B. UN BILAN MITIGÉ EN MATIÈRE DE CRÉATION D'ENTREPRISES INNOVANTES DE DIMENSION INDUSTRIELLE

1. La France, nouvelle « start-up nation » ?
a) Une dynamique bien engagée en faveur de la création d'entreprises innovantes

Les différentes auditions et déplacements menés dans le cadre de cette mission d'information mettent en évidence le sentiment, partagé par l'ensemble des intervenants, d'une forte amélioration de l'écosystème entrepreneurial, du soutien à l'innovation des entreprises et surtout à la création de start-up en France.

Didier Roux, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie des technologies, témoigne de cette évolution : « alors que le mot "start-up" n'existait presque pas il y a trente ans, la France est devenue un paradis pour créer des start-up de petite taille n'ayant pas besoin de beaucoup d'argent » 15 ( * ) .

Un sentiment qui a été partagé par plusieurs entrepreneurs entendus dans le cadre de cette mission d'information. Ainsi, Jean-Pierre Nozières, président-directeur général de la start-up française Antaios et quatre fois lauréat du concours d'innovation i-Lab, explique qu'il est devenu facile de créer une start-up en France, précisant que : « les organismes aident beaucoup, ce qui n'était pas le cas voilà vingt-cinq ans. La loi Pacte est parfaite ; il y a un peu partout des fonds d'amorçage prêts à vous donner quelques millions d'euros pour démarrer. Les banques jouent bien leur rôle : elles ont presque toutes une agence chargée d'accompagner l'innovation et les prêts garantis par l'État les "décrispent". En d'autres termes, on peut démarrer assez facilement. » 16 ( * )

À cet égard, le rôle de Bpifrance est majeur pour soutenir la création et le développement de jeunes entreprises innovantes. Selon le rapport de la Cour des comptes précité, entre 2016 et 2019, 15 613 opérateurs ont bénéficié de 14 milliards d'euros de soutiens publics sous diverses formes, dont 4,6 milliards d'euros provenant de Bpifrance, majoritairement versés à des entreprises de moins de 10 salariés 17 ( * ) . Selon Paul-François Fournier, directeur exécutif Innovation de Bpifrance, « les choses évoluent de façon positive depuis un moment, puisque nous comptons déjà 26 licornes, et que nous observons des levées de fonds significatives et des introductions en bourse » 18 ( * ) .

De façon complémentaire, l'impulsion donnée par la French Tech pour créer un écosystème de soutien aux start-up innovantes et faciliter leurs relations avec l'administration est également importante.

b) La mise en place progressive d'un continuum de soutien à la création de start-up innovantes

Le soutien à la création et au développement des start-up est devenu une priorité, car les start-up sont devenues un moyen de faciliter les transferts de technologies issues de la recherche académique . Il nécessite un « continuum de financement », généralement séquencé en quatre étapes principales : la phase d'incubation, la phase d'amorçage, la phase de démarrage puis la phase de croissance. À chaque phase, les besoins de financement s'accroissent et la typologie des fonds différente.

Source : Trésor-éco, « Capital-risque et développement des start-up françaises », Février 2021

La France a mis en place un « continuum » de financement efficace à chaque étape de la croissance des entreprises innovantes, sous l'impulsion majeure de Bpifrance qui joue à la fois le rôle d'opérateur distribuant des aides publiques à l'innovation et celui de banque publique de développement intervenant par des prêts et des investissements en fonds propres dans le capital des entreprises innovantes .

c) Un effet mesurable sur la création de start-up

La mise en place et la consolidation progressive de ce « continuum de financement » a des effets bénéfiques sur la création de start-up françaises et leur accès aux financements . Selon le baromètre du capital-risque élaboré par le cabinet de conseil Ernst & Young (EY), l'année 2021 est « historique » en France, avec 11,6 milliards d'euros levés pour 784 opérations, soit une augmentation de 26 % en volume et de 115 % en valeur par rapport à l'année précédente. Par ailleurs, la France compte désormais 26 licornes , dont 12 nouvelles depuis 2021.

Au total, la French Tech estime que son écosystème est composé de 20 000 start-up , contre 1 000 lors de sa création en 2013, représentant 500 000 emplois directs et indirects .

