V. LES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

La complexité du sujet des concentrations dans les médias et de ses conséquences interdit de dégager des solutions simples et univoques. Les 48 auditions menées, qui accompagnent le présent rapport, ont permis de soulever les grands enjeux et de mettre sur la place publique un débat jusqu'alors passé sous silence et pourtant structurant pour nos sociétés . Il s'agit d'une différence majeure avec le travail, de nature plus technique, confié aux inspections des finances et des affaires culturelles le 8 septembre (voir supra ).

Une partie de la difficulté réside dans l'existant et les positions déjà acquises, ou qui pourraient l'être rapidement comme le projet de fusion TF1-M6 ou le rapprochement entre Vivendi et Lagardère. Un durcissement des conditions de concentration ne vaudrait que pour de futures opérations, et aurait donc pour premier effet de geler les situations au bénéfice exclusif des acteurs présents sur le marché et déjà consolidés.

La commission d'enquête a donc souhaité formuler des propositions réalistes , qui pourraient au demeurant être complétées par les autres travaux actuellement en cours, avec le double souci de ne pas handicaper les entreprises souhaitant investir dans le secteur des médias au sens large, tout en restant fidèle au consensus très large existant sur la nécessité d'une réelle régulation . Ce dernier objectif doit en particulier permettre d'assainir une atmosphère générale propice au soupçon et, donc, à la fragilisation de la perception qu'ont nos concitoyens de l'information délivrée par les médias.

A. RENFORCER L'INDÉPENDANCE ET L'ÉTHIQUE DANS LES MÉDIAS EN RESPECTANT LA LIBERTÉ DE COMMUNICATION

L'une des grandes leçons des auditions a été le climat de soupçon , voire de suspicion qui est ressenti aussi bien par des citoyens qui, comme on a pu le voir, expriment dorénavant une méfiance majoritaire vis-à-vis des médias, que par les journalistes eux-mêmes qui, pour beaucoup, ont fait part des difficultés à exercer leur métier dans un climat serein et confiant. Or il est de l'intérêt manifeste des actionnaires, des journalistes et des citoyens que le travail des rédactions présente aux yeux de tous des garanties qui écartent autant que possible toute forme de défiance , y compris si cette dernière n'est pas justifiée : en matière de média et de crédibilité, l'apparence revêt une importance particulière.

De ce point de vue, comme a pu le souligner la quatrième partie du présent rapport, la loi du 14 novembre 2016 a montré de claires limites qu'il est temps de dépasser pour mettre la législation au service d'une conception renouvelée de l'indépendance et de l'éthique.

La loi de 1881 n'a pas, comme cela a été rappelé, créé un statut spécifique des entreprises de presse, qui restent soumises à la recherche de la rentabilité. Un équilibre doit cependant être trouvé entre la capacité de l'actionnaire et des dirigeants à remplir leur rôle d'orientation , d'une part, la nature particulière du travail des rédactions, d'autre part.

La commission propose donc de créer un mécanisme mettant en jeu trois entités pour permettre aux rédactions de disposer d'outils à activer en cas de problèmes liés à la propriété du média et ce, afin de prévenir toute forme de conflit d'intérêts susceptible de fragiliser la qualité et l'objectivité des rédactions et, plus avant, de menacer l'édifice de la crédibilité de l'information.

L'articulation pourrait être la suivante.

1. Nomination d'un administrateur indépendant en charge de veiller à l'indépendance des rédactions afin de faire respecter l'étanchéité entre les activités au sein des groupes et de prévenir les conflits d'intérêts

Proposition 1 : dans les groupes disposant d'un ou plusieurs médias, quelle qu'en soit la nature, confier à un administrateur indépendant au sein du Conseil d'administration une fonction de veille sur les questions liées à l'indépendance des rédactions et aux conflits d'intérêts .

La spécificité du secteur médiatique justifie que, dans le cas des groupes qui possèdent plusieurs chaînes ou titres, ou bien des activités autres comme les télécoms ou le commerce, un administrateur indépendant soit spécifiquement chargé des questions liées à l'indépendance des rédactions au plus haut niveau, à savoir dans les conseils d'administration . Cette mesure permet d'améliorer l'étanchéité qui doit être absolue entre les diverses activités du groupe. Elle vise également à prévenir les conflits d'intérêts qui pourraient se présenter dans le cas de grands groupes exerçant leurs activités dans plusieurs domaines , comme les fournisseurs d'accès ou les entités disposant d'une agence de publicité en leur sein .

La nomination d'administrateur dans les sociétés cotées par l'assemblée générale des actionnaires suit les règles définies à l'article L. 225-18 du code de commerce.

Selon le rapport « Pour un meilleur gouvernement des entreprises cotées », « un administrateur est indépendant lorsqu'il n'entretient aucune relation de quelque nature que ce soit avec la société, son groupe ou sa direction, qui puisse compromettre l'exercice de sa liberté de jugement ». Le code AFEP-Medef 167 ( * ) indique de manière plus précise les modalités permettant d'apprécier cette indépendance.

Dans le cas des groupes non cotés , des règles proches pourraient être appliquées.

Proposition 2 : la nomination de cet administrateur serait soumise à un avis consultatif de l'Arcom, dans le respect des prérogatives du conseil d'administration .

Afin de renforcer son indépendance, la nomination de l'administrateur indépendant pourrait donner lieu à un avis consultatif de l'Arcom. La nomination resterait proposée au conseil d'administration par le comité des nominations, conformément à l'article 9.4 du code AFEP-Medef. Ce comité débat, en effet, de la qualification d'administrateur indépendant.

Proposition 3 : doter cet administrateur d'un pouvoir d'évocation des sujets devant le conseil d'administration .

