AUDITION DE M. RENATO RUGGIERO, DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (4 FÉVRIER 1997)

M. René Monory, Président du Sénat. - Monsieur le Directeur général, Monsieur le Président, de la commission, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, quelques mots pour vous remercier de vous être mobilisés. Je me réjouis de l'initiative de la commission des Affaires Économiques qui nous donne aujourd'hui à la fois le plaisir et l'honneur de recevoir M. Renato Ruggiero, et l'occasion d'améliorer et d'approfondir notre culture économique et financière internationale. Notre opinion publique a toujours, en effet, tendance à se replier sur elle-même quand on lui parle de la mondialisation.

C'est l'occasion d'entendre M. Renato Ruggiero. Je l'ai rencontré ce matin, dans mon bureau, avec M. Jean François-Poncet, c'était vraiment passionnant.

M. Jean François-Poncet, Président de la Commission des Affaires économiques. - Monsieur le Président, Monsieur le Directeur général, je voudrais tout d'abord remercier le Président du Sénat d'être ici et d'honorer de sa présence notre réunion. Je voudrais naturellement remercier M. Renato Ruggiero d'avoir répondu à notre invitation.

Je crois que le recevoir ici, aujourd'hui, est un véritable privilège, en ce sens qu'il est l'homme-clé de ce que l'on peut considérer comme le problème majeur de cette fin de siècle. Si l'on posait à une audience, dans presque n'importe quel pays, la question suivante : " quel est ce problème majeur " ? Je crois qu'il se trouverait à peu près 90 % des gens qui répondraient : " c'est la mondialisation ". Je ne prétends pas que ceux qui font cette réponse savent exactement ce que ce mot recouvre, mais ce mot est sur toutes les lèvres et l'homme qui le symbolise est M. Renato Ruggiero.

Monsieur le Directeur général, vous accueillir ici aujourd'hui est un privilège. J'ajoute que ce n'est pas une surprise. Je vous connais depuis de nombreuses années, nous avons participé ensemble à diverses entreprises, concernant en général la construction européenne. Je sais que vous parlez le français mieux que la plupart d'entre nous et il m'a toujours semblé que vous aviez une certaine sympathie pour la France. Laissez-moi vous dire que je vous suis très reconnaissant d'être venu.

Nous sommes très curieux de ce que vous allez nous dire, pour de multiples raisons. Je vous pose tout de suite quelques questions pour orienter votre intervention.

L'Organisation Mondiale du Commerce est née, vous le savez, il y a très peu de temps. Elle a deux ans d'âge. Elle a remplacé une organisation dont les initiales avaient fini par être familières, le GATT. Je crois que personne n'était capable de dire ce que ces initiales recouvraient, mais tout le monde avait du GATT le sentiment que c'était l'une des menaces qui pesaient sur notre pays, sa prospérité et ses emplois. Voilà l'Organisation Mondiale du Commerce qui, après un demi siècle -puisqu'elle devait naître après 1945-, est née.

Monsieur le Directeur général, nous souhaiterions que vous nous disiez en quoi l'Organisation Mondiale du Commerce est différente du GATT. Est-elle un progrès ? Sur quel plan est-elle un progrès ? Nous avons eu souvent le sentiment que le GATT était une organisation dont les règles s'appliquaient davantage aux puissances faibles qu'aux puissances fortes, que les États-Unis s'appuyaient sur le GATT quand cela les arrangeait, et qu'au contraire, ils en prenaient à leur aise quand leurs intérêts n'allaient pas dans le sens du GATT. Est-ce que l'OMC apporte une réponse aux déficiences que le GATT avait manifestées ?

Deuxièmement, la mondialisation. Monsieur le Directeur général, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous posiez la question par le biais d'un sondage, dans un pays comme la France, les opinions favorables seraient très largement minoritaires. On a le sentiment que la mondialisation est une machine à détruire les emplois, que c'est une machine par laquelle nos investissements se délocalisent et vont transférer des emplois français en Asie ou en Amérique Latine. Que peut-on répondre à cela ? Comment imaginez-vous que l'on puisse arriver à combler le déficit d'information qui existe, l'écart entre une opinion publique très réservée et une réalité internationale qui se développe avec une considérable rapidité dans le sens de la mondialisation ? N'y a-t-il pas des limites à la mondialisation ? Les limites d'autrefois n'étaient pas seulement les tarifs et les contingents, c'était aussi les frais de transport. Il existait une protection géographique. Aujourd'hui, ces protections ont toutes éclaté ou sont en voie de le faire. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où il faut dire : "oui, il nous faut du libre échange, c'est un vecteur de progrès, mais à condition de lui fixer des limites et des règles" ? Quelles sont ces limites et ces règles ?

Troisième question. Au moment où la mondialisation progresse, nous construisons en même temps une Europe unie. Pouvez-vous nous dire comment vous voyez la place de l'Union Européenne dans le contexte de cette mondialisation ? Est-ce que la mondialisation ne la rattrape pas ? Est-ce qu'elle ne la dilue pas ? Est-ce que l'Europe est encore à l'ordre du jour, compte tenu de ce mouvement qui crée une planète unique ? Que pensez-vous, dans ce contexte, de la monnaie unique qui va naître ?

