II. LA LOI « EGALIM 2 », EFFICACE POUR SOUTENIR LE REVENU AGRICOLE, INFLATIONNISTE PAR CONSTRUCTION, INCOMPLÈTE AU VU DES NÉGOCIATIONS COMMERCIALES

L'objectif initial des travaux du groupe de suivi de la loi « Egalim » était de dresser un premier bilan d'évaluation de la loi « Egalim 2 29 ( * ) », adoptée en octobre 2021 et donc applicable aux négociations commerciales annuelles ayant eu lieu entre le 1 er décembre 2021 et le 1 er mars 2022, puis aux renégociations intervenues depuis.

L'importance du sujet de l'inflation des produits alimentaires, qui frappe directement et durement les Français à commencer par les plus modestes, a ensuite conduit le groupe de suivi à compléter ses travaux d'une analyse des origines de cette inflation alimentaire. C'est l'objet de la partie I.

La partie II ci-dessous concerne donc plus spécifiquement l'évaluation de la loi Egalim 2, dans le contexte de négociations commerciales devenues non plus annuelles, mais quasi-quotidiennes en raison de la hausse du cours des matières premières.

A. RÉSULTATS DU « ROUND 1 » DES NÉGOCIATIONS COMMERCIALES : + 3,5 % DE HAUSSE DE TARIF, MAIS UNE HAUSSE DÉJÀ CADUQUE EN RAISON DE L'INFLATION

1. Une hausse de tarif inédite, mais qui représenterait moins de la moitié du besoin exprimé par les fournisseurs

Dans un contexte inédit de forte inflation des différentes matières premières, débutée dès 2021, les négociations commerciales sur les marques nationales, tenues entre le 1 er décembre 2021 et le 1 er mars 2022, ont abouti à une hausse des tarifs de 3,5 % 30 ( * ) au stade du prix « 3x net » (c'est-dire en intégrant les remises sur facture consenties par le fournisseur, ainsi que les remises et ristournes pour les services de coopération commerciale, comme le placement du produit en tête de gondole, sa présence dans le catalogue de Noël de l'enseigne, etc.).

Cette hausse est la plus élevée depuis 25 ans environ , et intervient en particulier après neuf années de déflation des prix des produits alimentaires.

Cette hausse est particulièrement marquée dans certains secteurs : + 5,1 % pour l'épicerie salée, + 4,7 % pour les produits frais laitiers, + 3,6 % pour l'épicerie sucrée.

Le besoin exprimé par les fournisseurs industriels s'est établi, quant à lui, à 7,2 %, ce qui signifie que moins de la moitié de ce dernier a été effectivement accepté par les distributeurs lors des négociations . Autrement dit, pour reprendre les mots des représentants d'industriels entendus par le groupe de suivi, « la hausse de tarif consentie n'a jamais été aussi élevée depuis vingt-cinq ans, mais l'écart avec le besoin des fournisseurs n'a jamais été aussi fort ». Selon l'ILEC, pour les produits alimentaires, le besoin exprimé n'a été satisfait qu'à hauteur de 35 % (et 29 % pour les produits non-alimentaires). Du reste, le véritable besoin des fournisseurs aurait en réalité été compris entre 10 et 12 % , selon ces représentants.

Tant les pouvoirs publics que les représentants des industriels ont indiqué qu'environ 40-45 % de la hausse demandée résultaient de l'évolution du prix des matières premières agricoles, 30 % environ étaient liés à celle du prix des emballages (carton, papier, aluminium, verre, etc.), et 20 % découlaient de celle du prix de l'énergie et du transport . Pour les produits non-alimentaires, selon l'ILEC, le besoin des fournisseurs s'expliquait aux deux tiers (58 %) par l'envolée des matières premières entrant dans la composition du produit, et pour 18 % par la hausse des prix de l'énergie et du transport.

À noter, par ailleurs, qu'environ 10 % des négociations se sont terminées dès décembre 2021 , c'est-à-dire avant l'entrée en vigueur de la loi Egalim 2 ( cf. infra ), et que cette situation a concerné essentiellement des PME.

