Pays-Bas ont suivi en septembre 2020.

Nous avons également joué un rôle moteur à Bruxelles, dans les discussions ayant conduit à l'adoption le 16 septembre dernier d'une stratégie européenne pour la coopération en Indopacifique, parfaitement complémentaire avec la nôtre.

Une grande partie des enjeux de cette stratégie viennent d'être rappelés. L'Indopacifique est le théâtre de profonds bouleversements stratégiques qui nous concernent tous, tels que l'agressivité croissante de la Chine, les tensions existant autour des frontières maritimes et des revendications territoriales s'y attachant, ou encore l'intensification de la compétition sino-américaine. Ces défis s'ajoutent à d'autres foyers de tensions préexistants, dans la péninsule coréenne ou à la frontière sino-indienne.

Ensuite, les enjeux maritimes de la zone sont considérables. Ils portent sur la liberté de navigation et de survol, la souveraineté - avec nos territoires et ZEE -, l'économie, la protection et la gestion durable des océans, ou l'importance de la pêche illégale.

L'Indopacifique représente près de 60 % de la richesse mondiale et 40 % de la consommation mondiale. La zone est à la pointe de l'innovation, notamment dans le domaine de l'économie numérique. Elle a donc un potentiel considérable, pour nos entreprises, mais aussi en matière de partenariats, de recherche et d'innovation. Enfin, elle est au coeur des enjeux mondiaux que sont le changement climatique, la biodiversité, les océans et la santé. Elle est décisive dans la réponse que nous voulons apporter à ces défis.

Quels objectifs poursuivons-nous ? À travers un réseau de partenariats, nous voulons aider les pays à développer une approche alternative au modèle chinois, fondée sur le respect du droit et des souverainetés nationales, et sur la promotion d'un multilatéralisme efficace contre la logique de blocs. Nous souhaitons consolider un espace indopacifique ouvert et libéré de toute forme de coercition. Pour atteindre ces objectifs, nous nous appuyons fortement sur les partenariats développés avec l'Inde, le Japon, Singapour, l'Indonésie, le Vietnam ou la Corée du Sud. Nous conduisons avec eux un dialogue politique dense, dont la coopération en Indopacifique est l'une des principales composantes.

J'en viens à la présence de nos départements et collectivités d'outre-mer dans les deux océans, constituant l'une des dimensions prioritaires de notre stratégie. Ils sont une particularité française, renforçant le sens de notre engagement dans la zone. Le Président de la République a porté ce message lors de ses récentes visites à Nouméa, à La Réunion et en Polynésie française. Nous sommes une nation de l'Indopacifique. Nous devons porter cet atout, cette opportunité pour nos territoires.

Ces derniers présentent plusieurs enjeux essentiels et, en premier lieu, celui de la protection de nos ressortissants et de la défense de notre souveraineté. Le second enjeu majeur est celui de l'insertion de nos territoires dans leur environnement régional. Ils participent activement aux organisations régionales des deux océans. C'est notamment le cas du Forum des îles du Pacifique (FIP), dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française sont membres à part entière, et où la France est un État observateur. C'est aussi le cas de l'Association des États riverains de l'océan Indien, rejointe par la France en décembre 2020 au titre de La Réunion, et de la Commission de l'océan Indien (COI). Cette insertion régionale croissante de nos territoires contribue au renforcement et aux échanges avec les pays de la zone, notamment dans les domaines économique et éducatif. Elle passe par les compétences réunies sur le territoire, au travers des opérateurs de l'État, des instituts de recherche, des universités. Ces compétences constituent des plateformes d'excellente qualité pour développer des coopérations avec les pays voisins.

En raison de leur niveau de développement, supérieur aux pays voisins, nos territoires ont également le potentiel de devenir des vitrines régionales en matière de biodiversité ou d'économie bleue.

Enfin, la présence de nos forces de souveraineté nous permet de participer aux actions collectives au bénéfice des pays voisins, notamment dans le domaine de la surveillance maritime et de l'assistance humanitaire faisant suite à des catastrophes naturelles. Elle est appréciée par ceux qui en bénéficient tout en nous donnant une visibilité dans la région.

L'Inde et le Japon ont parfaitement perçu le potentiel de nos territoires. Nous développons à Nouméa un observatoire des grands fonds marins avec le Japon, visant à mesurer les impacts du changement climatique. C'est également à Nouméa que s'est tenue la première session du dialogue maritime global entre la France et le Japon, en septembre 2019.

Dans l'océan Indien, l'Inde et le Japon sont également observateurs actifs auprès de la COI. Ils jouent un rôle dans la coopération que nous développons notamment en matière de sécurité maritime et d'économie bleue. Nous attachons également une importance particulière au rôle de l'UE vis-à-vis de nos territoires. Ils sont d'ailleurs spécifiquement mentionnés dans la communication conjointe du 16 septembre 2021. L'UE est aussi associée de très près aux travaux de la Commission de l'océan Indien, auxquels elle participe financièrement. Nous soutenons sa candidature à la Commission du Pacifique Nord.

Enfin, les annonces sur la nouvelle alliance Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) ont marqué une rupture de confiance et ont entraîné une crise diplomatique. Dans le même temps, elles ont montré que l'UE doit développer sa propre stratégie en fonction de ses propres intérêts. Le Président de la République et le ministre des Affaires étrangères l'ont rappelé, nous émettons des réserves car Aukus nous semble privilégier de manière exclusive une approche sécuritaire et militaire, qui apparaît de nature à favoriser un accroissement des tensions dans la région, et à fragiliser les équilibres régionaux. Cette analyse est partagée par de nombreux pays de la région.

Nous pouvons tirer trois conséquences de cette situation. D'abord, il faut garder notre cap. Notre engagement et les intérêts sur lesquels s'appuie notre stratégie n'ont pas changé. Au contraire, notre approche et celle de l'UE sont consolidées et rendues encore plus pertinentes. Ensuite, Aukus nous incite à renforcer nos partenariats avec l'ASEAN, l'Inde ou le Japon, et à promouvoir encore plus activement une stratégie européenne proposant une approche différente des problèmes de la région. Enfin, les consultations menées avec Washington ont permis de commencer à restaurer la confiance avec les États-Unis, et de rapprocher nos points de vue. Les plus hautes autorités américaines ont publiquement reconnu le rôle que peuvent jouer la France et l'UE dans la région indopacifique. Elles ont aussi reconnu que l'annonce Aukus n'avait pas été bien gérée à notre encontre. Nous poursuivons notre dialogue sur cette base, et la recherche de fortes synergies dans nos stratégies indopacifiques respectives.

M. Jean-Mathieu Rey, contre-amiral, commandant de la zone maritime océan Pacifique (ALPACI) . - J'interviens ici en tant que chef militaire des moyens français basés en Asie-Pacifique, ou ailleurs mais intervenant dans cette zone, qui s'étend de Malacca aux côtes ouest des Amériques. J'assure deux missions : la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, et la défense des intérêts de la France dans la zone indopacifique.

L'ensemble des territoires de Polynésie française représente la moitié de la taille de la Corse. Pour autant, ces 118 îles permettent à la France de disposer dans le Pacifique d'un territoire maritime aussi grand que l'Europe, sans compter la Nouvelle-Calédonie, et sans parler de la richesse naturelle et culturelle de ces merveilleux territoires du Pacifique Sud.

Lorsque mon homologue américain, l'amiral John Aquilino qui commande 375 000 hommes et femmes - j'ose à peine l'appeler mon alter ego -, présente la France, il rappelle que celle-ci dispose de la plus grande zone économique de l'Indopacifique. Cette zone fait de la France une nation du Pacifique à part entière. C'est la seule nation européenne à afficher cette caractéristique.

La stratégie pour l'Indopacifique a été énoncée en 2018 à la suite d'une prise de conscience de la bascule du centre de gravité du monde. Cette zone est essentielle aux intérêts stratégiques français, avec la défense de nos citoyens et ressortissants, de la surface des zones maritimes ou de nos flux logistiques. Les menaces transnationales ayant un impact sur notre souveraineté augmentent. On peut évoquer l'influence de la Chine et de la Russie, chacun avec sa propre méthode, les narcotrafics, la pêche illégale, qui appellent à développer une approche multilatérale. Gardons à l'esprit que tout ce qui n'est pas protégé est pillé, spolié ou contesté.

J'ai pour responsabilité, aux côtés de nos partenaires, de participer à la stabilité de la zone Asie-Pacifique en portant la troisième voie, qui se veut une voie d'équilibre basée sur la défense du droit international, en particulier de la liberté de navigation et de survol. Je coordonne également les administrations de l'action de l'État en mer. Les missions concernées sont, selon moi, un facteur essentiel de notre légitimité interne vis-à-vis de nos concitoyens polynésiens. Malgré les moyens comptés, les résultats sont là, grâce à l'engagement des différentes administrations qu'il convient de saluer.

Avec 1 250 heures de mer consacrées à la police des pêches, plus de 200 interpellations et une quinzaine de visites en mer, je peux attester de l'absence de pêche étrangère dans les eaux polynésiennes. Ces résultats constituent l'un des piliers de la confiance réciproque entre nos concitoyens de Polynésie française et leur administration. Ces missions sont également un facteur de légitimité externe vis-à-vis de nos partenaires régionaux. Elles permettent d'engager un dialogue de sécurité s'agissant des questions militaires, et sur des sujets de préoccupation quotidienne de nos voisins.

Cette année, nous avons fourni près de 70 jours de patrouille dans les ZEE de nos voisins, principalement dans le cadre d'opérations coordonnées par le Forum Fisheries Agency . Nos territoires d'outre-mer sont un facteur de puissance pour la France. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie nous hissent au rang de nation du Pacifique, et nous permettent de porter une voix crédible dans les nombreuses instances régionales auxquelles nous participons. Nous sommes concernés par les mêmes enjeux sécuritaires, climatiques et environnementaux que nos voisins, ce qui nous permet de nous asseoir à la table des acteurs de cette zone, et d'intégrer les organisations régionales réservées aux nations du Pacifique. Je rappelle que la France a porté le projet de Code afin de réglementer les rencontres imprévues en mer lors du Western Pacific Naval Symposium (WPNS). Notre action visant à stabiliser cette zone est reconnue par nos partenaires.

La stratégie de 2018 a redéfini et élargi le périmètre de ma mission, de la zone économique de Polynésie française à l'Asie-Pacifique, la faisant passer de 5 à 165 millions de kilomètres carrés, sans pour autant m'octroyer notoirement davantage de moyens. Il a fallu apprendre à faire plus avec autant de moyens, et trouver des effets de levier en attendant la mise en place de moyens supplémentaires, notamment dans le domaine naval. Parmi ces leviers figure le développement d'un réseau de partenaires permettant d'améliorer notre capacité d'appréciation locale de la situation. Il est fondamental d'être présent en permanence, de pouvoir évaluer la situation, rencontrer les acteurs (chinois, japonais, etc.) et projeter des forces militaires venues de métropole. Depuis un an, nous avons fait venir le sous-marin nucléaire Émeraude, le groupe amphibie Jeanne d'Arc ou encore les chasseurs Rafale. Ils opéraient sous mon commandement depuis Tahiti, base avancée qui constitue pour nous un atout. Ce positionnement géographique me permet d'être sous la même longitude que l'amiral Aquilino, basé à Hawaï, ce qui facilite notre coordination.

S'y ajoute la création d'un réseau de garde-côtes du Pacifique en 2021, conformément à l'engagement du Président de la République lors du sommet France-Océanie de juillet. Le premier forum s'est tenu le mois dernier à Tahiti. Ce réseau a selon moi rapproché notre intégration toute récente à la Heads of Asian Coast Guard Agencies Meeting (HACGAM), où la France a été accueillie par un vote unanime.

L'information maritime est capitale. Les centres de fusion de l'information maritime fleurissent un peu partout dans la région. Nous avons besoin de structurer nos échanges et nos productions. Dans cette dynamique, nous établissons un accord avec l'Équateur et le Pérou pour relancer les coopérations entre les centres de secours JRCC ( Joint rescue coordination center ) Tahiti et MRCC ( Maritime rescue coordination center ) Chili, et échangeons de l'information maritime avec le Japon dans le cadre de la feuille de route qui vient d'être signée par le Secrétariat général de la mer.

On peut également citer l'appui d'entreprises privées pour la surveillance de l'espace maritime via des technologies spatiales, comme la pépite française Unseenlabs avec laquelle j'ai travaillé récemment pour la surveillance de Clipperton.

La projection de forces vers l'Asie-Pacifique ne doit pas m'empêcher de mener ma première mission, la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, élément important de notre légitimité. Cette année, 135 évacuations sanitaires ont été réalisées par moyens aériens militaires sur ce territoire immense et morcelé. Les alertes de l'action de l'État en mer ont été assurées 24 heures sur 24, permettant une réponse adaptée. Je peux citer l'échouement d'un palangrier chinois sur un atoll inhabité à plus de 300 milles nautiques de Tahiti la veille de l'arrivée du Président de la République en juillet dernier. Grâce à une coordination interministérielle ainsi qu'entre l'État et le pays, l'épave est presque complètement démontée, aux frais exclusifs de l'armateur chinois, qui a assumé ses responsabilités. L'État assume également les siennes. Depuis la fermeture du centre nucléaire de Mururoa, 40 % du potentiel d'avions tactiques, dont je dispose à Tahiti, assurent les liaisons logistiques avec l'atoll.

Aujourd'hui, la fréquence cardiaque du Pacifique, coeur du monde, s'accélère au rythme du réarmement des nations, avec des démonstrations de force et un mépris de plus en plus affiché du droit international par certains acteurs, notamment la Chine. En parallèle, la pandémie de la Covid-19 a fragilisé certains pays et facilité certaines économies souterraines nourrissant des trafics transitant notamment par la Polynésie française. Il nous est difficile de prédire ce qu'il se passera, mais une chose est sûre : la tendance de fond va vers un emballement que nous constatons quotidiennement dans nos missions.

La Chine, la Russie et les États-Unis, qui possèdent une très large façade sur le Pacifique, structurent la zone. On pourrait aussi parler de la Corée du Nord mais pour d'autres raisons. La force s'impose dans cette zone comme la seule voie de résolution de crises, au détriment de la résolution par le droit.

Je conclurai mon propos en évoquant la tyrannie des distances dans cette région. Les collègues aviateurs venus à Tahiti et Hawaï préparer le déploiement des Rafale ont tous dit : « que d'eau, que d'eau ! ». Le Pacifique représente un tiers de la surface du globe, la mer de Chine méridionale est plus grande que la Méditerranée. Dans ce contexte, assurer notre souveraineté et la défense de nos intérêts passera nécessairement par des investissements plus importants dans cette partie du monde. Il y en a eu cette dernière année en termes de sous-marins et d'avions de chasse. Une puissance capable de déployer aussi longtemps des avions de chasse ou un sous-marin nucléaire à l'autre bout du monde par rapport à sa base permanente force le respect de ses partenaires comme de ses compétiteurs. C'est une réalité, même s'il faudra certainement en faire plus.

M. Laurent Cluzel, général de brigade, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) et commandant de la base de défense de La Réunion-Mayotte . - Je commande depuis le 1 er août 2021 les forces armées dans la zone sud de l'océan Indien, les FAZSOI. Celles-ci représentent une force interarmées significative, de l'ordre de 2 000 hommes et femmes, actifs et de réserve, civils et militaires. Complètes et bien articulées, elles agissent dans la durée avec leurs composantes navale, terrestre et aérienne, commandées grâce à un état-major interarmées et soutenu de manière intégrée. Ma zone de responsabilité permanente (ZRP) de commandant interarmées s'étend de la Tanzanie aux confins de l'Antarctique. Je protège des territoires nationaux : deux départements, Mayotte et La Réunion, nos terres australes et les espaces maritimes associés. S'y ajoutent 14 pays avec lesquels nous coopérons, ceux de la Commission de l'océan Indien (COI), et ceux d'Afrique australe, la Southern African Development Community (SADEC).

À la charnière entre l'Afrique et l'Indopacifique, nous sommes aux avant-postes de l'influence française dans la zone sud de l'océan Indien. Nous sommes entraînés à veiller et réagir. Nous nous préparons sans relâche à assumer un large spectre de missions sur le territoire national, dans nos eaux territoriales et à travers nos vastes ZEE. Nous assurons notre mission de protection tout en veillant à développer notre puissance de combat.

Au sein de notre ZRP, nous animons le partenariat militaire opérationnel sur des segments bien identifiés afin de monter collectivement en gamme avec nos partenaires, de consolider notre influence dans une zone dans laquelle nous sommes la seule force européenne complète, autonome et permanente. Nous nous gardons du risque d'éviction vis-à-vis de nos compétiteurs, et gagnons en masse et en interopérabilité pour être en mesure de faire face à des chocs plus durs.

Nous sommes au coeur de la vision stratégique telle qu'elle a été formulée par notre chef d'état-major des Armées. Nos missions se situent à la convergence des forces de présence et de souveraineté à l'égard de nos 1,2 million de compatriotes entre Mayotte et La Réunion, de nos 45 000 ressortissants sur l'ensemble de la zone qui nous est confiée, de nos intérêts et de nos partenaires. Ces derniers nous voient comme une force de proximité fiable et crédible. En assurant notre mission de présence, nous interagissons sur l'axe de la coopération militaire opérationnelle, dans un esprit de partenariat gagnant-gagnant, comme l'ont souligné récemment le ministre de la Défense malgache ou le délégué à la Défense des Comores.

En veillant à monter en gamme nos partenaires, nous montons nous-mêmes en gamme. C'est ce que j'ai dit à plusieurs dizaines d'officiers malgaches auprès desquels nous venions d'assurer une formation d'état-major opérationnel fin octobre. En faisant preuve de toute la considération que méritent nos partenaires, en nous rendant utiles et en restant présents, nous confortons notre propre souveraineté.

Quelle vision prospective pouvons-nous développer sur l'évolution des menaces et sur l'adaptation de nos moyens d'action ? Dans une zone de compétition stratégique croissante où nous sommes parfois contestés, et dans un contexte de pandémie persistante qu'il nous faut savoir intégrer pour mieux le surmonter, trois points d'attention peuvent avoir un impact grandissant sur nos intérêts, notre influence et notre sécurité. D'abord, la propagation de l'islam radical au Mozambique et la crainte induite dans les pays voisins, particulièrement aux Comores et en Tanzanie. Ensuite, la pression migratoire et son effet de saturation sociale, économique et sécuritaire sur l'île de Mayotte. Enfin, la convoitise que suscitent les ressources naturelles du canal du Mozambique et des Terres australes, avec une menace sur notre souveraineté et nos ZEE, mais aussi sur la biodiversité des îles Éparses. Nous devons donc concourir aux efforts de sécurisation régionale, à la construction d'une architecture durable de sécurité maritime et à la convergence des efforts face à l'islam radical.

Incontestablement, le partenariat militaire opérationnel nous permet d'animer ces efforts. En attestent la montée en gamme de la garde-côte comorienne et l'intensification de la lutte contre le narcotrafic avec les forces seychelloises, ou la diffusion de notre culture d'action de l'État en mer (AEM) en multipliant les interactions avec nos composantes navale et aérienne, en préparant les états-majors et en fédérant les énergies en vue d'objectifs d'entrainement et d'interopérabilité.

Les axes de la stratégie indopacifique française structurés autour du droit, du multilatéralisme et de la promotion de l'interconnectivité, de la diplomatie environnementale et de l'ambition d'apparaître comme une puissance stabilisatrice dans la région restent pleinement d'actualité. L'AEM apparaît comme un terrain de compétition et de confrontations de basse intensité sur les espaces maritimes soutenant l'ensemble de ces axes. L'action de nos moyens, ceux des FAZSOI dans le cadre AEM, leur crédibilité et leur efficacité sont des atouts considérables. Ils contribuent à l'amélioration de la sécurité maritime, démontrent la validité d'un modèle très séduisant pour des États disposant de peu de moyens, permettent l'emploi des moyens des forces armées sur un spectre très large de missions, dont certaines sont civiles. Ils contribuent à la perception de l'action de la France au niveau régional comme une action régulatrice, celle d'une puissance d'équilibre, soucieuse du droit, respectueuse des prérogatives des États voisins, et investie dans la défense de politiques d'intérêt général telles que la pêche durable, l'environnement ou la stabilité sécuritaire.

Je vous remercie et me tiens prêt à répondre à vos interrogations.

M. Stéphane Artano , président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - J'ouvre à présent le débat avec nos collègues sur ces premières interventions.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Je partirai de deux chiffres : 97,5 % de notre ZEE est liée aux outre-mer ; pourtant, plus de 90 % de nos moyens en termes de tonnage de bâtiments de la Marine se trouvent dans l'Hexagone. Un rééquilibrage en la matière ne vous semble-t-il pas nécessaire ? Qu'est-ce qui empêcherait le déploiement d'une frégate dans l'océan Indien ou le Pacifique pour donner un signal politique et sécuritaire fort ? Nous pourrions en dire de même pour les avions de combat et les forces de l'armée de terre.

Amiral, vous avez dit que tout ce qui n'était pas protégé était pillé et spolié. Vous avez évoqué la ZEE de La Passion-Clipperton. De quels moyens effectifs disposez-vous ? À quelle fréquence vous y rendez-vous ? Je ne suis pas certain que la souveraineté sur un territoire puisse être réellement effective si l'on s'y rend une fois tous les trois ans, pour repeindre une stèle et changer un drapeau. Vous avez parlé d'éléments de défense satellitaires. Ce sont des outils, mais ils ne remplacent pas la présence sur le terrain.

Enfin, Général, vous avez dressé un panorama de tous les éléments relatifs à l'océan Indien, mais n'avez pas abordé de manière détaillée les îles Éparses, qui présentent des spécificités. L'affirmation de la souveraineté est un enjeu essentiel, terrestre, mais aussi maritime sur cette zone.

Au-delà des mots, nous avons besoin d'actes dans notre stratégie indopacifique, et parmi eux le renforcement de nos forces de souveraineté.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je vous remercie pour tous ces éclairages. Quels sont les critères de répartition des forces dans chaque bassin océanique, par exemple au sein du bassin de l'océan Indien entre La Réunion et Mayotte ?

En 2016, nous avons voté au Parlement une loi renforçant les prérogatives des collectivités dans leurs bassins régionaux respectifs. Quelles relations peuvent-elles avoir avec les forces armées ?

M. Laurent Cluzel, Général de brigade, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) et commandant de la base de défense de La Réunion-Mayotte . - La Marine nationale est conçue pour la haute intensité qui nécessite des infrastructures et une base industrielle territoriale de défense associée sur les bassins brestois et toulonnais. Je note néanmoins que La Réunion est le troisième port militaire de France. Nous comptons, parmi nos cinq bâtiments, deux frégates de surveillance sillonnant la zone sud de l'océan Indien, mais aussi le nord de celui-ci avec un transfert de contrôle opérationnel avec l'amiral commandant les forces françaises aux Émirats arabes unis.

Compte tenu du format de nos armées, la cohérence de l'articulation est donnée par l'état-major des armées. En ce qui nous concerne, dans la zone sud de l'océan Indien, j'estime qu'avec cinq bâtiments (un bâtiment polyvalent, un de soutien et d'assistance outre-mer, deux frégates de surveillance, le patrouilleur polaire qui va jusqu'en Terre Adélie et sillonne les TAAF et le patrouilleur Le Malin) dont deux à double équipage, nous parvenons à maintenir un niveau de présence assez élevé dans la zone. Nous pouvons être très présents dans le canal du Mozambique, auprès de nos îles Éparses où nous assurons bien notre mission de souveraineté. Nous y maintenons depuis 1973 un détachement permanent de militaires, auquel est associé un gendarme représentant l'autorité civile du préfet des Terres australes et antarctiques françaises, et des agents des TAAF sur deux des trois îles. Cette présence est régulière. J'y serai moi-même les 27 et 28 décembre, aux avant-postes de notre influence dans le canal du Mozambique. Nous sillonnons ces zones avec nos bateaux et nos avions. Actuellement, un avion de patrouille maritime est déployé pour quelques jours à Mayotte. Nous optimisons chaque mission dans la zone jusque vers les îles Glorieuses, notamment pour la police des pêches.

Concernant le rééquilibrage des forces, les critères de répartition entre les bassins océaniques sont définis dans les stratégies militaires opérationnelles de l'état-major des armées qui couvrent la totalité de nos déploiements à travers le monde. Pour cette partie sud de l'océan Indien, la tension est très forte en raison du positionnement stratégique du canal du Mozambique. N'oublions pas aussi que nous sommes la base de départ de toutes nos campagnes vers le grand Sud, pour assurer la souveraineté sur l'immensité des ZEE des TAAF. C'est à partir de là que nous envoyons notre patrouilleur polaire vers l'Antarctique, en passant par l'Australie.

Enfin, les relations entre les collectivités, les élus, les autorités civiles et militaires sont permanentes à différents niveaux. J'ai le sentiment que la compétition stratégique que nous observons dans cette partie du monde est bien perçue et comprise avec ses enjeux et ses dangers.

M. Jean-Mathieu Rey . - La souveraineté sur les zones économiques, bien qu'elles soient de taille très importante, est permise par les moyens dévolus : couverture satellitaire, surveillance permanente des émetteurs, envoi d'avions ou de frégates, ou encore visites sur les bateaux. Elle est respectée, malgré quelques tentatives de pêche illégale, par exemple de pêcheurs vietnamiens en Nouvelle-Calédonie. Les menaces existent, mais elles sont contenues. Dans le port de Papeete, les Chinois que je croise nous trouvent très présents, lourds et insistants. Cela me convient. Nous sommes dissuasifs, et avons les moyens d'assurer notre souveraineté et d'être respectés, c'est fondamental. C'est plus compliqué dans la zone Asie-Pacifique. Les moyens sont comptés. Une frégate de surveillance est basée à Papeete, une autre à Nouméa. Deux bâtiments de soutien peuvent patrouiller. S'y ajoutent les Falcon que j'ai utilisés le mois dernier pour assurer trois semaines de surveillance à partir du Japon autour de la Corée du Nord, dans le cadre de la mission des Nations Unies sur la non-prolifération nucléaire dans la zone. Les moyens existent, mais nous avons besoin du soutien métropolitain. Des équipements de haut niveau nécessitent un entretien et des infrastructures très pointues. Nous avons la capacité de déployer des frégates ou des avions de chasse loin des bases principales métropolitaines, mais ils doivent par moment y retourner, sauf à créer de nouvelles infrastructures permettant d'assurer leur maintenance et leur soutien. Mais ces investissements lourds ne sont pas à l'ordre du jour. La solution passe donc par les déploiements que j'évoquais, extrêmement importants. La planification ne prévoit rien d'aussi intense dans les mois ou années à venir.

Avec l'arrivée de nos partenaires européens, les frégates allemandes ou hollandaises offrent des perspectives pour assurer des tours de permanence au niveau européen, comme cela est le cas dans le golfe de Guinée ou le détroit d'Ormuz, nous permettant d'être plus présents.

Les moyens sont mis en oeuvre pour assurer une souveraineté sur nos zones et nos eaux, au profit de nos concitoyens. En revanche, moins de bateaux sont présents sur le Pacifique, puisque nous avons dû déployer une frégate à La Réunion pour sillonner la zone des îles Kerguelen car nos eaux y étaient pillées.

Nous avons besoin d'être présents avec des moyens de premier rang, mais aussi avec des moyens plus rustiques permettant d'évaluer la situation. Les Britanniques ne s'y sont pas trompés. Ils ont déployé des bateaux assez modestes en termes de capacité militaire, mais affichant l 'Union Jack et permettant d'effectuer une évaluation autonome des situations.

Notre présence constitue l'un de nos atouts. Nous sommes capables d'entretenir ces moyens à Nouméa et Papeete.

Les relations avec les collectivités fonctionnent bien, de mon point de vue. L'État français protège la zone, et la collectivité de Polynésie française en détermine les conditions d'exploitation et d'utilisation des ressources, par exemple pour la pêche. C'est un travail de coordination entre l'État, l'armée, les autres administrations et les autorités territoriales de Polynésie française. Il y a deux jours, nous avons animé, avec le Secrétariat général de la mer, la commission maritime régionale et le bilan est bon, comme l'illustre l'exemple du palangrier chinois, avec le secours aux victimes et la réparation du préjudice.

Enfin, la surveillance satellitaire nous a permis de détecter un pêcheur colombien qui ne s'était pas annoncé à Clipperton. Nous l'avons déclaré aux autorités colombiennes, et il a été évacué. Il existe donc, par la coopération et les partenariats, des possibilités d'agir et de faire respecter nos eaux.

Nous nous rendons à Clipperton toutes les années et demie. Il serait préférable de nous y rendre chaque année.

M. Christophe Penot . - Nous évoluons dans un contexte contraint, limitant nos ambitions. Cette réalité ne changera pas. J'ai en revanche envie de renverser la proposition. Ce n'est pas parce que nos moyens sont limités que nous devons abandonner le terrain. Nous avons réussi, grâce à cette stratégie, à prioriser leur affectation et à les optimiser.

Nous sommes le seul pays européen à se déployer régulièrement dans la mer de Chine méridionale, à raison de deux déploiements par an depuis 2014. Il sera compliqué de soutenir cet effort dans la durée, mais nous l'avons fait. Notre affirmation de la liberté de navigation et de survol dans des zones contestées et de tension est très visible et appréciée par les États de la région.

Il faut également évoquer les actions menées avec nos partenaires dans le Pacifique. Cette année, nous sommes intervenus au Vanuatu à la suite d'un cyclone. Nos centres ont contribué logistiquement à la fourniture de vaccins en Papouasie Nouvelle-Guinée. Ces actions ponctuelles ne sont pas très visibles en métropole mais ont un impact sur le terrain. Nous avons également renforcé notre engagement auprès des organisations régionales de manière assez importante. Fin 2020, nous avons rejoint l'Association des États riverains de l'océan Indien. Nous avons également signé un partenariat de développement avec l'ASEAN. Dans un contexte compliqué à cause du Covid, nous nous chargeons de dynamiser la COI dont nous avons la présidence. Nous avons doublé le nombre de boursiers de l'État français dans la zone indopacifique, et triplé le nombre d'experts internationaux mis à disposition dans chaque pays de la zone. Nous avons élargi le mandat de l'Agence française de développement (AFD) dans le Pacifique pour lui permettre d'intervenir davantage.

En conclusion, nous faisons beaucoup malgré nos moyens limités. Il y a un effet de levier car nous n'agissons pas seuls, mais avec nos grands partenaires que sont l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis, ainsi qu'avec l'Union européenne qui est la bonne dimension pour traiter certains sujets, comme la santé ou la connectivité. Je voulais donc tempérer ce constat de la limitation de nos moyens car, grâce à notre stratégie et nos partenariats, nous parvenons à faire beaucoup.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Sur la problématique de l'équilibre des moyens de nos forces de souveraineté hors nucléaire, il faut prendre conscience que la base aérienne ayant le plus fonctionné ces dix dernières années est celle qui a été déployée en Jordanie. Ce qui est possible dans un pays tiers, dans des situations un peu compliquées, doit l'être aussi dans nos départements et collectivités d'outre-mer.