Voilà beaucoup de questions : excusez-moi de vous " bombarder " tout de suite.

Je vous donne la parole et je vous renouvelle encore une fois le témoignage de notre reconnaissance et de notre extrême curiosité.

M. Renato Ruggiero. - Merci infiniment, Monsieur le Président du Sénat et merci beaucoup, Monsieur le Président, si vous le permettez, mon cher ami, au nom de grandes expériences européennes que nous avons faites ensemble. Mesdames, Messieurs les sénateurs, Mesdames, Messieurs, je me sens très honoré d'être aujourd'hui parmi vous. C'est à moi de vous remercier et non à vous car venir à Paris au Sénat est non seulement un honneur, mais aussi un grand plaisir. Je vous remercie d'avoir organisé ce débat sur la mondialisation car c'est quelque chose qui manque, notamment en Europe. Nous avons besoin de pouvoir essayer d'éclaircir ce phénomène qui a déjà marqué la fin de ce siècle et qui va marquer encore plus le début du XXIème siècle. Votre initiative est très importante et très intéressante.

Je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites que la mondialisation suscite avant tout de grandes inquiétudes, de grandes incertitudes dans l'opinion publique. C'est à cause du manque d'information et de débats. Nous devons essayer d'éclaircir la réalité. La mondialisation ne sera jamais le paradis, mais elle ne sera pas l'enfer. Ce que sera la mondialisation dépend de nous et de la contribution que nous y amenons.

Je veux vous dire une chose tout de suite. Vue de Genève, la France est une grande puissance commerciale, un grand acteur dans la mondialisation. Vous êtes le quatrième pays importateur et exportateur au monde, le deuxième pays exportateur en matière de services, le troisième pays receveur d'investissements directs. Vous n'êtes pas une puissance marginale, vous êtes une puissance au sein de l'action de la mondialisation et de la création de la mondialisation. Vous devez donc participer à ce débat avec non pas seulement de l'espoir, mais avec la conscience et le sentiment que vous pouvez avoir -comme vous l'avez toujours eu dans l'histoire de la politique étrangère et de l'économie internationale- un rôle principal sur ce que va être cette mondialisation.

La première question que M. le Président m'a posée est la suivante : quelle est la différence entre le GATT et l'Organisation Mondiale du Commerce ?

Du point de vue institutionnel, le GATT était un accord commercial provisoire. L'OMC est une institution internationale. De ce point de vue, il y a une différence institutionnelle remarquable.

La chose la plus importante est que le GATT était une organisation qui gérait le système multilatéral des échanges sur une base volontariste, certes contraignante, mais davantage volontariste et obligatoire. L'OMC est un système qui gère le système multilatéral des échanges sur la base de règles contraignantes acceptées et négociées du point de vue international, avec un système de règlement des différends capable d'imposer le respect des règles et des disciplines.

A Singapour, les pays membres ont procédé à une analyse des deux premières années de fonctionnement de l'OMC et en particulier de la procédure pour la solution des différends. Cette procédure constitue un des fondements de l'OMC. Elle est efficace et est utilisée aussi bien par les pays industrialisés que par les pays en voie de développement qui, du temps du GATT, ne l'utilisaient pratiquement pas. A présent, les pays en voie de développement sont presque pour moitié à l'origine des cas présentés.

Pourquoi ? Parce que cette procédure peut être aussi bonne pour les grands pays que pour les petits pays. Le cas que l'on mentionne toujours est celui du Costa Rica, petit pays qui a amené les États-Unis devant la procédure pour une question de textile. Le Costa Rica a gagné, les États-Unis ont accepté de modifier leur position. D'autres arrêts importants ont été pris. Un autre pays a, par exemple, obtenu un changement dans la législation des États-Unis en matière d'environnement.

C'est un système qui fonctionne de façon automatique, transparente et, jusqu'à ce jour, à la satisfaction de tous.

Tel est le point qui apparaît à la surface comme l'élément substantiel des différences entre le GATT et l'OMC. Mais si, pour un instant, on laisse ce qui est l'aspect institutionnel ou celui des procédures pour faire respecter les règles, et que l'on s'attache au problème de la direction du programme de travail, nous avons devant nous un programme de travail imposant, et certainement bien différent de ce qu'était le programme de travail du GATT.

D'ici à 15 jours, nous devons conclure une négociation qui peut être appelée "historique" sur la libéralisation -cela couvre pratiquement 90 % du marché mondial- et sur les règles de concurrence dans le domaine des télécommunications. Cela veut dire 500 milliards de dollars en terme de revenus des sociétés de télécommunications.