Cet administrateur indépendant pourrait être saisi par un membre de la rédaction ou par les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes .

Il aurait alors la faculté, en fonction de son appréciation de la situation, de porter à la connaissance du Conseil d'administration des faits qui lui paraitraient problématiques au regard de l'indépendance des rédactions ou révélant des potentiels conflits d'intérêts entre les différentes branches d'un groupe.

2. Renforcement des comités d'éthique

Le Comité « relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes », dit « Comité d'éthique », institué par l'article 11 de la loi du 14 novembre 2016, n'a pas rempli toutes ses promesses. La table ronde qui y a été consacrée a permis d'en comprendre en partie les raisons. Or ces comités apparaissent comme un maillon indispensable qui souffre de trop nombreuses tares pour remplir avec efficacité leur rôle d'alerte.

Les propositions suivantes visent à leur permettre d'exercer enfin la plénitude des fonctions qui leur est dévolue depuis 2016.

Proposition 4 : prévoir, au sein de chaque comité d'éthique, la présence d'un journaliste ou d'un réalisateur en fonction .

La présence d'un journaliste en fonction permettrait d'être au fait des évolutions du secteur et d'apporter un regard professionnel.

Proposition 5 : doter les comités d'éthique de moyens leur permettant d'assurer leurs missions .

Dans l'esprit de la commission, ces moyens se comprennent de manière limitée avec, en particulier, un secrétariat, une assistance juridique, voire le défraiement des membres, actuellement bénévoles. Ils sont d'ailleurs déjà prévus dans les conventions passées entre le régulateur et les chaînes, mais les données rassemblées par la commission d'enquête ont montré qu'ils étaient en réalité infimes et sans relation avec les enjeux.

Proposition 6 : assurer une réelle visibilité aux comités d'éthique, à la fois au sein des groupes et au-delà, en particulier par une exposition sur le site Internet des entités .

Les comités d'éthique sont trop souvent apparus comme peu présents, peu cités, peu connus, y compris des rédactions. Une recherche sur les sites Internet des principaux médias suffit par ailleurs pour se rendre compte de leur très insuffisante exposition.

Proposition 7 : prévoir l'obligation de la publication sur le site Internet des bilans et avis formulés par les comités d'éthique .

Les travaux de la commission d'enquête ont montré un réel problème lié à ces bilans, souvent inexistants, alors qu'ils sont essentiels pour bien mesurer les difficultés liées aux questions en lien avec l'indépendance des rédactions. La publicité donnée à ces rapports par leur publication devrait permettre de « solenniser » leur mission, aux yeux des rédactions comme du grand public.

Proposition 8 : étendre l'obligation de créer un comité d'éthique, à partir d'un certain seuil, à tous les groupes de médias .

L'article 11 de la loi du 14 novembre 2016 limite les comités aux groupes audiovisuels, sur des questions audiovisuelles . L'extension proposée emprunte donc deux directions :

- dans les groupes comme Vivendi qui possèdent des télévisions et de la presse écrite , les pouvoirs des comités d'éthique s'étendraient désormais également à ce dernier secteur ;

- dans les groupes qui n'ont pas actuellement l'obligation d'en créer, de tels comités seraient institués afin d'offrir aux journalistes, quel que soit le média , des garanties équivalentes.

Naturellement, l'action des comités d'éthique serait différente en fonction du type de médias , avec une distinction à opérer entre ceux soumis au pluralisme externe (presse écrite) et pluralisme interne (audiovisuel). Pour autant, une unité pourrait se dégager autour de la prévention des conflits d'intérêts, qui concerne l'ensemble des médias.

3. Institutionnalisation d'un lien entre les comités d'éthique, l'administrateur indépendant et l'Arcom

Le duo qui serait formé par l'administrateur indépendant en charge et le comité d'éthique régénéré doit bénéficier d'un lien privilégié avec le régulateur.

Ainsi :

Proposition 9 : de la part de l'Arcom, transmettre immédiatement toute saisine dont il ferait l'objet au comité d'éthique et à l'administrateur indépendant de l'entité concernée. Le cas échéant, l'Arcom doit pouvoir les entendre à leur demande pour éclairer son appréciation de la situation .

Compte tenu de l'absence d'infrastructure propre des comités, leur adresser l'ensemble des saisines - même si la grande majorité ne mérite pas de réaction spécifique - doit leur permettre de discerner en amont les éventuels points de tension dans les médias dont ils ont la charge.

Proposition 10 : de la part de l'administrateur indépendant, prévoir la possibilité d'informer l'Arcom de toute affaire susceptible de constituer à ses yeux un manquement aux règles d'indépendance des rédactions .

Le premier paragraphe de l'article 30-8 de la loi du 30 septembre 1986 issu de l'article 11 de la loi du 14 novembre 2016 prévoit déjà cette faculté, trop rarement utilisée, pour les comités d'éthique. Il convient, par symétrie , de permettre à l'administrateur indépendant d'effectuer une même démarche.

Aux yeux de la commission d'enquête, il devrait exister un continuum entre ces trois entités . Les échanges entre eux doivent précisément permettre aux rédactions de disposer d'interlocuteurs positionnés suffisamment proches de leur réalité quotidienne, suffisamment à haut niveau dans le groupe et, avec l'Arcom, disposant de moyens techniques et juridiques. L'objectif final est que le travail des journalistes puisse bénéficier de nouvelles garanties, et ce afin d'évoluer dans un climat général qui prêterait moins le flanc aux divers soupçons .


* 167 https://hcge.fr/wp-content/uploads/2020/01/Code_Afep_Medef_janvier_2020.pdf

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