Enfin, nous avons des frégates que nous avons désarmées il y a quelques années. Dans ce cadre, il est nécessaire d'évoquer l'importance d'une présence plus significative qu'aujourd'hui sur place.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Merci pour cette table ronde commune et merci à nos invités de nous éclairer sur ces questions. Pourquoi une place si faible est-elle accordée aux territoires d'outre-mer dans la stratégie indopacifique de l'Union européenne présentée en septembre 2021 ? Comment remédier à ses lacunes ? Quelles initiatives pourront être prises dans ce sens lors de la présidence française de l'UE ?

Enfin, comment les outre-mer peuvent-ils être des atouts, mais aussi des acteurs de cette stratégie indopacifique ? Quels peuvent être leurs bénéfices économiques, écologiques et sécuritaires ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Vous semblez disposer de moyens pour contrer le phénomène de pêche illégale, un sujet qui me tient à coeur. Ce n'est pas le cas en Guyane. Nos pêcheurs subissent des actes de violence, même s'il existe des relations de coopération entre la France, le Brésil, le Suriname et le Guyana. Chaque jour, des parlementaires sont interpellés sur ce sujet. Quels sont les moyens dont vous disposez ? Nous avons auditionné la ministre de la mer, qui nous a parlé de bâtiments, de drones. Mais ceux-ci ne résolvent pas la problématique en Guyane. Les pêcheurs illégaux pêchent désormais dans les fleuves et pénètrent donc à l'intérieur des terres. Les forces armées guyanaises ne disposent sans doute pas des mêmes moyens que vous. J'aimerais que le contre-amiral et le général de brigade nous fassent parvenir la liste de leurs moyens pour solliciter le Gouvernement sur le sujet.

Enfin, une question diplomatique, quelles avancées ont pu être obtenues lors de la présidence française de la Commission de l'océan Indien qui s'achève en février prochain ?

Je tiens à vous remercier pour toutes les informations que vous avez données ce matin sur la zone indopacifique et la stratégie qui y est déployée.

M. Christophe Penot . - Je ne pense pas que les territoires occupent une place faible dans la stratégie européenne. Ils sont mentionnés dans le document du 16 septembre. Nous aurions nous aussi souhaité une mention plus importante, mais ils ne sont pas absents des radars. Ce document est néanmoins très général et c'est sa mise en oeuvre qui importe. Depuis le départ, nous portons à Bruxelles le message selon lequel nos territoires sont des atouts sur lesquels il faut s'appuyer, et des plates-formes de coopération possibles que l'Union et ses États membres doivent utiliser davantage pour développer leurs activités et actions dans la région. Je pense que le message commence à être entendu. Nous menons ce travail depuis des années. Puisque nous sommes le seul État à avoir des territoires dans la zone indopacifique, nos partenaires ne perçoivent pas les potentialités que ceux-ci peuvent leur offrir. Soyez en tout cas assurés que les départements et collectivités d'outre-mer que nous avons dans les deux océans sont des points essentiels de notre stratégie, et des éléments centraux dans nos discussions à Bruxelles pour la mise en oeuvre de la stratégie européenne.

Je pense que ces territoires sont déjà très largement acteurs dans la région, au travers de leur participation au sein du Forum des îles du Pacifique ou de la COI, par exemple. Le Japon tient des réunions régulières avec la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, entre autres. Nos territoires sont acteurs. Ils sont à nos côtés, ou nous sommes aux leurs.

Nous sommes à mi-chemin de notre présidence de la COI. Nous tentons de mener à bien plusieurs priorités avec nos partenaires, dont l'Inde et le Japon. Je pense au renforcement des liens économiques avec les pays de la région, à la formation et à l'accroissement des échanges, au changement climatique et à l'économie bleue, ou à la sécurité maritime. Laissez-nous encore un peu de temps pour dresser ce bilan, qui sera, je n'en doute pas, positif.

M. Laurent Cluzel . - S'agissant de la place des outre-mer dans la stratégie européenne, notre travail bénéficie largement des efforts de l'UE au travers de dispositifs tels que le système MARSEC qui nous permettent de conforter la sécurité maritime avec nos partenaires de la zone sud de l'océan Indien. Ils nous ont permis de disposer d'un partage de l'information maritime nettement amélioré, avec un centre régional de fusion de l'information maritime à Madagascar, et un centre régional de coordination des opérations dans les Seychelles. Ce maillage régional nous permet de conforter notre position d'État riverain et souverain dans l'ensemble de la COI, et d'agir collectivement sur le renforcement de cette architecture de sécurité maritime. Il reste du travail, qui passe par des actions constantes et fréquentes.

La place des outre-mer dans la stratégie globale européenne est à mon sens extrêmement importante dans cette partie de la zone indopacifique.

Je n'ai pas connaissance des moyens dédiés aux forces armées en Guyane. Simplement, il y a peut-être là une différence d'envergure et de profondeur de la zone maritime que nous avons à couvrir. Les îles Kerguelen, au sud de la zone dont je suis responsable, se situent à 3 500 kilomètres de La Réunion, soit 7 à 9 jours de mer pour aller y assurer une présence et une protection de nos espaces, selon les conditions météorologiques. Avec deux frégates de surveillance et un patrouilleur polaire, nous parvenons à être suffisamment présents et à avoir une vision saine de cette zone, également balayée par d'autres capacités, en liaison avec d'autres services. Nous pouvons considérer que dans le grand sud austral, cette menace est aujourd'hui endiguée, ce qui ne signifie pas que la situation est claire partout. Dans le canal du Mozambique, nous devons assurer un effort quotidien pour protéger les espaces et la biodiversité autour de nos îles Éparses. Parfois, cela donne lieu à des actions assez emblématiques. Il y a une semaine, une action de police des pêches a été conduite autour de la réserve nationale naturelle des Glorieuses. Nous y avons envoyé un bâtiment soutien avec des vedettes côtières de surveillance maritime affectées à Mayotte, en interaction avec le détachement militaire permanent qui dispose de zodiacs, de patrouilles d'avion maritime avec un Falcon déployé quelques jours à Mayotte. Nous avons pu agir pour la protection de notre ZEE, contre des pêcheurs illégaux. Nous traitons ces cas en bonne intelligence et en coordination avec les autorités locales.

Au total, nous arrivons à une présence effective d'un bâtiment de la Marine 300 jours par an dans le canal du Mozambique.

M. Gérard Poadja . - Après le troisième référendum que vient de connaître la Nouvelle-Calédonie, la France est et restera une nation de l'Indopacifique. Dans ce contexte, comment peut-elle se prémunir de l'influence chinoise grandissante dans la région ? Je voudrais aussi mentionner la situation des îles Matthew, dont la souveraineté française est contestée par le Vanuatu. Je soupçonne la Chine de ne pas y être étrangère.

Je réitère enfin une demande, celle du renforcement du matériel militaire en Nouvelle-Calédonie, notamment pour l'Air et la Marine.

M. Teva Rohfritsch . - Monsieur l'ambassadeur, vous avez évoqué l'Australie comme l'un de nos appuis dans la région. Où en sommes-nous de nos relations avec ce pays ? Les collectivités du Pacifique peuvent-elles poursuivre leurs relations avec celui-ci ? Un consulat venait d'ouvrir en Polynésie française, ce qui devait marquer le démarrage d'une nouvelle ère de relations resserrées avec l'Australie, jusque-là assez distante de cette partie du Pacifique. Tout s'est arrêté avec l'épisode fâcheux et triste des sous-marins. Nous devons toutefois aller de l'avant. Comme avec la Nouvelle-Zélande, pourrons-nous nous appuyer sur ce pays dans la région Pacifique ?

M. Christophe Penot . - S'agissant de l'Australie, la rupture de confiance va bien au-delà du contrat des sous-marins. Nous avions établi un partenariat stratégique et un niveau d'échanges très élevé. Ce programme de sous-marins comportait des transferts de savoir-faire, des échanges d'informations confidentielles, mais pas uniquement. Notre dialogue politico-militaire était extrêmement nourri. Notre coopération militaire était très dense, basée sur une confiance qui n'existe plus. Quand un partenaire peut ainsi, sans consultation préalable, rompre un contrat encadré par un accord intergouvernemental, il est légitime de réagir si fortement.

Nous avons engagé un processus de consultation avec les États-Unis afin de restaurer un niveau normal de discussions. C'est plus compliqué avec le gouvernement australien, qui nie qu'un incident grave s'est produit. Nous n'avons pas la même perception des évènements. Il n'est donc pas simple de reconstruire une relation.

Aujourd'hui, nous attendons des Australiens qu'ils nous disent la manière dont ils envisagent la suite de nos relations. À titre personnel, je pense que la coopération en matière de défense et dans d'autres domaines extrêmement sensibles ne peut plus se dérouler comme avant. En revanche, ce que nous faisons avec l'Australie dans le Pacifique au profit des pays insulaires va se poursuivre.

La sortie de crise pourrait intervenir lorsque les prochaines élections françaises et australiennes auront eu lieu. Cette affaire laissera des traces, c'est normal. Ce partenaire nous a trompés.

Quinze jours avant l'annonce d'Aukus, un dialogue avait lieu entre nos ministres de la défense et des affaires étrangères respectifs. Les Australiens ne nous ont rien dit. Ils ont même accepté que nous inscrivions dans le communiqué commun suivant cette rencontre l'importance de la coopération en matière de sous-marins et le fait que le programme se portait bien. C'est très étrange. Pour cette raison, nous aurons besoin de temps, et surtout d'actes de la part du gouvernement australien, pour qu'il démontre sa volonté de continuer à travailler avec nous.

Nous nous intéressons évidemment de très près à l'influence chinoise, y compris dans nos territoires. La Chine est extrêmement visible dans certains pays insulaires. Nous suivons de très près ses activités en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, tout comme à La Réunion. Nous travaillons là encore avec nos partenaires pour traiter ce défi, par la contrainte plus que par la confrontation. Notre attitude vis-à-vis de la Chine consiste à la reconnaître comme un compétiteur et un rival systémique, mais aussi comme un partenaire avec lequel nous devons continuer à nous engager. Nous en avons effectivement besoin pour traiter les sujets globaux que sont le changement climatique, la protection de la biodiversité et la recherche d'un cadre commun concernant la dette des pays les plus pauvres.

Nous devons trouver un équilibre entre la volonté de poursuivre un engagement là où c'est possible, la nécessité de nous défendre contre des ingérences et la compétition technologique, et l'importance de porter une parole dans l'Indopacifique, en proposant un modèle alternatif fondé sur le multilatéralisme et la règle de droit.

M. Jean-Mathieu Rey . - Nous continuons à travailler avec l'Australie comme avec nos autres partenaires de l'Asie-Pacifique. Nous nous concentrons sur la fonction de garde-côte et sur la réaction en cas de catastrophes naturelles, comme nous le faisons avec le Japon, la Nouvelle-Zélande ou encore l'Inde. Nous continuons à assurer ces deux piliers qui fondent notre souveraineté, notamment en partenariat avec l'Australie.

L'atout de la France réside principalement dans sa capacité à avoir un commandement sur l'ensemble de l'immense zone qu'est l'Indopacifique. Des états-majors y jouent un rôle d'intégrateur des moyens. Je rencontre physiquement mon homologue américain une fois par mois, à Hawaï ou à Tahiti. Nous avons également des contacts avec nos autres partenaires, notamment le Japon et la Chine. Quatre de mes officiers sont déployés de façon permanente en Corée, au Japon, à Hawaï et à Singapour. Cette connexion permanente constitue un atout pour l'Union européenne.

Vous évoquiez la pêche illégale et les problèmes en Guyane. À La Réunion, nous avons saisi les bateaux des pêcheurs illégaux. Nous en avons transformé certains en patrouilleurs de l'État français. Nous avons ruiné ces gens qui pillaient nos eaux. Ils sont partis piller ailleurs. Je ne connais pas le théâtre guyanais, n'ayant pas eu la chance d'y servir. La profondeur y est différente. Les espaces sont moindres. Les tapouilles brésiliennes peuvent aller se réfugier dans leurs eaux. Une réflexion pourrait être menée avec le Brésil. En tout cas, le savoir-faire de l'État en mer a montré son efficacité. Je suis confiant quant à notre capacité à faire de même en Guyane.

DEUXIÈME PARTIE : QUELLE VISION PROSPECTIVE POUR LES OUTRE-MER
DANS L'INDOPACIFIQUE ?

M. Mathieu Darnaud , président de la délégation sénatoriale à la prospective . - La seconde partie de notre table ronde, plus prospective, va donner la parole à Monsieur Hugues Eudeline, chercheur associé à l'Institut Thomas More, spécialiste de la stratégie maritime de la Chine et capitaine de vaisseau honoraire, ancien commandant de sous-marin. Il sera suivi de Madame Sarah Mohamed-Gaillard, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), spécialiste de l'histoire de l'Océanie en général et de la Nouvelle-Calédonie en particulier.

Auparavant, je donne la parole à notre collègue Teva Rohfritsch, sénateur de la Polynésie française et membre de la délégation aux outre-mer, en sa qualité de membre du Conseil national de la mer et des littoraux (CNML).

M. Teva Rohfritsch . - L'amiral Rey évoquait tout à l'heure la tyrannie des distances. C'est une réalité, mais aussi un beau défi. Le Pacifique couvre un tiers de la surface du globe. En y ajoutant l'océan Indien, nous faisons face à une immensité évidente.

La France dispose de la deuxième étendue maritime après les États-Unis, avec la première étendue sous-marine. Nous avons néanmoins encore un certain nombre de défis à relever en termes d'exploitation, d'utilisation ou de préservation de cette étendue.

Le devoir d'initiative constitue selon moi un enjeu national. Si ce sujet peut faire l'objet de débats d'initiés, la conscience maritime française mériterait d'être réveillée au-delà du littoral hexagonal. Nous l'avons vu, peu de personnes sont capables de situer la Nouvelle-Calédonie sur une carte ou d'en situer les enjeux, par exemple. Ce n'est pas un reproche, mais un constat. Tous les débats que nous pourrons mener au sein de nos deux délégations concernant les moyens à attribuer à ces problématiques me semblent intimement liés à la conscience nationale de nos concitoyens sur leur intérêt.

Le Président de la République est récemment intervenu deux fois sur cette problématique, à Marseille pour le Congrès mondial de la nature, et à Nice sous l'angle de l'économie de la mer. Nous voyons dans cette démarche de devoir d'initiative et de responsabilité une affirmation assez forte de la nécessité de se positionner sur ces enjeux marins et océaniques. C'est une première qui va nécessiter que des actes, des stratégies et des plans précis soient déployés avec des moyens budgétaires ad hoc. Ce devoir d'initiative me semble aujourd'hui partagé au plus haut niveau.

Il nous faut un cadre de réflexion sur cette prise de conscience maritime. Nous avons, dans l'enceinte du CNML, proposé un certain nombre d'actions sur les plans de l'éducation, de l'animation, de l'accès à la connaissance du grand public. Les connaissances sur les océans ne sont pas suffisamment diffusées et comprises, tant dans l'Hexagone que dans nos régions du Pacifique. Nous vivons sur et dans la mer, mais n'avons pas assez accès à la connaissance. L'Indopacifique ne doit pas être une fiction, mais un axe fort de dimension nationale. On parle beaucoup de cette zone, d'une façon qui nous rappelle la conquête spatiale. Elle semble être le théâtre d'enjeux, de nouvelles problématiques et de nouvelles stratégies. Le commun des citoyens français pourrait cependant l'assimiler à un film de science-fiction se déroulant loin de chez eux, dont ils ne connaissent que peu les enjeux. Il faut à mon avis rendre ce sujet un peu plus concret.

Nous avons en outre besoin de comprendre en quoi la Polynésie française et les habitants de chacune de ses îles sont concernés par la dimension indopacifique. Ce sont des enjeux importants, également en termes d'intégration de ces territoires dans cette stratégie. Ceux qui font la France-sur-Mer, formule qui me semble plus adaptée que « l'outre-mer », doivent être associés à ces réflexions et ces travaux.

Ensuite, il y a dans les deux bassins océaniques une excellence française qui pourrait donner corps à une diplomatie océanique. C'est une nécessité au regard des enjeux de la planète, parmi lesquels figurent les effets du réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité, la connaissance fondamentale sur nos océans. Ce sont autant d'occasions de construire un label « Ocean French Touch » mettant en concordance les multiples filières que la France développe dans l'Hexagone et dans les outre-mer. La Polynésie française est par exemple un peu seule en matière de câbles sous-marins. Elle est compétente dans le domaine mais a besoin de l'appui du gouvernement français pour optimiser leur financement et pour être partie prenante des carrefours en train de se construire. La France l'accompagne dans ses discussions avec le Chili, mais, pour l'instant, les décisions prises ne passeront pas par nos territoires. Autre exemple, la stratégie sanitaire qui est d'actualité avec la crise du Covid. Tous les pays du Pacifique ont fermé leurs frontières faute de vaccins, de tests et d'accès à des biens médicaux, que les territoires français ont eu la chance d'obtenir du fait de leur appartenance à la République. Je pense que la France pourrait se positionner sur cet enjeu de santé mondiale.

Cette étendue mondiale est une chance, nous l'avons dit. La souveraineté place également nos eaux sous juridiction côtière. Les coordonnées géographiques de la quasi-totalité des lignes de base outre-mer ont été publiées et délimitées grâce à un travail du service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM). Il me semble important d'intégrer les collectivités ultramarines concernées dans ces discussions. Elles forment un gage supplémentaire de bon voisinage et de meilleure appréhension culturelle des usages. N'oublions pas que ces étendues et collectivités d'outre-mer sont avant tout peuplées d'habitants avec des traditions, une culture, une histoire et un ancrage. Les Polynésiens ne sont pas très éloignés des îles Cook ou Samoa, hormis leur langue. De nombreux éléments les rassemblent. La France ne se saisit pas suffisamment de cet enjeu dans le cadre de discussions régionales diplomatiques. La recherche de consensus doit primer sur le rapport de forces. Ces notions, si elles peuvent ici sembler galvaudées, prennent tout leur sens sous ces latitudes.

Je milite pour que nous puissions libérer davantage les capacités de nos collectivités à discuter et à être forces d'initiatives dans l'action régionale. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont membres à part entière du Forum des îles du Pacifique. C'est une chance. Dans le cadre des compétences dévolues à nos deux collectivités, il semble que nous pourrions aller encore plus loin, en coordination avec le ministère des affaires étrangères, de manière à libérer ces initiatives. Un maillage pourrait ainsi se développer via nos collectivités. Les initiatives privées voient également le jour. Nous avons par exemple organisé les Pacific Business Days en Polynésie, rassemblant les chambres de commerce, les organisations patronales des îles Fidji, Samoa ou Cook, et celles des territoires français. Cela a permis de créer d'autres types de relations. Ces petites économies mises bout à bout représentent beaucoup. Ces îles correspondent en outre à des voix à l'ONU.

Nous manquons peut-être d'échanges entre les bassins Indien et Pacifique. Nous parlons d'Indopacifique, mais les relations et la coopération entre ces deux océans sont rares. Si nous souhaitons donner corps à cette zone, nous pourrions éventuellement commencer par leur dédier une plateforme commune.

Ensuite, la France doit être motrice sur une approche de pêche durable. L'amiral l'a rappelé, la ZEE polynésienne est bien surveillée. Plus aucune licence de pêche n'y est octroyée à l'intérieur. Seuls les pêcheurs polynésiens y sont autorisés. Nous pouvons tout de même nous interroger sur la portée écologique de cette protection. La zone de reproduction des thons dans le Pacifique se situe autour des îles Marquises. Nous pourrions donc envisager une approche internationale sur le sujet. Les thons ignorent les limites de la ZEE. Lorsqu'ils sont bien gros et moins pêchés chez nous, ils finissent dans les filets des senneurs alentours.

Nous identifions des enjeux de surveillance mais aussi d'accompagnement, par exemple des îles Cook. Ces petits États insulaires du Pacifique, mais grands États océaniques, n'ont d'autre ressource que celle des licences de pêche qui donnent lieu à de nombreux pillages. L'objectif ultime serait-il d'autoriser ces nations à avoir des flottilles pour pêcher et exporter leurs propres poissons ? Cet enjeu majeur, demanderait beaucoup de financements mais la France pourrait porter cet axe. Ces ressources halieutiques doivent être préservées. N'oublions pas que tout autour, ce sont des filets de senneurs qui ramassent les poissons que nous ne pêchons pas. Il y a bien un enjeu de préservation des ressources au-delà de ces frontières bleues. La France peut être motrice dans une approche de pêche durable dans le Pacifique. Le gouvernement polynésien entend proposer un « mur bleu » au sein duquel seraient préservées les ressources halieutiques, à l'image du « mur vert » en Afrique.

Le One Ocean Summit annoncé par le Président de la République augure d'une prise de position forte de la France sur la question fondamentale des océans. Les collectivités ultramarines pourront accompagner cette initiative française.

La France gardienne des ressources océaniques constitue un enjeu majeur. Nous avons évoqué les moyens déployés, de surveillance ou d'intervention. Les intervenants précédents ont attesté de l'optimisation des moyens mis à leur disposition. On peut tout de même rester songeur : avec deux patrouilleurs et deux bâtiments de soutien pour un tiers de la surface du globe, on pourrait sans doute améliorer cela.

Vous connaissez la promiscuité des États océaniques du Pacifique et la relativité qu'il y a à vouloir gérer de manière isolée et exemplaire la préservation des ressources si, à côté, il y a des dérives, du pillage. C'est un enjeu majeur, à l'échelle des causes mondiales que nous défendons.

Enfin, j'évoquerais la stratégie France 2030 : Les fonds marins - aller plus loin dans la recherche, connaître avant de décider , fixée par le Président de la République et qui semble réunir l'opinion dans ce domaine. Certains veulent s'arrêter à la connaissance, d'autres souhaitent aller plus loin. J'ai l'honneur d'être à l'initiative d'une mission d'information lancée par le Sénat sur cette stratégie. Il est nécessaire que le Parlement puisse regarder de plus près ses enjeux, la place de la France dans cet échiquier mondial, dans cette conquête des métaux précieux. Il faut aussi s'intéresser aux enjeux pour les collectivités d'outre-mer. La Polynésie française avait initié, il y a trois ans, une démarche d'inventaire des ressources minérales des fonds marins, pour identifier ce que l'on entend par « richesse des fonds marins ». Les enjeux sont différents selon l'état des stocks terrestres et les capacités à les observer puis les exploiter, à 6 000 mètres de profondeur le cas échéant.

La Polynésie française est compétente en la matière, pour les préserver ou les exploiter. France 2030 affirme une souveraineté nationale afin de positionner ses collectivités ultramarines aux avant-postes, mais aussi comme des lieux de développement des technologies qui seront nécessaires à cette exploration des fonds marins. Avoir des bâtiments pouvant descendre à 6 000 mètres pour réaliser des prélèvements et les analyser constitue un vrai défi pour l'industrie française. C'est l'occasion de développer de vrais savoir-faire nationaux. Ne pourrions-nous pas, cette fois-ci, encourager ces développements dans nos territoires, au plus près des endroits où ils seront utilisés ?

Au-delà de ce devoir d'initiative, nous identifions un devoir d'inventaire à l'échelle mondiale, ainsi qu'un engagement de durabilité. En Polynésie française, compte tenu de la biodiversité, nous n'avons pas de pétrole. Nous ne souhaitons même pas en trouver, puisque ce serait un désastre écologique. Avant de vouloir envisager une éventuelle exploitation de ces ressources minérales, nous souhaiterions d'abord en connaître la teneur, l'étendue des opportunités qu'elles présentent, les conditions de leur exploitation éventuelle et leur impact sur l'environnement.

La mission d'information du Sénat sera l'occasion de mettre en perspective, notamment dans l'Indopacifique, les opportunités que peuvent offrir nos collectivités d'outre-mer, sans oublier les TAAF où quelques gisements particuliers mériteraient d'être étudiés.

L'Indopacifique présente divers enjeux : ceux de carrefour et de coopération internationale, de savoir-faire, de diversification des économies, de surveillance des pêches, de développement d'une industrie française dans nos eaux et sur nos terres, et de construction d'un projet fédérateur pour tous les Français. Il nous faut donner du corps à cette stratégie et opérer ce réveil de la conscience maritime, sans quoi tous les débats menés au Parlement seront vains et seront vécus comme des sujets lointains, imaginés par des politiques sans changer la vie des Français. Chacun doit comprendre que si un certain nombre de ressources de notre vie quotidienne, par exemple pour le fonctionnement de nos téléphones portables, n'étaient à l'avenir plus accessibles par incapacité à en trouver dans les fonds marins, nous serions dépendants de la Chine ou des grandes puissances maîtrisant un certain nombre de ces stocks à l'échelle mondiale.

Je terminerais avec cette citation : « Il y a des portes sur la mer que l'on ouvre avec des mots . » C'est une ambition que nous partageons.

M. Hugues Eudeline, chercheur associé à l'Institut Thomas-More . - Nous ne pouvons pas, selon moi, parler de prospective dans l'Indopacifique sans évoquer la Chine, cet acteur, voire ce perturbateur principal dans la zone. Elle dispose de moyens d'action politiques, diplomatiques, militaires et scientifiques bien différents de ceux des démocraties occidentales. Elle maîtrise le temps long, en pratiquant l'analyse fine du retour d'expérience historique, en pratiquant la planification à long terme et le respect de la continuité dans la réalisation des projets. Elle part de loin et voit loin.

Pour la comprendre, nous devons prendre en compte ses spécificités. Première puissance économique mondiale au début du XIX e siècle, la Chine s'est effondrée progressivement jusqu'en 1976. Ce siècle d'humiliation est en partie lié aux étrangers, pour la plupart venus de la mer, mais surtout aux nombreuses révoltes et luttes qui ont toujours marqué son histoire plurimillénaire. Ce deuxième élément est occulté, alors que le premier, l'ingérence étrangère, nourrit un ultranationalisme exacerbé. À la mort de Mao, la part de la Chine dans le PIB mondial avait chuté de 33 % à 4,9 %. À partir de 1978, Deng Xiaoping a ouvert cette « île géopolitique » à l'économie mondiale par le commerce maritime qui alimente les zones économiques spéciales créées le long des côtes. L'émergence économique fut fulgurante. Aujourd'hui, le pays nourrit un rêve chinois qui doit en faire la première puissance mondiale en 2049. Il applique pour cela le précepte de Sir Walter Raleigh, qui écrivait au début du XVII e siècle « Celui qui commande la mer commande le commerce. Celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent, le monde lui-même ».

Pour protéger ses approches maritimes, il lui faut d'abord commander la mer de Chine et la mer Jaune, qui baignent également quatre autres puissances maritimes et économiques majeures : le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour, dont les échanges sont principalement maritimes. N'oublions pas le Vietnam, pays rapidement émergent.

La définition donnée au terme « commander » consiste ici à disposer d'une puissance dominatrice sur mer, qui permet de chasser le pavillon ennemi ou de ne le laisser apparaître que fugitivement. Pour cela, la Chine s'est dotée du garde-côte le plus important au monde, soutenu par les milices maritimes de plusieurs centaines de navires. Ces forces paramilitaires disposent d'une dizaine de bases construites dans les îles qu'elle a annexées en appliquant la méthode « du saucisson » ou « des feuilles de chou ». Elle a lentement accumulé de petites actions dont aucune ne pouvait constituer de casus belli, mais qui ont conduit à un changement stratégique majeur au fil du temps.

La Chine veut pouvoir contrôler prioritairement les routes maritimes à destination de l'Europe et de l'Afrique. C'est là qu'elle déploie principalement l'initiative de la ceinture terrestre et de la route de la soie maritime du XXI e siècle. Elle le fait en prenant le contrôle économique et opérationnel de ports marchands d'outre-mer, indispensables à l'écoulement fluide de ses flux maritimes. Ce sont autant de points de soutien logistique pour sa puissante marine de guerre. Celle-ci est équilibrée, mais encore insuffisamment préparée. Elle est aujourd'hui la première au monde en nombre d'unités et croît à un rythme inédit.

La Chine se dote aussi progressivement de grandes bases opérationnelles avancées, capables de maintenir des forces navales puissantes à proximité de points de passage obligés que sont les détroits donnant accès à l'océan Indien, aujourd'hui pivot de son commerce.

Dans l'océan Pacifique, il lui faut franchir la première ligne d'îles, à terme par la prise de Taïwan, pour avoir un accès non contraint à la route de la soie arctique, et pour gagner un espace stratégique vital. Pour cela encore, elle pratique la prédation économique en faisant tomber les micro-États dans le piège de la dette. Cela conduit parfois à des émeutes contre ses ressortissants, comme aux îles Salomon.

La Chine, qui a le temps pour elle, n'intervient que rarement par la force. Elle est aujourd'hui militairement agressive, culturellement expansionniste et économiquement conquérante. Très présente dans l'océan Indien, elle étend maintenant son emprise sur le Pacifique sud où elle cherche une base opérationnelle avancée. C'est ce qu'a longtemps été la Nouvelle-Calédonie pour les forces américaines, avec beaucoup d'efficacité.

Mme Sarah Mohamed-Gaillard, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), spécialiste de l'histoire de l'Océanie et de la politique de la France dans le Pacifique Sud . - Historienne, je travaille sur le Pacifique. Je me limiterai donc à ce seul bassin. Je prendrai pour point de départ le contexte de la sortie de la Nouvelle-Calédonie de l'accord de Nouméa. Celle-ci illustre parfaitement les intérêts de la France en Océanie, à savoir une souveraineté discutée au moment même où elle réinvestit l'importance stratégique de l'archipel dans un contexte géopolitique international mouvant.

Ce référendum devrait, selon moi, attirer l'attention sur trois éléments. D'abord, ce dossier ne peut pas se résoudre par les urnes si la réponse soumise au vote est binaire, « oui » ou « non » à la France. Ensuite, une période de transition s'est ouverte jusqu'à la fin du mois de juin 2023, visant à permettre l'élaboration d'un ou deux projets statutaires pour l'avenir de l'archipel. Plusieurs options sont possibles, mais l'élaboration d'un projet de statut fédérant une large partie de la société calédonienne, au-delà de ses clivages politiques, rendra nécessaire de l'impliquer largement dans le débat. Elle demandera vraisemblablement aux acteurs de faire une nouvelle fois preuve d'imagination politique, ce qui implique un volontarisme fort de l'ensemble des acteurs. Enfin, la campagne a davantage mis un accent inédit sur les répercussions géopolitiques du choix opéré par les Calédoniens que sur l'enjeu de décolonisation que représente l'archipel.

En Nouvelle-Calédonie comme dans l'ensemble des outre-mer, la politique intérieure de la France et ses ambitions de puissance sont étroitement mêlées. Or, les impératifs stratégiques de la seconde ne peuvent supplanter le droit des peuples à l'autodétermination, ou plus largement aux aspirations politiques locales, sans risque politique pour cette même France. Une évolution de la Nouvelle-Calédonie vers un autre statut - État associé ou association librement consentie, par exemple - pourrait être suivie par la Polynésie française, ce qui pourrait être assimilé à une fragilisation de l'ancrage océanien de la France, pesant lourdement sur son domaine maritime.