Par exemple, en 1987, les sociétés américaines dépensaient, pour les services de télécommunications, 15 % de plus que leur consommation de pétrole. Si on fait le rapport entre ce chiffre de 1987 et la réalité d'aujourd'hui, et qu'on le compare avec la situation européenne, on arrive à des considérations de quantités beaucoup plus grandes. Cela veut dire que, véritablement, dans le XXIème siècle, les services de télécommunications seront beaucoup plus importants que ce qu'était le pétrole dans la société industrialisée dans laquelle nous avons vécu.

Un mois et demi après la conclusion de la prochaine négociation sur les télécommunications, nous devons compléter la négociation sur les technologies de l'information, c'est-à-dire l'élimination, d'ici à l'an 2000, de la plus grande partie des droits de douanes, pour tous les pays, des produits de technologies de l'information. C'est une négociation qui intéresse beaucoup la France, en raison de sa position très compétitive dans le monde. Là aussi, nous sommes devant des chiffres très intéressants. Le commerce des technologies de l'information dans le monde représente aujourd'hui 500 milliards de dollars, pratiquement la valeur globale du commerce de tous les produits agricoles. Si vous prenez les deux dossiers, celui des télécommunications et celui des technologies de l'information, vous pouvez conclure que pour la valeur et l'importance, nous avons pratiquement déjà accompli un nouveau round.

Il faut ajouter qu'au mois d'avril, nous recommençons la négociation pour la libéralisation des services financiers, banques, assurances, etc, que nous devrions compléter d'ici la fin de l'année.

Avec ces trois grandes négociations sectorielles : télécommunications, technologies de l'information, et services financiers, nous pouvons dire que nous amenons le système commercial mondial pratiquement à la hauteur de ce que seront les nécessités du XXIème siècle.

Mais ce serait peu de parler seulement de chiffres et de quantités. Avec cette libéralisation et avec les règles de concurrence faites pour défendre les nouveaux concurrents et les petits concurrents devant les positions dominantes des grandes sociétés existantes, nous sommes en train de donner la possibilité à tous les pays du monde, sur une position paritaire, pays riches et pays pauvres, d'avoir le même accès à l'information et à l'éducation. C'est un processus révolutionnaire qui va changer véritablement la société humaine de demain. C'est quelque chose qui dépasse de beaucoup le cadre quantitatif et sectoriel.

De plus, 28 pays sont candidats à l'adhésion à l'OMC. Ce sont tous des pays en voie de développement ou des économies en transition. Cela démontre que la vision d'une économie de marché, dans un cadre de règles et de disciplines acceptées du point de vue international, est considérée comme la voie la plus importante pour le développement de ces pays , dont un grand nombre sont importants du point de vue commercial comme la Chine, la Russie, l'Ukraine, les pays baltes, l'Arménie, l'Arabie Saoudite, Taiwan, etc.

Enfin, nous préparons également une conférence très importante qui montrera que l'OMC n'est pas un club qui s'occupe simplement des nouvelles technologies ou des produits qui intéressent les pays industrialisés, mais est au contraire une organisation qui prend bien en compte les nécessités des pays les plus pauvres. Nous organiserons cette année une conférence à laquelle participeront les principales institutions financières internationales pour étudier une approche intégrée -et c'est cela la nouveauté- des efforts conduits par chacune de nos organisations pour combattre la marginalisation des pays les plus pauvres. Dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce avec la Banque mondiale, nous sommes aussi en train d'étudier comment nous pouvons utiliser les nouvelles technologies pour faire faire un grand pas en avant aux pays les moins développés. L'un des objectifs que nous nous sommes fixé est de donner, d'ici à 10 ans, à chaque petit village dans le monde un téléphone mobile. Cela peut être la différence entre la vie et la mort car avec un téléphone mobile, vous pouvez appeler du secours pour des maladies, avoir des renseignements, etc. C'est l'une des choses que nous sommes en train de faire.

En outre, avec la Banque mondiale, nous sommes en train de créer un site sur Internet et de réaliser des investissements pour permettre aux pays africains de recueillir toutes les donnés possibles concernant les politiques et les données statistiques de développement, y compris des exemples de politiques applicables à certaines situations, de sorte que les hommes politiques des pays en voie de développement aient à disposition toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin.

La bataille que nous menons va bien au-delà de l'ouverture des marchés, car il s'agit d'essayer d'améliorer les conditions de vie des pays les plus pauvres du monde. Ceux-ci ne peuvent pas rester çà l'écart des bénéfices de la globalisation de l'économie de la mondialisation.

La mondialisation est une réalité. Ce n'est pas une option. C'est une réalité qui est déjà dans notre vie quotidienne, c'est une réalité qui commence chez nous : le matin, vous vous réveillez avec un petit appareil radio japonais assemblé en Malaisie, vous buvez un café de Colombie, vous prenez votre voiture qui a été construite en France mais dont 50 % des pièces viennent de partout dans le monde, puis vous allez au bureau où il y a votre ordinateur et tous les autres instruments produits avec des pièces venant de partout dans le monde. La mondialisation est déjà, dans notre vie quotidienne, une réalité. Ce n'est pas un choix. La mondialisation est la conséquence du progrès technologique : le développement des transports terrestres, maritimes, aériens, des télécommunications, de la télévision, etc.