Les actions entreprises pour permettre un continuum de financement et d'accompagnement des nouvelles entreprises innovantes doivent être poursuivies et consolidées. Néanmoins, elles s'inscrivent plutôt dans une dynamique de rattrapage de la France par rapport à ses principaux concurrents européens, comme l'a montré André Loesekrug-Pietri, directeur de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI) : « Nous célébrons la naissance d'une 26 e licorne en France, à juste titre car le nombre de ces entreprises a été triplé en huit mois, passant de 8 à 26, mais les Britanniques ont multiplié le nombre de leurs licornes par 4,3 sur la même période. Nous pouvons nous demander si ces augmentations ne sont pas surtout l'effet d'un rattrapage général, grâce à la Banque centrale européenne (BCE) et à la Fed, qui ont permis un afflux d'argent au cours des trois dernières années. En outre, en Grande-Bretagne, le nombre de licornes est passé de 27 à 116... De plus, une seule des 26 licornes françaises relève réellement de la deep tech, liée à des enjeux technologiques. La plupart des champions que nous créons ne travaillent pas sur les vagues d'aujourd'hui et de demain, dans lesquelles les grandes plateformes investissent - quantique, intelligence artificielle, nouveaux matériaux ou énergie -, mais dans la vague du B2C, du digital, des plateformes de e-commerce. Il y a un bon rattrapage en France, mais sommes-nous en train de capter la vague de demain ? » .

Autrement dit, pour reprendre la typologie utilisée par la Commission européenne pour l'élaboration de son tableau de bord de l'innovation pour l'année 2020 19 ( * ) , la France conforte et maintient sa position « d'innovateur notable » , mais n'est pas forcément en train de devenir un « leader de l'innovation » .

2. Des start-up « deep tech » qui peinent à devenir des champions industriels
a) Une politique de soutien à l'innovation plus favorable au numérique qu'au secteur industriel

Les auditions menées dans le cadre de cette mission d'information permettent de formuler le constat suivant : les dispositifs publics mis en place ont essentiellement bénéficié aux entreprises du numérique , des technologies de l'information et de la communication.

Ce constat est confirmé par le rapport précité de la Cour des comptes 20 ( * ) selon lequel les start-up technologiques ont été les principales récipiendaires des aides versées par Bpifrance , notamment en raison des critères d'ancienneté fixés pour bénéficier des dispositifs de soutien aux start-up. Ainsi, entre 2016 et 2019, près de 30 % des aides versées et près de 35 % des bénéficiaires concernent les entreprises du secteur de l'information et de la communication .

Une analyse plus détaillée par sous-secteur d'activité met en évidence que, sur cette même période, 25 % des bénéficiaires et 21 % du montant total des aides versées par Bpifrance, respectivement, relèvent et ont servi les entreprises des sous-secteurs spécifiques de l'informatique et du numérique (programmation informatique, conseil en systèmes et logiciels informatiques et édition de logiciels applicatifs).

b) Des difficultés persistantes de passage à l'échelle industrielle

S ur les 26 licornes françaises, seulement une société est industrielle . Il s'agit de la start-up française Exotec , spécialisée dans les robots logistiques.

Ce constat est d'autant plus surprenant que les dispositifs de soutien à l'innovation industrielle se sont multipliés ces dernières années . Ainsi, la récente étude de France Stratégie sur les politiques industrielles en France répertorie environ 70 dispositifs de soutien public à l'innovation , dont 37 ciblant spécifiquement l'industrie 21 ( * ) tandis que le rapport de la Cour des comptes 22 ( * ) souligne que, sur la période 2016-2019, environ 20 % des aides versées par Bpifrance et 18 % des bénéficiaires de ces aides ont concerné le secteur industriel .

Ce même rapport met également en évidence le faible nombre de créations d'entreprises dans le secteur industriel . Cette mission d'information constate en effet qu'il semble très difficile de transformer la recherche et l'innovation en industrie sous la forme de start-up susceptibles de « passer à l'échelle » pour devenir de nouveaux acteurs européens ou mondiaux.

Parmi les principales difficultés liées au passage à l'échelle industrielle régulièrement identifiées par le rapporteur et les personnes auditionnées par cette mission d'information, il y a notamment :

- les difficultés à financer rapidement des entreprises à vocation industrielle dont la croissance requiert une forte capacité à mobiliser des capitaux ;

- les difficultés de recrutement et d'accès aux compétences nécessaires pour permettre le passage à l'échelle industrielle et au développement de demain ;

- la difficulté à accéder à des infrastructures industrielles et à des plateformes de production ;

- la taille du marché, car il a souvent été souligné qu'une entreprise commercialisant ses produits et services aux États-Unis a directement accès à un marché unifié de 300 millions de consommateurs, tandis que la taille du marché français est plus petite et que la profondeur du marché intérieur européen demeure limitée par le manque d'harmonisation .

c) Un ciblage récent des actions en faveur de l'industrialisation des innovations et des start-up

Les pouvoirs publics semblent toutefois avoir pris conscience des obstacles spécifiques auxquels sont confrontées les industries innovantes et ont mis récemment en place des dispositifs d'aide ciblés sur l'industrialisation de ces dernières. Selon la synthèse effectuée par la direction générale des entreprises (DGE), ces récentes initiatives se structurent en trois axes principaux 23 ( * ) .