Nous pouvons toutefois inverser le regard. L'intérêt géopolitique dont la France investit les outre-mer en Indopacifique peut lui imposer de réévaluer sa politique ultramarine pour y maintenir ses intérêts. Cela pourrait l'inciter à les intégrer davantage dans le processus de décision de la République, ce qui revient à s'appuyer sur le local pour construire une stratégie globale. Évidemment, le cas de la Nouvelle-Calédonie est singulier. Il interpelle sur la façon donc la France envisage ses outre-mer, et sur la place qu'elle leur concède dans sa politique ultramarine, mais aussi dans sa stratégie indopacifique. En ne cantonnant pas ses outre-mer aux rôles d'avant-postes, mais en les pensant comme des partenaires impliqués et actifs dans l'élaboration et la concrétisation sur le terrain de la stratégie indopacifique, la France pourrait sécuriser ses intérêts politiques locaux et asseoir durablement ses ambitions globales.

Cette voie est déjà expérimentée à l'échelle régionale. Paris a déployé une intense activité diplomatique pour que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française accèdent au statut de membres à part entière du Forum des îles du Pacifique, enceinte pourtant réservée aux États océaniens souverains.

À l'échelle régionale, les collectivités du Pacifique peuvent être des acteurs du multilatéralisme, notamment sur la question environnementale. En juillet 2015, le Groupe des Dirigeants polynésiens, auquel prend part la Polynésie française, s'est engagé à lutter contre le changement climatique, notamment en parlant d'une seule voix lors de la COP21. La signature de la déclaration de Taputapuatea, dont il faut souligner la portée régionale, a été accompagnée par la France qui préparait alors la COP21 et cherchait à intensifier le dialogue avec les États insulaires. Quelques jours avant l'ouverture de la Conférence, le président François Hollande avait d'ailleurs relancé la pratique du sommet France-Océanie afin de poursuivre le dialogue sur ces sujets avec les États océaniens.

En répondant aux priorités nationales et régionales des États insulaires, la question de l'environnement constitue un moyen de ne pas restreindre l'Indopacifique à sa seule dimension stratégique, et permet d'insister sur un enjeu commun, à savoir une meilleure intégration de l'Océanie au sein de l'immense espace que recouvre l'Indopacifique. À l'échelle du Pacifique, l'importance du dossier environnemental permet à la France d'approfondir son rôle en impulsant et en participant directement ou par l'intermédiaire de ses outre-mer à une coopération régionale. C'est dans cette perspective que peut se tenir le One Ocean Summit , initiative très bien accueillie par les membres du Forum des îles du Pacifique.

Les préoccupations environnementales, qu'il s'agisse d'initier de nouvelles dynamiques de coopération ou d'assurer la sécurité et la stabilité de la zone, peuvent être perçues comme un moyen pour la France d'asseoir son rôle d'acteur du Pacifique, et non d'acteur dans le Pacifique. Ce dossier de l'environnement constitue un élément important pour les diplomaties océaniennes. Il peut être un élément de relance de la diplomatie française dans la région. Au-delà, il participe à la création d'un narratif régional ancré dans les collectivités ultramarines, ce qui pourrait porter à l'échelle régionale un point de vue partagé par la France, et mener à une considération des outre-mer comme des partenaires acteurs et moteurs, répondant ainsi à des aspirations locales.

À l'instar des premiers pas faits sur l'environnement, la stratégie indopacifique pourrait chercher à s'appuyer davantage sur le local et à accompagner l'élaboration de ce narratif géopolitique dans les collectivités, en s'appuyant sur leur ancrage et leur insertion régionale, de manière articulée avec les impératifs globaux de la France.

L'analyse des politiques ultramarines de la France montre qu'elles sont souvent pensées par à-coups, dans des situations de crise, alors qu'elles pourraient être anticipées, surtout au moment où la France réinvestit ses outre-mer.

M. Mathieu Darnaud , président de la délégation sénatoriale à la prospective . - Nous sentons bien aujourd'hui les pressions de la Chine et sa volonté de mettre la main sur Taïwan. Dans ce contexte, comment voyez-vous l'avenir à moyen terme ? Envisagez-vous une accélération des risques à 10 ou 20 ans ?

M. Thani Mohamed Soilihi . - Souvent, j'ai froid dans le dos en entendant parler de la Chine et de sa vision impérialiste. Je me demande ce qui se passera si elle n'atteint pas ses objectifs.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - À mon sens, c'est la notion de temps long qui différencie la politique chinoise et les nôtres. C'est le propre de ce système politique de ne pas être soumis à des échéances démocratiques et d'être ainsi dégagé de contraintes électorales. Du reste, nous pouvons dresser un parallèle entre notre situation et celle de ce pays. En mer de Chine méridionale, la Chine a adopté une stratégie de petits pas où les récifs sont pris les uns après les autres. Prise isolément, chacune des avancées ne déstabilise pas les équilibres géopolitiques régionaux. Cette « stratégie du collier de perles » a pour objectif d'installer un domaine maritime en s'appuyant sur l'existant qui sera, à un moment donné, celui que les Chinois auront construit. De notre côté, nous ne sommes pas capables d'assurer de manière effective notre souveraineté. Dans ce cadre, nous pouvons nous interroger. Si demain - je pense à Clipperton - les Mexicains, les Américains ou les Chinois prennent l'île, qu'allons-nous faire ?

On parle d'Indopacifique, terme à la mode, mais nous n'avons pas réellement de stratégie affirmée, avec des moyens, pour être une puissance régionale qui compte.

Nous devons insister sur cette notion de temps long et d'actions visant à ce que notre pays retrouve une réelle stratégie qui ne soit pas guidée par un objectif politique ou de communication du moment, mais par des enjeux et des éléments de moyen et long termes.

M. Teva Rohfritsch . - Dans le Pacifique, la Chine n'est pas perçue comme ici. Sa stratégie vis-à-vis de Taïwan est à distinguer du reste de la région. Dans l'Indopacifique, elle vient s'installer comme le bon ami, le bon financeur, celui qui participe à la mise en place d'installations sportives, à la construction de palais ou autre. Cet élan de générosité assez poussé se traduit par des financements concrets accompagnant des pays qui n'ont que peu de ressources pour affirmer leur propre identité ou exercer leur pouvoir. Les États du Pacifique ne voient pas l'arrivée de bâtiments chinois comme la volonté d'étendre une zone d'influence. C'est bien plus subtil.

En termes de réponses, nous avons évoqué l'action de l'AFD ou la surveillance de certaines ZEE, une démarche d'accompagnement de ces États du Pacifique très cartésienne, avec un filtre très européen. Il est complexe pour ces territoires dont l'administration est peu développée de monter un dossier pour l'Union européenne ou l'AFD. L'Australie joue un rôle très important dans la zone : elle y a déployé des militaires et a une action forte à l'égard des administrations de ces États indépendants. La coopération française se fait plutôt sous l'angle de grands financements, de grandes causes. L'approche de la Chine est beaucoup plus amicale, moins cadrée. Je ne dis pas que nous avons tort dans notre approche, mais nous devons nous donner les ambitions de nos moyens pour combattre l'influence chinoise. Notre analyse est trop européocentrée. La Chine se fond beaucoup plus dans le paysage. Elle avance à pas feutrés. Nos enjeux ne sont pas les mêmes. Ne nous trompons pas de combat.

Mme Victoire Jasmin . - Je voudrais aborder deux aspects et d'abord celui de la pêche. Du côté de l'Atlantique, les limites territoriales sont préjudiciables à nos pêcheurs. Ils sont confrontés à des risques naturels majeurs, mais aussi à des surcoûts. De nombreux jeunes auraient pu s'orienter vers cette voie, mais ne le peuvent pour des raisons financières. Ils ne peuvent acquérir les équipements nécessaires pour respecter les normes en vigueur. Aux limites des eaux territoriales s'ajoutent certaines préoccupations sanitaires avec le chlordécone. Il faut parfois aller très loin pour pêcher ou se rendre dans les eaux territoriales d'autres îles. Les conséquences ne sont alors pas nulles car certains pêcheurs sont faits prisonniers ou leur matériel est saisi. Dans le même temps, nos pêcheurs sont confrontés à des pêcheurs d'autres territoires, qui pillent ce qu'ils trouvent, sans véritable prise en compte de ces personnes et des difficultés qu'ils créent.

Concernant la Chine, je rejoins les propos précédents. Elle fait état d'une volonté insidieuse et préjudiciable de pénétrer sur nos territoires. Or, cette menace ne semble pas perçue comme telle. Sa présence peut sembler amicale. Par exemple, après les différents ouragans, la Dominique a bénéficié d'aides de la part de la Chine. Aujourd'hui, celle-ci met en place un aéroport international sur ce territoire. En Martinique et en Guadeloupe, de plus en plus de réseaux et de commerces de proximité chinois s'installent. Ils pénètrent le territoire de façon insidieuse. Les enjeux ne sont pas que maritimes, mais aussi aériens et terrestres. Les différentes conséquences attendues doivent être analysées. La défiance constatée à certains endroits pourrait à terme porter préjudice à l'ensemble du territoire. La France n'en sortira pas gagnante.

Mme Micheline Jacques . - Sarah Mohamed-Gaillard parlait d'une plus grande implication des populations. Nous n'avons que peu évoqué le droit coutumier. J'ai vu que des espèces normalement protégées faisaient l'objet de rites bien spécifiques, notamment dans la province sud de la Nouvelle-Calédonie où les populations souhaiteraient pouvoir les capturer de manière très ponctuelle et limitée. Ces populations ont toujours évolué en harmonie avec la nature. Dans ce cadre, quel degré de confiance pouvons-nous instaurer dans le projet d'évolution statutaire pour que ces populations puissent se sentir françaises et pour que nous puissions tenir compte de leurs coutumes ?

M. Mathieu Darnaud , président de la délégation sénatoriale à la prospective . - Je rejoins les propos de Teva Rohfritsch, avec une petite nuance. Les questions de la Chine et de Taïwan s'invitent souvent dans la vie politique de ces petits États.

Enfin, la Corée du Nord a été rapidement évoquée lors de la première table ronde. Pouvez-vous nous faire part de votre avis sur les relations que nous pourrions avoir avec cet État, qui joue un rôle spécifique ?

M. Hugues Eudeline . - De nombreux pays ont pris conscience du piège que représentent les prêts de la Chine, qui doivent être remboursés. C'est le problème principal. Les Chinois ont par exemple fourni des bateaux au Sri Lanka dans le cadre de la lutte contre les Tigres tamouls. Ils y ont construit, dans le sud où ce n'était pas nécessaire, un port en eau profonde avec une piste d'atterrissage longue. Le Sri Lanka étant dans l'incapacité de rembourser son prêt, il a cédé le port et l'aéroport avec un bail de 99 ans à la Chine. Cette pratique ressemble étrangement aux agissements anciens des Britanniques en Chine.

Certains peuples du Pacifique ont bien compris la situation. Les récentes émeutes aux îles Salomon y étaient liées. Un quartier chinois a été totalement détruit.

Ce problème de reconnaissance entre Taïwan et Pékin est extrêmement fort dans la plupart des îles. Mais la quasi-totalité d'entre elles finit par reconnaître Pékin.

Pour ce qui est de Taïwan, j'identifie deux niveaux dans les prévisions. D'abord, sur le long terme, Taïwan deviendra chinois un jour, parce que les Chinois le veulent. Ils espèrent que le gouvernement taïwanais ne votera jamais l'indépendance et que les Taïwanais reviendront dans le temps vers la Chine. Mais ce n'est absolument pas ce qui se profile aujourd'hui. Les Chinois menacent Taïwan. Le ministre taïwanais de la Défense considère qu'une attaque pourrait toucher son territoire d'ici quatre ans. Toute l'organisation de la défense taïwanaise a donc été modifiée pour se préparer à une lutte asymétrique, alors que le gouvernement espérait jusqu'à récemment disposer de moyens supérieurs lui permettant de mener une guerre classique. J'imagine une attaque qui se ferait en deux temps, en commençant par les îles qui ne sont pas concernées par l'accord de défense de Taïwan avec les États-Unis, accord qui n'implique pas une intervention militaire automatique. Mais le président Joe Biden a récemment laissé entendre que son pays pourrait intervenir.

La Corée du Nord est le seul allié réel de la Chine, bien que la Russie fasse également quelques exercices navals avec les Chinois en mer de Chine méridionale, en mer Baltique ou en Méditerranée orientale. La Corée du Nord est un pays extrêmement fermé. Le trafic maritime est assez fort pour contourner l'embargo qui n'empêche pas le pays d'avancer dans son programme militaire. Elle dispose d'un très grand nombre de sous-marins, essentiellement petits, et développe actuellement un sous-marin lanceur de missiles stratégiques d'une portée de 900 à 1 000 kilomètres selon les estimations du Japon et des États-Unis. Un essai a été réalisé très récemment.

Mme Sarah Mohamed-Gaillard . - Je souscris pleinement aux propos du sénateur Rohfritsch. Nous devons prendre en compte les cultures locales, les préoccupations et les intérêts nationaux des États insulaires, notamment dans le discours politique et diplomatique porté par les acteurs historiquement investis dans la région, dont fait partie la France. Effectivement, l'activité de la Chine est très opportuniste. Elle sait profiter du moindre manquement des autres pays. Mais au-delà, les États insulaires, et les collectivités françaises, sont pris dans le narratif de l'Indopacifique de façon quasiment acquise, sans les impliquer ni faire émerger l'importance de cette implication dans la zone.

Face à ce discours qui peut apparaître comme très vertical, celui de la République populaire de Chine est extrêmement enjôleur et amical. Le Forum des îles du Pacifique a clairement annoncé qu'il ne souhaitait pas avoir à choisir face à la diversité des acteurs diplomatiques dans la zone. Il voit la Chine comme un acteur avec lequel il est possible de discuter. Un effort politique et diplomatique, y compris de vocabulaire, me semble nécessaire dans la manière dont nous nous adressons à ces acteurs, ces partenaires de la France dans la région.

La question du degré de confiance en Nouvelle-Calédonie me paraît similaire. Le choix des mots est extrêmement important pour que les populations se sentent françaises. Les politiques doivent respecter la parole donnée. Les indépendantistes ne demandent pas une indépendance de rupture. Ils demandent de recouvrer une souveraineté pour mettre fin à une situation coloniale et négocier sur un pied d'égalité un partenariat avec la France. On peut comprendre l'inquiétude que cela peut susciter puisqu'après l'indépendance, les Calédoniens pourraient faire d'autres choix d'interdépendance que la France. Jusqu'à présent, ils parlent bien d'un partenariat avec notre pays. Les indépendantistes y sont ouverts.

Nous sommes là dans le fondement de ce dialogue politique. Quelle confiance la France accorde-t-elle à ces acteurs calédoniens, quelles que soient leurs couleurs politiques ? Quelle confiance ces acteurs peuvent-ils avoir dans la France ? Quelque chose a manqué dans ces trente années d'accord. Le dialogue n'est pas totalement établi. Nous devons prendre en compte les enjeux locaux pour avoir un discours français mieux perçu dans la zone.

M. Stéphane Artano , président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - En tant qu'occidentaux, sommes-nous incapables de nous projeter dans le temps long et d'adopter une stratégie sur plusieurs générations, comme le font les Chinois ? Ce processus est-il inéluctable, lié à un phénomène culturel ?

M. Teva Rohfritsch . - À la notion de temps long s'ajoute celle d'une diplomatie douce et économique qui donne tout son sens à la volonté de s'appuyer sur les collectivités du Pacifique pour atteindre un esprit de diffusion moins agressif ou en tout cas moins flagrant. Les compétences de nos collectivités ont été élargies. Elles n'ont pas les moyens d'avoir une politique régionale en matière économique, mais elles peuvent être supports, partenaires, vecteurs de celle-ci, avec le soutien de toute la diplomatie française. C'est peut-être ce maillon de la chaîne qui nous manque.

J'évoquais précédemment les câbles sous-marins en Polynésie française. Nous avons une vraie technicité, reconnue internationalement, dans le déploiement ainsi que dans la gestion de ces technologies. Elle pourrait être diffusée dans le Pacifique par la France, au travers de ses collectivités.

La Chine, quant à elle, dispose d'un navire-hôpital qui sillonne la mer toute l'année pour aider les populations des îles. Imaginez la réaction de ces populations qui ne voient pas un militaire chinois arriver, mais un médecin chinois, alors qu'elles ne peuvent même pas accéder au peu de structures hospitalières de leur territoire.

Enfin, combien de projets aquacoles français ou européens avons-nous à proposer à la Polynésie française ?

M. Hugues Eudeline . - La démocratie chinoise est différente de celle des pays occidentaux. Les présidents chinois poursuivent toujours les politiques de leur prédécesseur, il n'y a pas de retour en arrière. Nous ne pouvons pas rencontrer ce phénomène en Occident où le processus électoral fait se succéder des dirigeants et des partis. La Chine n'a donc pas de grande difficulté à se lancer dans le temps long.

Le président Xi Jinping a annoncé en 2011 « l'initiative de la ceinture et de la route », d'une ampleur colossale et inédite. Il savait qu'il n'aurait pas le temps de la mettre en place en dix ans, le temps de son mandat. Il a donc changé les règles et sera certainement président à vie. Je pense qu'il repartira prochainement pour un mandat de dix ans. C'est le temps qu'il faut pour avoir le soutien politique sur ce projet titanesque.

Le programme chinois d'intervention sous la mer est probablement le plus important du monde. Il est civil et militaire. Le moindre argent donné aux civils doit avoir une retombée militaire. Les Chinois ont réussi à descendre au point le plus profond des îles Marianne. Ils ont développé à cet effet de nombreux drones et sous-marins. Ils ont pour projet de créer une base sous-marine à grand fond. Les Chinois vont très loin dans ce domaine, comme dans tous les domaines. Ils engagent beaucoup de moyens, toujours avec beaucoup d'intelligence.

Enfin, les Chinois ont sorti un Livre blanc sur la route maritime arctique en 2017. Elle raccourcirait la route vers l'Europe de 30 %. Elle se fera rapidement, mais posera un problème de relations avec la Russie. La Chine a pour premier objectif d'avoir accès aux espaces maritimes partout dans le monde, tandis que la Russie rêve toujours d'avoir accès aux mers chaudes et n'y est jamais parvenue par la force. Un conflit risque de se produire entre ces deux acteurs sur ce plan-là.

M. Mathieu Darnaud , président de la délégation sénatoriale à la prospective . - Merci à tous nos invités. Je crois que cette séance de travail nous a permis de dégager des réflexions et pistes de travail particulièrement intéressantes sur un sujet d'actualité au lendemain du référendum calédonien, et d'intérêt à moyen et long terme, notamment pour la France et ses collectivités.

M. Stéphane Artano , président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - Merci également à tous. Cette table ronde commune a été très riche et alimentera fortement le rapport de la délégation et ses propositions sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Je vous souhaite de belles fêtes de fin d'année.

Jeudi 13 janvier 2022
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Audition de MM. Charles GIUSTI, préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et de Paco MILHIET, chercheur au Centre de recherche de l'école de l'air (CREA)

M. Stéphane Artano , président . - Mes chers collègues. À l'occasion de cette première réunion plénière de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, permettez-moi tout d'abord de vous présenter mes voeux les plus chaleureux et de vous souhaiter, ainsi qu'à vos proches, une heureuse année 2022.

Comme vous le savez, le déplacement prévu cette semaine à La Réunion et à Mayotte a dû être annulé compte tenu de l'aggravation de la situation sanitaire dans ces départements.

Nous reprenons donc notre travail d'auditions sur l'étude relative à la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, avec nos trois rapporteurs Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth.

Le 16 décembre dernier, nous avions abordé la stratégie indopacifique, lors d'une réunion conjointe avec la Délégation sénatoriale à la prospective, au cours de laquelle nous n'avions fait qu'effleurer la question des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Or ces territoires, restés longtemps en marge de la mondialisation, sont peut-être en train de basculer au coeur du nouvel échiquier géopolitique mondial. Nous pensons en particulier à l'intérêt croissant des grandes puissances pour l'Antarctique.

Nous y reviendrons donc aujourd'hui de manière plus approfondie compte tenu de leur spécificité. Nous devons nous interroger notamment sur le choix de notre diplomatie de lier ces territoires disparates à la stratégie indopacifique de la France.

Pour nous éclairer, nous accueillons ce matin Charles Giusti, préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), qui recouvrent cinq districts : l'archipel Crozet, l'archipel Kerguelen, les îles Saint-Paul et Amsterdam, la Terre Adélie en Antarctique et les îles Éparses. Ces dernières rassemblent elles-mêmes différentes îles tropicales situées dans le canal du Mozambique, à savoir les îles des Glorieuses, Juan de Nova, Europa, et Bassas da India ainsi que Tromelin au nord de La Réunion.

Monsieur le préfet, nous vous remercions vivement de votre disponibilité et de nous permettre de mieux appréhender l'intérêt stratégique de ces terres bien méconnues, y compris de nos compatriotes. Les TAAF sont certes de taille modeste et sans population permanente ni élus, mais recouvrent des enjeux très forts et actuels, dont une zone économique exclusive (ZEE) étendue, équivalente à 20 % de l'espace maritime français.

Pour évoquer ces questions, nous avons également sollicité un jeune chercheur du Centre de recherche de l'école de l'air (CREA), Paco Milhiet, qui est notamment l'auteur d'une étude de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), intitulée « Les Terres australes et antarctiques françaises, une polarité géopolitique de la stratégie française en Indopacifique ». Il pointe, pour sa part, un décalage entre la stratégie nationale affichée et le contexte géopolitique local.

Nous avons donc matière à un échange nourri et enrichissant.

Avant de vous donner la parole, je précise que nous recevrons ensuite Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI) qui abordera les outre-mer comme points d'appui de la stratégie française de présence et de souveraineté.

Je cède à la parole au préfet Charles Giusti puis à Paco Milhiet pour leurs propos liminaires.

M. Charles Giusti, préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises . - Les TAAF se divisent en cinq districts et trois grandes zones géographiques.

Les Terres australes françaises (composées des archipels de Kerguelen et Crozet ainsi que des îles Saint-Paul et Amsterdam) sont les plus connues et constituent l'image de marque des TAAF. Ces territoires, extrêmement importants, représentent un espace maritime de 1,6 million de kilomètres carrés et un espace terrestre conséquent. Notons que l'île de Kerguelen est aussi vaste que la Corse et trois fois plus grande que l'île de La Réunion. Les Terres australes françaises ne sont pas au coeur de conflits de souveraineté et se situent en marge des voies de navigation (hormis le nord de la ZEE de Saint-Paul et Amsterdam).

La Terre Adélie, autre district historique, ne figure pas en tant que telle dans les cartes évoquant la stratégie indopacifique. Ce territoire est situé à 9 000 kilomètres de l'archipel des Glorieuses dans les îles Éparses, ce qui montre l'étendue géographique couverte par les TAAF. Concernant le positionnement de la France ou de l'Europe dans cette partie du monde, intégrer la terre Adélie à la question de l'Indopacifique me semble extrêmement important.

Les îles Éparses constituent le district le plus récent puisque leur rattachement officiel aux TAAF date de 2007, bien qu'elles soient sous administration des TAAF depuis 2005. Ce district, éminemment stratégique, représente un peu moins de 700 000 kilomètres carrés de ZEE et est au coeur de deux conflits de souveraineté, principalement avec Madagascar et Maurice. Les îles Éparses sont situées sur l'une des voies maritimes les plus importantes du monde.

Les TAAF sont effectivement des territoires géostratégiques extrêmement importants. Le positionnement des îles Éparses permet à la France d'être présente dans le canal du Mozambique.

Les Terres australes françaises sont, quant à elles, quelque peu en marge mais constituent un exemple homogène vis-à-vis de ce bassin du sud de l'océan Indien où la France est extrêmement présente.

La souveraineté française, assurée par une présence permanente, est particulièrement importante et constitue l'un des enjeux majeurs des TAAF.

La protection du patrimoine naturel est l'une des deux autres missions assurées par la présence française sur ces territoires. En effet, la réserve naturelle des Terres australes françaises est l'un des plus grands biens inscrits à la liste du patrimoine mondial de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) et l'une des plus vastes aires protégées du monde. Avec l'extension de cette réserve à l'intégralité de l'espace maritime au début de l'année 2022, elle deviendra vraisemblablement la plus grande aire protégée du monde.

Cet élément essentiel de l'action des TAAF concerne également les îles Éparses. En effet, l'archipel des Glorieuses a été classé « réserve naturelle » en juin dernier. Nous travaillons à l'extension de cette réserve à l'intégralité des îles Éparses, faisant des Terres australes françaises un espace exclusivement composé de réserves naturelles.

La recherche est une autre mission extrêmement importante pour les TAAF, qui constituent des laboratoires à ciel ouvert du fait de leur riche biodiversité et de la mesure des effets du changement climatique qu'elles permettent.

Les TAAF sont intégrées à trois des quatre grands piliers de la stratégie indopacifique, même si cette intégration n'est pas évoquée dans le document de présentation de cette stratégie.

L'un des piliers de la stratégie concerne la sécurité et la défense. Le dimensionnement des forces militaires et de sécurité de La Réunion et de Mayotte porte, non seulement sur la protection de ces deux territoires mais aussi, et en grande partie, sur les îles Éparses. Ce dimensionnement concerne les moyens maritimes puisque les deux frégates, le patrouilleur Malin et le bâtiment de soutien Champlain patrouillent régulièrement dans les Terres australes françaises et dans les îles Éparses. À ces moyens s'ajoute l'Astrolabe, bâtiment propriété des TAAF mais armé par la Marine nationale, qui effectue des missions de souveraineté. Le dimensionnement de ces moyens maritimes est très clairement lié à l'importance de la ZEE et des espaces maritimes des TAAF.

Un enjeu de sécurité très important existe actuellement et posera la question des moyens de surveillance accordés non seulement aux ZEE mais aussi aux extensions du plateau continental. En effet, entre Kerguelen et les îles Saint-Paul et Amsterdam, il existe 520 000 kilomètres carrés d'extension du plateau continental, avec un droit sur l'exploitation des ressources ou sur le fond de ces espaces, ce qui constitue un nouvel enjeu pour la France et ses moyens maritimes.

Un autre aspect très important en matière de sécurité et de défense est le positionnement géostratégique crucial de ces territoires. En effet, des activités stratégiques sont effectuées sur les Terres australes françaises et en Antarctique. Une station Galileo, située à Kerguelen, sera très prochainement intégrée au réseau des stations terrestres. Une station est en cours d'études en Terre Adélie et remplacera au moins l'une des deux stations démantelées dans les anciens territoires britanniques à la suite du Brexit. En outre, une activité de suivi satellitaire du Centre national d'études spatiales (CNES) est finissante sur l'île de Kerguelen mais le futur schéma directeur du spatial pourrait remettre cette île sur la liste des territoires sur lesquels l'activité spatiale pourrait être accueillie. Enfin, le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) entretient, dans le cadre du traité d'interdiction complète des essais nucléaires, un réseau d'observatoires, qui comporte des installations dans les trois districts austraux et en Terre Adélie.

Concernant le positionnement des TAAF dans la stratégie indopacifique, je souhaite citer le troisième pilier de la stratégie française, et notamment l'objectif de favoriser une forte implication et une meilleure visibilité de l'Union européenne. Nous sommes ordonnateurs, pour la région, des crédits de la coopération régionale dans le cadre de l'instrument Pays et territoires d'outre-mer (PTOM). Dans le cadre du dixième Fonds européen de développement (FED), cet instrument a financé des études extrêmement importantes sur la connaissance des milieux maritimes dans les îles Éparses. Le onzième FED, en cours, soutient une opération particulièrement importante d'éradication des espèces invasives, l'un des enjeux majeurs de protection de la biodiversité dans ces territoires.

En outre, les TAAF participent au programme de coopération Interreg. Mentionnons, par exemple, des financements pour des patrouilles conjointes à bord de l'Osiris II destinées à la surveillance des pêches dans la zone sud de l'océan Indien, et notamment dans le canal du Mozambique.

Le quatrième pilier de la stratégie indopacifique, particulièrement important, est relatif aux changements climatiques, à la biodiversité et à la gestion durable des réseaux. Les TAAF sont des réservoirs exceptionnels de biodiversité. Ainsi, ces territoires se sont mis en ordre de bataille afin de répondre à ces enjeux et assumer les tâches de gestion des grandes réserves.

Si les Terres australes sont isolées, les îles Éparses sont, quant à elles, situées dans un bassin où l'activité humaine est importante. Ces zones et espaces maritimes constituent des sanctuaires de biodiversité et des refuges pour des espèces pouvant assurer une forme de régénération de la biodiversité face aux pressions anthropiques dans ces territoires.

Concernant le quatrième pilier, j'ajouterais le caractère exemplaire de la présence française. En effet, dans les bases de nos districts, nous mettons en oeuvre des actions de transition écologique afin de travailler sur la réduction des déchets, l'utilisation d'énergies renouvelables et sur les initiatives liées aux divers enjeux de la transition écologique. Notons également que nous avons mis en place une stratégie d'alimentation qui répond au programme national nutrition santé (PNNS) de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (loi EGalim).

M. Paco Milhiet, chercheur au centre de recherche l'école de l'air (CREA), auteur de l'étude de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) : « Les Terres australes et antarctiques françaises, une polarité géopolitique de la stratégie française en Indopacifique » . - L'administration des collectivités d'outre-mer n'est ni simple ni uniforme. Les TAAF en constituent probablement le cas le plus singulier et original.

Créées en 1955, elles sont aujourd'hui composées de cinq districts.

Si les cinq districts partagent les caractéristiques communes de ne pas être occupés de manière permanente par des populations civiles et d'être difficilement accessibles car très isolés, leur appartenance à un même espace administratif ne se justifie a priori ni par l'histoire - leur découverte et rattachement à la France différant dans le temps - ni par la géographie. Cette singularité administrative avait amené le romancier et haut fonctionnaire français François Garde à parler de « fiction juridique ».

Les TAAF sont pourtant à la confluence d'intérêts stratégiques bien réels. Les cinq districts peuvent ainsi être classifiés en trois régions géopolitiques aux enjeux spécifiques.

La première région géopolitique est composée des îles Éparses (soit des îles d'Europa, de Juan de Nova et de Bassas da India dans le canal du Mozambique, de l'archipel des Glorieuses, ainsi que de l'île Tromelin au nord de l'île de La Réunion).

Les îles Éparses sont confrontées à deux enjeux majeurs.

Une première problématique concerne l'affirmation de la souveraineté française, contestée par plusieurs pays. En effet, les îles du canal du Mozambique sont revendiquées par Madagascar, l'île Tromelin est revendiquée par la République de Maurice et l'archipel des Glorieuses est revendiqué par l'Union des Comores.

Rappelons que l'Assemblée générale des Nations Unies a, par une résolution du 12 décembre 1979, invité la France à engager des négociations en vue de la réintégration des îles Éparses au sein de la République de Madagascar.

À plusieurs reprises, la diplomatie française a tenté d'apaiser ses relations avec ses voisins de l'océan Indien, qui sont d'ailleurs ses partenaires dans le cadre de la Commission de l'océan Indien. En 2010, un accord de cogestion a été signé avec l'île Maurice concernant l'île de Tromelin. Cet accord n'a d'ailleurs jamais été ratifié par la représentation nationale française. En 2019, à l'initiative du Président de la République, Emmanuel Macron, et de son homologue malgache Andry Rajoelina, une commission mixte avait été lancée en prévision d'un accord bilatéral franco-malgache à l'horizon 2020 au sujet des îles contestées. La pandémie de Covid-19 a repoussé cette échéance mais l'activité de cette commission est à suivre. Les îles Éparses sont donc un espace de confrontation politique entre la France et ses voisins de l'océan Indien.

