B. RÉHABILITER L'INDUSTRIE PAR L'INNOVATION

1. Le mythe funeste de l'entreprise sans usine
a) Une forte désindustrialisation de la France par rapport à ses concurrents européens

À partir des années 1970-1980, les élites françaises ont considéré que le déclin de l'industrie était inévitable en Occident et ont fait le double choix de substituer les services à l'industrie et d'abandonner la production aux pays à bas salaires tout en conservant les activités de conception et d'innovation 54 ( * ) .

L'idée d'une spécialisation dans les activités de R&D et de conception suppose que le savoir et le savoir-faire puissent être durablement séparés alors qu'une grande partie de l'innovation est réalisée là où se situe l'industrie . En outre, la production de biens et de services étant de plus en plus étroitement imbriquée, les entreprises industrielles exportatrices de biens manufacturés exportent aussi les services qui y sont associés, si bien qu'il est difficile à un pays ayant renoncé à son industrie d'être un grand exportateur de services à haute valeur ajoutée.

Comme l'a expliqué Rémy Lallement, chef de projet à France Stratégie, dès « les années 1970-1980, l'Allemagne a opté, face à l'augmentation de ses coûts, pour la montée en gamme pour se positionner dans la concurrence internationale. Elle a construit une forte image de marque, le fameux "Made in Germany" » 55 ( * ) .

Pendant ce temps, l'industrie française a choisi la stratégie de la délocalisation pour faire face à ses problèmes de coûts, entamant un long processus de désindustrialisation . Ainsi, le poids de l'industrie manufacturière dans le PIB en France est passé de 28 % en 1967 à 15 % en 2000 et 10 % en 2018, quand il s'est maintenu à plus de 20 % en Allemagne et à 15 % en Italie.

b) Des conséquences désastreuses dont l'économie française continue de pâtir

L'aveuglement français visant à « créer des entreprises sans usines » 56 ( * ) a eu des conséquences désastreuses , comme en témoigne la chute d'Alcatel, leader mondial de la fibre optique au début des années 2000, qui comptait 120 sites industriels et 150 000 salariés dans le monde.

Selon Vincent Aussilloux, directeur du département « Économie » de France Stratégie, « la désindustrialisation explique en grande partie notre moindre capacité à transformer l'innovation en application industrielle sur le marché mondial en raison de la baisse des dépenses de recherche et développement dans l'industrie » 57 ( * ) .

L'effort de recherche et développement est largement concentré dans l'industrie manufacturière, qui représente près de 70 % des dépenses de recherche et développement en 2019. Par conséquent, la réduction de l'industrie dans la part de la valeur ajoutée a une influence forte sur les dépenses totales du pays en recherche et développement.

France Stratégie a ainsi calculé que si l'industrie française avait le poids qu'elle représentait en 1980 (23 % du PIB), l'effort de recherche et développement du secteur industriel serait supérieur de 1,12 point du PIB par rapport aux dépenses actuelles et l'effort global en recherche et développement dépasserait les 3 % du PIB, soit davantage que l'objectif de Lisbonne .

La désindustrialisation de la France s'est également accompagnée d'une marginalisation de l'industrie française dans les secteurs innovants comme les télécommunications, l'électronique, le numérique et les énergies renouvelables. La France a également perdu du terrain dans les secteurs dans lesquels l'industrie nationale est restée forte (automobile, énergie) . Il semblerait que la décroissance des sites industriels dans ces secteurs se soit traduite par une faible industrialisation des innovations, empêchant ainsi de prendre le virage technologique (batteries électriques pour les véhicules automobiles, biotechnologies, éoliennes). Selon une étude récente 58 ( * ) , « il n'y a guère aujourd'hui que le nucléaire et l'aéronautique qui peuvent être considérés comme des domaines où la France a su conserver le leadership » .

La désindustrialisation a eu des conséquences dramatiques en matière d'emploi industriel . Entre 1975 et 2014, l'industrie française a perdu près de trois millions d'emplois. Une comparaison avec l'Allemagne montre que l'emploi industriel a diminué deux fois moins vite dans ce pays qu'en France 59 ( * ) .

Le déficit chronique de notre balance commerciale est également un symptôme de l'érosion de notre appareil productif. Un rapport récent du Haut-commissariat au Plan 60 ( * ) rappelle qu'en moyenne, le commerce extérieur de notre pays est déficitaire de quelque 75 milliards d'euros sur les dernières années 61 ( * ) alors que le commerce extérieur allemand est excédentaire de plus de 200 milliards d'euros.