2. L'inflation des coûts a entraîné très vite de multiples renégociations des tarifs courant 2022

Les négociations commerciales se tiennent habituellement dans une période limitée de trois mois, et leur résultat s'applique ensuite pour toute l'année. Compte tenu du calendrier, elles se sont donc achevées à peine une semaine après le déclenchement de la guerre en Ukraine (24 février).

Par conséquent, le regain d'inflation du prix des matières premières observé en 2022 a poussé les parties à entamer une sorte de « round n° 2 » de négociations commerciales très peu de temps après avoir achevé le « round n° 1 ». En effet, les hausses de tarif décidées au 1 er mars 2022 lors des premières négociations, qui ne couvraient déjà quasiment pas la hausse des matières premières industrielles, se sont vite révélées caduques face à la réalité des coûts croissants supportés par les industriels (pour le détail de la hausse de ces coûts en 2022, cf. partie I. B. 2).

Face à ce constat, nombreux sont les industriels ayant demandé la réouverture de négociations , soit en se plaçant sous l'égide de la Charte signée entre les acteurs le 18 mars 2022 (cf. infra ), soit en activant la clause prévue à cet effet à l'article L. 441-8 du code de commerce. Cette clause permet, lorsque les prix de production des produits agricoles et alimentaires sont significativement affectés par des fluctuations des prix des MPA et MPI - matières premières industrielles - (énergie, emballage, transport), de rediscuter du tarif de l'industriel, mais sans obligation de résultat (d'une certaine façon, elle ne garantit que le fait que les parties échangent à nouveau sur le sujet, mais ces échanges peuvent très bien ne déboucher sur aucune avancée). La clause doit simplement préciser les conditions et les seuils de déclenchement de la renégociation. En l'espèce, selon l'ILEC, 46 % des hausses de tarifs demandées lors de ce second « round » étaient imputables aux MPA, 29 % aux emballages et 22 % à l'énergie et au transport.

Au total, 95 % des adhérents de l'ANIA ont entamé une démarche de renégociation courant 2022, et 86 % de ceux de l'ILEC. Selon la Fédération du commerce et de la distribution, 75 % à 85 % des contrats de marques nationales sont en renégociation . Majoritairement, les industriels ont choisi de renégocier sous l'égide de la Charte du 18 mars 2022, et non en activant la clause de renégociation.

Lors de ce « round n° 2 » des négociations, toujours en cours au moment de la publication de ce rapport, les industriels ont demandé des hausses de tarifs situées entre 10 % et 12 % 31 ( * ) selon plusieurs sources concordantes, dont le médiateur des relations commerciales agricoles. Le résultat de ces nouvelles négociations devrait se situer aux alentours de 4-5 % (expliquant en partie la nouvelle hausse de l'inflation attendue à la fin de l'été). Selon un distributeur, les hausses de tarif concernant les dix produits les plus vendus aux consommateurs se situeraient entre 5 et 20 %.

Un distributeur a notamment indiqué au groupe de suivi avoir reçu 1 500 demandes de renégociation (dont 900 par des PME), la hausse des tarifs qui en résulte équivalant à 375 millions d'euros (et autant pour les MDD).

Au total, selon l'ANIA, 30 % seulement de ses adhérents avaient terminé leur deuxième cycle de négociation à la fin de la première semaine de juillet (pour rappel, 95 % d'entre eux ont demandé cette renégociation). Selon la Coopérative agricole, environ 20 % des renégociations entamées début avril n'avaient toujours pas abouti en juillet .

Selon les données issues du comité de suivi des négociations du 7 juillet, 40 % des renégociations pour les marques nationales seraient désormais conclues au 7 juillet 2022 .

Surtout, mi-juillet, l'état d'avancement de ces renégociations restait très hétérogène selon les distributeurs . Certaines centrales d'achat auraient refusé totalement la hausse de tarif demandée dans plus d'un tiers des cas, et ne l'auraient acceptée entièrement que dans moins de 10 % des cas 32 ( * ) .