Il faudrait arrêter tout cela pour arrêter la globalisation. Pensez-vous que dans nos pays, on pourrait accepter une société sans mondialisation ? Par exemple, quel serait le prix d'une voiture construite entièrement en France ? Combien de gens pourraient acheter ce genre de voiture ? Moins peut-être, car les prix seraient beaucoup plus élevés et la qualité ne serait sûrement pas la même que celle que vous pouvez avoir en achetant les meilleures pièces de rechange aux meilleurs prix dans le monde. Dans notre vie quotidienne, ce serait une révolution absolument inacceptable pour chacun de nous, d'autant qu'elle s'accompagnerait d'une destruction d'emplois. Il est inimaginable de garder les exportations et interrompre les importations. La conséquence serait que les autres pays feraient la même chose. Notre niveau de vie baisserait et nous perdrions des emplois.

La mondialisation est un processus auquel on ne peut s'opposer, mais auquel on doit s'adapter. Tel est le premier défi auquel nous devons faire face.

La mondialisation ne détruit pas les emplois. Considérez maintenant que les pays qui ont une plus forte croissance dans le monde sont les pays d'Asie, les pays d'Amérique Latine, certains pays d'Afrique et certains pays de l'Europe centrale et orientale qui, vous le savez sont de grands pays importateurs de produits européens et français. Si on fait le bilan de ce que sont nos exportations et nos importations dans ces pays, nous voyons que notre croissance et nos créations d'emplois dépendent de nos relations avec ces pays.

La mondialisation est aussi le résultat du progrès économique et technique. Aujourd'hui, nous avons, par l'effet de la mondialisation, deux milliards d'hommes en Asie, en Amérique Latine, dans certains pays d'Afrique et dans certains pays de l'ex-Union soviétique qui sont en train d'arriver sur le marché de la consommation et de la production. C'est une chance énorme pour les pays industrialisés que de pouvoir ouvrir leurs marchés à leurs exportations, et de pouvoir donner à ces pays les moyens de se développer. Cela ne devrait pas nous rendre la vie difficile et, au contraire, pourrait permettre à nos pays d'accroître leur croissance dans les années à venir. Cependant, si la mondialisation est une grande opportunité et un grand espoir, et non pas un danger, nous devons être conscients qu'il existe aussi des risques. Personne ne peut dire que c'est un processus facile et que tout va bien se passer. Mais si nous savons nous adapter et adapter nos structures aux besoins de la mondialisation, je crois que nous pouvons en tirer un profit énorme.

La croissance n'est plus uniquement dans les pays industrialisés, elle est aujourd'hui souvent à deux chiffres dans certains pays en voie de développement.

La dernière question que l'on m'a posée est celle du rôle de l'Europe dans ce processus de mondialisation.

L'Europe est un passage indispensable pour permettre aux pays européens d'avoir une plus grande compétitivité dans le monde. Nous avons parlé aujourd'hui de ce que pourrait être la contribution d'une monnaie européenne à une plus grande stabilité dans le domaine des parités monétaires. Je crois que la question d'une monnaie européenne donnerait une plus grande stabilité au marché des changes monétaires. La monnaie unique devrait marquer, non pas la fin d'un processus dans la construction européenne, mais le point de départ d'une plus grande participation à la compétition mondiale et à la mondialisation. Je ne vois pas de contradiction, mais une complémentarité.

Comment combler le déficit d'informations ?

Tel est le problème essentiel devant lequel nous nous trouvons et devant lequel vous vous trouvez dans vos circonscriptions électorales, et dans vos batailles quotidiennes dans la vie politique. Nous devons changer de message, nous devons dire la vérité avec tout l'espoir que cette vérité entraîne avec elle. En effet, le message n'est pas un message de désespoir. C'est non seulement un message d'adaptation, de changement, mais aussi un message de croissance, un message d'entrée dans une nouvelle phase avec une rapidité et une vélocité qui ne dépendent pas de nous, mais qui seront certainement l'une des contraintes.

Certaines choses vont avoir une signification différente. Prenons le problème de la sécurité de l'emploi. Il est évident qu'aujourd'hui, la sécurité de l'emploi, notamment en Europe, est liée à l'immobilité : on considère qu'un emploi est sûr si c'est un emploi dans lequel, vous pouvez rester toute votre vie, quoi qu'il se passe. C'est peut-être la raison pour laquelle 50 % des jeunes européens songent à avoir un emploi dans la fonction publique. Il est évident que dans les années qui viennent, la sécurité de l'emploi ne sera pas synonyme d'immobilité. L'éducation sera encore plus déterminante dans le processus d'adaptation. Les jeunes doivent de plus en plus avoir la capacité d'être flexibles et mobiles dans leur vie professionnelle. La sécurité sera liée à cette capacité de flexibilité et de mobilité. Ceux qui seront capables de flexibilité et de mobilité devraient avoir une sécurité de l'emploi plus grande que celle que l'on connaît aujourd'hui.