2. Positionner l'industrie au coeur de nos politiques de recherche et d'innovation
a) Réhabiliter l'industrie

Une industrie nationale puissante contribue à la prospérité économique et à l'aménagement du territoire. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, a résumé les vertus du PIB industriel de la manière suivante : « Tout d'abord, il est territorialisé : 80 % des entreprises industrielles sont situées à proximité d'une ville de moins de 100 000 habitants pour des raisons historiques. Cela permet de créer de l'emploi territorial. Ensuite, il s'agit d'un emploi de qualité, pérenne et bien payé, autour de 3 500 euros, alors que les emplois de service sont autour de 1 500 euros. Enfin, il emporte des externalités positives sur les services : un emploi industriel crée trois à cinq emplois de service. Il est donc extrêmement désirable. » 62 ( * )

Par ailleurs, la réindustrialisation constitue un enjeu majeur de réduction de l'empreinte carbone nationale pour la France . Si les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national sont en baisse, les émissions importées sont en augmentation continue et sont désormais plus importantes que les émissions sur le territoire national. Dans la mesure où les processus de production des biens en France recourent à une électricité peu carbonée, l'augmentation de la part de production locale dans la consommation nationale de produits industriels constitue un levier significatif de réduction de l'empreinte carbone de la France.

Pourtant, le monde de l'industrie reste mal connu du grand public et souffre d'une image négative souvent sans rapport avec la réalité 63 ( * ) .

Il convient donc de réhabiliter l'image de l'industrie 64 ( * ) auprès des Français et d'afficher un objectif chiffré ambitieux de réindustrialisation de la France pour mobiliser les énergies (l'industrie doit représenter 20 % du PIB en 2030) .

b) Mettre la politique de soutien à la recherche et à l'innovation au service du tissu industriel français

La stratégie de réindustrialisation de la France dépasse la seule politique de recherche et d'innovation. Comme l'a expliqué Alain Vronski, secrétaire général de Croissance Plus, « L'industrie, cela ne se décrète pas en un claquement de doigts ! » La crise sanitaire a mis en lumière les fragilités de notre appareil productif. « Nous n'étions même pas capables de faire des respirateurs ! » 65 ( * )

L'instauration d'un écosystème favorable à l'industrie nécessite la mise en place de mesures structurelles visant à assurer le renforcement des compétences industrielles de la France 66 ( * ) , l'élargissement du vivier à la disposition de l'industrie à tous les niveaux 67 ( * ) , l'amélioration de la formation initiale et continue 68 ( * ) , l'aménagement des sites industriels 69 ( * ) et la poursuite d'une politique fiscale plus favorable à l'industrie 70 ( * ) .

Pour autant, la réindustrialisation de la France passe également par une politique de la recherche et de l'innovation au service du tissu industriel .

Certains organismes de recherche ont compris les enjeux de souveraineté technologique et de développement économique associés à la valorisation de la recherche publique. Alors que, jusqu'en 2018, il n'existait aucun accord de collaboration entre l'Inria et des entreprises françaises spécialisées dans les technologies du numérique, son nouveau président a fixé comme objectif d'aboutir d'ici 2023 à 10 % de projets communs avec des industriels français.

De même, les démonstrateurs préindustriels Toulouse-White-Biotechnology et Meta-Géno-Polis de l'Inrae sont ouverts en priorité aux entreprises ou aux entités privées ayant un centre de recherche ou un centre de production en France et leur siège social dans un pays membre de l'Union européenne.

Le critère de nationalité reste insuffisant pour garantir que les retombées économiques de la recherche publique bénéficient à la France et des mesures plus coercitives doivent être adoptées au niveau européen .

Ainsi, regrettant que la technologie de PME françaises ayant collaboré avec des Instituts Carnot ait été transférée à l'étranger à la suite de leur rachat par des investisseurs étrangers, Alain Duprey, directeur général de l'Association des Instituts Carnot, a estimé que « nous pourrions assortir les soutiens financiers octroyés à ces start-up et à ces PME d'une clause établissant des règles et des limites en cas de rachat par de grands groupes » afin d'éviter ce transfert de la propriété intellectuelle financée en partie par les contribuables en France 71 ( * ) .