D'autres distributeurs, en revanche, semblent faire preuve d'une plus grande célérité et accepter des hausses plus importantes. L'un d'entre eux, par exemple, aurait accepté des hausses de 7,3 % en moyenne, pour des demandes de 9 % en juillet. Concernant les MDD, ce distributeur aurait accepté des hausses de 8,4 % en moyenne, pour des demandes de 11,1 %.

3. Des négociations pour les produits vendus sous marque de distributeur plus fluides que celles pour les marques nationales

Tous les acteurs entendus par le groupe de suivi l'ont confirmé : les négociations des MDD se sont terminées plus tôt que celles des marques nationales , et en acceptant généralement des hausses de tarifs plus élevées 33 ( * ) (intégrant par exemple 30 à 50 % de la hausse des MPI) 34 ( * ) . Cette dichotomie se retrouve dans les prix de vente aux consommateurs. Selon l'ILEC, la hausse des prix des MDD dans les rayons est deux fois supérieure à celle des marques nationales : + 7,4 % contre + 4,2 %.

Trois raisons principales sont avancées pour expliquer cette situation :

• certaines marques nationales sont substituables entre elles , ce qui déséquilibrerait le rapport de force au profit du distributeur, qui peut prendre plus facilement le risque que telle ou marque ne figure pas dans ses rayons, du moment qu'il est approvisionné par la marque concurrente. En revanche, pour les produits vendus sous MDD, le dommage serait plus important pour le distributeur s'il vient à manquer du produit , compte tenu de son caractère relativement plus « unique » : il importe donc qu'il ne subisse pas de rupture de rayon. Les professionnels du secteur ont indiqué au groupe de suivi qu'en moyenne 90 % des renégociations MDD étaient déjà achevées, alors que ce pourcentage serait bien inférieur pour les marques nationales ;

• les marges réalisées par les distributeurs sur les produits vendus sous MDD sont plus importantes que celles réalisées sur les marques nationales. Par conséquent, ils peuvent s'acquitter d'un tarif plus élevé, sans pour autant perdre leur positionnement commercial de produit moins cher que les marques nationales ou que les produits de PME ;

• le niveau de confiance entre cocontractants semble plus élevé dans le cas des MDD , car les distributeurs ont une bonne connaissance de la composition du produit (ils fixent le cahier des charges) et les hausses de tarifs demandées seraient donc plus transparentes.

Les MDD sont en effet devenues un relais de croissance fondamental pour les distributeurs (elles représentent 32,6 % des ventes en grandes et moyennes surfaces (GMS)), qui leur permet de renouer avec l'alliance de marges élevées et de volumes significatifs. Cette situation a été renforcée fortement par la loi Egalim qui, en renchérissant les prix des marques nationales et en « forçant » les enseignes à générer davantage de marge sur ces produits, leur a permis à la fois de renforcer la compétitivité de leurs MDD, et de diversifier leur gamme de MDD (« standard », « premier prix », « bio », « premium », etc.) tout en restant moins cher que les marques de PME. Alors que la part de marché des MDD tendait à reculer depuis le début des années 2010, elle s'est stabilisée depuis la loi Egalim et a progressé début 2022.

4. Dans l'ensemble, un niveau de tension inédit entre industriels et distributeurs
a) Selon les distributeurs, les industriels manqueraient de transparence

Compte tenu des différents éléments mentionnés supra , les professionnels ont fait part au groupe de suivi d'un niveau de tension élevé durant ces négociations et renégociations commerciales . Les recours au médiateur des relations commerciales et agricoles en attestent : alors qu'en 2021, il n'avait été saisi que d'une cinquantaine de médiations, dont une trentaine au titre des négociations commerciales, il est déjà intervenu 130 fois au 1er juillet , dont 60 fois rien que lors du « round n° 1 ».