La seconde problématique est énergétique. Sans mauvais jeu de mots, il y a du gaz dans l'eau entre la France et ses voisins de l'océan Indien. Plusieurs études scientifiques estiment les réserves sous-marines de gaz au large du Mozambique à plusieurs centaines de milliards de mètres cubes. Une étude du United States Geological Survey (USGS) désigne même le canal du Mozambique comme la future mer du Nord.

Ce potentiel énergétique suscite d'ailleurs les convoitises d'États étrangers : la Chine a réalisé des études sismiques dans cette zone et la Russie soutient officiellement, de manière intéressée, les revendications malgaches sur les îles Éparses. Du côté de l'État, conformément à la loi Hulot de 2017 sur la transition énergétique, le Gouvernement a entériné la fin du forage en mer en refusant de prolonger un permis d'exploration de recherche au large de Juan de Nova.

La deuxième région géopolitique est composée des îles subantarctiques, soit les archipels Crozet et Kerguelen ainsi que les îles Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam.

Leurs positions géographiques à mi-chemin entre l'Afrique du Sud et la côte est australienne ont, un temps, laissé supposer un éventuel point d'appui stratégique. Ainsi, les baies de Kerguelen ont servi de port d'escale aux navires allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et l'armée australienne a songé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à y construire un aérodrome tandis que la France a, un temps, réfléchi à y réaliser des essais nucléaires. La très officielle Revue Défense nationale publia même, en 1955, un article intitulé « Le rôle stratégique de l'île de Kerguelen ».

Aujourd'hui ces îles conservent un rôle stratégique tout à fait important. Sur l'île de Kerguelen est installée une station de contrôle satellitaire, indispensable pour l'observation et l'écoute électronique des satellites Hélios, Pléiades, SMOS, et bientôt Galileo, ainsi que pour suivre le lancement des fusées Ariane depuis Kourou.

En outre, une station du commissariat à l'énergie atomique (CEA) est implantée sur les îles de Crozet et Kerguelen. Des stations de surveillance des essais nucléaires dans le cadre du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE) y sont installées.

Enfin, selon plusieurs rapports de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), la ZEE des îles subantarctiques regorgerait de matières premières, et notamment d'un potentiel considérable de minerais sous différentes formes de minéralisation (sulfures hydrothermaux, encroûtements cobaltifères et nodules polymétalliques).

La troisième région géopolitique concerne la Terre Adélie.

L'Antarctique constitue un espace unique au regard du droit international. Depuis un traité sur l'Antarctique signé à Washington en 1959, les pays signataires de cette convention s'engagent à ce que toute activité humaine en Antarctique soit exclusivement réalisée à des fins pacifiques, pour le bien de la science.

Néanmoins, le « continent blanc » n'échappe pas aux défis géopolitiques imposés par l'Homme, tels que l'exploration des fonds marins, l'observation spatiale, la logistique incessante pour ravitailler les hivernants des quelques cinquante bases permanentes et même, désormais, le tourisme de luxe.

La République populaire de Chine y développe particulièrement son influence depuis les années 1980 et utilise différents stratagèmes pour développer son influence.

Tout d'abord, la Chine exerce une activité scientifique importante. Près de six cents chercheurs chinois se relaient en permanence au sein des quatre stations scientifiques existantes. La construction d'une cinquième station scientifique chinoise en Antarctique s'achèvera avant la fin de l'année 2022.

De plus, la Chine opère une montée en puissance logistique, avec un avion polaire Xueying 601 - surnommé « l'aigle des neiges » - capable de se poser à plus de 4 000 mètres d'altitude et deux navires brise-glace de classe Xue Long - surnommés, quant à eux, « dragons des neiges ».

La Chine est également l'auteur d'un activisme diplomatique important. Le pays a signé le traité sur l'Antarctique en 1983. Il est également l'un des membres fondateurs du Forum Asiatique des sciences polaires. En 2017, le quarantième Antarctic Treaty Consultative Meeting (ATCM) s'est tenu à Pékin. De plus, la République populaire de Chine multiplie les accords bilatéraux avec des acteurs polaires historiques, et notamment des États possessionnés comme le Chili ou l'Argentine.

Derrière ce volontarisme politique, diplomatique et logistique se cachent peut-être des objectifs moins avouables. Certains évoquent l'augmentation des prises annuelles de pêche de krill. Ce sont, probablement, surtout la prospection énergétique et le positionnement stratégique de l'Antarctique qui intéressent le gouvernement de Pékin. Selon la chercheuse Anne-Marie Brady, pas moins de dix-sept agences gouvernementales se coordonnent sur la politique polaire chinoise, parmi lesquelles l'Armée populaire de Libération et différents organismes rattachés au ministère de la défense.

Rappelons que l'Antarctique constitue un espace privilégié pour l'observation spatiale et un territoire idoine pour installer des stations de contrôle satellitaire afin de suivre, par exemple, les satellites météorologiques Feng-Yun ou les satellites de navigation Beidou , concurrents du Global Positioning System (GPS). De plus, l'Antarctique est également un territoire adapté pour le suivi de missiles balistiques.

Si les TAAF constituent, certes, une collectivité atypique, les cinq districts sont des territoires stratégiques confrontés à des enjeux géopolitiques et suscitent l'intérêt d'acteurs étatiques, parmi lesquels la Chine. Ces éléments expliquent peut-être la décision du Président de la République Emmanuel Macron d'intégrer les TAAF à l'ensemble régional indopacifique. Les cinq districts constituent ainsi une polarité géopolitique de cette stratégie indopacifique. Reste à savoir si ce discours volontariste sera suivi de mesures concrètes pour intégrer ses territoires à l'architecture régionale de l'Indopacifique français.

M. Stéphane Artano , président . - Merci. Je cède la parole à Annick Petrus afin qu'elle vous interroge sur des aspects plus généraux.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Vous avez répondu à une grande partie de mes questions. Toutefois, pouvez-vous me réexpliquer comment s'insèrent les TAAF dans la stratégie indopacifique initiée par la France ? En outre, quel pourrait être l'impact de la présidence française de l'Union européenne sur la prise en compte des enjeux que représentent les TAAF ?

M. Charles Giusti . - Dans le document de présentation de la stratégie indopacifique, les TAAF sont mentionnées parmi les territoires intégrés dans l'ensemble Indopacifique. Toutefois, aucun détail n'est apporté sur l'implication des TAAF dans les différents aspects de cette stratégie, en matière de protection du patrimoine naturel ou de place de l'Europe.

Il n'en demeure pas moins que le dimensionnement des moyens dans la zone sud de l'océan Indien repose de manière importante sur l'enjeu attaché aux TAAF. La Marine nationale rappelle que La Réunion constitue le troisième port militaire français. Les moyens susmentionnés seront rejoints, dans deux ou trois ans, par des patrouilleurs d'outre-mer, ce qui permettra la présence, au large de l'île de La Réunion, de moyens très conséquents. Ces éléments sont bien liés à la parfaite intégration des TAAF dans la partie océan Indien de l'axe indopacifique.

Bien évidemment, le réseau d'aires protégées que constituent les TAAF fait partie de cette stratégie - c'est indubitablement le cas dans les îles Éparses -, avec un enjeu majeur lié à la connectivité entre ces aires. Travailler à la protection de l'intégralité du canal du Mozambique serait beaucoup plus efficace que la seule protection des îles Éparses. Sur ce point, nous travaillons sur un troisième consortium de recherche dans les îles Éparses autour des questions de biodiversité et des effets du changement climatique, qui aura un volet régional et international affirmé.

L'aire protégée des Terres australes françaises marque très clairement les engagements de la France pour défendre la protection de ces espaces, notamment en lien avec le traité subantarctique dans le cadre de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marine de l'Antarctique (CCAMLR).

M. Paco Milhiet . - Lors des différents discours fondateurs du Président de la République au sujet de la stratégie indopacifique (notamment à Garden Island en Australie et à Nouméa), les TAAF étaient systématiquement incluses parmi les territoires de l'Indopacifique français. Au-delà du discours volontariste, les trois régions géographiques des cinq districts s'insèrent, selon moi, à différents degrés dans la stratégie indopacifique.

Les îles Éparses sont une zone de conflictualité politique et pourraient, à terme, compliquer la diplomatie indopacifique française. En 2019, la visite du Président de la République Emmanuel Macron sur l'île Grande Glorieuse a permis de réaffirmer, de manière symbolique, la souveraineté française sur ces îles.

Dans une moindre mesure, les îles subantarctiques peuvent contribuer au rayonnement scientifique français. La Terre Adélie appartient à une région géopolitique distincte.

De manière générale, l'ensemble de ces territoires est plutôt connecté à l'océan Indien et assez peu à l'océan Pacifique. Il me semble que le discours n'a pas encore été suivi de réalisations concrètes, à l'exception des missions de souveraineté effectuées par les bâtiments de la Marine nationale dans les différents territoires.

Concernant l'impact de la présidence française de l'Union européenne sur la prise en compte des enjeux que représentent les TAAF, notons tout d'abord que ces territoires constituent un PTOM. Depuis le Brexit, il n'existe plus que 13 PTOM, contre 25 auparavant.

Il me semble que, vis-à-vis de nos partenaires européens, un important effort de pédagogie est à effectuer pour une meilleure compréhension des politiques françaises ultramarines. En effet, nos partenaires européens perçoivent souvent l'outre-mer français comme une réminiscence de la politique coloniale française. À cet égard, la politique scientifique menée par l'État dans les TAAF peut être un atout car d'autres pays européens (tels que la Pologne, l'Italie, la Belgique, l'Espagne ou encore la Suède) s'intéressent à ces régions, et notamment à l'Antarctique. Nous savons que la France a été diplomatiquement à l'initiative de l'adoption, par l'Union européenne, de sa propre stratégie indopacifique. Un effort de lobbying et de mise en valeur de ces territoires pourrait être réalisé au niveau européen.

M. Charles Giusti . - Indépendamment du statut juridique des TAAF et des collectivités du Pacifique, l'Europe s'appuie, notamment avec son système stratégique Galileo, sur les territoires d'outre-mer. En effet, la très grande partie des stations terrestres de Galileo sont situées sur des territoires de l'outre-mer français. Il s'agit d'une preuve flagrante de la mise à disposition des territoires français d'outre-mer dans une Europe puissante qui manifeste sa souveraineté.

Afin de faire le lien avec la présidence française de l'Union européenne, notons qu'en Antarctique, les nations européennes vont en ordre dispersé. Parmi les presque 80 stations implantées en Antarctique par une trentaine de pays, 16 stations sont européennes, avec 11 pays représentés. L'Europe est donc extrêmement présente sur ce sixième continent, à la fois historiquement et plus récemment pour certains pays.

La construction d'un positionnement européen sur ce continent stratégique n'a pas échappé aux États-Unis, historiquement présents en Antarctique, à la Russie, qui remonte en puissance, et à la Chine, qui développe très fortement sa politique antarctique. Il existe donc une place en Antarctique pour une coordination et une voie de l'Europe, pouvant s'appuyer notamment sur la France.

M. Stéphane Artano , président . - Je vous propose de continuer notre cheminement en abordant les aspects de souveraineté. Je cède la parole à notre collègue Philippe Folliot.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - J'ai l'honneur d'être membre du conseil consultatif des TAAF, dont il convient de rappeler tout l'enjeu stratégique.

Je distinguerai les îles Éparses, situées dans une zone stratégique, des Terres australes, dont le positionnement est intéressant - particulièrement pour Saint-Paul et Amsterdam - mais qui ne sont pas situées sur des axes maritimes premiers.

Le préfet Charles Giusti a rappelé que La Réunion est le troisième port militaire français. Pourtant, au sein de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, nous constatons l'existence d'un déphasage entre les moyens, de la Marine nationale notamment, mobilisés dans l'Hexagone et ceux mobilisés dans les outre-mer. Rappelons que 97,5 % des ZEE sont liées aux outre-mer. Or environ 90 % des moyens de la Marine nationale sont mobilisés dans l'Hexagone. Monsieur le préfet, que manquerait-il pour que nous puissions mieux assurer notre souveraineté ?

Paco Milhiet a souligné que le Président de la République a tenu plusieurs discours au sujet de la stratégie indopacifique mais que ces derniers doivent être suivis de mesures concrètes. Quelles seraient ces mesures concrètes à mettre en oeuvre ?

Dans cette zone, des revendications étrangères menacent la souveraineté française. Je ne reviendrai pas sur l'inique traité de cogestion de l'île de Tromelin, signé mais heureusement non ratifié par le Parlement. Quels sont les enjeux en matière de souveraineté sur ces territoires ?

Le passage du Président de la République, en 2019, sur les îles Glorieuses était un signal positif. Toutefois, l'engagement de discussions avec Madagascar peut interpeller à certains égards, même si le Président de la République a indiqué que ces échanges ne présentent aucun risque de remettre en cause la souveraineté française.

M. Charles Giusti . - Dans cette zone, nous avons travaillé de manière fonctionnelle sur les enjeux de protection environnementale et de protection de la ressource, notamment halieutique. En effet, des milieux récifaux peuvent être perturbés par des pressions, notamment en raison des pêches illégales. Au tournant des années 2000, la ressource halieutique a pu susciter un fort intérêt de pêcheurs illégaux dans les Terres australes. Ces problématiques ont été éradiquées grâce à une action extrêmement forte des moyens de l'État, avec 34 déroutements et confiscations de navires. Ainsi, la pression de la pêche illégale est presque inexistante, ou en tout cas non détectée, dans les Terres australes.

Les enjeux sont spatiaux mais aussi temporels. Ces zones sont certes éloignées mais des bâtiments de la Marine nationale, le patrouilleur Osiris II , des bateaux de pêche sous licence et le navire ravitailleur Marion Dufresne y sont présents. De plus, des bases françaises sont implantées dans les Terres australes. Notons également des détachements militaires dans les îles Éparses et une présence très importante de la Marine nationale, effectuant des missions de surveillance ou des passages logistiques dans l'espace maritime durant environ 300 jours par an.

Au regard d'une situation plutôt rassurante dans les Terres australes françaises mais tendue dans les îles Éparses en matière de pêche illégale, les moyens de surveillance satellitaire pourraient être développés. Des contrevenants sont régulièrement interpellés lors de patrouilles de la Marine nationale ou de l'Osiris II dans les îles Éparses. Bien qu'il s'agisse de petits navires de pêche, leurs effets sont particulièrement mauvais pour les milieux récifaux, très fragiles.

Le dispositif d'intervention pourrait être adapté en fonction de ces éléments. Les moyens de la Marine nationale sont très conséquents. Toutefois, savoir, en fonction de ce renforcement de la surveillance, si les moyens doivent être accrus constituera un enjeu.

Concernant les conflits de souveraineté dans les îles Éparses, il existe une double approche.

La première approche est relative à une souveraineté totalement assumée. Ainsi, dans les îles Éparses, nous manifestons clairement notre souci de la souveraineté par la présence de détachements militaires, la surveillance de ces territoires et l'interpellation de pêcheurs illégaux.

La seconde approche concerne cette offre d'un travail en commun à l'échelle du bassin sur la protection des espaces, avec la collaboration entre les aires protégées des différents pays, et le développement de la recherche sur la biodiversité et les effets du changement climatique. L'enjeu du troisième consortium de recherche sera d'impliquer des partenaires riverains, notamment ceux qui sont en conflits de souveraineté avec la France, dans ces travaux au sujet de la protection du canal du Mozambique.

M. Paco Milhiet . - Concernant les menaces militaires, nous pouvons évidemment évoquer l'insurrection islamique actuelle au Mozambique, menée par le groupe Al-Shabab (lié à l'État islamique) dans la province de Cabo Delgado, qui pourrait devenir un facteur de déstabilisation pour les collectivités françaises de la zone. Je pense évidemment davantage à Mayotte qu'aux îles Éparses avec, peut-être, des flux migratoires importants.

Par ailleurs, concernant les ressources halieutiques, un facteur à ne pas négliger est le phénomène des chinese militia - auxiliaires civils des forces de police chinoises ou de l'Armée populaire de libération -, qui sévissent en mer de Chine mais également à travers toutes les mers du monde. Récemment, elles ont été retrouvées dans l'espace maritime des Galapagos. Ces chinese militia sont souvent constituées d'anciens bateaux de la garde côtière chinoise ou de la marine nationale chinoise, reconvertis en bateaux de pêche pour défendre les intérêts nationaux en mer de Chine mais aussi sur d'autres bassins. Notons que la Chine est à la fois la première productrice et la première consommatrice de ressources halieutiques. La mer reste un espace de projection important pour le gouvernement chinois, avec une marge de croissance immense.

Si, dans son ensemble, la ZEE française est plutôt bien protégée, quelques faits divers survenus en Polynésie française peuvent interpeller, comme les échouements de plusieurs bateaux chinois sur des récifs des îles Tuamotu. Les cales de ces bateaux contenaient plusieurs espèces protégées. Certains pêcheurs polynésiens accusent les bateaux chinois d'utiliser les dispositifs de concentration de poissons flottants, largués à proximité de la ZEE française. Cette problématique pourrait concerner les TAAF à l'avenir.

Lors d'une audition à l'Assemblée nationale en 2017, Patrick Boissier, président du Groupement des industries de construction et activités navales (Gican), avait rappelé « que le nombre de patrouilleurs destinés à la protection de la ZEE française est équivalent à deux voitures de police pour surveiller le territoire métropolitain ».

M. Stéphane Artano , président . - Je cède la parole à Marie-Laure Phinera-Horth afin que nous revenions sur les aspects d'exploration et d'exploitation économique.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - J'aimerais connaître la place des TAAF dans le cadre de la stratégie France 2030. La France a-t-elle suffisamment conscience de leur richesse marine ? Comment mieux faire connaître et valoriser les TAAF ?

J'ai beaucoup apprécié vos éclaircissements, notamment sur la souveraineté de la France. En Guyane, nous rencontrons des difficultés pour faire respecter nos règlements, surtout s'agissant de la pêche illégale. J'ai apprécié, monsieur le préfet, que vous manifestiez votre intérêt à surveiller notre souveraineté dans vos îles.

M. Charles Giusti . - Concernant la prise en compte des TAAF dans la stratégie 2030, il est encore un peu tôt pour préciser la matérialisation du dixième objectif au sujet des investissements dans les grands fonds marins. J'ai récemment échangé avec le président de l'Ifremer, qui travaille sur cette question importante, cet axe « original », et cette manifestation d'intérêt pour les grands fonds marins est extrêmement satisfaisante.

Les fonds marins des TAAF sont peu connus, en tout cas dans les Terres australes françaises. Les études réalisées dans le cadre du programme d'extension du plateau continental ou de l'extension des réserves naturelles fournissent très peu d'informations sur les potentiels dans ces fonds marins. Dans le cadre de l'extension de la réserve naturelle des Terres australes françaises, la possibilité d'une exploration - et non d'une exploitation - est clairement affichée dans le décret d'extension.

Les quelques études effectuées donnent peu d'informations, hormis la présence de panaches hydrothermaux et de panaches de minéraux, susceptibles de donner des sédiments exploitables.

Concernant les hydrocarbures dans les îles Éparses, Paco Milhiet mentionnait une étude américaine de géologie, complétée en 2014 par un document de l'IFP Énergies nouvelles (IFPEN) évoquant la présence d'hydrocarbures, avérée sur la côte Est du Mozambique et plus incertaine au Nord-Ouest de Madagascar. Des permis de recherche avaient été accordés sur l'île de Juan de Nova mais ils ont été arrêtés en raison d'études sismiques.

Notons que, selon les estimations, l'île de Juan de Nova représenterait 14 % de la potentialité de présence d'hydrocarbures dans la zone allant de Majunga à Morondava. Madagascar dispose donc déjà de 86 % de la potentialité d'exploitation de ressources hydrocarbures. Ces éléments permettent de relativiser l'enjeu minier des îles Éparses, et particulièrement de Juan de Nova, dans le canal du Mozambique.

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Je regrette que notre pays ait choisi de manière unilatérale, avec des décisions venant d'en haut, d'arrêter les permis d'exploration avant que nous sachions si des réserves existent et si elles sont exploitables. J'avais dénoncé ce choix à l'Assemblée nationale et au sein du conseil consultatif des TAAF. Sur ce sujet, notre vision relevait d'une idéologie environnementaliste, et non d'une recherche de connaissance. Notez que je distingue bien la partie exploration de la partie exploitation.

Je rappelle que, le 31 décembre, la Commission européenne a envoyé aux États membres une proposition de directive visant à classer le nucléaire et le gaz parmi les énergies vertes. Nul ne sait quelle sera la situation géostratégique dans les années et décennies à venir. Ne pas disposer de connaissances concernant l'étendue et les potentialités d'exploitation de ces ressources semble dommageable.

J'ajouterai que l'exploitation d'éventuelles ressources sur Juan de Nova aurait offert une opportunité économique tout à fait intéressante pour Mayotte, dont la situation économique est particulièrement sinistrée. Les personnes ayant effectué les premières recherches évoquaient des éléments - certes à vérifier - très prometteurs.

M. Paco Milhiet . - Je perçois parfois un décalage entre, d'une part, les politiques de préservation de l'environnement et les lois adoptées et, d'autre part, les discours sur le potentiel incroyable que pourraient contenir les fonds marins de notre ZEE.

Il faut savoir que les techniques d'extraction (aspirateurs, chaines à godets ou encore râteaux sous-marins) sont plutôt bien connues. Toutefois, la rentabilité demeure très incertaine. Si l'exploitation apparait comme technologiquement possible, elle est pour le moment économiquement improbable car non rentable. Les contraintes géophysiques sont très importantes, avec des gisements souvent situés à plusieurs milliers de mètres de profondeur.

Par ailleurs, le risque écologique de ce type d'extraction est décuplé en mer. Par exemple, le ramassage par aspiration soulève des poussières qui restent en suspension et qui impactent l'ensemble de la chaine alimentaire. Les effets peuvent être catastrophiques sur l'environnement, voire définitifs.

D'ailleurs, dans certains pays du Pacifique, la société civile s'est mobilisée en faveur de l'interdiction de ce type d'exploitation. En Nouvelle-Zélande, un moratoire sur l'extraction du fer en mer est organisé. En Nouvelle-Calédonie, l'implantation des zones protégées empêche toute exploitation. Enfin, aux Tuvalu et aux îles Fidji, il existe une obligation de consulter la population avant tout projet d'extraction.

Par ailleurs, le seul projet concernant les nodules polymétalliques, lancé par la société canadienne Nautilus Minerals en Papouasie Nouvelle-Guinée, a fait faillite.

S'il existe bien un discours sur l'extraordinaire potentiel que pourraient receler les fonds marins français, il faut bien comprendre que l'extraction soulève une série de problématiques écologiques.

M. Stéphane Artano , président . - Je cède la parole à Thani Mohamed Soilihi, Vivette Lopez et Nassimah Dindar, qui souhaitent poser des questions.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Quelle est la place de Mayotte, qui est géographiquement proche des îles Éparses, dans cette stratégie maritime nationale ? Mayotte est, elle aussi, revendiquée par une puissance étrangère. La différence est que les habitants de Mayotte se sont prononcés sans aucune ambiguïté sur leur destinée.

Mme Vivette Lopez . - Thani Mohamed Soilihi n'a pas évoqué le volcan sous la mer qui menace d'entrer en éruption et d'engendrer de lourds dégâts pour Mayotte. L'éruption de ce volcan présenterait-elle un risque pour les îles Éparses ?

À la demande de notre collègue sénateur de la Polynésie française Teva Rohfritsch, une mission d'exploration des fonds marins vient d'être mise en place hier au Sénat.

Je suppose que vous suivez avec beaucoup d'intérêt le projet de Polar Pod de Jean-Louis Étienne dans l'Antarctique, qui doit débuter à la fin de l'année.

Par ailleurs, la France est-elle suffisamment prudente vis-à-vis de la Chine, qui s'implante sur de nombreux territoires ?

Mme Nassimah Dindar . - Je regrette que les collectivités territoriales concernées ne soient pas impliquées sur des enjeux partagés, en termes de biodiversité, d'aires marines, de politique de la pêche, de présence militaire ou d'aires protégées. Concernant nos cinq districts, l'enjeu de gouvernance ne devrait-il pas être revu afin d'y impliquer les collectivités territoriales françaises concernées ? En effet, nous avons des interlocuteurs qui partagent avec nous des visions sur les risques majeurs à venir ou encore sur la protection. Gagnerions-nous politiquement à poser véritablement l'enjeu de gouvernance afin de sortir des discours, entendus et partagés, qui peinent à trouver une réalité d'application et de lecture pour les élus que nous sommes et pour les citoyens français installés sur nos territoires ?

Mme Gisèle Jourda . - Vous avez indiqué que, depuis le Brexit, l'Union européenne compte 13 PTOM, contre 25 auparavant. Que peut changer le Brexit à notre vision de nos souverainetés ?

Que peut changer le Brexit dans les enjeux géostratégiques ? Des renversements d'alliance se produisent, comme lors de l'épisode des sous-marins. Nous avons parlé des territoires français situés dans l'Indopacifique. Toutefois, qu'en est-il de nos relations avec les autres pays, et notamment avec les membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) ?

M. Charles Giusti . - Concernant l'exploitation des fonds marins, la stratégie nationale des aires protégées 2030 vise à concilier la protection de l'environnement et les activités économiques. C'est dans cet esprit que j'ai travaillé avec mes équipes sur l'extension de la réserve naturelle, notamment afin d'éviter que l'activité halieutique, qui est le deuxième secteur pour La Réunion, ne puisse être remise en cause.

L'expérience a montré que nous pouvions avoir une activité économique parfaitement compatible avec la protection de l'environnement, ce qui est, certes, plus contraignant. Cette activité nécessite alors des moyens et les marges des bénéficiaires peuvent être réduites.

Le noeud de la question relative à une exploitation potentielle des fonds marins est la souveraineté française sur la ZEE ou sur les extensions du plateau continental. Notre souveraineté vise à protéger l'environnement mais elle peut également permettre, à terme, de mener des activités économiques durables.

Par ailleurs, il existe clairement un continuum entre les TAAF et Mayotte dans les îles Éparses. Nous travaillons très étroitement avec Mayotte sur trois sujets.

Le premier sujet de nos échanges avec Mayotte est l'archipel des Glorieuses, transformé en réserve naturelle attenante au parc naturel marin de Mayotte. Nous avons monté une mission conjointe du parc et de la réserve afin de travailler sur des outils et actions de gestion communs et coordonnés.

Le deuxième sujet de nos échanges est le FED. En effet, les interventions des crédits européens pour les dixième et onzième FED ont été effectuées en collaboration avec Mayotte. Nous travaillons étroitement et de longue date avec ce territoire au sujet de l'éradication des rongeurs sur l'îlot M'bouzi.

Le troisième sujet de nos échanges est l'initiative de développement de la recherche. Effectivement, le troisième consortium est organisé avec le Centre universitaire de formation et de recherche (CUFR) de Mayotte et l'Université de La Réunion, ce qui montre une implantation régionale de ces développements.

Mayotte constitue un partenaire extrêmement important, ne serait-ce que par cette proximité géographique avec les îles Éparses.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je voulais vous l'entendre dire, monsieur le préfet. Je vous en remercie.

M. Charles Giusti . - Les impacts directs de l'éruption du volcan sont peu probables sur les îles Éparses. Toutefois, l'effondrement d'une réserve magmatique pourrait déclencher un tsunami dangereux pour Mayotte et les îles Éparses, notamment pour l'archipel des Glorieuses. Nous suivons évidemment de près le sujet des conséquences éventuelles des perturbations géologiques que l'éruption du volcan pourrait entraîner.

Par ailleurs, j'ai rencontré Jean-Louis Étienne pour évoquer son projet de Polar Pod , qui s'appuiera en partie sur les TAAF et La Réunion. Le bâtiment de soutien, Persévérance, suivra sa longue pérégrination autour de l'océan Austral. Des bases arrière seront positionnées à La Réunion. Pour cette expérimentation, Jean-Louis Étienne pourra également bénéficier d'une proximité avec les TAAF.

La Chine constitue en effet un point d'attention particulièrement important. Je pense que la présence française dans les Éparses vise à pouvoir préserver ces espaces. Nous pouvons nous demander, dans le cas où la France n'assurerait plus la souveraineté sur la ZEE, ce qu'il adviendrait de cette zone et quelle serait la capacité des pays riverains de continuer à préserver ces espaces.

Concernant la gouvernance, le préfet de La Réunion a mis en place, conjointement avec les préfets de Mayotte et des TAAF, une conférence de coopération régionale afin d'échanger sur les problématiques internationales de la zone avec tous les acteurs. Certes, cette conférence n'a pas lieu mensuellement mais une réunion est organisée au moins tous les six mois. Ces réunions constituent peut-être un embryon de ce qu'évoquait Nassimah Dindar quant à la possibilité de faire participer les collectivités territoriales à ces questions éminemment sensibles de coopération ou, à l'inverse, de conflits de souveraineté.

Pour deux bassins, l'impact du Brexit est très faible. En effet, les TAAF étaient le seul PTOM dans l'océan Indien et les îles Pitcairn constituaient le seul PTOM britannique dans le Pacifique. L'enjeu du Brexit est essentiellement concentré dans la zone atlantique, et notamment dans la zone Antilles-Guyane.

Je pense que ces plateformes essentielles et majeures de puissance ou de projection de l'Europe que sont les outre-mer doivent être défendues à la lumière de leur valeur.

M. Paco Milhiet . - Il existe une vraie prise de conscience quant à la montée en puissance de la Chine. J'ai défendu dans mes recherches l'idée que la stratégie indopacifique était avant tout politique et visait à répondre au développement de l'influence chinoise. La stratégie indopacifique n'est d'ailleurs pas une invention française. Elle a été développée dans sa version moderne depuis 2007 par des pays ayant tous des antagonismes avec la Chine.

Les collectivités d'outre-mer françaises qui disposent d'un statut d'autonomie assez élargi développent parfois une relation spécifique avec la République populaire de Chine, sans nécessairement y associer l'État. C'est particulièrement vrai en Polynésie française, où se trouvent un consulat, un Institut Confucius et un projet de ferme aquacole qui pourrait devenir à terme un sujet de contradiction entre l'État et la collectivité. Notons notamment ces propos du président de la République en juillet dernier : « on ne peut pas être Français un jour et Chinois le lendemain ».

Concernant les PTOM, la France reste la dernière puissance européenne présente en Indopacifique, même si d'autres pays tels que l'Allemagne et les Pays-Bas ont développé leurs propres stratégies. La diplomatie française a effectué du lobbying à Bruxelles pour que l'Union européenne adopte une stratégie indopacifique. Malheureusement, l'alliance Aukus (Australie-États-Unis-Royaume-Uni), partenariat trilatéral qui exclut quelque peu la France de la région, a été annoncée le même jour que la stratégie indopacifique européenne, ce qui constitue un camouflet diplomatique.