Les choses deviennent différentes et nous devrons nous adapter à ces changements conceptuels en allant vers la mondialisation.

Ma conclusion -et j'espère que nous pourrons, à travers les questions et les réponses, entrer davantage dans le vif du débat- est qu'il n'y a rien d'inéluctable dans la mondialisation. C'est quelque chose qui dépend, comme je l'ai dit au début, de notre action, de notre politique, de notre volonté. On ne peut pas arrêter le progrès technique, le progrès humain. Il faut se rendre compte que la mondialisation, aujourd'hui, n'est plus simplement la libre circulation des biens et des capitaux, et qu'elle revêt de plus en plus une dimension humaine.

Si vous voyagez dans le monde, vous observez que les Gouvernements et les opinions publiques perçoivent de plus en plus les bénéfices de la mondialisation, porteuse d'espoir, de pouvoir améliorer leur niveau de vie. Il est impensable de pouvoir fermer nos frontières aux marchandises et aux hommes sans avoir devant nous une catastrophe de caractère mondial. La politique d'ouverture, la politique d'adaptation vers la mondialisation est une nécessité et, je le répète, un grand espoir de croissance et de paix.

M. Jean François-Poncet - Merci de cette brillante introduction qui, je crois, ouvre parfaitement notre débat. Je vais vous poser tout de suite une question qui intéresse, je le sais, un certain nombre de ceux qui sont ici et, au-delà, la plupart des sénateurs.

Nous nous attendons à ce qu'à partir de l'an 2000, on entre de nouveau dans un grand cycle de négociations, et nous nous préoccupons de savoir dans quelle mesure ces négociations auront l'agriculture pour cible. Notre préoccupation est de savoir si nous devons nous attendre à ce que des pressions analogues à celles que nous avons connues dans l'Uruguay round s'exercent sur notre agriculture. Quand on va à Bruxelles, on est frappé de ce que les responsables de la politique agricole européenne considèrent qu'il va falloir remettre la politique agricole européenne en chantier, alors qu'il nous semble qu'elle vient à peine d'être réformée et que des pressions considérables vont s'exercer pour la libéraliser encore plus qu'elle ne l'est. Pouvez-vous nous dire, dans les perspectives de notre agriculture nationale, mais dans son cadre européen, quelles sont les pressions auxquelles nous devons nous attendre ? Comment pensez-vous que nous puissions ou devions réagir ?

M. Renato Ruggiero. - Vous savez qu'à la fin du cycle de l'Uruguay, on a pris un engagement ferme d'avoir, à la fin de notre siècle, notamment à la fin de l'année 1999, une nouvelle phase de négociation pour continuer dans la voie de la libéralisation dans les secteurs de l'agriculture, et des services, mais aussi pour reprendre aussi les négociations sur la propriété intellectuelle, et, à la lumière des décisions prises à Singapour, engager éventuellement une négociation sur les investissements et les règles de concurrence. Il existe déjà une pression de certains pays qui disent que dans ce cadre, il faudrait y ajouter encore une libéralisation ultérieure pour les produits industriels.

Certains parlent déjà d'un nouveau cycle de négociations commerciales, d'autres préfèrent ne pas prononcer ce mot, mais, certes, à la fin de ce siècle, d'ici pratiquement 3 ans, nous sommes tenus par les engagements que nous avons déjà pris lors de la conclusion des négociations d'Uruguay, devant des négociations futures très importantes. Dans ces négociations, l'agriculture aura une place importante.

Vous me posez la question de savoir si l'Europe devra faire face à une pression comparable à celle qu'elle a connue dans l'Uruguay round. Je ne veux pas entrer dans une telle discussion mais il me semble que la pression sera certainement importante.

Au regard de l'attente, notamment des pays en voie de développement, d'avoir un degré plus fort de libéralisation dans la politique agricole commune ; au regard de ce que sera la pression à venir pour l'élargissement de l'Union Européenne aux pays de l'Europe centrale et orientale, compte tenu des contraintes budgétaires auxquelles nous devrons faire face dans le cadre de l'Union Européenne ; et, si on reste dans le domaine mondial, au regard d'un certain changement dans la politique de soutien des États-Unis pour les productions agricoles, je crois que la pression existera et sera forte pour continuer le processus de libéralisation.

Quant à la manière dont les experts, à Genève, voient la position de l'Europe, et notamment de la France, on a l'impression que la France est un pays qui devrait tirer de grands avantages d'une libéralisation ultérieure dans le domaine agricole. La France a, dans la plupart des cas, une économie agricole très performante, compétitive. Les marchés qui pourraient s'ouvrir dans les pays asiatiques sont d'une très grande importance. La France ne devrait donc craindre une phase ultérieure de libéralisation. Évidemment, il convient de se préparer à cela. J'ajoute que les diminutions du soutien agricole ne concernent pas toute une série de subventions pour améliorer l'environnement, le tourisme et toute une série d'activités qui ne sont pas liées à la production agricole. Certes, il faudra introduire des changements et, dans certains cas, peut-être difficiles, mais les perspectives, en général, telles qu'on les voit de l'extérieur pour ce qui concerne la France sont des perspectives positives.