Ainsi, les distributeurs considèrent que certaines hausses de tarif demandées seraient suspectes, compte tenu du fait que pour des produits similaires, elles ne seraient pas identiques selon l'identité du fournisseur (cf. supra ). Du reste, ils déplorent que certains industriels refusent de livrer les produits faisant l'objet de fortes promotions dans les rayons, afin d'accroitre la pression sur les distributeurs qui « comptent » sur ces promotions pour se démarquer de leurs concurrents.

Ils regrettent également que les industriels, plutôt que d'activer les clauses de révision automatique des prix prévues dans les contrats, aient choisi de se placer sous l'égide de la Charte du 18 mars 2022 et aient envoyé de nouveaux tarifs. Sur ce dernier point, il convient pourtant de noter que l'ensemble des auditionnés ont indiqué au groupe de suivi que la définition de ces clauses de révision avait été précipitée, et nombre d'acteurs entendus ont jugé que les seuils de déclenchement avaient été fixés de telle sorte que, précisément, ces clauses ne puissent être activées ... ce qui semble justifier le fait que de nouvelles négociations aient été privilégiées.

b) Selon les industriels, les distributeurs refusent catégoriquement de « passer » les hausses de tarifs liées aux matières premières industrielles

Les fournisseurs quant à eux, remarquent que certains prix de vente au consommateur final ont augmenté dans les rayons de la grande distribution , alors même qu'elle aurait refusé au préalable les hausses de tarifs qu'ils demandent.

Par ailleurs, ils déplorent un climat général de fermeté de la part des distributeurs, qui refuseraient nettement d'accepter la partie des hausses de tarifs liée aux matières premières industrielles , et qui rallongeraient inutilement les négociations afin de « gagner du temps », ce qui se traduirait par des pertes pour les fournisseurs qui affrontent l'évolution des prix des MPI.

De façon générale, le niveau de tension atteint fait courir un risque non négligeable de rupture d'approvisionnement . Plusieurs représentants des fournisseurs ont indiqué que si leurs demandes de renégociation étaient rejetées, ou exagérément revues à la baisse, il leur reviendrait moins cher de cesser la production et l'approvisionnement que de contractualiser à ce tarif. Ce faisant, ils ont indiqué que certains de leurs adhérents étaient prêts à rompre les relations commerciales qui les unissent aux distributeurs, dans un rapport de force qui semble loin de s'apaiser . Ce risque a été confirmé par les distributeurs 35 ( * ) , qui y voient une forme de « chantage » à la hausse de tarifs, insusceptible d'apaiser les tensions.


* 29 Loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs.

* 30 Médiateur des relations commerciales agricoles, Observatoire des négociations commerciales annuelles, Communiqué de presse de présentation des résultats, 9 juin 2022. Ce chiffrage est d'autant plus robuste qu'il est le même selon les deux modes de calcul : à partir des données des enseignes de la distribution, et à partir de celles des fournisseurs industriels.

* 31 Produits alimentaires et non-alimentaires. Selon un distributeur, les hausses demandées atteindraient 18 % pour la boucherie, 14 % pour la volaille, 19 % pour les surgelés salés.

* 32 Pour des raisons de confidentialité, l'identité des enseignes en question ne peut être dévoilée dans le présent rapport.

* 33 Il est difficile d'obtenir des chiffres consolidés quant à la hausse tarifaire demandée par les fabricants de MDD. Mais un distributeur a indiqué au groupe de suivi que les hausses demandées par les MDD représenteraient 375 millions d'euros, soit autant que les hausses demandées pour les marques nationales. Or les MDD ne représentent « que » 30 % des ventes, ce qui atteste donc d'une inflation des tarifs demandés plus élevée que pour les marques nationales.

* 34 À noter que Lidl est la première enseigne à avoir terminé ses négociations lors du « round n° 1 », et que ses rayons sont composés à 80 % de MDD.

* 35 L'un d'entre eux a indiqué au groupe de suivi que le taux de rupture d'approvisionnement atteindrait déjà 12 % en juillet 2022.

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