Clarisse Angelier, déléguée générale de l'Association nationale de la recherche de la technologie (ANRT) 72 ( * ) , a également regretté l'absence d'obligation d'exploitation industrielle sur le territoire européen des résultats de la recherche publique, à l'instar du Bayh-Dole Act américain de 1980 73 ( * ) . « Ce cadre est essentiel, car nous pouvons soutenir le développement de nombreuses structures et start-up, mais, si au moment de l'industrialisation ou de la création du démonstrateur industriel de la solution, l'entrepreneur choisit de s'implanter ailleurs, ce sont tous les emplois liés à ce démonstrateur qui fuiront . »


* 54 Jean-Claude Daumas, Une France sans usines : comment en est-on arrivé là ? (1974-2012) . Jean-Claude Daumas, Ivan Kharaba, Philippe Mioche. La désindustrialisation : une fatalité ? Presses universitaires de Franche-Comté, pp. 17-42, 2017, Les Cahiers de la MSHE .

* 55 Audition du 17 février 2022.

* 56 Cette formule fait référence à l'allocution de Serge Tchuruk en 2001, souhaitant faire d'Alcatel une entreprise sans usine.

* 57 Audition du 17 février 2022.

* 58 Philippe Aghion et al, Le Covid et comment repenser notre politique industrielle , janvier 2021.

* 59 Michel Hau, France-Allemagne : chronologie d'un décrochage, Revue française d'histoire économique , 2014/2.

* 60 Haut-commissariat au plan, Reconquête de l'appareil productif : la bataille du commerce extérieur , 7 décembre 2021.

* 61 En 2021, le déficit commercial de la France a atteint 84,7 milliards d'euros.

* 62 Audition du 8 février 2022.

* 63 Cf. Martial Bourquin, rapport d'information fait au nom de la mission commune d'information sur Alstom n° 551 (2017-2018) : Faire gagner la France dans la compétition industrielle mondiale : « L'industrie paraît en effet victime de stéréotypes parfois largement dépassés (travail à la chaîne, pénibilité, saleté, usine perçue comme un "lieu d'exploitation", etc.) ainsi que d'une culture tendant à dévaloriser le travail manuel. [...] La tendance des médias à se focaliser sur les entreprises en difficultés (plans sociaux, délocalisations, etc.) et à négliger les "success stories", beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croit », renforce ce « phénomène de "stigmatisation" de l'industrie, souvent présentée uniquement sous le prisme de la crise et du déclin ».

* 64 L'acceptation sociale des implantations industrielles doit également être renforcée par un travail en amont de sensibilisation et d'explication auprès des populations concernées afin d'éviter de lutter contre le syndrome « NIMBY » (not in my back yard).

* 65 Audition du 8 mars 2022.

* 66 La désindustrialisation a conduit à la perte de pans entiers de savoir-faire qui ne concernent pas forcément la haute technologie, mais dont les industries de haute technologie ont besoin pour développer leurs produits. Eric Carreel, fondateur de Withings, a ainsi souligné la difficulté de rapatrier la fabrication de ses pèse-personnes connectés faute de compétence dans le domaine de la mini-robotique d'assemblage.

* 67 70 000 emplois industriels ne sont pas pourvus actuellement et une multitude d'autres le sont avec grandes difficultés.

* 68 L'image négative des métiers de l'industrie provient en partie de celles des formations qui y conduisent : enseignement peu satisfaisant de la technologie au collège, image sociale négative des lycées professionnels.

* 69 Plusieurs intervenants se sont plaints de la vétusté des zones industrielles et du manque d'infrastructures (transports en commun, fibre optique, etc.), alors même qu'elles devraient contribuer à réduire l'empreinte environnementale des entreprises qu'elles accueillent.

* 70 La compétitivité-coût de la France s'était largement détériorée à partir du début des années 2000, notamment vis-à-vis de l'Allemagne. Depuis le milieu des années 2010, l'écart du coût salarial s'est globalement résorbé. Par ailleurs, en 2021, les impôts de production ont été baissés de 10 milliards d'euros tandis que le taux d'imposition sur les sociétés a été réduit à 25 % . En 2022. Selon France Stratégie, l'écart de fiscalité sur la production avec l'Allemagne demeure, ce qui plaide pour une poursuite de la baisse des impôts de production.

* 71 Audition du 10 février 2022.

* 72 Audition du 9 février 2022.

* 73 Qui pose le principe que les inventions soutenues par un dollar du contribuable américain induisent qu'elles sont prioritairement exploitées à l'échelle industrielle sur le territoire national.

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