D. UN GOUVERNEMENT QUI SEMBLE SE DÉSINTÉRESSER DE LA SITUATION

Il a été fait état devant le groupe de suivi d'un manque d'implication de la part du Gouvernement dans le suivi des négociations commerciales , une fois qu'il a oeuvré à leur réouverture, d'autant plus regrettable compte tenu du contexte inédit dans lequel elles se déroulent et du niveau de tension qu'elles reflètent.

1. Une charte d'engagements au bon vouloir des parties, qui traduit bien plus un voeu pieux qu'une volonté d'encadrement des négociations

Certes, une charte d'engagements dans le contexte de la guerre en Ukraine a bien été rédigée sous l'impulsion du ministère chargé de l'agriculture et de celui de l'économie, et signée par les fournisseurs et distributeurs le 18 mars 2022. Mais elle semble bien faible au regard des pratiques des différentes parties à la négociation :

• premièrement, elle n'est pas juridiquement contraignante . Si elle a le mérite d'exister, son poids reste très faible au regard des lourds enjeux soulevés par ces négociations (concurrence féroce entre distributeurs pour paraître le moins cher, enjeux financiers de plusieurs dizaines de millions d'euros pour chaque groupe industriel, dénonciations publiques, etc.) ;

• deuxièmement, l'engagement des enseignes de distribution est « d'étudier attentivement les demandes de renégociation des contrats qui leur seront soumis [...] par les entreprises significativement touchées par les conséquences de la guerre en Ukraine et de l'avian influenza ». Par conséquent, toutes les hausses de matières premières liées à un autre facteur que la guerre en Ukraine (aléas climatiques extrêmes, par exemple), ne sont pas prises en compte ;

• troisièmement, un autre des engagements de la grande distribution est de porter une attention particulière à l'adaptation des contrats, y compris lorsque les critères de déclenchement des clauses (de révision automatique et de renégociation) ne sont pas réunis. Or, à nouveau, il ne s'agit que d'un voeu, sans obligation de résultat. Par exemple, il est simplement précisé, à propos des dates de mise en oeuvre, qu' « il pourra être envisagé de déclencher leur mise en oeuvre sans délai »... ;

• quatrièmement, de la part des fournisseurs , hormis le fait d'apporter en transparence et de bonne foi les justificatifs nécessaires, les engagements ne sont pas beaucoup plus contraignants . Par exemple, ils doivent « faire leurs meilleurs efforts pour livrer les marchandises aux conditions convenues ». Ils s'engagent également à « mettre en place, au niveau de chaque entreprise, des mécanismes d'allocation des produits, en cas de disponibilité limitée, garantissant un traitement équitable des enseignes ». Cette précision est toutefois surprenante, dans la mesure où parmi ces enseignes, certaines ont accepté les demandes de hausse de tarifs et d'autres non. Cette obligation d'allocation équitable gagnerait donc à être précisée, afin de définir si elle implique l'approvisionnement à « l'ancien » prix d'enseignes de distribution qui ne seraient par ailleurs pas entrées en renégociation.

Rien n'est précisé quant au contrôle du respect de ces engagements , si ce n'est que la médiation des relations commerciales agricoles se tient à la disposition des parties pour faciliter les renégociations.

Autre exemple du manque d'intérêt que le Gouvernement semble porter à ces questions pourtant fondamentales : ce n'est que le 13 juillet qu'un site dédié a été mis en place par la DGCCRF pour recueillir les signalements d'entreprises qui s'estimeraient lésées par les pratiques de leur co-contractant. Hasard du calendrier, cette décision est intervenue deux semaines après que le dirigeant d'une enseigne de distribution ait publiquement fait état de hausses de tarif suspectes (alors que les tensions sont vives depuis au moins sept mois) : plutôt que d'agir dans la précipitation via une décision qui s'apparente surtout à un coup de communication, il aurait été préférable d'annoncer une telle plateforme bien plus tôt, de façon à apaiser les relations commerciales.

2. Un manque d'indicateurs de suivi qui permettraient d'objectiver la situation

Outre la charte d'engagements, le Gouvernement a mis en place un comité de suivi des relations commerciales , qui se réunit le jeudi matin. Selon plusieurs professionnels entendus par le groupe de suivi, l'utilité de ce comité est loin d'être évidente, puisqu'aucune décision n'y est actée et qu'il ne semble pas être donné suite aux différentes demandes des acteurs.

Selon les semaines, en outre, ce ne sont pas les mêmes ministres (ni le même nombre de ministres) qui président ces réunions. Cette situation fait du reste écho à ce qui s'apparente comme un conflit de compétences entre le ministère de l'agriculture et celui de l'économie , ce dernier tentant de « reprendre » la main sur le sujet après que le ministère de l'agriculture ait piloté la conception et l'examen de la loi Egalim 2...