Des marges de manoeuvre s'ouvrent pour que la France renforce ses relations avec d'autres pays de la zone, tels que l'Inde, les pays de l'ASEAN, le Japon ou la Corée du Sud. Ces partenariats seront-ils alors toujours indopacifiques ou plutôt indoasiatiques ? En tout cas, la détérioration de la relation franco-australienne, à laquelle s'ajoute une critique générale dans l'ensemble régional océanien par rapport au processus référendaire calédonien, semble isoler quelque peu la France diplomatiquement dans le Pacifique.

M. Stéphane Artano , président . - Je remercie Paco Milhiet et le préfet Charles Giusti pour la qualité de ces échanges.

Jeudi 13 janvier 2022
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Audition de M. Élie TENENBAUM, directeur du centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Dans le cadre de la préparation du rapport de la délégation sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, nous poursuivons nos auditions avec Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et auteur d'une étude stratégique publiée en février 2020 intitulée « Confettis d'empire ou points d'appui ? L'avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté ».

Élie Tenenbaum interviendra le 25 janvier à la Maison de l'Océan à Paris lors d'une journée de conférences et de débats organisée par l'hebdomadaire Le Point sur les outre-mer aux avant-postes. Le thème sera : « Indo-Pacifique : les atouts de la France dans la guerre Chine-États-Unis ».

Monsieur le directeur, nous vous remercions de votre présence et de votre contribution à nos travaux. C'est l'occasion pour nous d'approfondir la passionnante table ronde, sur l'Indopacifique précisément, que nous avons tenue le 16 décembre dernier avec les membres de la Délégation à la prospective présidée par notre collègue Mathieu Darnaud.

Je vous cède donc la parole pour votre propos liminaire.

M. Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité, Institut français des relations internationales (IFRI) . - C'est un honneur d'intervenir devant vous sur ce sujet qui nous tient à coeur, à l'IFRI et notamment au sein du Centre des études de sécurité que je dirige. En effet, ce sujet fait l'objet d'une réflexion continue depuis quelques années déjà.

Nous avons assisté à un retour des travaux sur la place des armées sur le territoire national dès 2015, à la suite des attentats et du déclenchement de l'opération Sentinelle. Ces événements avaient donné à de nombreux métropolitains l'impression d'un retour des armées sur le territoire national alors même qu'une mise en perspective globale, incluant nos outre-mer, soulignait à quel point celles-ci ne l'avaient jamais quitté et y jouaient un rôle clé.

La carte de l'état-major des armées sur les forces déployées à travers le monde montre que les forces dites prépositionnées (dont les cinq forces de souveraineté situées aux Antilles, en Guyane, dans le sud de l'océan Indien, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française ainsi que des cinq forces de présence au Sénégal, au Gabon, en Côte d'Ivoire, à Djibouti et aux Émirats arabes unis) représentent un effectif bien supérieur à celui de l'ensemble des opérations extérieures (OPEX) réunies.

Les seules forces de souveraineté présentes dans nos départements, régions et collectivités d'outre-mer représentent aujourd'hui 7 000 hommes et femmes assurant des missions clés et contribuant aux cinq fonctions stratégiques définies par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et reconduites par la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017.

La première fonction stratégique est la protection du territoire national, avec la protection de la souveraineté territoriale (parfois fortement contestée comme dans le cas des îles Éparses) et économique (régulièrement mise au défi par la pêche illégale dans la ZEE ou l'orpaillage clandestin). Cette fonction concerne également la protection de certaines emprises stratégiques, telles que le centre spatial guyanais de Kourou.

La deuxième fonction stratégique concerne la prévention des conflits, qui relève à la fois des forces de présence et des forces de souveraineté. Depuis les territoires d'outre-mer, les forces de souveraineté rayonnent sur l'ensemble des zones de responsabilité permanente (ZRP). Ainsi, les forces armées de la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) ne concernent pas seulement La Réunion, Mayotte et les TAAF mais aussi une coopération avec toute la Southern African Development Community (SADC), les forces armées de Polynésie française et l'ensemble de la zone Pacifique.

La troisième fonction stratégique porte sur la connaissance et l'anticipation - qui ne se limite pas aux enjeux de renseignement -, avec la capacité à offrir un point d'observation permanent sur des zones souvent mal suivies par nos services et nos armées. Je pense par exemple à l'expertise que peuvent apporter les FAZSOI sur les évolutions des mouvements djihadistes au Mozambique ou sur les événements dans la zone caraïbe, dans des pays en crise grave comme le Venezuela.

La quatrième fonction stratégique est relative à l'intervention. Cette fonction concerne souvent les forces de présence prépositionnées à l'étranger mais aussi les forces de souveraineté ainsi que les opérations de soutien et d'assistance aux populations, comme à la suite du cyclone Dorian en 2019 et de l'ouragan Irma en 2017. Cette fonction concerne également les exercices effectués en zone indopacifique tels que l'exercice Croix du Sud en Nouvelle-Calédonie. À l'avenir, si cela était nécessaire, des opérations d'évacuation de ressortissants du Mozambique pourraient avoir lieu depuis La Réunion et Mayotte.

La cinquième fonction stratégique concerne la dissuasion, souvent méconnue, surtout depuis la fin du centre d'expérimentation du Pacifique (CEP). Il existe pourtant des capacités d'escale et de déploiement de nos forces stratégiques. Nos forces aériennes stratégiques ont par exemple participé l'année dernière à l'exercice Heifara-Wakea avec Haiwaï.

Dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, ce dispositif est présenté comme à la fois rare et envié, offrant à la France « des plateformes sûres de projection de puissance partout dans le monde et la possibilité de se redéployer militairement au gré de l'évolution de la situation stratégique ».

Les pays disposant d'une présence militaire globale constituent à ce jour un club extrêmement restreint, davantage même que celui des puissances nucléaires. La France se positionne à la troisième place, derrière les États-Unis et la Russie mais devant le Royaume-Uni. Ce club tend cependant à s'agrandir, avec l'entrée de la Chine, la Turquie ou encore les Émirats arabes unis. Dans la compétition de puissance actuelle, cette capacité à disposer de points d'appui dans un certain nombre d'endroits du monde attire.

Dans ce cadre, la force du dispositif français réside - outre son histoire - dans le fait qu'il s'appuie, pour la majorité des 10 700 militaires qui y participent, sur un ancrage territorial et souverain. Ce dernier est par définition inaliénable et n'est donc pas soumis aux aléas d'un accord de défense avec un État étranger susceptible d'être dénoncé.

Malgré le caractère unique de cet outil multidimensionnel, force est de constater qu'au cours des trois dernières décennies - et même auparavant -, les forces prépositionnées dites « de présence et de souveraineté », et singulièrement les forces des outre-mer, ont systématiquement été placées au bas de la liste des priorités des développements capacitaires, des armées, du renouvellement de matériel et même de la gestion des ressources humaines, avec des effectifs en décroissance presque continue depuis la fin de la guerre froide.

Le dispositif est aujourd'hui taillé au plus juste, encore davantage que pour le reste des armées. Il peine à remplir ses contrats opérationnels et son renouvellement, à périmètre de missions et de menaces constant, n'est nullement garanti à l'horizon 2030.

Or précisément, les mutations géopolitiques qui s'annoncent changeront le périmètre des menaces. Les tensions sino-américaines dans l'Indopacifique en constituent un exemple. Mentionnons également les évolutions climatiques (avec des risques accrus de catastrophes naturelles), les pressions migratoires dues aux différentiels démographiques (tels qu'à Mayotte et en Guyane) et l'émergence de nouvelles puissances économiques se traduisant par un nouveau rapport de forces politique et géopolitique. Cinq des sept pays émergents les plus avancés se trouvent en effet dans les aires régionales immédiates de nos départements, régions et collectivités d'outre-mer (DROM-COM). Croire que, dans le monde de 2030, nous pourrons effectuer, avec autant - voire moins - de moyens, ce que nous pouvions faire en 1980 parait présomptueux.

Les forces aériennes semblent être une composante fortement anémiée. Sa capacité de transport se limite, pour les forces de souveraineté, à neuf avions Casa, huit hélicoptères Puma et cinq hélicoptères Fennec. Les forces de souveraineté ne disposent d'aucun appareil de combat.

Les C-160 Transall vieillissants, devenus trop couteux à entretenir, ont été retirés ces dernières années et remplacés par les Casa CN-235 , dont la charge utile est moitie' moindre que celle du C-160 Transall . Avec les deux Casa dévolus aux FAZSOI, il faudrait 36 heures pour projeter en plusieurs rotations les 150 militaires a` Mayotte et 114 heures pour les projeter au Mozambique, alors même que le contrat opérationnel prévoit cette projection en 24 heures.

Il n'existe évidemment pas de solution facile. Si nous voulions revoir à la hausse nos ambitions et nos capacités, le déploiement d'un ou deux avions A400M par bassin océanique transformerait radicalement les capacités d'action et les activités des forces de souveraineté.

Un enjeu concerne les courtes distances. La disponibilité technique des hélicoptères Puma est encore insatisfaisante même si elle s'est améliorée, avec des réflexions sur le maintien en condition opérationnelle (MCO). L'achat d'hélicoptères lourds ou de manoeuvre de type Caracal ou NH90 changerait largement la donne.

Les infrastructures des forces aériennes ont un cruel besoin de modernisation, notamment concernant leur protection. En effet, aucune force de souveraineté ne dispose de capacité de défense aérienne à ce jour, à l'exception des Mistral du Centre spatial guyanais de Kourou et de Djibouti. Pourtant, la question de la défense aérienne mérite d'être posée, y compris sur des théâtres qui n'avaient pas l'habitude d'être menacés par les airs.

Par ailleurs, une présence aux antipodes du système Grand réseau adapté à la veille spatiale (GRAVES) et un commandement de type Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux (COSMOS) pourraient être très intéressants pour la valorisation des outre-mer concernant l'observation de l'espace depuis la terre.

La problématique capacitaire principale des forces navales est le remplacement des patrouilleurs P400 par les Patrouilleurs outre-mer (POM). La question est a priori réglée à ce jour. Nous sommes entrés, l'année dernière, dans la phase de rupture temporaire de capacité, qui devrait être pleinement comblée avec la livraison, finalisée en 2025, des six POM à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Espérons que nous ne vivrons pas de situation trop critique avant 2025. Il conviendra de vérifier ensuite que ces POM pourront évoluer au gré des standards et des besoins pendant quelques décennies.

Nous pouvons nous demander si nous souhaitons redensifier ce réseau, à partir du moment où le travail de conception a été effectué, ou coupler ces bâtiments avec d'autres appareils, comme des petits drones de surface qui pourraient sillonner la ZEE. Rappelons que le nombre de patrouilleurs destinés à assurer la protection de la ZEE française est à peu près équivalent à deux voitures de police surveillant l'ensemble du territoire métropolitain, comme l'avait souligné Patrick Boissier susmentionné.

Avec le remplacement du bâtiment de transport léger (BATRAL) de classe Champlain par les bâtiments de soutien et d'assistance Outre-mer (BSAOM), la Marine nationale a perdu la capacité de transport amphibie. Des moyens peuvent toujours être déployés depuis la métropole mais les capacités amphibies et hauturières seraient importantes en cas de catastrophes naturelles. Pourquoi ne pas reconstruire quelques BATRAL ou acquérir d'autres moyens tels que des hydroglisseurs, dont s'est dotée la Marine japonaise ?

Un autre sujet est le renouvellement, à l'horizon 2035, des frégates de surveillance, avec le besoin clair de bâtiments plus crédibles face à des enjeux et à un environnement opérationnel plus exigeants. Les frégates de surveillance sont héritées d'un monde où le pavillon français suffisait à défendre essentiellement le bâtiment. Les nouvelles frégates, qui appartiendront aux moyens permanents, devront être d'autant plus crédibles qu'elles sont utilisées au-delà de l'aspect purement souverain.

Pour renouveler ces frégates, il serait possible d'utiliser le schéma des frégates de défense et d'intervention (FDI) destinées à remplacer, notamment, les frégates Lafayette. Toutefois, l'option privilégiée semble être le programme European Patrol Corvette , qui pourrait recevoir un dock hélicoptère, des mini drones de surveillance et un système d'armes.

En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, disposer d'une seule frégate de surveillance ne permettrait pas d'assurer la permanence à la mer dans le cas où le bateau présenterait une avarie. Il serait donc préférable de posséder deux frégates mais les arbitrages sont à effectuer en fonction des enjeux budgétaires.

Concernant les moyens de surveillance aérienne maritime, la loi de programmation militaire prévoit 12 avions de patrouille maritime PATMAR Futur pour remplacer les 18 Atlantique 2 ( ATL 2 ), dont aucun n'est actuellement déployé en outre-mer. Nous voyons difficilement comment il sera possible d'affecter des moyens de patrouilles maritimes aux outre-mer, qui en ont considérablement besoin. Le déploiement du P8 Poséidon indien à La Réunion montre que la France essaie de compenser ses difficultés avec des partenariats internationaux. Toutefois, nous ne pouvons pas nous satisfaire que des moyens indiens aident à protéger notre ZEE.

Le spatial et la dronisation offriraient sans doute des options particulièrement intéressantes - et pas forcément très coûteuses - concernant les capacités de surveillance et de patrouille maritime.

Les infrastructures navales jouent un rôle essentiel. Je pense plus particulièrement au dock flottant de Papeete, construit en 1975, que nous espérons prolonger jusqu'en 2030 même si la limitation en termes de tonnage et de tirant d'eau des navires qu'il peut accueillir pose question.

Les enjeux des forces terrestres sont d'une moindre dimension en termes d'infrastructures. La grande question est celle des effectifs, souvent précarisés par un passage en missions de courte durée. Pourtant, l'atout de ces forces permanentes est l'ancrage dans l'environnement sur une longue durée. L'état-major spécialisé pour l'outre-mer et l'étranger (EMSOME) ressent profondément cet atout, de même que l'importance de regagner des missions de longue durée, y compris en travaillant à l'attractivité des territoires pour les militaires.

Un projet de montée en gamme des capacités terrestres, au défi de la haute intensité, avait été lancé par le général Burkhard lorsqu'il était chef d'état-major de l'Armée de Terre, avec le déploiement de véhicules blindés, y compris en Nouvelle-Calédonie.

Le dispositif outre-mer est un bijou de famille qu'il convient de valoriser. Les défis qui se présentent sont si conséquents, par leur taille et leur nature, que les armées doivent éviter le péché d'orgueil de croire qu'elles pourront les relever seules.

Ainsi, il est important d'intégrer ce dispositif en interministériel et à l'international.

Les ministères de l'intérieur et des outre-mer doivent développer de la synergie et de la convergence dans leur vision de la valorisation stratégique des DROM-COM. Il me semble que les visions de Balard (ministère de la défense), Beauvau (ministère de l'intérieur et du ministère des outre-mer sont encore trop différentes.

En outre, le dispositif doit être intégré à l'international avec les Européens. Beaucoup d'actions sont à conduire pour emmener les pays européens, via nos outre-mer, à s'ouvrir sur des espaces, tels que l'Indopacifique ou encore la zone Antilles-Guyane. Les partenaires extra-européens, comme l'Inde, l'Australie ou, dans une moindre mesure, le Brésil, ont également une place.

M. Stéphane Artano , président . - Merci. Je cède la parole à mes collègues rapporteurs Annick Petrus, Philippe Folliot et Marie-Laure Phinera-Horth.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Jusqu'à quand la Marine nationale doit-elle faire face à des ruptures temporaires de capacité ? Quelles solutions pouvons-nous apporter face à l'insuffisance de ces moyens ? La coopération entre les Marines européennes peut-elle être une réponse ? Que pouvons-nous attendre de la présidence française de l'Union européenne en la matière ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Que pensez-vous des arguments en faveur d'un redéploiement significatif de nos moyens militaires par rapport aux forces de souveraineté ?

Je partage tout à fait votre analyse quant au fait que les forces de souveraineté sont au bas de la liste des priorités depuis la fin de guerre froide. Comment remédier à cela ? Existe-t-il des arguments qui justifieraient un déploiement permanent d'une de nos frégates de premier rang dans l'océan Indien et d'une autre dans l'océan Pacifique ?

Existe-t-il des éléments techniques rédhibitoires qui nous empêcheraient de disposer en permanence d'avions de combat et d'avions de transport A400M sur l'île de La Réunion, en Polynésie française ou en Nouvelle-Calédonie ?

Le déploiement de deux avions de transport A400M sur l'océan Indien et de deux autres avions sur l'océan Pacifique - auxquels j'ajouterais deux avions dans la zone Antilles-Guyane - constituerait un signal fort.

Ne faudrait-il pas passer d'un Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale à un Livre bleu sur la défense et la sécurité en outre-mer, prenant réellement en compte l'intérêt géostratégique de faire de notre pays une puissance mondiale et maritime, et non pas une puissance européenne et continentale ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Pourquoi ces mesures de sécurité ne sont-elles pas applicables sur le territoire guyanais, hormis la surveillance du Centre spatial guyanais (CSG), afin de faire respecter notre souveraineté malgré les relations de coopération avec les pays voisins tels que le Suriname, le Brésil et le Guyana dans le domaine de la pêche ? Les pêcheurs guyanais souffrent de cette carence de protection et de respect de nos zones territoriales.

J'ai bien compris que les outre-mer sont délaissés et que nos territoires ne constituent que des « bijoux de famille » sans importance. Pourtant, les outre-mer font la force et la puissance de la France.

Je suis interpellée sur ces sujets tous les jours. Une réunion est prévue la semaine prochaine avec le préfet de la Guyane, justement sur ces aspects sécuritaires en mer.

M. Élie Tenenbaum . - Ces questions attestent de la convergence de nos vues ou, au moins, de nos préoccupations sur ces problématiques.

Nous entrons dans la période difficile des ruptures temporaires de capacité, avec le retrait des patrouilleurs P400 et l'attente de la livraison des POM. Cette rupture avait été anticipée sur la zone Antilles-Guyane, avec la livraison de patrouilleurs spécifiques permettant de réduire l'ampleur du gouffre. Ces ruptures attestent de la difficulté à gérer les besoins et de la priorité relativement faible attribuée aux outre-mer dans les choix capacitaires effectués, toujours cornéliens.

Nous pouvons nous demander si les neufs POM et patrouilleurs Antilles-Guyane suffiront à répondre aux demandes. La question d'une redensification de ces moyens de patrouilles maritimes dans les airs et sur les flots, notamment en Guyane, se pose à la mesure des menaces. La pêche illégale ne se maintiendra pas au niveau où elle était il y a quarante ans. Nous resterons, à mon sens, sur un dispositif taillé au plus juste.

L'augmentation, à l'horizon 2030, de chacune des forces avec un patrouilleur supplémentaire est à prendre en compte dans le vote d'une éventuelle prochaine loi de programmation militaire (LPM) ou d'une actualisation de la LPM lors de la prochaine législature.

Le développement de moyens aériens de surveillance maritime en Guyane devrait également être considéré, au-delà du CSG qui ne doit pas accaparer toutes les ressources militaires. Les forces armées savent que la Guyane ne se limite pas au CSG de Kourou. Dans le cadre de l'opération Harpie, un travail considérable est réalisé à terre. Un travail doit être également effectué en mer, avec des moyens navals mais aussi aériens et spatiaux.

L'intérêt de l'utilisation des signaux d'identification automatique (AIS) par les POM ne doit pas être surestimé dans la mesure où les embarcations de fortune de type brésiliennes ou surinamiennes, souvent qualifiées de « tapouilles », ne fonctionnent pas avec les réseaux AIS. Ce point montre l'importance d'autres formes de repérage, via l'imagerie par exemple, et d'une capacité d'analyse fine pour renforcer l'efficacité.

Un autre aspect du renforcement de la résilience est le renforcement de la filière pêche. La difficulté de développer une telle filière sur Mayotte explique aussi la pression pouvant exister sur nos ZEE, dans le canal du Mozambique ou ailleurs. En effet, la filière pêche des outre-mer n'est pas développée à la hauteur des atouts de la ZEE. Or ce qui est peu exploité attire d'autant plus les convoitises de l'extérieur. Un vrai travail est à effectuer en interministériel afin de renforcer la capacité d'exploitation, dans le cadre de notre travail de protection de la biodiversité de ces espaces incroyables.

La création d'un Livre bleu sur la défense et la sécurité en outre-mer est envisageable mais la rédaction d'un document distinct du Livre blanc constituerait une forme d'aveu qu'il a été impossible de convaincre la Communauté de défense de l'importance des outre-mer.

La place du dispositif prépositionné, au-delà d'une simple fonction de prévention ou de protection, doit être revalorisée dans le prochain Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ou dans la prochaine revue stratégique de défense et de sécurité nationale.

Je pense que la Communauté de défense n'est pas loin d'être convaincue que le dispositif prépositionné, davantage encore que le modèle des opérations extérieures, est adapté à la géopolitique et à la géostratégie du XXI e siècle. Nous avons entendu, dans la vision stratégique du Chef d'état-major des armées, l'importance de « gagner la guerre avant la guerre » et du continuum entre compétition stratégique, contestation et confrontation.

Plus qu'aucun autre, le dispositif prépositionné est un dispositif permanent, contrairement au modèle d'intervention hérité des années 1990. Or la compétition stratégique ne s'arrête jamais. Le seul équivalent de la permanence de ce dispositif en outre-mer et à l'étranger est la permanence des forces de la dissuasion. Nous parviendrons à redensifier le dispositif en travaillant sur sa place et sa contribution au regard des enjeux et défis du XXI e siècle.

L'absence d'infrastructures satisfaisantes bloque aujourd'hui le déploiement permanent de frégates de premier rang ou d'avions de combat dans le dispositif. Baser des avions Rafale en Polynésie française demanderait une infrastructure et des capacités de soutien, qui nécessitent des investissements. Ces équipements peuvent être très intéressants dans la revalorisation économique de ces territoires car ils amènent forcément des compétences techniques et industrielles. Je pense donc que nous devrions travailler d'abord sur les infrastructures avant de chercher le déploiement des moyens militaires.

Concernant les partenariats à l'international, l'alliance Aukus a été un signal fort des limites de l'approche qui a été celle de la France durant les dernières années. En effet, nous nous sommes peut-être trop payés de mots en voyant les partenariats stratégiques comme des démultiplicateurs de nos moyens, voire comme des palliatifs à la faiblesse de nos moyens permanents sur place.

Comme le disait le général de Gaulle, les États sont des « monstres froids » ayant des intérêts davantage que des amis. Même si la France dispose de partenariats solides, notamment avec l'Australie, l'annulation du contrat pour les sous-marins montre bien que nous ne pouvons pas nous reposer sur des alliances pour la protection de nos territoires. Pouvoir mutualiser et bénéficier de partenariats, notamment avec l'Inde dans l'océan Indien, est une excellente chose mais nous ne pouvons pas fonder la protection de notre souveraineté économique sur des moyens étrangers.

M. Stéphane Artano , président . - Je cède la parole à Vivette Lopez qui souhaite poser une question.

Mme Vivette Lopez . - La délégation sénatoriale aux outre-mer n'a pas de pouvoir législatif mais elle peut être force de proposition. Pensez-vous qu'une étude approfondie, par notre délégation, sur l'évolution et le développement des infrastructures portuaires en outre-mer pourrait vous apporter une aide efficace et un soutien sur vos besoins indispensables, même si cela entraine des investissements ?

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec notre collègue Marie-Laure Phinera-Horth qui disait que les outre-mer sont des bijoux de deuxième catégorie. Ces territoires doivent être considérés comme des acteurs de première ligne indispensables. Pour la France, chaque territoire d'outre-mer est un porte-avion incontournable. Chers collègues, nous ne devons pas baisser les bras. Je considère que vos territoires sont tout aussi importants que les territoires métropolitains.

Quels territoires connaissent le plus de tensions ? Quels sont nos adversaires les plus virulents ? Sur quel pays européen pouvons-nous compter le plus pour nous aider et nous soutenir ?

M. Élie Tenenbaum . - La réalisation d'une étude sur les infrastructures, notamment portuaires, dans les outre-mer me semble absolument pertinente.

Notamment, une réflexion sur les synergies entre la revalorisation d'une industrie portuaire et de la pêche dans ces espaces - raisonnable et raisonnée - et des moyens militaires montrerait à la fois l'ampleur du travail à fournir et toutes les retombées positives en termes d'emplois, d'économie et d'appropriation de la mer dans les outre-mer.

Si les recommandations - dont je ne présume pas - étaient appliquées, la revalorisation d'une industrie portuaire et de la pêche pourrait profiter aux collectivités et aux populations tout en renforçant la posture stratégique et souveraine de la France dans ces zones.

Les menaces sont diverses et dépendent évidemment de chacun des territoires.

Tout d'abord, nous n'observons fort heureusement pas, dans l'immédiat, de menaces étatiques directes pesant sur ces territoires.

Toutefois, des menaces étatiques indirectes sont présentes. Il s'agit de ce que certains spécialistes appellent des « menaces hybrides », à travers des actions informationnelles de déstabilisation et des actions d'ingérence économiques. Je citerai par exemple l'appétence montrée par la Chine en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie pour des formes d'ingérence pouvant être préoccupantes.

Un travail a été réalisé sur les licences de pêche pouvant être accordées - avec une convergence entre des revendications locales et des partenariats internationaux - avec des pays n'étant pas forcément des adversaires mais avec lesquels nous pouvons avoir des divergences.

Je pense par exemple à Madagascar, avec laquelle nous sommes en désaccord sur la question des îles Éparses. Madagascar ne présente évidemment aucunement une menace. En revanche, il existe des réflexions sur la vente de licence de pêche à des opérateurs privés chinois, dont nous supposons qu'ils peuvent être utilisés par l'État dans des intérêts stratégiques.

La reproduction de ce type de réflexion ou d'activité au-delà des zones d'action traditionnelles - pas forcément du fait de la Chine mais du fait d'autres acteurs, avec un partenariat incluant des acteurs étatiques locaux, que nous considérions jusqu'à présent comme faiblement dotés - changerait considérablement la donne.

Nous avons rédigé différents scénarios. Je ne peux pas entrer dans les détails car la plupart d'entre eux sont protégés. Je me tiens toutefois à votre disposition pour en discuter. Un certain nombre de scénarios ou d'hypothèses sont à considérer avec sérieux.

En outre, il existe de véritables risques transnationaux tels que le risque djihadiste au Mozambique, présentant de réels enjeux de diffusion de cette idéologie et de cette mouvance tout le long de la côte swahili. Une telle diffusion engendrerait forcément un impact, direct ou indirect, sur notre sécurité. Le développement du trafic de drogue à des échelons considérables, notamment dans la zone Antilles-Guyane et dans le Pacifique, doit être inclus.

Nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté, avec des outre-mer ayant l'habitude d'évoluer dans un espace stratégique à part alors même que la survenue d'un contentieux en Europe pourrait donner lieu à une volonté de réponse d'un adversaire sur ces territoires. Nous avons des adversaires ou compétiteurs stratégiques marqués par une forme d'opportunisme stratégique et qui cherchent les endroits les moins bien défendus de nos intérêts. Les outre-mer peuvent malheureusement parfois être perçus comme des proies alléchantes dans cette logique de compétition stratégique.

Nous avons fort heureusement beaucoup de partenaires. La France est clairement le pays le plus ultramarin d'Europe mais les Pays-Bas, le Danemark ou encore l'Espagne ont également des territoires d'outre-mer, répondant chacun à des problématiques spécifiques. Cette liste dessine une petite géographie des pays européens qui seront les plus sensibles à ces questions.

Les pays européens sont dépendants d'un certain nombre de zones. La question indopacifique occupe une place de plus en plus prépondérante pour les pays européens dans leur relation avec les États-Unis.

Un véritable travail de conviction est à mener pour convaincre les Européens de l'importance de ces zones pour l'environnement, la stratégie, la stabilité internationale et la revalorisation de l'Alliance transatlantique, qui nous tient tant à coeur (et qui tient particulièrement à coeur à un certain nombre d'États d'Europe centrale et orientale).

La meilleure manière d'ouvrir les voies et de développer ces partenariats est sans doute de commencer à réfléchir à partir de bases d'infrastructures et de forces françaises existantes puis, peu à peu, d'amener ces pays européens dans l'Indopacifique en intégrant des officiers sur des états-majors des officiers de liaison ou encore en déployant des moyens navals, pouvant être réduits mais intégrés au sein d'une task force ou d'un task group . Je suis convaincu qu'avec un peu de temps, de détermination et de renforcement de nos propres moyens, nous pouvons y parvenir.

M. Stéphane Artano , président . - Je cède la parole à Philippe Folliot.

M. Philippe Folliot . - J'ajouterais le Portugal à la liste des partenaires européens présents dans les outre-mer.

Je partage votre analyse sur le fait que nous possédons des atouts et que, compte tenu de la nécessité de permanence qui est la nôtre, nous devons essayer de les valoriser.

M. Stéphane Artano , président . - Je vous remercie. Votre étude est presque une étude de prospective. Je vous rejoins sur la nécessité d'une intégration de la dimension ultramarine dans la politique nationale et dans les documents, notamment de stratégie, afin de ne pas faire des outre-mer une exception à la française. Au sein de la délégation, nous sommes habités par cette volonté.

Jeudi 20 janvier 2022
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Audition de M. Dominique VIENNE, président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » de l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régions (CESER) de France et M. Julien BLUTEAU, délégué général du CESER de France

M. Stéphane Artano , président . - Mes chers collègues. Dans le cadre de la préparation de son rapport sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, la Délégation aux outre-mer auditionne ce matin, à sa demande, l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux de France dont les membres représentent la société civile dans toute sa diversité et dont un groupe de travail vient d'achever une réflexion sur le thème « L'océan et la mer, nouvel horizon pour la France et ses régions ».

Nous accueillons donc, en visioconférence depuis Saint-Denis, M. Dominique Vienne, président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » qui propose une véritable rupture de paradigme avec notamment un « pacte océanien » dont il nous présentera les grandes lignes. Dominique Vienne est accompagné de M. Julien Bluteau, délégué général du CESER de France qui est quant à lui présent à nos côtés à Paris.

Messieurs, nous vous remercions vivement pour l'échange de ce matin. C'est l'occasion à la fois de mieux connaître votre organisme et ses missions, et de partager l'état de vos réflexions sur l'ambition maritime de notre pays, ses atouts, mais aussi ses faiblesses. Nous sommes particulièrement intéressés par le rôle que vous souhaitez voir confier aux collectivités locales dans cette démarche stratégique.

Je précise que la synthèse et une carte très éclairante que vous nous avez transmises ont été distribuées aux membres de la délégation pour suivre votre exposé.

Après votre propos liminaire afin de nous présenter les grandes lignes de votre étude que vous nommez modestement « Regard », mais qui est en réalité un véritable plaidoyer pour déployer notre puissance maritime, je demanderai à nos trois rapporteurs Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth de bien vouloir formuler leurs questions complémentaires.

Nous aurons ensuite un temps d'échanges avec nos collègues présents ou en visioconférence.