M. Michel Souplet. - Monsieur le Directeur général, dans la foulée, faisant suite à la question que vient de poser M. le Président Francois-Poncet, je voudrais vous poser une question.

Pensez-vous que l'Europe sera capable de parler, dans les négociations futures, d'une seule voix ? Je pense au problème agricole. Il est évident que l'agriculture européenne a une vocation totalement différente de l'agriculture des grands pays exportateurs comme les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande. En effet, se pose le problème de la densité démographique et de l'aménagement du territoire. Nous pensons que la loi d'orientation agricole devra considérer ces nouveaux paramètres et devra donc proposer à l'agriculture française des perspectives de développement qui devront tenir compte d'une part, de son rôle dans l'aménagement du territoire et, d'autre part, de son rôle dans la conquête des marchés extérieurs.

Il nous faut une agriculture offensive, il faut que l'Europe soit offensive et ne se contente pas d'accepter la pression extérieure car il existe d'immenses possibilités de consommation dans le monde et la France doit y avoir sa place.

M. Renato Ruggiero. - Je vous remercie de votre question qui est à mon avis très bien centrée.

Ceux qui pensent que l'Europe est une forteresse se trompent. L'Europe n'est pas une forteresse. De tous points de vue, l'Europe est ouverte et pleinement insérée dans la réalité économique mondiale.

Si je dois exprimer, en tant que vieil européen, un jugement sur l'attitude européenne, je dirais que l'Europe apparaît parfois plus sur la défensive que sur l'offensive. Ce que vous avez dit me plaît beaucoup : l'Europe doit apparaître beaucoup plus sur l'offensive que sur la défensive. Elle doit demander l'ouverture des marchés plutôt que de défendre ses marchés. Le véritable pari qu'il faut faire dans ces négociations est d'avoir davantage accès aux marchés pour exporter. Évidemment, il faut être à même de pouvoir ouvrir ses propres marchés.

Sur le problème de l'Europe qui parle d'une seule voix, je peux vous dire qu'à Genève, l'Europe parle toujours d'une seule voix. La voix de l'Europe, indépendamment des diversités à l'intérieur des délégations européennes, apparaît comme une voix unique. L'Europe, à Genève, est très forte et c'est le jugement de toutes les autres délégations.

M. Jean-François Le Grand. - Vous avez affirmé un acte de foi en disant que la mondialisation était un grand espoir. Je ne demande qu'à partager votre credo, mais j'ai auparavant quelques inquiétudes à lever.

La première concerne l'évolution des salaires, aux premières lumières de la mondialisation. On constate que dans les pays les moins développés, les salaires les plus bas évoluent plus vite vers le haut, alors qu'à l'inverse, dans les pays développés, les salaires les plus bas sont tirés vers le bas et les salaires les plus hauts évoluent vers le haut. Cela crée une distorsion qui devient socialement difficile à supporter et la correction est généralement de freiner la chute des salaires les plus bas. Cela produit une distorsion des termes de l'échange et finalement percute la compétitivité.

Quels seraient les moyens de régulation que l'on pourrait avoir à l'égard de ce premier phénomène ?

Par ailleurs, vous avez dit que vous étiez en train d'organiser une conférence internationale rassemblant l'OMC et les différents organismes mondiaux financiers. La fluctuation des taux de change d'une part, et les spéculations gigantesques auxquelles on assiste, d'autre part, font que l'on devrait peut-être organiser un plus grand rapprochement entre l'OMC et le FMI, par exemple, afin qu'il existe des actions plus harmonieuses et conjuguées ; faute de quoi la spéculation qui permet de vendre sans détenir et d'acheter sans payer, va venir perturber fortement la mondialisation des échanges.

M. Renato Ruggiero. - Sur votre première question, je peux répondre par deux considérations.

Comme vous le savez, le problème du respect des normes sociales fut l'un des éléments les plus importants de la conférence de Singapour. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'avant tout, se pose un problème important : il faut que tous les pays s'engagent à respecter les normes sociales. Tel est l'engagement. Dans le passé, il n'existait pas d'engagement dans le domaine commercial. Aujourd'hui, nous l'avons : le Bureau International de Travail doit s'occuper des normes sociales, en premier chef. Le Bureau International de Travail a pris des initiatives pour un programme de travail afin d'améliorer la situation.

Par ailleurs, les États sont tombés d'accord sur le point que vous évoquiez. La croissance conduit à une amélioration de la défense des droits sociaux. La croissance est facilitée par la libéralisation des échanges. Il ne faut donc pas agir à travers des mesures de protectionnisme, mais au contraire en ouvrant les économies. C'est le message donné à Singapour et c'est la contribution que nous pouvons apporter, en tant qu'organisation internationale, à ce problème.