Premièrement, le soutien apporté au financement des start-up industrielles et des petites et moyennes entreprises (PME) innovantes est renforcé , avec notamment :

- la mise en place d'un appel à projet « Première usine » depuis le mois de janvier 2022, doté d'une enveloppe de 550 millions d'euros. Alors que l'objectif initial était de 100 candidatures sur l'année, déjà 73 entreprises ont candidaté pour des implantations dans les régions de Rhône-Alpes, des Hauts-de-France, d'Île-de-France et d'Occitanie, avec environ 20 % de ces start-up qui sont au stade de la première usine, 15 % au stade de la première ligne pilote et 6 % en phase de R&D 24 ( * ) ;

- la mise en place en 2022 du prêt « Nouvelle industrie » afin de financer la phase de démonstrateur industriel ou d'usine pilote, doté d'une enveloppe de 40 millions d'euros et qui visera à 60 % des start-up et à 40 % des PME-ETI, pour des prêts d'un montant entre 3 et 15 millions d'euros ;

- la constitution du fonds « Société de projets industriels 2 » (SPI2) dans le cadre de France 2030, doté d'une enveloppe d'un milliard d'euros. Cette initiative s'inscrit dans la continuité du premier fonds SPI, opéré par Bpifrance depuis 2015 et dont l'enveloppe de 800 millions d'euros a permis de financer 17 nouvelles usines à haute valeur technologique 25 ( * ) ;

- la constitution cette année d'un fonds national de venture industriel (FNVI) doté de 350 millions d'euros pour investir dans des fonds de capital-risque capables d'accompagner les start-up dans leur industrialisation.

Deuxièmement, les pouvoirs publics accentuent leurs efforts en direction des start-up deep tech car ce sont ces entreprises qui présentent le potentiel de croissance et d'industrialisation le plus élevé , avec notamment :

- la réévaluation à la hausse des objectifs du plan deep tech de Bpifrance avec une cible d'investissement direct et indirect désormais fixé à 2 milliards d'euros d'ici à 2023 contre 1,3 milliard d'euros précédemment, les levées de fonds des start-up deep tech en France ayant atteint un record de 2,3 milliards d'euros en 2021 26 ( * ) ;

- l'octroi d'une enveloppe supplémentaire de 150 millions d'euros pour l'aide au développement deep tech (ADD) ;

- l'octroi d'une enveloppe supplémentaire de 50 millions d'euros pour la Bourse French Tech émergence (BFTE) ;

- la mise en place d'un dispositif de soutien spécifique à l'entrepreneuriat dans la recherche publique et la création de start-up issues des laboratoires qui sera doté de 75 millions d'euros.

Troisièmement, un guichet unique dédié à l'accompagnement des start-up industrielles a été créé.

Les politiques publiques de soutien à l'innovation commencent donc à s'attaquer aux défis du passage à l'échelle et de l'industrialisation des entreprises innovantes. Au cours de son audition, Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, s'est félicitée « des avancées réalisées, même si une dernière impulsion reste à donner » 27 ( * ) .

C'est justement à cette « dernière impulsion » que cette mission d'information s'est intéressée, afin de permettre à nos chercheurs, entrepreneurs et entreprises de « transformer l'essai de l'innovation ». Au-delà des dispositifs de soutien public et des avancées récentes entreprises dans ce domaine, certains prérequis paraissent indispensables à la conduite d'une politique de l'innovation efficace au service de notre réussite économique qui passe par la réindustrialisation .


* 15 Audition du 19 janvier 2022.

* 16 Audition du 30 mars 2022.

* 17 Cour des comptes, Les aides publiques à l'innovation des entreprises : des résultats encourageants, un dispositif à conforter , avril 2021.

* 18 Audition du 30 mars 2022.

* 19 Commission européenne, Tableau de bord européen de l'innovation 2020.

* 20 Cour des comptes, Les aides publiques à l'innovation des entreprises : des résultats encourageants, un dispositif à conforter , avril 2021.

* 21 France Stratégie, Chapitre 5 « Les soutiens à l'innovation », in Les politiques industrielles en France , novembre 2020.

* 22 Cour des comptes, Les aides publiques à l'innovation des entreprises : des résultats encourageants, un dispositif à conforter , avril 2021.

* 23 Contribution écrite de la direction générale des entreprises (DGE).

* 24 Audition du 23 mars 2022.

* 25 Contribution écrite de Bpifrance.

* 26 Ibid.

* 27 Audition du 17 février 2022.

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