Enfin, avant de vous donner la parole, je rappelle aux membres de la délégation que nous adopterons notre propre rapport le jeudi 24 février qui s'appuiera naturellement sur le programme d'auditions que nous avons menées depuis octobre. Je souhaite que nous lancions par la suite une nouvelle étude sur laquelle, mes chers collègues, j'attends vos propositions d'ici la fin du mois de janvier. Je vous remercie de bien vouloir les adresser au secrétariat de la délégation, car nous organiserons une réunion en février pour arrêter ensemble notre choix.

Sans plus tarder, je cède à présent la parole au président Dominique Vienne pour une dizaine de minutes.

M. Dominique Vienne, président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » de l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régions (CESER) de France . - Mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices, je vais partager avec vous la réflexion des CESER de France. Ce travail reflète la richesse de la pensée de tous nos territoires, les 13 régions métropolitaines, les 5 DROM et les 3 PTOM. Il témoigne aussi d'une difficulté. Avec la décentralisation, le regard de chaque membre de CESER de France est légitime. Cette situation fait toute la richesse et la difficulté de notre démarche de convergence vers un regard sur cette puissance maritime.

Cette difficulté de nous assembler vient de notre éducation originelle. L'école nous présente la carte de la France hexagonale avec, à côté, les confettis de la République. De manière provocatrice, nous avons montré le monde vu par les Australiens, un monde comprenant beaucoup plus d'océans. À titre personnel, j'ai présenté la carte à mon petit garçon qui m'a dit qu'elle était fausse. Ce n'est pas ainsi qu'il apprend le monde à l'école.

Avant de projeter une communauté humaine vers un destin, il nous a semblé important de réinventer notre regard. Certains diront notre paradigme. À défaut, nous serons confrontés à un biais cognitif dans notre capacité à nous projeter. C'est ce que nous avons tenté de poser dans cette synthèse. Le CESER de France n'est pas une entité qui parle à la place des territoires ; elle agrège leurs pensées. Nous sommes le fruit de la décentralisation.

La France peut devenir une puissance de stabilisation ou une puissance d'avenir, comme l'a déclaré le Président Emmanuel Macron hier, dans son discours sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Pour ce faire, il nous faut maîtriser plusieurs facteurs de manière combinatoire et simultanée. Parfois, nous avons la perception en territoire que certains facteurs sont mis en avant depuis 30 ans, mais jamais utilisés de manière combinatoire.

Le premier de ces facteurs est un facteur territorial. Nous avons des possessions, des zones économiques exclusives (ZEE). Il nous semble cependant nécessaire d'additionner ce facteur de territorialité au facteur historique, c'est-à-dire l'histoire de chacun de ces bouts de France, au facteur économique, avec nos ports, nos activités commerciales, nos usages des ressources halieutiques, nos usages des potentiels énergétiques et enfin au facteur technologique, avec nos câbles sous-marins, nos navires, nos capacités d'exploitation. Nous n'avons pas inclus le 5 ème facteur, c'est-à-dire le facteur régalien de la défense, car il sortait selon nous du fait régional. Néanmoins, il en fait évidemment partie.

Sur ces quatre facteurs, l'histoire de cette France éclatée sur toute la surface du monde, cette territorialité administrative, ces potentiels économiques et ces capacités technologiques, il nous faut trouver l'alchimie des éléments de puissance maritime. Cette recette entre les éléments géopolitiques, géostratégiques, géoéconomiques et géoculturels doit permettre de créer des dynamiques de puissance maritime. Parmi ces dynamiques nous pouvons citer la territorialisation et la maritimisation, l'exploitation et la valorisation des ressources marines, et enfin le contrôle et la sécurisation des routes maritimes et des zones exclusives.

Notre regard a pour fil conducteur l'idée qu'il existe un travers jacobin de pensée sur notre puissance maritime. Après le pacte jacobin, nous proposons d'imaginer le pacte girondin et de refondre ce potentiel de puissance stabilisatrice par un pacte océanien. Depuis 2019, l'Agence française de développement (AFD) s'est organisée autour d'une « stratégie Trois océans ». Nous proposons que, par ce pacte océanien, la Nation fonde son ambition maritime par ses territoires. De facto , ces territoires d'outre-mer ne seraient plus gérés comme ils le sont depuis une vingtaine d'années, avec des enjeux de rattrapage. Certes, il faut accompagner ces territoires, mais nous devons en même temps adopter la logique de territorialisation de cette ambition maritime. Si nous restons dans une logique jacobine, nous perdrons la capacité de projection de cette ambition.

Le soleil ne se couche jamais sur la France. Cette dimension peut nous projeter dans un avenir commun, une maritimisation de nos ambitions et une capacité de régulation géopolitique. Comme vous le savez, 63 % des échanges économiques se déroulent aujourd'hui dans la zone indopacifique. Nous savons aussi que la Chine est devenue plus tôt que prévu la puissance économique des prochaines années. Dans ce contexte, il nous paraît important que la France sorte de sa vision continentale pour faire face aux nouveaux défis de changement climatique, de préservation de la biodiversité, d'accès à des ressources énergétiques à des coûts acceptables, et de sécurité par une dimension maritime, océanique et par une dimension territoriale. À travers la notion de pacte océanien, nous évoquons en effet l'utilisation de ces territoires administratifs comme des espaces de projection de nos ambitions nationales.

M. Stéphane Artano , président . - Merci pour ces propos introductifs déjà très éclairants qui synthétisent les travaux que vous avez pu mener au travers de vos différentes auditions. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.

Mme Annick Petrus , rapporteure . - Dans un domaine marqué par l'affirmation des grandes puissances, comment la France - puissance moyenne - peut-elle mieux valoriser ses atouts maritimes ? Quelle ambition maritime pour le XXI e siècle la France devrait-elle se donner face aux grands enjeux liés aux océans (environnement, climat, souveraineté...) ? Enfin, qu'attendez-vous de la présidence française du Conseil de l'Union européenne ? Pensez-vous possible d'impliquer les autres États européens dans une stratégie maritime commune promue par la France ?

M. Philippe Folliot , rapporteur . - Selon vous, l'État associe-t-il suffisamment les collectivités territoriales, en particulier en outre-mer, à la gouvernance des espaces maritimes ? Quelle concertation et quelles modalités préconisez-vous ? Il existe une différence entre les collectivités du Pacifique, plus particulièrement la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie qui disposent de compétences affirmées en la matière, et les autres collectivités qui se trouvent plutôt dans un schéma de droit commun.

Quelle appréciation portez-vous sur la stratégie indopacifique française et sur le décalage entre le discours et les moyens disponibles, notamment militaires et technologiques (sous-dimensionnement des forces déployées, ruptures capacitaires de la Marine nationale, sous-équipement en moyens satellitaires et drones) ? Je rappelle que 97,5 % de notre zone économique exclusive est liée aux outre-mer alors que plus de 90 % des moyens de la Marine nationale sont déployés à partir de l'Hexagone. Dans quelle mesure ces éléments pourraient-ils être mieux pris en compte ?

Pour mieux assurer sa souveraineté sur ses espaces maritimes, la France devrait-elle développer davantage une gestion concertée avec les États voisins et ses partenariats stratégiques ? Quels types de coopération sont à promouvoir ?

Quelle est votre vision sur l'inique traité de cogestion sur l'île Tromelin que le Parlement a finalement refusé de ratifier voilà quelques années par rapport à nos relations avec l'île Maurice ? De la même manière, quelle est votre vision sur les discussions en cours avec Madagascar sur le devenir des îles Éparses sur lesquelles nous sommes quelques-uns à affirmer que les enjeux de souveraineté sont essentiels ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth , rapporteure . - Comment mieux défendre le secteur de la pêche dans les outre-mer, menacé par le pillage des ressources, et comment mieux structurer les filières locales de pêche afin de leur permettre d'affronter la concurrence des pêcheurs illégaux ? Comment dynamiser davantage les zones côtières des outre-mer (activités portuaires, énergies, transports, chantiers navals...) ? Quelle est votre position concernant les perspectives d'exploration et d'exploitation des fonds marins - le Sénat a créé une mission d'information sur ce sujet qui doit rendre ses conclusions en juin prochain - compte tenu de la difficile conciliation entre les impératifs environnementaux et les projets de développement ?

M. Dominique Vienne . - Je tiens à transmettre les salutations du président du CESER d'Occitanie à Philippe Folliot et celles de la présidente du CESER de Guyane à Marie-Laure Phinera-Horth. La richesse des CESER de France est équivalente à celle du Sénat, et nous nous retrouvons sur la légitimité du fait territorial.

Je demande par avance votre compréhension, car je ne pourrai pas répondre avec précision à l'ensemble de vos questions. Julien Bluteau, délégué général du CESER de France, pourra envoyer à votre délégation l'intégralité des productions de chacun de nos territoires ayant traité de ces sujets. La région Bretagne a travaillé par exemple sur l'exploitation des fonds marins. Le CESER de France ne fait qu'agréger le fait territorial. Nous avons voulu porter un regard cumulatif d'une compréhension du fait maritime, mais tous les écrits proviennent de nos CESER. Le CESER de France n'est pas une autorité morale ; il constitue un regroupement qui fédère les réflexions menées dans les territoires. Nous représentons, à côté des exécutifs territoriaux, la société civile organisée.

M. Julien Bluteau, délégué général de l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régions CESER de France (CESER) . - Nous avons distribué la synthèse et le rapport plus complet. Dans les annexes, vous retrouverez l'ensemble des apports sur lesquels s'appuie l'étude des CESER.

M. Dominique Vienne . - N'hésitez pas à revenir vers nous pour les obtenir. Beaucoup de ces productions ont été rappelées dans notre Regard « L'océan et la mer, nouvel horizon pour la France et ses régions ». Souvent, on parle de la France. Nous avons voulu rappeler qu'il faut, pour parler du fait maritime, parler de la France et de ses régions.

Concernant la valorisation de nos atouts maritimes, il ressort de nos auditions que nous sommes une puissance d'équilibre dans un ordre maritime mondial. L'AFD, avec 3 000 collaborateurs et un budget de 12 milliards d'euros par an, intervient sur un certain nombre de pays en rapport avec nos zones d'influence pour porter les Accords de Paris, les droits de l'homme, les objectifs de développement durable, etc. La France, par sa géographie, sa maritimisation, concourt essentiellement avec une puissance d'équilibre. Je ne sais pas s'il faut se rêver une puissance tout court, mais le fait d'être une puissance d'équilibre représente déjà une belle ambition qui nécessitera beaucoup de hard power et de soft power dans le concert géopolitique des prochaines années.

Dans l'année où nous fêtons Molière, s'accorder sur le fait que nous ne sommes pas une puissance maritime, mais une puissance d'équilibre a fait grand débat au CESER de France. À l'analyse de nos auditions et des rapports de chaque territoire, nous considérons que la gestion cumulative des quatre facteurs de puissance historique, territoriale, économique et technologique n'est pas réellement réalisée. Nous avons des capacités, des potentiels. Pour autant, nous ne sommes pas une puissance tout court pour l'instant. Les outre-mer apportent 97 % de notre ZEE. C'est une vérité spatiale que nous rappelons fréquemment. Pour faire valoir ces atouts, il nous manque le stade supérieur, formé par l'usage de ce potentiel, la matérialisation de cette souveraineté maritime. Pour l'atteindre, nous affirmons que le fait territorial doit être augmenté. Je développerai ce point ultérieurement.

En termes d'ambition maritime, je pense que la France doit d'abord accepter que, plus que des outre-mer, elle a une France océanique. Les cartes enseignées à nos enfants montrent l'Hexagone et, dessinés généralement à gauche, de petits confettis. Il nous semble que nous devons affirmer que nous sommes une France océanique plus que continentale, présente sur les trois océans. Grâce à cette notion, nous pourrons acculturer les citoyens français et faire une revue stratégique dans laquelle nos ressources matérielles et immatérielles seront remises en perspective de ce nouveau paradigme. Sans cela, nous resterons enfermés dans l'étroitesse des 0,7 million de kilomètres carrés de la France hexagonale et nous ne passerons jamais aux 12 millions de kilomètres carrés. Si nous voulons devenir cette puissance d'équilibre et stabilisatrice et porter une ambition maritime, il nous faut affirmer une nouvelle géographie et une nouvelle acculturation des décideurs, des forces vives sociales et économiques.

Je citerai un extrait du rapport du CESER de Normandie. « Parmi les potentiels de biodiversité marine encore inconnus, on compte de possibles avancées dans le secteur de la santé, l'alimentaire, l'éolien offshore et l'hydrolien, dans l'exploitation des granulats en mer. Ces avancées pourraient être obtenues plus rapidement et seraient mieux exploitées si la région soutient les coopérations qui doivent être mises en place entre les unités de recherche régionales, l'IFREMER, les SMEL (Synergie Mer et Littoral), les universités. Certaines opportunités sont déjà saisies avec l'Université de Caen, mais il faut démultiplier ce type de démarches ». Chaque CESER a la légitimité et la bonne observance de ce qui se passe sur son territoire. Nous devons agréger les ambitions territoriales pour en faire une ambition française, une ambition ascendante, du territoire vers la nation, plutôt qu'une ambition jacobine descendante.

La présidence française du Conseil de l'Union européenne a été l'objet d'une commission « Territoire, Europe et coopération » du CESER que j'ai présidé ce matin. Si nous n'entrons pas dans une dimension France océanique, nous éprouverons des difficultés à incarner une Europe océanique. Je vous invite à examiner un document d'Eurostat sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Vous y verrez l'Europe dessinée de manière très réductrice, une Europe continentale avec les petits confettis de la République que sont les outre-mer, alors que l'Europe océanique, par ses États membres, couvre toute la surface de la Terre. Si l'Europe ne comprend pas que les enjeux indopacifiques nous réclament de ne plus penser « continent », mais « océan », nous raterons ce rapport de force géopolitique qui s'installe actuellement.

Nous attendons de cette présidence française du Conseil de l'Union européenne que la France se rappelle par exemple que Mayotte et La Réunion constituent les deux seuls espaces de projection européens dans l'océan Indien. Si nous ne changeons pas de regard, nous pensons que notre rapport de force avec les puissances émergentes comme la Chine tournera en notre défaveur.

L'association des collectivités territoriales à la gouvernance des espaces maritimes est au coeur des préconisations de notre groupe de travail « France maritime ». Il nous semble que la décentralisation de cette ambition n'est pas suffisamment réalisée. Toutes nos régions d'outre-mer n'ont pas fait l'effort de se doter d'un schéma régional « mer littoral », associé au schéma national « mer littoral ». Nos régions d'outre-mer n'ont pas non plus fait l'effort de saisir l'opportunité de la loi NOTRe qui donne aux EPCI disposant d'une façade maritime l'obligation de prévoir un volet maritime.

Je parlais à l'instant d'une ambition qui doit aller du bas vers le haut. Or nous ne nous sommes pas suffisamment saisis du sujet. Nous sommes enfermés dans une vision jacobine du fait maritime. Dans les territoires, nous n'avons pas non plus compris cette capacité de poser une stratégie régionale et intercommunale sur le fait maritime. Nous pensons que pour renforcer cette association État-région, les territoires sont insuffisamment nombreux à disposer d'un parlement de la mer. Les Hauts-de-France, l'Occitanie, la Bretagne notamment se sont dotés d'un parlement de la mer qui fédère la société civile et la société politique autour de cette ambition maritime. Sans faire concurrence aux CESER, nous préconisons la généralisation de ces instances.

Enfin, nous pensons qu'il manque dans les contrats de plan État-région (CPER) et dans les contrats de convergence pour les outre-mer, un fléchage visible relié à l'ambition maritime. À défaut de ce fléchage et d'une gouvernance en territoire de cette ambition, nous resterons dans une injonction uniquement fondée sur notre dimension géographique. Je vous renvoie aux résultats de cette démarche sur les trente dernières années. En rédigeant ce document, je me suis enrichi aussi de nombreux rapports sénatoriaux qui se sont intéressés aux enjeux de la maritimisation de la France. Cette réflexion nous obsède depuis un certain nombre d'années.

Concernant la stratégie indopacifique française, je ne peux pas m'exprimer à ce stade sur le décalage éventuel entre les moyens et le discours. En octobre 2018, le Président de la République, présentant « Choose La Réunion » a affirmé que La Réunion constituait un levier essentiel de cette stratégie indopacifique. Je pense que nous pouvons tous constater que le décalage dont fait état le sénateur Philippe Folliot réside dans la centralisation de l'ambition maritime et la matérialisation de cette ambition par la territorialité. Nous n'avons pas d'outils qui connectent l'ambition jacobine et l'action territoriale, en dehors de la loi NOTRe.

Il manque un maillon opérationnel entre l'ambition et le fait territorial. Nous le signalons dans notre étude. Le fait régional est un fait administratif. Récemment, un ministre en charge de l'écologie s'est rendu en Afrique du Sud pour accompagner le pays dans la conversion de ses centrales à charbon en biomasse. Or à La Réunion, Albioma, un opérateur français qui exerce dans nombre de nos îles et au Brésil, est en train de convertir les centrales à charbon en biomasse. Pourtant, ni notre territoire ni cet opérateur n'ont été associés à ce déplacement. J'y vois un bon exemple de l'antagonisme entre notre capacité territoriale et la centralité politique issue de notre histoire.

Un élément pourrait résorber ce décalage. En auditionnant l'AFD, nous avons constaté que si celle-ci porte des programmes totalement légitimes sur une ambition posée au niveau hexagonal, il faudrait peut-être changer l'usage de l'AFD pour associer les collectivités de cette France océanique. Je reviendrai sur la polémique, née voilà cinq ou six ans, quand l'AFD a financé l'île Maurice pour développer des capacités portuaires venant en concurrence avec les capacités portuaires que la région Réunion cherchait dans le même temps à développer. Pour éviter ce genre de dissonance, nous proposons que les collectivités territoriales, notamment les collectivités d'outre-mer participent à la gouvernance de ces agences d'État qui contribuent à transformer la France en puissance d'accompagnement au développement, stabilisatrice ou d'équilibre.

S'agissant de la coopération avec les États voisins, nous avons noté lors de nos auditions que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a mis au point un dispositif pour accompagner les collectivités territoriales à mener des actions internationales. Je ne sais pas si ce dispositif fonctionne à plein, ni même s'il est connu des collectivités territoriales de la France océanique.

M. Julien Bluteau . - Il s'agit d'une direction à l'action extérieure des collectivités territoriales à laquelle sont associées les associations d'élus. Il nous semblerait utile que la société civile organisée en région puisse participer aux actions de cette direction du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, notamment lors des déplacements d'État.

S'agissant de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, l'étude du CESER de France a pu amener certains CESER à poursuivre les travaux qu'ils avaient engagés sur le fait maritime dans le cadre d'un colloque. Cette présidence peut constituer une occasion de sensibiliser l'Europe au fait que la France incarne la position de l'Union européenne dans l'océan Indien. Elle peut aussi sensibiliser l'ensemble des partenaires européens à des problématiques communes. Le CESER d'Occitanie organisera ainsi en septembre 2022 un colloque sur la pollution chimique de la mer Méditerranée. Or, cette problématique n'affecte pas que la région Occitanie ; elle concerne tout le pourtour méditerranéen et l'Union européenne peut jouer son rôle de sensibilisation de l'ensemble des États.

Quant à la gouvernance partagée entre l'État et les régions que nous préconisons de renforcer, nous avons mis en évidence dans notre étude le fait que les collectivités locales maritimes d'outre-mer et de l'Hexagone ont un rôle à jouer. Pour reprendre l'exemple de la pollution chimique de la mer, rappelons que cette pollution vient essentiellement de la terre. Toutes les collectivités sont placées au premier plan pour gérer les questions d'assainissement. Une gouvernance renforcée s'avère nécessaire, comme l'a préconisée le groupe de travail « France maritime » du CESER de France.

M. Dominique Vienne . - Il serait très important qu'à compter de 2022, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, via sa direction à l'action extérieure des collectivités territoriales, ne permette plus de déplacement de la France hexagonale qui n'associe pas les outre-mer. Les ambitions passent aussi par les actes. Cette évolution constituerait un vrai changement de paradigme.

En accord avec INTERREG, il serait également intéressant d'utiliser le NDICI ( Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument ), le nouvel instrument financier mis en place par la Commission européenne, pour développer le voisinage, la coopération et le codéveloppement international, et créer ainsi une dimension « l'Europe dans le monde ». Je m'entretenais hier avec le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, et les présidents des neuf régions ultrapériphériques sur la transmission de la nouvelle communication RUP à la Commission européenne.

Cette association à une gestion concertée avec les États voisins doit venir d'une alchimie entre les collectivités territoriales, le ministère des affaires étrangères, INTERREG et le cadre financier NDICI. Nous incarnons aussi l'Europe dans les zones de projection de la France. Pour cela, il faudrait une petite révolution copernicienne du haut vers le bas. C'est dans cet esprit que nous proposons le pacte océanien. Sans cette révolution, nous buterons sur le mur de la centralisation que nous connaissons tous.

Sur l'exploration et l'exploitation économique de nos océans, notre regard s'est limité à la dimension globale sans entrer dans les différentes spécialités. Nous n'avons pas produit un rapport. Nous avons associé des écrits territoriaux et mis en évidence le fait que la France deviendrait océanique si le fait territorial était pris en compte.

La semaine dernière, Julien Bluteau et moi-même étions auditionnés par le conseiller outre-mer du Président de la République, François Guillotou de Kerever. Celui-ci a immédiatement évoqué les enjeux de sécurisation. Je lui ai répondu que tant que ces espaces seront placés à côté de la France hexagonale, nous n'obtiendrons pas les budgets nécessaires, puisque ces budgets viendront toujours en plus des dépenses de la France hexagonale. Il faut porter un regard d'unicité et faire de cette question un sujet de la France océanique. Dans toute famille, on s'occupe d'abord des enfants, et quand on en a le temps, de leurs cousins germains. Les outre-mer sont peut-être les cousins germains de l'Hexagone. Pour mieux accompagner l'exploitation de ces espaces qui appartiennent à la France océanique, il faut arrêter de les considérer comme des dépenses budgétaires additionnelles. Sortons de ce corner « France hexagonale et outre-mer ». Nous sommes tous « France ».

Les instruments pour les pêcheurs sont uniquement d'ordre financier. Quant aux armées, les patrouilleurs doivent assurer un grand nombre de missions. Sans pacte océanien, l'usage et l'utilisation raisonnée de nos espaces ne constitueront pas une priorité partagée. Aujourd'hui, nous restons dans une dimension purement défensive. Ce pacte océanien doit nous permettre d'inverser le raisonnement.

Concernant la dynamisation de nos zones côtières, il me semble que si nos territoires ne se dotent pas d'une stratégie régionale « mer littoral », nous éprouverons des difficultés à nous forger une vue d'ensemble de nos littoraux. Comme nous l'avons rappelé dans notre étude, l'Hexagone compte 5 000 kilomètres de côtes, quand la France océanique en compte 14 000. Nous avons donc plus d'enjeux littoraux dans la France océanique que dans l'Hexagone.

Les territoires ultramarins doivent peut-être progresser en compétences sur une stratégie formalisée des littoraux par l'intercommunalité, défier la stratégie nationale pour la mer et le littoral, et renforcer la gouvernance. Nous avons besoin de ces parlements de la mer en territoire. Le maritime ne peut pas être un fait national. La stratégie nationale pour la mer et le littoral (SRML) et le volet maritime dans chaque projet de territoire, sans être la panacée, marqueront le début d'une stratégie collective. Enfin, il faut une dotation fléchée et matérialisée dans les CPER plutôt qu'un saupoudrage.

J'en termine avec la question sur les perspectives d'exploration et d'exploitation des fonds marins. Je propose que Julien Bluteau rappelle la contribution du CESER de Bretagne sur le sujet.

M. Julien Bluteau . - Le CESER de Bretagne a produit une étude « La Bretagne et la mer à horizon 2040 », qui dresse les possibilités d'extraction. En tant que Conseil économique, social et environnemental, le CESER rappelle qu'accorder cette possibilité d'extraction à vocation économique doit tenir compte des exigences environnementales. Cette dimension reboucle avec la volonté globale que la France s'affirme dans l'ordre maritime mondial en tant que puissance d'équilibre, défendant l'idée que nous ne pouvons ni tout protéger ni tout exploiter. La France doit se placer au centre des rapports de force internationaux à travers cette position de puissance maritime d'équilibre.

M. Dominique Vienne . - Je ne pense pas avoir répondu pleinement à toutes vos questions pour ce premier passage, notamment sur l'île Tromelin évoquée par le sénateur Philippe Folliot. Mon passé d'homme m'a toujours démontré que, dans des environnements communautaires de type sportif, on transcende une équipe non pas en augmentant la préparation physique ou en cherchant des femmes et des hommes meilleurs, mais en reformulant une ambition commune. Toute la question sur l'enjeu maritime consiste à sortir de cette croyance que le fait maritime se limite à la mer, au bateau et au pêcheur pour constater qu'il est devenu un enjeu géopolitique. Si la nation se projette dans une nouvelle espérance que l'avenir est océanique, elle y trouvera des difficultés, mais aussi des vents favorables et de belles conquêtes collectives.

M. Stéphane Artano , président . - Merci pour ce panorama très complet. Nous avons bien compris que vous n'aviez pas porté le regard sur des questions plus territoriales qui échappaient au périmètre des travaux des différents CESER. Je vais laisser la parole aux sénateurs qui le souhaitent.

Mme Vivette Lopez . - Merci, Monsieur le président pour vos propos que je partage pleinement. Ils sont très enthousiastes, très positifs, même s'il est vrai que la France hexagonale a un peu de mal à englober les ultramarins. Tenez-vous les mêmes propos à Sébastien Lecornu ? Lui faites-vous comprendre l'importance de cette France océanique ?

J'ai l'impression que les ultramarins ne sont peut-être pas toujours tournés vers la mer. Ne croyez-vous pas qu'une formation est indispensable pour mieux connaître la mer ? Je viens de suivre une formation de l'IHEDN sur les enjeux de la stratégie maritime et j'ai redécouvert la mer. Dans l'Hexagone comme en outre-mer, la formation des jeunes n'est peut-être pas suffisamment développée pour mieux connaître la mer et ce qu'elle peut nous apporter.

Enfin, pourriez-vous évoquer le développement du port de La Réunion ?

M. Dominique Vienne . - Je vous rejoins pleinement. Sur l'île de La Réunion, la mer est plutôt source de difficultés que de perspectives positives. Nous sommes confrontés à un problème de maritimisation des Français. Comme l'a indiqué le Président de la République, le XXI e siècle sera maritime. Nous devons donc dire aux Français de tous âges que cette maritimisation est géopolitique. Il faut dépasser l'aspect réducteur qui limite la mer à la navigation. Nous avons un problème de programme scolaire. Je vous invite fortement à auditionner l'Éducation nationale pour connaître l'état de la formation des futures forces vives de la nation quant à la capacité maritime de la France. Si nos connaissances sont obsolètes, nous ajoutons des problèmes au problème. Nous avons signalé cet enjeu d'acculturation des forces vives de la nation, quelle que soit leur tranche d'âge.

Même en étant un département français depuis des décennies, nous rencontrons encore des problématiques de distribution d'eau, d'accès aux soins. Outre les retards pris dans l'égalité réelle, nous souffrons d'une limite budgétaire. Regardez le taux d'endettement de toutes les collectivités d'outre-mer. Nous sommes enfermés dans un corset qui n'est pas équitable. Nous devrions bénéficier d'un budget de droit commun, avec des endettements conformes à la nation et d'un budget dit d'égalité réelle. Aujourd'hui, le taux d'endettement de La Réunion est très important, car nous sommes à la fois en croissance démographique et en rattrapage structurel.

La France océanique doit se traduire dans des programmes éducatifs, une territorialisation de la gouvernance et des fléchages État-région dans les CPER. Si le triptyque d'un cadre éducatif spécifique, d'une gouvernance partagée et d'un cadre financier adapté à cette ambition n'est pas réuni, tout le reste sera discours.

J'ai bien tenu ce discours auprès de Sébastien Lecornu, de François Guillotou de Kerever et du Président de la République lorsque celui-ci est venu à La Réunion. Pour autant, en parler ne suffit pas. Il s'agit d'un combat de longue haleine. J'espère avoir planté une graine avec cette audition. En continuant de nous appeler « France hexagonale et outre-mer », je ne sais pas si nous parviendrons à une disruption géographique. Nous devons passer à une géographie 4.0 et refondre notre perception des contours de la République et de la France. Chacun de nous doit le dire à la place qui est la sienne.

Une fenêtre nous est d'ailleurs donnée avec le cadre RUP. Ce cadre sera adopté en mai 2022. Il est encore temps de le porter au-delà des contours de l'Europe continentale et d'en faire une ambition pour l'Europe océanique. Si l'Europe ne comprend pas sa dimension océanique, elle éprouvera des difficultés à gérer ses relations avec la puissance chinoise.

Mme Vivette Lopez . - Dans la continuité de ma formation à l'IHEDN, nous souhaiterions mettre en place des classes « enjeux maritimes » en 4 ème et 3 ème . J'ai rencontré la semaine dernière, afin d'évoquer ce sujet, un directeur académique des services départementaux de l'éducation (DASEN). L'une de ces classes vient de se créer à Barcelone et remporte un vif succès. Je compte sur mes amis ultramarins pour porter cette initiative dans les outre-mer. Il me semblerait très important qu'à partir de la 4 ème les élèves suivent des cours sur deux thèmes essentiels : la piraterie et les enjeux environnementaux. J'avais lancé un appel la fois précédente et j'ai déjà été contactée par un journaliste spécialiste des questions maritimes qui se dit prêt à nous apporter une aide bénévole pour intervenir dans ces classes.

M. Dominique Vienne . - Il s'agit d'une belle initiative. En vous écoutant, je demandais à la vice-présidente du CESER qui se trouve à mes côtés de se renseigner sur ce dispositif.

Mme Vivette Lopez . - Je me rapprocherai de vous.

Mme Micheline Jacques . - Merci, Monsieur le président pour ces éclairages. Vous n'avez pas évoqué les conseils maritimes ultramarins par bassin. Ces conseils ont-ils été mis en place dans les différents bassins océaniques ? J'ai participé pour la collectivité de Saint-Barthélemy au conseil ultramarin du bassin Antilles dans lequel un document stratégique de bassin a été élaboré. Les CESER ont-ils été associés à cette démarche ?

Pour rebondir sur la proposition de Vivette Lopez, sachez que des aires marines éducatives (AME) ont été mises en place en Polynésie française et dupliquées dans certains territoires, notamment Saint-Barthélemy, où un véritable enseignement à la mer est assuré dans les écoles et les collèges. Je pourrais vous faire part de notre expérience.

M. Dominique Vienne . - À La Réunion, le CESER a donné un avis voilà un an et demi sur le schéma régional de bassin de l'océan Indien. Ce dispositif traite essentiellement des enjeux de sécurité. Nous sommes sollicités seulement en tant que force économique et sociale. Nous ne sommes pas membres de ce comité. Je me renseignerai plus avant.

Mme Micheline Jacques . - Un travail assez complet a été réalisé, avec plusieurs tables rondes, et nous avons dégagé un certain nombre d'idées dans les domaines de la coopération régionale, les ports maritimes, l'environnement, la pêche, les activités nautiques, etc. Ce document relativement complet pourrait apporter quelques réponses à ce questionnement sur la stratégie maritime dans les différents bassins.