Du point de vue des pays, le problème que vous avez soulevé doit être réglé au niveau national ou communautaire. Je reconnais qu'il y a là un problème, même si celui-ci doit être réglé à travers la formation professionnelle et la restructuration de l'appareil industriel. Ce n'est pas une organisation internationale à caractère contractuel comme l'OMC qui peut donner une réponse à ce problème.

M. Marcel Deneux. - En dehors des grands principes que je partage, très souvent, dans la négociation, on s'aperçoit que c'est sur des détails pratiques et les données d'entrée de la négociation que l'on se fait rouler.

Les Américains viennent de modifier leurs aides. Est-ce que les nouvelles aides américaines vont être considérées dans la boîte verte ? Autrement dit, seront-elles exemptées de réduction ?

Croyez-vous évitable que les bases des exportations agricoles des PECOS et de l'Europe soient jumelées ? Est-il inévitable que l'on soit obligé de les additionner quand on va négocier ?

Que pensez-vous de la suppression de la règle de l'unanimité dans les différends ? Est-ce que cela va, à l'avenir, modifier les règles en matière d'agriculture et de normes sanitaires ?

M. Renato Ruggiero. - Si je comprends bien la première question, vous voulez savoir comment les aides américaines vont être jugées. Si quelqu'un estime que les aides américaines ne sont pas conformes aux règles, il peut toujours, à Genève, entamer une procédure pour avoir un jugement sur la compatibilité des aides américaines avec les règles de l'OMC. Pour l'instant, personne n'a formulé cette réflexion. Aucun État n'estime que les nouvelles aides américaines ne sont pas conformes aux règles internationales, mais je peux être démenti si un État engageait une procédure et si, au terme de celle-ci, un arrêt était prononcé contre les règles de soutien à l'agriculture.

Je n'ai pas compris la question sur les exportations des pays de l'Europe orientale.

M. Marcel Deneux. - Du fait de l'entrée des PECOS, nous jouons, nous, l'Europe, un rôle tout à fait particulier à la fois sur l'équilibre de l'Europe et sur le développement démocratique. Est-ce qu'il en sera tenu compte ou va-t-on, obligatoirement, additionner les anciennes exportations des PECOS et les nôtres ? Nous souhaiterions que dans les négociations, il soit tenu compte de ce que nous avons fait pour les PECOS et que d'autres pays dans le monde n'ont pas fait, et de notre apport à l'équilibre du monde au cours des 5 dernières années.

M. Renato Ruggiero. - C'est un problème que l'on pourra poser au moment où commencera la négociation. Pour l'instant, il ne se pose pas.

M. Marcel Deneux. - Vous avez vu que la Hongrie commence à flotter dans le groupe de CAIRNS.

M. Renato Ruggiero. - La Hongrie a un autre problème au sujet duquel une procédure est en cours. En effet, elle n'a pas, selon certains pays, respecté toutes les règles concernant les subventions aux exportations. Le différend est ouvert entre la Hongrie et plusieurs pays de l'OMC.

Le problème que vous soulevez devra être posé au moment des négociations. Pour l'instant, il ne se pose pas car il n'y a pas addition des exportations des PECOS avec l'Union Européenne.

M. Alain Richard. - Vous avez un peu répondu à la question que je voulais vous poser en parlant de la clause sociale. Le GATT a eu le mérite de commencer très modestement à développer un schéma d'organisation des échanges de plus en plus structuré pour le respect d'une série de droits sociaux minima. On en est exactement au point de démarrage.

Or, l'OMC doit résoudre problème d'harmonisation progressive du travail puisque les règles sociales influencent directement la concurrence et les objectifs de travail du BIT qui existe depuis bientôt 100 ans.

Comment voyez-vous l'incorporation progressive, sans doute sur une longue période, des règles sociales mises au point par le BIT dans l'organisation des échanges commerciaux ?

M. Renato Ruggiero. - Le problème ne se pose pas aujourd'hui. En effet, le problème qui avait été posé était de savoir quelle pouvait être la contribution d'une organisation mondiale au respect des clauses sociales. Les 128 pays participant à la conférence de Singapour, y compris la France, ont donné une réponse unanime. Cette réponse, je l'ai déjà indiquée. C'était avant tout l'engagement de respecter les normes sociales, une fois qu'elles sont définies, et de confier cette opération de définition et de contrôle au Bureau International du Travail. En fait, nous sommes tous d'accord pour dire que le respect des normes sociales peut être amélioré du respect à travers la croissance économique, laquelle dépend de la libéralisation des échanges. La contribution que nous pouvons faire pour obtenir le respect des règles sociales est de libérer nos économies et les échanges. La libéralisation améliorera la croissance, qui permettra une amélioration des clauses sociales. Nous sommes contre le protectionnisme et le fait de mettre en cause l'avantage comparatif des économies des pays en voie de développement comme moyen de faire pression dans le règlement de la clause sociale. C'était une conclusion unanime. A partir de là, le Bureau International du Travail a entrepris une action. Telle est la contribution que nous pouvons apporter. Si nous décidions des mesures de restriction à l'encontre d'un pays, nous entraverions sa croissance.