Les réunions du comité de suivi devraient à tout le moins permettre d'engager des discussions entre acteurs (y compris les pouvoirs publics) sur la base d'indicateurs fiables et objectifs . Un tableau de bord de l'avancée des différentes négociations et renégociations par enseigne de distribution paraît ainsi utile : il permettrait aux services des ministères de suivre par exemple le pourcentage de hausses demandées et acceptées, en distinguant les marques nationales des MDD, les PME des grands groupes, etc. Ce tableau, revêtu du sceau de la confidentialité, pourrait être transmis aux organes compétents du Sénat et de l'Assemblée nationale. Il semblerait qu'une telle demande ait été formulée par l'un des membres de ce comité de suivi, mais sans suite.

Recommandation : établir par les services des ministères de l'agriculture et de l'économie un tableau de suivi de l'avancée des négociations et renégociations commerciales, transmis aux organes compétents du Parlement. Ce tableau distinguerait le cas des marques nationales de celui des MDD, ainsi que celui des PME de celui des grandes entreprises.

3. Le Gouvernement a attendu neuf mois pour publier les lignes directrices relatives aux pénalités logistiques, alors que ces dernières sont au coeur de vives tensions

L'article 7 de la loi Egalim 2, introduit au Sénat par un amendement de Laurent Duplomb, crée pour la première fois un encadrement des pénalités logistiques , ces dernières étant devenues de plus en plus une source de profits à elles seules et de moins en moins la simple sanction d'un manquement contractuel.

Le nouvel article L. 441-17 du code de commerce précise notamment que ces pénalités « doivent être proportionnées au préjudice subi au regard de l'inexécution d'engagements contractuels » et que « seules les situations ayant entraîné des ruptures de stock peuvent justifier l'application de pénalités logistiques 42 ( * ) ». L'objectif était d'éviter l'application de pénalités lorsque l'éventuel manquement au contrat (retard dans la livraison, quantité légèrement inférieure à celle prévue, etc.) n'a entraîné aucun réel préjudice au distributeur, afin d'empêcher les situations où elles seraient détournées de leur esprit initial afin de devenir un simple centre de profits.

En outre, sont désormais interdites certaines pratiques, comme la déduction d'office des pénalités du montant de la facture. Afin d'assurer une bonne application de la loi et une bonne appropriation du nouveau cadre par les acteurs, l'article L. 441-19 du code de commerce prévoit également qu'un guide des bonnes pratiques en la matière est publié et actualisé régulièrement.

Pour autant, il semble que ce cadre légal fasse l'objet de contournements de la part des distributeurs, qui n'auraient pas modifié leurs pratiques en matière de pénalités logistiques (sauf une réduction des déductions d'office) et qui ne fourniraient pas de justification probante lorsqu'ils en infligent. C'est la raison pour laquelle la Sénatrice rapporteure de la loi Egalim 2, Anne-Catherine Loisier, a précisé en commission le 30 mars 2022 l'intention exacte du législateur, et rappelé notamment l'urgence que ces lignes directrices soient publiées par les services de la DGCCRF 43 ( * ) .

Très attendu, il n'est pourtant paru que le 11 juillet 2022, soit neuf mois après la publication de la loi , ce qui traduit, là aussi, le désintérêt du Gouvernement pour ces sujets pourtant fondamentaux.

Ce retard est d'autant plus dommageable que d'après les industriels entendus, l'application de pénalités logistiques n'a quasiment pas faibli malgré le contexte actuel qui désorganise les chaînes de production et fragilise l'approvisionnement. Elle aurait même augmenté en janvier et février 2022 pour près de la moitié d'entre eux .

Pourtant, la Charte d'engagement (cf. supra ) précise bien que les enseignes de distribution « s'engagent à tenir compte de ce contexte exceptionnel et à ne pas appliquer les pénalités logistiques contractuelles dès lors que les fournisseurs de produits agricoles et alimentaires fortement impactés par les conséquences de la guerre en Ukraine ou de l'avian influenza (approvisionnement, renchérissement des ingrédients impliquant des changements de recettes...) alerteront dans les meilleurs délais, leurs partenaires distributeurs des difficultés qu'ils rencontrent en raison de ces circonstances » .


* 42 Par dérogation, le distributeur peut infliger des pénalités logistiques dans d'autres cas dès lors qu'il démontre et documente par écrit l'existence d'un préjudice.

* 43 Rapport d'information n° 595 (2021-2022) de Mme Anne-Catherine LOISIER, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 30 mars 2022.

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