En matière de coopération régionale, il reste des actions à mener. J'adhère à l'inquiétude de Marie-Laure Phinera-Horth sur le pillage de la mer des Caraïbes par les grandes puissances, notamment la Chine. La ministre de la mer a été alertée sur ce sujet. Il reste énormément de travail à faire. La France doit affirmer sa suprématie sur ces bassins.

M. Dominique Vienne . - Le CESER de La Réunion a donné un avis voilà un an et demi sur le schéma stratégique du bassin maritime Sud océan Indien, placé sous la gouvernance du conseil maritime ultramarin de bassin (CMUB). À ce stade, la démarche consiste en une concertation réglementaire, sans association, ni coopération dans la production ou l'appropriation des enjeux. Elle renvoie aux questions précédentes sur la maritimisation et l'acculturation de l'ambition maritime. J'examinerai plus avant ces schémas élaborés dans les territoires.

M. Julien Bluteau . - Nous pourrons revenir vers vous avec plus de précisions.

Je me permets de revenir sur l'éducation. L'éducation permet d'acculturer les Français au fait maritime. Nous l'avons appelé de nos voeux. Il s'agit d'appréhender toutes les opportunités du maritime, à la fois sur le plan économique et culturel. Sur ce point, il existe également un élément de soft power . Les territoires ultramarins constituent autant de territoires de projection, proches géographiquement, mais aussi parfois culturellement, d'une aire mondiale. Sur ces territoires européens, il a été émis l'idée de pouvoir développer des écoles internationales pour que ces projections territoriales françaises avancées puissent devenir des repères en termes d'éducation, de savoir et de production de la connaissance. Une fois sortis de ces écoles, les élèves doivent revenir dans leur pays en emportant un petit bout de l'esprit français, de la connaissance à la française. Il s'agit d'un outil de rayonnement. Pour favoriser ce rayonnement, il faut donc encourager la mise en place de ces établissements d'éducation dans les territoires de projection.

M. Stéphane Artano , président . - Je tiens à remercier le CESER de France d'avoir produit ces documents en synthèse des contributions des différents CESER. Ces réflexions ouvrent des perspectives. Si la France est une puissance d'équilibre, elle doit l'être également en matière de développement durable dans les régions dans lesquelles elle est implantée. Je saisis cette occasion pour saluer la présence parmi nous de Jean-François Longeot, président de la Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Le développement durable reste un enjeu pour l'ensemble de nos territoires. La France et les valeurs qu'elle porte à ce titre rayonnent partout où le pays est présent.

Je suis très sensible à la dimension territoriale et au fait d'associer les collectivités dans la déclinaison. L'appropriation par la société civile constitue un vrai enjeu et je crois que les parlements de la mer participent de cette appropriation et permettent aux élus locaux de porter cette ambition. Ensuite viendra le degré d'association et de confiance. Nous ne cessons de répéter au Sénat qu'il est nécessaire, sur un sujet comme celui-ci, d'instaurer un véritable pacte de confiance entre les collectivités et l'État pour qu'une relation loyale se développe dans le portage de ces messages par les élus.

Enfin, la France, comme de nombreux pays, est assez peu encline à décentraliser les relations internationales. Je le vois très bien à Saint-Pierre-et-Miquelon. L'État s'imagine peut-être que les collectivités vont ouvrir des champs de contestation ou de conflit alors qu'il n'en est pas du tout question. Nous nous tenons aux côtés des secteurs économiques sur le plan opérationnel des relations entre les différents acteurs régionaux. Nous ne nous plaçons pas sur des aspects strictement régaliens.

La décentralisation des relations internationales et la possibilité, voire la volonté de l'État français, d'accompagner les actions des collectivités dans certaines régions du monde soulèvent une question d'équilibre et de dosage. Je suis très partisan de ce que vous proposez par le biais du pacte océanien. Nous appelons tous un pacte de confiance restauré entre les collectivités et l'État sur un certain nombre de sujets sur lesquels les collectivités peuvent être en pointe.

Je vous remercie pour votre contribution. Je remercie également tous mes collègues qui ont contribué à cette audition et je souhaite à toutes et tous une bonne journée.

Jeudi 27 janvier 2022
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Table ronde sur les câbles sous-marins

M. Stéphane Artano , président . - Mes chers collègues, mesdames, messieurs. Comme vous les savez, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a engagé depuis octobre dernier une étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, dont Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth sont les rapporteurs.

Nous avons déjà procédé à une quinzaine d'auditions ou de tables rondes en vue de la restitution de leurs travaux le 24 février prochain. Nous achevons ce cycle ce matin, en organisant une table ronde dédiée aux câbles sous-marins, compte tenu de leur importance croissante et des défis qu'ils représentent sur de très nombreux plans : techniques, financiers, économiques, géopolitiques.

Je suis particulièrement heureux d'accueillir les membres de la Mission d'information sur l'exploration, la protection et l'exploitation des fonds marins présidée par Michel Canévet, et dont le rapporteur, Teva Rohfritsch, est également vice-président de notre délégation.

Cette invitation traduit la complémentarité de nos travaux - et je m'en félicite - sur des enjeux essentiels pour l'avenir de notre pays. La mission d'information qui s'est constituée ce mois-ci a en effet prévu d'achever ses travaux en juin prochain.

Je vous rappelle que l'étude de notre délégation porte sur les liens étroits entre nos outre-mer et la stratégie maritime nationale, les atouts qu'ils représentent pour la France, et les perspectives qui s'offrent à nous au cours de ce siècle, dont on dit qu'il sera maritime.

La présidence française du Conseil de l'Union européenne qui vient de commencer doit aussi être l'occasion de mieux intégrer cette dimension maritime et ultramarine dans les politiques communautaires ainsi que la dimension stratégique des câbles sous-marins.

Dans le cadre de la présente table ronde, nous allons entendre successivement : Camille Morel, chercheuse en relations internationales à l'Université Jean-Moulin-Lyon 3, Alain Biston, président d'Alcatel Submarine Networks, Stéphane Lelux, président du groupe Tactis-Innopolis, Jean-Luc Vuillemin, vice-président exécutif d'Orange Marine, qui est accompagné de Carole Gay, responsable des relations institutionnelles.

Pour le bon déroulement de notre table ronde, nous procéderons en deux temps. Chacun d'entre vous disposera d'une dizaine de minutes pour un propos introductif, puis nos rapporteurs vous interrogeront pour obtenir des éclairages complémentaires en s'appuyant sur le questionnaire qui vous a été transmis. Enfin, nous aurons un temps d'échange avec nos collègues qui souhaiteraient vous poser d'autres questions. Je vous précise que cette table ronde est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et sur Facebook.

Je donne la parole au président Michel Canévet pour compléter mon propos introductif.

M. Michel Canévet . - Merci monsieur le président. Le Sénat est préoccupé par les questions maritimes. Le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) du Sénat a ainsi initié la création d'une mission d'information sur l'exploration, la protection et l'exploitation des grands fonds marins. Nous avons engagé notre dialogue avec des scientifiques, après avoir auditionné les autorités nationales la semaine dernière. Le sujet important des câbles sous-marins a déjà été évoqué. La France dispose en la matière d'opérateurs de très haut niveau, qui peuvent contribuer à enrichir nos connaissances des fonds sous-marins. Nos précédentes auditions nous ont permis de prendre conscience des nombreux éléments qui restent méconnus dans ce domaine. Nous comptons sur votre expertise et le potentiel de vos installations pour nous éclairer.

Nous pouvons nous appuyer ici sur deux leaders mondiaux avec Alcatel Submarine Networks (ASN) et Orange Marine. Nous sommes attentifs à leur place face aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), qui souhaitent investir dans ce secteur grâce à leurs moyens considérables, dans le but d'obtenir de la data. Nous souhaitons également bénéficier de votre regard sur les perspectives ouvertes par le plan France 2030. Celui-ci a en effet érigé les fonds marins comme l'une des priorités vers lesquelles notre pays doit accroître son effort.

Par ailleurs, Teva Rohfritsch, rapporteur de la Mission et sénateur de Polynésie, qui n'a pu nous rejoindre, souhaitait évoquer le droit applicable aux câbles sous-marins, régi par la Convention internationale pour la protection des câbles sous-marins de 1884, et par la Convention de Montego Bay de 1982. Cet encadrement juridique est-il adapté à vos besoins et contraintes ?

À la différence de la France, les États-Unis et Hong Kong ont mis en place une autorité unique, compétente pour les enjeux liés aux câbles sous-marins (prévention des risques, coordination en cas d'accident, conseil aux acteurs). Peut-on retenir pour la France des leçons de cette méthode ?

M. Stéphane Artano , président . - Je ne doute pas que cette Mission mettra à profit les travaux qui pourraient être engagés. Nous pouvons commencer notre tour de table, avec Camille Morel.

Mme Camille Morel, chercheuse en relations internationales à l'Université Jean-Moulin-Lyon 3 . - Je vous remercie de m'avoir invitée à partager avec vous mes travaux de recherche. Je suis honorée d'être présente en tant que chercheuse, mais aussi en tant que citoyenne.

Le sujet qui nous occupe aujourd'hui est présent dans l'actualité, les îles Tonga ayant été récemment déconnectées de l'Internet à la suite d'un tsunami découlant d'une éruption volcanique. Cet événement nous amène à plusieurs réflexions :

- les territoires isolés, notamment du Pacifique, sont vulnérables quand il s'agit des communications internationales ;

- nos sociétés sont très dépendantes au numérique, particulièrement pour solliciter des secours ;

- il est difficile de confronter les besoins identifiés de résilience et de connectivité supplémentaires à la réalité économique.

Le sujet des câbles sous-marins est de plus en plus présent dans l'actualité, car notre société se révèle de plus en plus dépendante à ces câbles dans ses activités quotidiennes (économiques, bancaires, financières, sociales, administratives, militaires). Cette dépendance accroît notre vulnérabilité et suscite des intérêts grandissants, comme le montre l'arrivée des géants de l'Internet sur ce marché. Les révélations de « l'affaire Snowden » en 2013 ont également démontré leur importance économique, quand a été mise en évidence la captation d'informations à partir de ces infrastructures stratégiques.

Ce renouveau d'attention se concrétise par la politisation du sujet sur la scène internationale, mais aussi au niveau régional. Celui-ci est abordé dans les débats des Nations Unies sur les questions environnementales et le partage des activités maritimes, dans les discussions menées au sein de l'OTAN sur les questions de défense, mais aussi dans les échanges entre membres de l'Union européenne sur des thèmes comme la souveraineté ou la protection des infrastructures critiques.

La politisation du sujet provoque l'intérêt des médias, ce qui permet de combler certaines lacunes, mais attire aussi l'attention sur des infrastructures jusqu'ici protégées par leur invisibilité.

L'autre point que je souhaitais aborder concerne l'état général de la connectivité des outre-mer, qui se révèle très hétérogène. La résilience et la vulnérabilité des différents câbles sont très disparates. En 2022, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Saint-Pierre-et-Miquelon disposent chacun d'un câble sous-marin, la Guyane de deux câbles actifs, la Guadeloupe, La Réunion et Mayotte de trois câbles, et la Martinique de quatre.

Une éventuelle stratégie maritime portant sur ces câbles sous-marins ne pourrait donc suivre qu'une réflexion plurielle, au cas par cas, qui intégrerait les atouts et les faiblesses locaux, qu'ils soient économiques, environnementaux, géopolitiques ou sociaux.

La question de la vulnérabilité des câbles sous-marins recouvre plusieurs aspects : le nombre de câbles, la diversité des fournisseurs, des pays reliés et des points d'arrivée, pour favoriser la résilience des territoires concernés.

Concernant les menaces qui pèsent sur les câbles sous-marins et leur protection - des enjeux qui vous intéressent particulièrement - il me paraît important de prendre en compte la dualité de cette infrastructure. Il faut penser les menaces internes en termes de contenant et de contenu, le contenant renvoyant à l'intégrité physique de ces câbles (coupures, endommagements, détournements d'usage), et le contenu à l'intégrité des données transportées (problématiques de la souveraineté, du renseignement, de la collecte, de la censure, de la saturation du réseau).

Plusieurs axes d'amélioration sont envisageables, comme le renforcement des partenariats public-privé sur le plan de la recherche et du développement, le partage capacitaire, la coordination des moyens, et la compréhension de ce système très complexe qui relève aujourd'hui du privé.

La problématique de la souveraineté en matière numérique, en particulier pour les câbles sous-marins, est délicate. Elle doit être abordée dans un système global de communications internationales comprenant les data centers , les infrastructures terrestres, les satellites, etc.

Les câbles sous-marins présentent une dimension internationale évidente : ils relient au moins deux États l'un à l'autre. La réflexion doit donc porter sur l'origine de ces câbles (initiateur, fabricant), aux pays reliés, aux routes suivies, à leur capacité.

S'agissant de la coordination institutionnelle, je rappellerai que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), tout comme le Secrétariat général de la mer (SGMer) jouent un rôle de coordinateur sur différentes problématiques. Ces fonctions de coordination sont naturelles et historiques : elles remontent à l'époque du télégraphe pour leurs prédécesseurs. Seules ces entités semblent aptes à monter en puissance sur le sujet des câbles sous-marins, ce qui ne prive pas de leurs prérogatives les différents ministères ou services qui peuvent continuer à travailler sur ce domaine. Cette coordination existe aujourd'hui, et donne au Gouvernement une impulsion qui permet de combler le retard que nous accusons par rapport à d'autres États.

Cette coordination est d'autant plus importante que le sujet prend toujours plus d'ampleur sur la scène internationale et qu'il est nécessaire de dépasser le simple cadre national.

M. Stéphane Artano , président . - Merci Madame. Je laisse maintenant la parole à Alain Biston.

M. Alain Biston, président d'Alcatel Submarine Networks (ASN) . - Nous avons la chance de posséder en France et en Europe le leader mondial des câbles sous-marins, ce qui nous assure la connaissance technique de leur réalisation, de leur installation et de leur maintenance. Sur ces deux derniers points et pour plusieurs projets, nous travaillons avec Orange Marine.

Il est essentiel de rester vigilant sur la problématique de la souveraineté et de s'assurer, au regard de l'importance des demandes d'évolution technologique, qu'ASN demeure le leader mondial, en part de marché mais aussi en termes de compétences techniques. Quel que soit le projet, nous disposons, en France et en Europe, des compétences pour le réaliser.

Concernant les territoires d'outre-mer, j'ai connaissance de dix-huit programmes de câbles sous-marins, dont quinze ont été réalisés par ASN, en grande partie en collaboration avec Orange Marine pour la pose. Il faut être attentif au sujet de la redondance de ces infrastructures sur chacun des territoires, mentionné par Camille Morel : nous avons en effet constaté avec l'exemple des Tonga que disposer d'un seul câble s'avère insuffisant.

En tant qu'équipementiers, nous souhaitons évoquer un certain nombre de procédures communes. Aujourd'hui, chaque pays s'est doté de sa propre réglementation pour la pose d'un câble, y compris au sein de l'Europe. De plus, les enjeux écologiques et environnementaux se traduisent dans certains pays par des procédures qui peuvent durer deux ou trois ans. Ainsi, lorsqu'il faut prendre en compte les autorisations nécessaires, les périodes à respecter ou encore les zones protégées (par exemple, pour la ponte des tortues), il peut ne rester qu'une « fenêtre » d'un mois pour poser le câble. Si l'on manque ce créneau, le projet peut se retrouver reporté d'un an.

Simplifier tous ces aspects administratifs constitue donc pour un équipementier comme ASN un point important si nous souhaitons accélérer l'installation d'un certain nombre de câbles. Certains projets menés conjointement avec Orange Marine sont réalisés au bout de trois ou quatre ans après avoir été planifiés.

Par ailleurs, ASN travaille avec le ministère de la mer sur le projet Grands Fonds marins. Nous collaborons notamment avec Ifremer pour étudier la possibilité d'utiliser ces câbles sous-marins dans le cadre de la recherche sur le changement climatique. Ces câbles étant en place dans toutes les mers du globe, nous réfléchissons à l'opportunité de poser des capteurs pour récupérer des informations (températures, pressions, échanges sismiques) sur des endroits aujourd'hui inaccessibles.

M. Stéphane Artano , président . - Merci monsieur Alain Biston. Je laisse maintenant la parole au président du groupe Tactis, Stéphane Lelux.

M. Stéphane Lelux, président du groupe Tactis-Innopolis . - Je vous remercie de me donner la parole au titre de Tactis, mais aussi en tant que président du groupe de travail international du Comité stratégique de filière des infrastructures du numérique. Ce comité, dont font partie ASN et Orange Marine, se consacre à la promotion internationale du savoir-faire français. Nous oublions parfois que les industries françaises des télécommunications demeurent des puissances européennes.

Je rappelle dans un premier temps, et nous l'avons constaté avec la crise sanitaire, que nous faisons face à une transformation numérique de nos sociétés. Cependant, comme l'ont précisé Camille Morel et Alain Biston, nous sommes également confrontés à une nette disparité entre les différents territoires, et notamment ultramarins.

On compte aujourd'hui près de cinq milliards d'internautes, soit un milliard de plus qu'il y a trois ans. En raison de la crise sanitaire, les prévisions ont été dépassées de douze mois : la croissance dans ce domaine est beaucoup plus importante que prévu, et cette accélération se poursuit. La vidéo représente plus de 80 % du trafic mondial sur Internet. Ces vidéos sont consultées principalement sur des smartphones et des téléphones, qui sont plus de onze milliards à être connectés dans le monde. D'autres usages sont très sensibles (santé, sécurité, développement économique, etc.).

Le trafic Internet à l'échelle mondiale est devenu le pétrole des temps actuels. Ces transmissions de données présentent en effet des enjeux équivalents à ceux qui portaient sur les approvisionnements carbonés du XIX e siècle. Un pays en incapacité d'approvisionner son industrie peut fragiliser son économie. Ces infrastructures, que nous cherchons à protéger, peuvent être comparées, de par leur importance, aux ports pétroliers ou gaziers du XIX e siècle.

Cette constatation contrebalance mon propos liminaire sur un usage principalement récréatif de l'Internet. Pourtant, nous parlons bien d'une transformation profonde de nos sociétés. Les câbles sous-marins constituent les clés de cette transformation, puisqu'ils acheminent près de 99 % du trafic mondial, contre 1 % seulement pour les satellites, même si ces derniers sont également utiles.

Nous ne disposons pas d'une capacité suffisante de résilience en cas de coupure totale d'un câble. Si ces câbles deviennent des éléments structurants du développement de nos sociétés, leur caractère indispensable constitue aussi une fragilité.

Concernant les disparités qui peuvent exister dans ce domaine, nous avons mené en 2014 et 2015 une étude sur la continuité territoriale numérique pour l'Agence du numérique et la Caisse des Dépôts. Nous avons ainsi constaté que le consentement à payer d'un opérateur pour la bande passante correspond environ à 5 % du revenu moyen mensuel d'un abonné, soit approximativement deux euros. Le service Internet dépend donc de la capacité du fournisseur d'accès à Internet (FAI) à acheter à bon marché de la bande passante issue des câbles sous-marins. Si l'opérateur peut investir ces 5 % dans les câbles sous-marins, il ne bénéficie pas du même tarif d'achat de la bande passante à Nouméa, Papeete ou Paris.

Les GAFAM investissent en surcapacité. Dans ces conditions, les prix devraient baisser en conséquence. Tel est le cas, mais ce constat ne se vérifie pas dans toutes les régions du monde. Nous estimons aujourd'hui que seuls 30 % des câbles sont utilisés. Nous avons comme défi de sécuriser ces routes, les approvisionnements, d'assurer des prix compétitifs, mais nous devons également être attentifs aux routes qu'empruntent ces données et à leur sécurisation.

La fragilité des câbles a été mise au jour avec les révélations d'Edward Snowden en 2012 et 2013. Rien n'est en effet plus simple que de couper un câble sous-marin. Aujourd'hui, des pylônes de téléphonie mobile sont incendiés, des noeuds de réseau fibre sont coupés. Certes, les câbles ne sont pas attaqués, mais ils sont très fragiles. Il serait ainsi très facile pour une puissance étrangère ou un groupe malveillant de couper un câble. Pour prévenir de possibles incidents, il convient de diversifier les câbles et multiplier les routes. Si le fait de disposer de deux câbles peut procurer un sentiment de sécurité, la réalité est tout autre.

Par ailleurs, au regard des menaces représentées par les écoutes menées depuis 15 ou 20 ans, ces routes sont problématiques. Aujourd'hui, l'Angleterre possède une cinquantaine de câbles sous-marins, soit deux fois plus que la France. Le même constat prévaut pour les data centers . Les États-Unis, avec 40 % des data Internet , sont les leaders mondiaux en la matière. Ils hébergent également dix des treize serveurs de route Internet. Nos données transitent ainsi par les États-Unis ou l'Angleterre : environ 80 % des échanges intra-européens passent par l'Amérique du Nord. L'enjeu géopolitique est donc considérable. Les Américains se sont dotés d'une « Team Telecom » qui examine avec attention les projets de routes transitant par les États-Unis, pour vérifier la présence éventuelle d'intérêts chinois. Une autorisation est donnée ensuite en fonction de cet examen.

Nous devons donc à la fois être ouverts sur le monde et ne pas faire preuve de naïveté, accepter de commercer avec le monde entier tout en restant vigilants sur les règles. Or l'Europe a parfois tendance à oublier cette vigilance. Le sommet Afrique-Europe prévu à Bruxelles en février peut se révéler intéressant sur ce point. Alors que l'Afrique a vécu une décolonisation politique à partir des années 1950, les deux continents connaissent aujourd'hui une situation comparable de « colonisation numérique » et ont ainsi perdu une partie de leur souveraineté.

En outre-mer, les territoires ont joué un rôle important, notamment dans les échanges entre public et privé. Je citerai deux exemples. À la fin des années 1990, l'île de La Réunion n'était pas incluse dans le projet SAFE pour lequel il n'était pas prévu de branching unit pour raccorder le territoire. Il a fallu une mobilisation politique des autorités réunionnaises pour convaincre l'opérateur historique de relier l'île dans le cadre de ce projet. Autre exemple à Mayotte, avec un projet lancé par des opérateurs privés il y a quelques années : là encore, il n'était pas prévu de relier l'île, mais l'intervention des autorités locales a permis de prolonger ce projet privé jusqu'à Mayotte.

L'action public-privé peut donc aider à désenclaver des territoires mal desservis, tout en travaillant sur une dimension géostratégique. Par exemple, les Caraïbes sont aujourd'hui au coeur de batailles stratégiques et techniques. La Martinique, avec ses sept câbles, peut devenir un hub de la région. La Guadeloupe est partie prenante d'une concession, Global Caribbean Network, dont le contrat arrive à terme fin 2022. Dans ce cadre, quelles actions peuvent mener ces territoires, parallèlement aux acteurs privés, dans une sous-région où les relations avec l'Amérique du Nord sont quelquefois difficiles ? Les territoires français possèdent le potentiel pour agréger des projets dans le domaine, et ce jusqu'à la Guyane et l'Amérique du Sud.

Ces câbles sont devenus des éléments essentiels de notre économie. Nous devrons donc travailler plus efficacement dans les prochaines années avec les écosystèmes privés, car nous disposons de moyens peu nombreux, et nous devons les utiliser pour agir de manière optimale avec des partenaires régionaux. Il existe des projets de routes directes vers l'Afrique, mais aussi dans le Pacifique sud entre l'océan Indien et l'Amérique du Sud sans passer vers les routes du Nord, considérées comme sécuritairement sensibles. Ces programmes peuvent constituer des opportunités importantes pour la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française, et peuvent accorder à l'Europe un rôle pivot auprès de partenaires sud-américains sensibles aux questions d'indépendance et d'approvisionnement numérique.

M. Stéphane Artano , président . - Merci monsieur Lelux. Nous allons terminer ce premier tour de table avec Jean-Luc Vuillemin, vice-président exécutif d'Orange Marine.

M. Jean-Luc Vuillemin, vice-président exécutif d'Orange Marine . - Merci de me donner l'occasion d'évoquer la problématique globale des câbles sous-marins dans le domaine des outre-mer français, et du rôle majeur qu'y joue Orange. Je rappelle que ce rôle est double, puisque qu'Orange est un opérateur qui finance la réalisation d'infrastructures, leur mise en service et leur exploitation, mais aussi un acteur industriel avec Orange Marine, opérateur maritime qui dispose de sa propre flotte au service des infrastructures d'Orange.

Je souhaite en préambule dissiper quelques idées préconçues. La problématique est complexe, mêlant aspects politiques, économiques et de souveraineté. Un câble sous-marin est une infrastructure, mais surtout un moyen de mise en relations d'utilisateurs d'un service numérique et de contenus, chacun localisé sur des territoires distincts. Pour qu'un câble sous-marin ait une efficacité opérationnelle et économique, il faut que ce besoin de connectivité existe. Je rappelle que 80 % du trafic généré par les internautes français métropolitains est à destination des États-Unis. Les données, applications, services, sont en effet localisés majoritairement en Amérique du Nord. Nous pouvons à cet égard regretter le manque d'ambition politique nationale concernant le stockage des données des internautes français. Ce constat s'applique également aux outre-mer, avec des chiffres identiques : 80 % du trafic des internautes guyanais est à destination des États-Unis, 20 % seulement à destination de la métropole. Vouloir renforcer la compétitivité économique de la Guyane en augmentant le nombre de câbles entre le territoire et la métropole est donc une idée simpliste. En revanche, il existe un besoin important de connectivité vers les États-Unis, qui doit être fortifié.

Camille Morel a mentionné la diversité des situations des territoires ultramarins. Nous pouvons néanmoins distinguer grossièrement les départements et les régions d'outre-mer (DROM) d'un côté, et les autres territoires de l'autre. Je rappelle l'engagement très fort d'Orange auprès des DROM d'assurer, en tant qu'opérateur local, la connectivité de ces territoires, et de maintenir pour chacun au minimum deux câbles actifs en permanence. C'est le cas en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion et à Mayotte. Ces investissements sont très importants, comme pour le câble Kanawa reliant la Martinique et la Guyane, entièrement financé par Orange à hauteur de près de 60 millions d'euros.

Il n'existe pas de modèle économique du câble sous-marin en tant que tel. Il ne peut se concevoir qu'en complément d'une activité d'opérateur de services sur un territoire. Orange intègre ainsi la problématique de la connectivité internationale, qui représente un coût additionnel, neutralisé pendant un certain temps par des subventions publiques. Je regrette que ce dernier mécanisme, particulièrement efficace, ait été abandonné ces dernières années.

S'agissant de la problématique de la souveraineté, il nous faut également nous méfier des idées préconçues. Alain Biston a rappelé que la France était un pays leader de l'industrie des câbles sous-marins. Nous possédons en effet les capacités nécessaires pour fabriquer nos câbles, pour les installer grâce aux flottes d'ASN et d'Orange Marine, et pour en assurer la maintenance. Nous bénéficions également d'une politique très forte d'attractivité du territoire national, grâce au travail remarquable mené par le SGDSN. Je pense néanmoins que des actions complémentaires peuvent être envisagées, notamment sur les procédures administratives. Ces dernières sont par ailleurs coûteuses, l'atterrissage d'un câble sous-marin sur le territoire national étant soumis à une redevance, quand d'autres pays le subventionnent.

La flotte constitue une autre problématique. L'âge moyen des navires câbliers dans le monde est de 34 ans. Chaque unité coûte entre 50 et 70 millions d'euros. Les contraintes opérationnelles pour ces navires sont de plus en plus complexes compte tenu des problématiques environnementales. Orange a lancé la construction d'un nouveau navire câblier conçu pour opérer en Méditerranée, mer fermée et très sensible aux pollutions. Ce bateau répond donc dans sa conception à des contraintes environnementales très fortes.

L'activité des câbles sous-marins nécessite une politique de soutien, avec des dispositifs d'incitation, de simplification administrative, d'attractivité du territoire, voire de financement sur des destinations où le modèle économique n'est pas viable. Il convient de ne pas oublier l'enjeu maritime avec les problématiques du renouvellement de la flotte et de l'attractivité du pavillon français. Je rappelle cette phrase un peu provocante : armer un navire sous pavillon français est, certes, un acte de patriotisme, mais non un acte en accord avec la réalité économique. Certains pavillons, y compris en Europe, sont de 30 à 40 % moins onéreux que le pavillon français.

M. Stéphane Artano , président . - Merci à vous tous. Je propose maintenant aux rapporteurs de poser leurs questions. Je laisse la parole à Annick Petrus.

Mme Annick Petrus, rapporteure . - Merci à nos invités d'avoir accepté de participer à nos travaux et de nous porter leur éclairage.

Vous avez évoqué les difficultés liées aux aspects administratifs.

Quels problèmes particuliers, en plus de celles-ci, rencontrez-vous pour la pose de câbles sous-marins outre-mer ?

Quels peuvent être les projets pour réduire la vulnérabilité des territoires, la Nouvelle-Calédonie n'étant par exemple desservie que par un seul câble ?

Quelle évaluation faites-vous de la connectivité des outre-mer français au sein de leur bassin océanique ?

La présidence française du Conseil de l'Union européenne, et plus largement une stratégie européenne dans ce domaine, peut-elle offrir de nouvelles opportunités dans ce domaine à travers par exemple des actions communes d'exploration ?

M. Stéphane Artano , président . - Merci, je vais laisser la parole librement aux interlocuteurs qui souhaitent apporter une contribution aux questions posées.

M. Jean-Luc Vuillemin . - Un câble sous-marin, au regard de la législation administrative française, est un objet non identifié. Dans l'eau, il relève des juridictions des directions régionales de la mer ; sur terre, il dépend des directions de l'équipement ou de celles qui ont pris leur relais, avec des points de vue quelquefois très contradictoires. Je me souviens de la problématique d'atterrissage d'un câble en Martinique, où une administration nous demandait d'enfouir le câble pour ne pas perturber les activités de pêche, quand une autre souhaitait ne pas l'enfouir pour ne pas détruire les plantations d'algues. À ma question visant à savoir comment résoudre cet imbroglio, j'ai obtenu comme réponse : « le préfet tranchera ». J'en ai déduit que les préfets constituaient des autorités référentes pour la protection des algues dans les outre-mer.

Concernant la problématique de connectivité dans les territoires qui ne font pas partie des DROM, cette compétence relève des Offices des postes et télécommunications (OPT) ou de leurs successeurs - des organismes sensibles quant à leur autonomie et à leur capacité décisionnelle. Cependant, leur capacité d'investissements est souvent limitée, et des mécanismes d'incitation et de développement seraient donc souhaitables pour y pallier.

Il convient d'examiner cette problématique au niveau local. J'ai tenté, avec peu de succès, de sensibiliser le ministère des affaires étrangères au problème du câble SAFE qui relie aujourd'hui plusieurs territoires français ultramarins de l'océan Indien à l'Hexagone mais aussi à l'Asie, et notamment Singapour. Cette route ne possède pas de légitimité économique, mais elle est cruciale au regard de l'intégration de nos territoires dans la zone Asie. Ce câble va être bientôt démonté car il atteint ses limites techniques, et il me semblerait intéressant que la France prenne l'initiative de la constitution d'un consortium d'États intéressés par le renouvellement de cette route. Malheureusement, le ministère n'a pas été sensible à mes arguments. Pour autant, je suis persuadé que la Chine va réaliser un investissement étatique sur cette zone. Nous n'avons jamais vu l'exemple d'un câble sous-marin démonté et non remplacé dans une zone économiquement intéressante. Il s'agit d'une situation emblématique où la France pourrait intervenir de manière bien plus volontariste et active qu'aujourd'hui.

M. Alain Biston . - En tant qu'équipementier, ASN a connaissance de nombreux projets. Nous constatons qu'avec une participation publique, il est possible d'imposer certaines règles pour le tracé. En témoigne l'exemple du Canada, qui a imposé l'obligation de desservir les communautés inuites, dans des zones très peu habitées et a priori peu favorables à l'atterrissage d'un câble. L'intérêt économique d'un projet n'est donc pas incompatible avec un intérêt public, comme évoqué précédemment dans les partenariats public-privé.

On peut citer autre exemple avec le câble Southern Cross qui relie l'Australie aux États-Unis. ASN, qui en est le fabricant, a pour la première fois mis en place une connexion avec l'île de Kiribati, où vivent seulement 1 000 personnes.

M. Stéphane Lelux . - Pour compléter les propos des précédents intervenants, nous constatons que la capacité à traiter rapidement la demande est essentielle. Je rappelle que Google, Facebook, etc., ont décidé ces dernières années de financer seuls certains câbles, avec comme argument la réduction de la durée des projets de 18 mois, sans devoir faire appel à d'autres partenaires compte tenu de leur capacité financière. Ils gardent ainsi la maîtrise de leurs investissements, sans exclure de partager ces câbles quand ils seront installés. Des projets ont ainsi été lancés dans l'Atlantique Nord et vers l'Afrique. Il ne faut donc pas négliger l'impact des procédures et des délais qui handicapent nos territoires. Nous l'avons expérimenté avec le câble reliant Saint-Pierre-et-Miquelon et le Canada, pour lequel deux ans d'études ont été nécessaires, pour seulement 80 kilomètres de tracé. Cette complexité était équivalente à celle que l'on peut rencontrer dans le cas d'un câble transatlantique.

La France et l'Europe devraient jouer un rôle moteur pour mettre en place des processus en partenariat avec les pays concernés à l'échelle des régions. Avant tout, nous devons prendre conscience que ces câbles sont des infrastructures stratégiques et examiner quels obstacles ou résistances doivent être supprimés.

Je pense que l'intérêt est grand pour la France et l'Europe de jouer un rôle majeur dans les Caraïbes, l'une des zones où il est encore possible de bénéficier d'une influence dans ce domaine, grâce aux infrastructures et aux partenaires déjà présents. La situation est identique dans l'océan Indien, autour de La Réunion et de Madagascar.

Néanmoins, nous ne devons pas être naïfs : nous avons parfois apporté des financements à des États sans contrepartie, pratique à laquelle il faut mettre un terme. Pour ces financements, nous devons en réalité édicter un cahier des charges, des règles précises. Nous avons, avec le futur sommet Afrique-Europe, l'opportunité de renforcer certains projets dans cette zone.

Par ailleurs, nous avons évoqué la continuité territoriale numérique subventionnée, et nous devrions réaliser un bilan sur les mesures mises en place il y a sept ans. En effet, nous ne disposons pas d'études sur leur efficacité. Des mécanismes européens pourraient venir abonder la dynamique portée à l'époque par la France.

Mme Camille Morel . - Au-delà de la problématique des permis d'autorisation administrative, je souhaite rappeler le rôle important du politique sur la question du financement. Comme Alain  Biston l'a évoqué, l'installation de câbles sur des territoires isolés ne peut s'effectuer sans une part de capitaux publics. Il faut également anticiper, inscrire ces projets dans une stratégie plus globale, pour permettre le dialogue avec d'autres acteurs comme les géants du Net. L'objectif est de profiter de certaines opportunités existantes, comme pour la Nouvelle-Calédonie, avec le projet d'un câble sous-marin intelligent et utile à la recherche, dans une zone à l'écosystème très riche.

Concernant la coordination possible des États dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, je pense que ce sujet est soumis à des problèmes de souveraineté. Il est toutefois possible d'envisager une coordination des États sur l'interconnexion terrestre, quels que soient les lieux d'atterrissage des câbles sous-marins. Avec l'arrivée des géants du Net sur le marché, nous assistons à une mise en concurrence. Les États vont être amenés dans les prochaines années à développer leur propre politique pour bénéficier de connexions plus nombreuses. Pour assurer la continuité du réseau, la logique imposera aux États européens de se coordonner.

M. Stéphane Artano , président . - Je vais laisser la parole à Philippe Folliot pour les questions de souveraineté.

M. Philippe Folliot, rapporteur . - Je remercie tout d'abord les intervenants pour leur participation et la qualité des éléments apportés. Avant d'aborder les questions de souveraineté, je souhaite évoquer un point souvent négligé. Je suis élu d'un département hexagonal, le Tarn, au coeur du territoire, et je vois des opérateurs qui estiment que, dès lors que des villes comme Albi ou Castres sont desservies, leur travail est terminé. Pourtant, l'objectif est d'aller jusqu'à l'usager.

Il en va de même pour les territoires ultramarins : quand vous arrivez à Pointe-à-Pitre, vous n'êtes pas à Saint-Martin. Quand vous arrivez à Papeete, vous n'êtes pas aux îles Marquises. Tous les propos tenus sur les accords public-privé confirment la nécessité d'une coordination entre les différents partenaires pour aboutir à un réseau satisfaisant. À cet égard, nous bénéficions de leaders mondiaux qui possèdent toutes les compétences pour y parvenir.

Je souhaiterais soulever plusieurs questions. Concernant les enjeux de souveraineté, pouvez-vous nous éclairer sur les détériorations qui peuvent affecter les câbles, comme les éléments naturels, et sur les actions de maintenance mises en place par les opérateurs ?

Par ailleurs, comment la France se protège-t-elle contre les menaces pesant sur la sécurité de ces infrastructures et émanant de groupes publics ou privés, voire mafieux ?

À l'instar des actions menées par notre pays en matière de cybersécurité, peut-on bénéficier de capacités offensives dans le domaine face à des acteurs ou puissances qui souhaiteraient porter atteinte à nos câbles ?

Par ailleurs, faut-il craindre « la route de la soie digitale » chinoise dans la zone indopacifique ?

Enfin, quelle appréciation portez-vous sur la coordination assurée par le SGDSN pour les enjeux de sécurité et de défense, et par le SGMer pour les autres enjeux ?

M. Jean-Luc Vuillemin . - Aujourd'hui, la très grande majorité des coupures constatées sur les câbles sont dues à des interventions humaines involontaires : activités de pêche, ancres, etc. Ces aspects sont pris en compte lors de la conception des câbles : pour déterminer leur trajet, nous examinons la nature des activités humaines de la zone. Si cette zone semble trop risquée, elle sera évitée, ou le câble sera renforcé, voire enterré jusqu'à trois mètres de profondeur.

Les mouvements telluriques sous-marins constituent le deuxième risque le plus important. L'exemple récent des îles Tonga en atteste. Le premier grand crash de câbles sous-marins a eu lieu en 1929 au large de Terre-Neuve à la suite d'un mouvement tellurique. Comme l'a rappelé Camille Morel, nous maîtrisons les problèmes de réparations des câbles.

Par ailleurs, il n'existe pas d'exemple de coupures volontaires de câbles sous-marins en temps de paix, pratique en revanche très courante en temps de guerre, comme en 1914 ou en 1939 où les câbles de l'adversaire ont été rapidement arrachés. Nous savons que les marines américaines ou russes sont dotées de moyens permettant d'intervenir sur ces infrastructures, même s'il est assez simple d'arracher un câble : une simple ancre suffit, car les trajets sont connus.

Il est impossible de protéger physiquement un câble sous-marin. On recense environ 1,2 ou 1,3 million de kilomètres de câbles (6 000 kilomètres pour un câble transatlantique, 9 000 pour un câble transpacifique). La Marine nationale a la charge de leur défense, mais elle ne peut pas, avec ses moyens, veiller à la protection de toutes les routes câblières. La seule solution logique consiste donc en la multiplication et en la résilience de ces câbles. Par ailleurs, les stations d'atterrissage, vulnérables, sont connues, puisqu'elles font l'objet d'enquêtes administratives publiques.

Mme Camille Morel . - Concernant les enjeux de vulnérabilité et les menaces potentielles, les États sont très interdépendants de ces flux transnationaux, tandis qu'une action offensive sur un câble entraînerait des répercussions non maîtrisées. Seuls des États peu dépendants de ces câbles ou bénéficiant de systèmes territoriaux souverains sur le numérique, comme la Chine ou la Russie, pourraient constituer des menaces réelles. Ce qui était valable à l'époque des câbles télégraphiques ou coaxiaux ne l'est plus avec la fibre optique : une action forte revendiquée par un État constituerait un symbole très offensif, qui engendrerait des conséquences particulièrement importantes.

Des actions non étatiques sur ces infrastructures sont possibles, avec la démocratisation de certaines techniques, comme les drones sous-marins. Les infrastructures maritimes deviennent de plus en plus cartographiées et plus visibles.

Aujourd'hui, les routes de la soie digitales concernent surtout les connexions au départ de l'Asie vers l'Europe et l'Afrique. La volonté politique chinoise de développer ces routes est très forte, grâce notamment à des partenariats public-privé considérables. L'arrivée d'industriels chinois sur le marché des câbles sous-marins sous-entend une stratégie de conquête mondiale dans ce domaine. Pour l'instant, ces industriels ont réussi à s'emparer de liaisons courtes, mais non sur une échelle internationale. Les craintes ne sont donc pas encore justifiées.

M. Stéphane Lelux . - Comme l'a dit Jean-Luc Vuillemin, la meilleure solution consiste en la multiplication des routes. Un câble est par nature vulnérable, quelle que soit sa conception. Aujourd'hui, nos territoires ultramarins sont relativement bien raccordés, avec un à deux câbles au minimum, mais est-ce suffisant pour remédier à un incident ? En Somalie, la coupure d'un câble a engendré pour la sous-région un coût de 10 millions de dollars par jour, et elle a duré plusieurs semaines. Les pertes finales ont ainsi représenté plusieurs centaines de millions de dollars pour un seul câble.

Outre la multiplication des câbles, l'autre solution consiste en une réactivité de projection importante en cas d'incident. Lorsqu'un câble est endommagé, il faut espérer que le ou les autres ne le soient pas. Les bateaux de maintenance sont en attente dans des ports, mais si l'un d'eux est parti pour une opération à 5 000 kilomètres, les autres câbles éventuellement endommagés devront attendre longtemps avant d'être réparés. La capacité de projection constitue donc un vrai sujet, d'autant plus si le nombre de câbles augmente.

Concernant les routes de la soie, le terrain de jeu le plus stratégique pour l'Europe est l'Afrique. La zone indopacifique l'est toutefois également, et nous devons mener une réflexion géostratégique sur une route indépendante, reliant la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française à l'Amérique du Sud, même si nous savons qu'il n'existe pas de modèle économique. L'investissement en question représenterait de 150 à 200 millions d'euros. D'autres routes directes, ne passant pas par l'Amérique du Nord, existent entre Brésil et Angola, ou entre Europe et Amérique du Sud. En Afrique, le problème de la présence chinoise ne concerne pas les câbles sous-marins, mais le réseau terrestre, où les Chinois sont très présents. De plus, les projets d'infrastructures sous-marines commencent à surgir.

Par ailleurs, les États-Unis sont également très sensibles aux projets réalisés en direction de leur territoire, comme le prouve la « Team Telecom » mentionnée plus tôt. Ils ont ainsi bloqué un projet les reliant à Hong Kong, avant de l'accepter après des modifications sécuritaires. La bataille stratégique autour des câbles a donc commencé, mais elle concerne pour l'instant la conception.

M. Jean-Luc Vuillemin . - Pour conclure, je souhaite saluer l'action du SGDSN, exemplaire, surtout au sein de l'écosystème français dont la complexité n'est plus à prouver. Concernant le SGMer, je suis toujours très sensible à la question de la protection de la flotte. Les câbliers ont été intégrés dans la flotte stratégique, mais malgré de nombreuses recherches, je ne comprends toujours pas la signification de cette décision. Une action plus vigoureuse en faveur du pavillon français ne serait que bénéfique pour l'industrie.

M. Stéphane Artano , président . - Je propose de terminer le tour de table des rapporteurs, avant une série de plusieurs questions posées par Victoire Jasmin, Gérard Poadja et moi-même.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteur e . - Je confirme les réflexions de mon collègue Philippe Folliot : vos propos liminaires ont enrichi ma réflexion. En tant que maire de Cayenne, j'ai eu l'occasion de discuter avec Chantal Maurice, directrice régionale d'Orange dont j'ai apprécié l'action. Les câbles sont des outils modernes indispensables aux collectivités locales et aux citoyens, même si des déséquilibres numériques subsistent en Guyane.

Selon vous, comment les câbles sous-marins peuvent-ils améliorer concrètement le développement économique et l'intégration des collectivités et territoires d'outre-mer dans leur bassin océanique respectif ?

Comment renforcer les partenariats stratégiques entre les grands groupes privés français, les forces militaires et les organismes publics de recherche, notamment pour faire face à la concurrence des GAFAM ?

Comment mieux accompagner les collectivités ultramarines dans les projets de câblage de leur territoire ?

Comment renforcer l'appui de l'État français dans les négociations avec les acteurs privés et les États voisins ?

Mme Camille Morel . - Je pense que nous avons déjà répondu à votre question sur l'accompagnement des collectivités. Il faut, comme nous l'avons dit, renforcer l'intégration d'un besoin identifié de résilience et de redondance en termes de connectivités, dans des stratégies plus globales. La Réunion, qui se dote d'un écosystème de data centers , en est l'exemple typique. L'île souhaite émerger en tant que hub régional, et les GAFAM qui ont installé des câbles au large de l'Afrique auraient intérêt à participer à cette stratégie de développement.

Concernant la question des partenariats stratégiques, il est délicat de répondre en ces termes, sachant que la concurrence des GAFAM n'entraînera pas obligatoirement de renforcement de ces partenariats. En revanche, le partenariat entre les entreprises, les forces militaires et les organismes de recherche serait pertinent, sur un plan cartographique, ou pour accompagner l'État français dans les négociations, en poursuivant le travail initié par le SGDSN en matière de coordination.

M. Jean-Luc Vuillemin . - Je pense en effet qu'il est nécessaire de réfléchir sur la problématique globale. Un câble sous-marin ne constitue qu'une partie de la solution à tous les problèmes posés à une collectivité. Aujourd'hui, l'ensemble formé par les data centers et les câbles est indissociable. La question de l'accès et du stockage des contenus est essentielle : les câbles permettent une partie de l'accès, mais il ne faut pas oublier de s'interroger sur l'origine de ces données.

La problématique suivante concerne la diffusion à l'intérieur du territoire. Nous avons ainsi lancé en Afrique le premier réseau de fibre optique. Nous avons évoqué la Martinique ou la Polynésie française, mais les problèmes sont identiques en République démocratique du Congo. Nous devons englober dans notre réflexion le câble, le stockage des données, la diffusion à l'intérieur du territoire et l'accès de l'utilisateur au réseau d'acheminement. C'est ainsi que nous parviendrons à résoudre les problèmes de développement économique des territoires.

M. Stéphane Lelux . - J'abonde dans ce sens tout en ajoutant d'autres problématiques, dont celle de la consommation d'énergie des data centers . Nous devons réfléchir à la production énergétique propre dans les territoires ultramarins, ainsi qu'au « cooling » lié à ces data centers . Il faut en effet refroidir ces sites. À La Réunion, nous avons étudié la possibilité d'utiliser des boucles d'eau de mer froide.

Par ailleurs, pour bénéficier des fruits de ces infrastructures, nous devons pouvoir compter sur une filière locale capable d'offrir des débouchés à nos entreprises et des perspectives d'emplois. Une nouvelle fois, la vision doit être globale. Nous ne pouvons pas agir efficacement sans projet territorial de développement économique et de transformation numérique, dans une approche de smart territories comme les nomment les Anglo-Saxons - peu importe le nom donné, même si nous adorons en France les batailles terminologiques, pendant que les autres pays avancent. Comme dit précédemment, cette stratégie globale doit concerner les routes internes aux territoires.

Encore une fois, les Caraïbes me semblent constituer un enjeu stratégique important pour la France et l'Europe, tant au niveau insulaire que continental : certaines régions septentrionales du Brésil sont plus liées à la Guyane qu'à Brasilia. Ces bassins représentent des zones d'attractivité potentielles importantes : Saint-Laurent-du-Maroni va devenir la plus grande ville ultramarine à l'horizon 2050.

Concernant les partenariats entre les grands groupes publics, privés et les forces militaires, il convient de mentionner l'Institut de recherche pour le développement (IRD), un acteur très structurant. Autre exemple avec la Direction générale de l'armement (DGA) et le projet de câble militaire reliant Menton à Solenzara en Corse. Ce câble présentant une surcapacité, nous avons réussi à négocier trois paires de fibre optique totalement dédiées au civil. Nous avons ainsi réussi, avec un coût marginal, à renforcer le développement numérique de l'île. En revanche, nous n'avons jamais pu convaincre la gendarmerie et la préfecture de Saint-Pierre-et-Miquelon d'utiliser les fibres déployées par la collectivité territoriale pour interconnecter Saint-Pierre avec Miquelon. Il est donc tout à fait nécessaire de rassembler dans les négociations autour d'un projet les services de l'État et les collectivités. Nous réemploierons ainsi plus efficacement l'argent de nos impôts au bénéfice des utilisateurs que sont les services de l'État, et nous pourrons, après les avoir sécurisés, utiliser les câbles portés par les collectivités.

M. Alain Biston . - Je compléterai en évoquant ce paradoxe : avant l'arrivée des GAFAM, nous observions une cyclicité de l'industrie du câble sous-marin, alors qu'aujourd'hui, 70 % des projets dans le monde sont financés par les GAFAM. Il va donc devenir de plus en plus complexe de bénéficier de routes sans s'appuyer sur ces derniers. Au lieu d'un projet tous les quinze à dix-huit mois, nous avons aujourd'hui quatre programmes tous les douze mois. Les GAFAM sont moteurs dans la mise en place des nouveaux projets, qu'ils soient seuls commanditaires ou en partenariat, comme pour le câble 2Africa. Ce dernier n'est pourtant pas connecté aux États-Unis. Nous devons donc examiner paradoxalement la possibilité de partenariats avec ces GAFAM qui n'ont aucun problème de trésorerie.

M. Philippe Folliot, rapporteur . - Quelle est la durée de vie d'un câble sous-marin ?

M. Alain Biston . - Les câbles sous-marins ayant une durée de vie de 25 ans, nous ne nous autorisons qu'une panne pendant cette période. Les composants intégrés dans la partie électronique d'un câble sous-marin sont plus complexes que ceux présents dans un satellite.

M. Philippe Folliot, rapporteur . - Que devient un câble en fin de vie ? Est-il retiré ? Est-il remplacé ?

M. Jean-Luc Vuillemin . - Je souhaite moduler les propos d'Alain Biston : un câble présente une durée de vie technique, mais aussi économique. Il est rare qu'un câble parvienne à la fin de sa durée de vie technique. Lorsqu'il est posé, un câble possède un coût fixe, lié aux équipes de maintenance, à l'assurance payée aux opérateurs de navires de réparation. Avec une nouvelle génération de câbles aux débits 100 fois supérieurs à la génération précédente, il est plus économique de réinstaller un nouveau câble. En effet, ce dernier fonctionnera aux mêmes coûts que le précédent, mais avec des capacités beaucoup plus importantes. Aujourd'hui, les câbles installés dans les années 2000 sont dépassés par la nouvelle génération des méga-câbles, eux-mêmes bientôt remplacés par les téra-câbles.

La notion de durée économique est donc la plus importante. Par ailleurs, les câbles en fin de vie sont récupérés par l'opérateur, car ils possèdent une valeur due notamment au cuivre qu'ils contiennent.

M. Stéphane Lelux . - Nous pouvons comparer avec l'industrie aérienne : pour être compétitive, une compagnie doit acheter de nouveaux avions, même si elle ne dégage pas de bénéfices avec sa flotte actuelle. Ce pourrait être un paradoxe économique, mais les nouveaux avions, consommant beaucoup moins, seront bien plus rentables.

Dans l'industrie câblière sous-marine, les charges fixes comparées au nombre de térabytes transportés définissent le coût et la rentabilité, ce qui aura un impact important sur la qualité du service délivré à l'usager final. Si le mégabyte transporté est 100 fois moins cher à Paris qu'à Papeete, il est fort probable que le service sera de moins bonne qualité en Polynésie française que dans la capitale française. Le prix de revient de la matière première est en effet beaucoup plus élevé, et le service ne pourra pas être identique pour un prix équivalent.

Cette constatation confirme la nécessité de moderniser les réseaux, même si je conçois qu'il est difficile de comprendre pourquoi il faut remplacer un câble qui peut encore vivre 10 ou 15 ans.

M. Stéphane Artano , président . - J'ai eu la chance de visiter l'usine Alcatel de Calais, où sont démantelés et recyclés les câbles sous-marins récupérés. Ne pas laisser ces câbles au fond des mers permet également de protéger l'environnement.

Je vous propose maintenant d'écouter les questions de nos collègues, Victoire Jasmin et Gérard Poadja.

Mme Victoire Jasmin . - Merci à tous les intervenants et aux collègues qui ont pris la parole. Certaines de mes questions ont déjà obtenu des réponses.

En matière de souveraineté, il me semble incohérent pour la France qu'une grande partie de nos données sensibles soient confiées aux GAFAM. Nous comprenons par ailleurs que ces derniers sont de plus en plus présents dans l'industrie câblière. Ils disposeront donc à la fois du véhicule et du contenu.

Par ailleurs, une commission d'enquête du Sénat étudie actuellement le rôle de plus en plus important de certains cabinets de conseil qui orientent les politiques publiques. Là aussi, la problématique de la souveraineté est posée. En outre, la présence chinoise dans les Caraïbes est toujours plus importante, comme à Antigua, où le français est détrôné par le mandarin à l'école.

Nous devons affirmer nos positions sur les plans géopolitique et géostratégique. Aujourd'hui, nous essayons de nous déployer tout en succombant au nombrilisme. Nous devrions en réalité accorder notre confiance au potentiel des Français. Par ailleurs, comment optimiser la ressource énergétique que constitue la géothermie en Guadeloupe ?

Vous avez évoqué les back-ups : sont-ils réalisés selon des modalités liées à la qualité d'un prestataire donné, ou entre plusieurs prestataires ?

Quelles sont vos relations avec les GAFAM, dont la place est de plus en plus considérable, voire envahissante ? Nous devons mener une réflexion globale sur les actions à mener par la France avec ses universités, ses chercheurs, ses scientifiques pour garder sa compétitivité.

M. Gérard Poadja . - Mes questions sont proches de celles de Victoire Jasmin. Je m'interroge également sur la coopération entre opérateurs et constructeurs. En effet, chaque territoire d'outre-mer dispose de ses propres opérateurs pour la téléphonie, ce qui entraîne des coûts exorbitants en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française comparativement à la métropole. Je souhaiterais donc une concertation plus complète entre les différents opérateurs, les constructeurs et les collectivités.

Ce sujet est très important pour les outre-mer, et particulièrement dans le Pacifique. Nous devons impérativement réussir à travailler avec nos pays voisins de la zone indopacifique, malgré les craintes que suscite la présence à quelques kilomètres du récif d'une puissance étrangère connue. Nous souhaiterions également mener un partenariat dans le domaine sécuritaire, entre les collectivités ultramarines et les entreprises de l'Hexagone.

M. Jean-Luc Vuillemin . - Certains regrettent l'importance prise par les GAFAM ; d'autres s'en réjouissent, mais nous ne pouvons que la constater. Leur puissance financière est considérable. Leurs investissements réalisés dans le domaine des câbles sous-marins représentent environ 10 milliards de dollars. Aucun opérateur public ou privé n'est capable aujourd'hui d'engager ces sommes et de rivaliser avec ces acteurs. Mon rôle est d'assurer l'interconnectivité de la France et des territoires français à l'international. Pour remplir cette mission il y a quelques années, je m'associais avec d'autres opérateurs. Aujourd'hui, je suis obligé de m'associer aux GAFAM. Ils sont les acteurs majeurs du domaine, et ils agrègent tous les autres acteurs autour de leur politique. Au niveau économique, nous n'avons pas d'autres choix. Les autres aspects de souveraineté ou de politique publique dépassent les compétences de l'opérateur que je représente.

M. Alain Biston . - Nous constatons aujourd'hui que les opérateurs ou les GAFAM décident des points de départ et d'arrivée des routes, avant d'examiner les étapes potentielles. C'est seulement à ce moment qu'ils nous consultent pour la mise en application. Nous travaillons uniquement avec l'opérateur, nous ne sommes pas moteurs. Néanmoins, nous pourrions réfléchir à faciliter proactivement certaines relations, pour réduire le délai de mise en place de ces câbles.

Comme il est difficile d'engager un certain nombre d'activités administratives sans bénéficier d'un projet concret, nous devons réussir à dépasser et améliorer ce processus qui ralentit considérablement toutes les opérations.

Mme Camille Morel . - Concernant la question de l'indépendance et de la souveraineté numérique, nous devons distinguer les enjeux de résilience avec la multiplication des lignes, et la partie stratégique. Nous craignons aujourd'hui que des câbles soient posés par certains industriels, mais les dépendances existent déjà pour certains territoires du Pacifique vis-à-vis des États-Unis. La majorité des câbles reliant les outre-mer du Pacifique passent par Hawaii, et donc par les États-Unis. Quant aux routes de la soie, pour l'instant émergentes, elles constituent des étapes supplémentaires de la conquête chinoise dans le domaine.

Avec les GAFAM, nous sommes dépendants de ces géants du Net. Pour dépasser ce débat, nous devons travailler sur les usages numériques des citoyens, et sur des plateformes autres qu'américaines.

M. Stéphane Lelux . - Certains emploient le terme de « décolonisation numérique ». Le sujet est donc tout sauf anodin.

Tout comme dans le domaine spatial, l'enjeu est également industriel, comme le prouve la présence des acteurs de cette table ronde. La puissance économique nord-américaine permet aux GAFAM d'étouffer le marché. Nous ne pouvons cependant pas demeurer observateurs et durablement colonisés. Nous pouvons maintenir une collaboration, tout en travaillant sur un temps long : une solution à court terme n'est pas possible, puisque nous évoquons ici des cycles de 20 ans. Nous sommes capables de corriger la trajectoire sur ces temps longs, notamment à la faveur du Brexit. En effet, le Royaume-Uni, un acteur puissant, jouait un double jeu. L'Europe continentale doit reprendre en main son destin digital et développer ses data centers : les États-Unis possèdent 40 % de ces sites, contre 4 % pour l'Allemagne et 3,5 % pour la France.

L'autarcie numérique n'est pas recherchée, mais nous devons travailler pour corriger les disparités actuelles. Les GAFAM sont incontournables, mais si nous investissons de l'argent de nos impôts en partenariat avec les opérateurs, nous pouvons avoir comme objectif un niveau d'autonomie renforcé. Dans le cas contraire, nous allons devenir des inféodés du numérique. La bataille se joue à l'échelle de l'Europe, et la prise de conscience doit être collective. Nos territoires ultramarins constituent des terrains d'expérimentations pour atteindre cet objectif. L'écosystème régional peut être intéressé pour suivre une autre voie que celle imposée par les puissances nord-américaine ou chinoise. L'Europe doit travailler intelligemment avec ces dernières, en investissant dans des projets d'infrastructures, tout en visant une plus grande autonomie. Nous ne devons pas être naïfs, ni dépendants, ni isolés, en étant beaucoup plus déterministes pour l'avenir.

Mme Camille Morel . - Les modèles de concession des domaines publics établis pour les câbles sous-marins prévoient, dès la signature, l'obligation pour les opérateurs de retirer les câbles dans les eaux souveraines. La question se pose pour la haute mer, où cette obligation n'existe pas, et de nombreux câbles sous-marins n'ont pas été retirés à ce niveau. La politique des États est très variable : l'obligation de retrait concerne la France et non tous les pays.

M. Philippe Folliot, rapporteur . - Quel est le poids de la filière française du câble sous-marin dans l'économie bleue, de la construction des bateau à la mise en place des câbles, en passant par leur fabrication, la fibre optique, la maintenance, etc. ? Parmi les emplois, quels pourcentages de vos activités sont situés dans nos départements ou collectivités d'outre-mer ?

M. Stéphane Lelux . - L'ensemble de la filière Infrastructures du numérique regroupe aujourd'hui environ 13 000 entreprises et 150 000 salariés.

M. Jean-Luc Vuillemin . - Au sein de cette filière, le chiffre d'affaires du câble sous-marin atteint en France entre 1,8 et 2 milliards d'euros, et concerne environ 3 000 personnes. La quasi-totalité de nos activités est située en France, à l'exception de la moitié de la flotte, positionnée à l'étranger pour être au plus près des terrains de maintenance.

M. Stéphane Artano , président . - Je conclus cette audition en vous remerciant, mesdames et messieurs, pour la qualité de vos apports.

Plusieurs questions qui ne pourront être traitées aujourd'hui vous seront envoyées par écrit :

Les premières émanent de Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne : peut-on imaginer un second câble pour sécuriser les zones Pacifique reliées par un seul câble, alors qu'il s'agit d'une zone tellurique ? La solution ne consisterait-elle pas à doubler le réseau par des constellations en orbite basse ?

Je vous rappelle les questions soulevées par Teva Rohfritsch, sénateur de la Polynésie française et rapporteur de la Mission présidée par Michel Canévet : le cadre international avec la convention sur la protection des câbles sous-marins de 1884, et celle de Montego Bay de 1982, est-il suffisant au regard des menaces d'aujourd'hui ? Hong Kong et les États-Unis ont installé une autorité unique de gestion des enjeux autour des câbles sous-marins : doit-on en tirer des leçons, et cet exemple peut-il inspirer la France ou l'Europe ?

Nous vous invitons par ailleurs, si vous le souhaitez, à apporter des contributions qui permettraient d'enrichir les réflexions des rapporteurs dans la perspective de la rédaction du rapport.

Ce sujet passionnant sera sans doute abordé dans d'autres cadres que celui de cette mission, ou du groupe d'études permanent sur les questions du numérique présidé par Patrick Chaize.

Les travaux de notre délégation amènent par ailleurs à se poser la question du pilotage : doit-il relever d'une autorité interministérielle, d'une autorité unique ? Nous sommes en effet confrontés à des conflits de compétences.

Je rappelle par ailleurs à tous mes collègues ultramarins qu'il est de notre responsabilité en tant qu'élus des territoires de donner l'impulsion quand elle ne vient pas du haut. De nombreux projets ont été initiés dans les territoires, avant que le Gouvernement ne prenne le relais. Comme l'ont répété les intervenants, nous devons réfléchir de manière globale : le câble seul n'a pas d'intérêt si nous ne menons pas par ailleurs une réflexion sur l'aménagement du territoire qui inclut les usages.

Merci encore de la qualité de ces échanges.

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