M. Jean François-Poncet. - Vous me permettrez de vous poser une question très souvent débattue dans la presse et dont l'importance ira croissant. C'est le problème de l'entrée de la Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce, qui se subdivise en de nombreuses autres sous-questions.

La Chine souhaite-t-elle vraiment y entrer ? La Chine est-elle prête à admettre d'y rentrer avec les règles qui s'appliquent à tous les pays ? Cherche-t-elle et a-t-elle des chances d'obtenir un régime particulier ? Au fond, quel est notre propre intérêt dans cette affaire ? Devons-nous souhaiter l'entrée de la Chine ou non ?

M. Renato Ruggiero. - Si vous me permettez, on n'a pas toujours partagé mes réponses sur la clause sociale. Je voudrais essayer de dire encore un mot sur la clause sociale.

Ce fut un problème longuement débattu à tous les niveaux. Finalement, tous les pays sont arrivés à la conclusion que je vous ai faite. Pourquoi ? Le problème peut être vu de deux façons.

Quel est l'objectif de cette opération ? S'assurer que les enfants pauvres de notre monde puissent améliorer leurs conditions de vie ou défendre des emplois qui deviennent de moins en moins compétitifs dans les pays industrialisés ? La réponse à cette question de base donne satisfaction ou non à ceux qui la posent car si nous sommes en train de chercher comment on peut améliorer le destin des pays pauvres, alors nous devons parier sur la croissance et non sur le protectionnisme. Si nous voulons défendre les emplois non compétitifs des pays industrialisés, il faut alors des mesures restrictives. Nous voulons améliorer les conditions de vie des enfants et pour cela, nous devons ouvrir nos économies et non pas les fermer.

M. Jean-François Le Grand. - Cela me paraît être encore trop un discours et non pas vraiment une réalité. La réalité, on la vit au quotidien lorsque les salaires les plus bas sont percutés dans un pays comme le nôtre. Je ne pense pas que ce soit en appauvrissant les pays riches que l'on améliorera la situation mondiale.

Il manque un élément dans tout cela -c'est un peu la question que je posais-, un élément de régulation. Tant que l'on n'aura pas arrêté cette spéculation gigantesque qui a un effet pervers sur la mondialisation des échanges, on n'y arrivera pas. Ne devrait-on pas avancer prudemment sur les chemins de la mondialisation en essayant d'abord d'harmoniser nos rapports économiques et sociaux, à l'intérieur de bassins régionaux, et en créant des pôles d'équilibre reliés entre eux ? N'aurait-on pas intérêt à aller prudemment vers cet Eden ? Vous avez dit que la mondialisation n'est ni le paradis ni l'enfer. Je crains que ce soit beaucoup l'enfer et pas assez le paradis.

Mme Josette Durrieu. - Vous avez dit : on n'arrête ni le progrès technique ni le progrès humain. Je ne suis pas certaine que l'on puisse lier les deux de cette façon.

Puis, vous nous assénez une autre vérité, très fortement : libéralisation égale croissance, croissance égale progression des droits sociaux. J'ai envie de vous demander d'argumenter, de prendre des exemples dans le passé, et éventuellement, des projections et des perspectives dans le futur pour nous convaincre. D'autres, avant vous, ont dit le contraire : la liberté opprime, c'est la loi qui libère. J'aimerais savoir comment on régule.

M. Renato Ruggiero. - La première question concerne le soi-disant avantage salarial. Si vous prenez toutes les études que l'on a faites, même récemment, sur les critères pour réaliser un investissement à l'étranger, vous voyez que le taux de salaire est l'un des critères les moins importants dans une telle décision. Dans le coût de production, le coût du salaire, hormis quelques secteurs, n'est pas décisif. Enfin, le manque d'économie externe et de technologie dans les pays les plus pauvres fait en sorte que même si le coût du travail est très bas, finalement, tout cela se réduit à un avantage tout à fait minime. Les produits que ces pays peuvent exporter dans les pays industrialisés sont très limités et leurs quantités marginales.

Je comprends que dans le cas de tel secteur ou de telle industrie, une répercussion soit possible, mais ce sont des phénomènes tout à fait minimes. Jamais personne n'a dit que leur envergure était suffisante pour pouvoir véritablement rendre plus pauvres nos économies. C'est la première fois que j'entends dire que nous pouvons devenir plus pauvres.

Savez-vous quel est l'impact des exportations des 48 pays les moins développés au monde sur les exportations mondiales ? 0,4 %. Pensez-vous que nous sommes véritablement menacés par ce 0,4 %? Non. Dans toutes les institutions économiques et internationales, la réponse à votre question est très claire : c'est un problème minime qui n'a pas de répercussion.

Vous dites qu'il faut harmoniser les règles, mais il faut les harmoniser une fois que ces pays connaissent la croissance. Sinon comment imposer à ces pays des salaires qu'ils ne peuvent pas supporter ? Comment ce système pourrait-il être viable ? C'est impossible. La seule solution est la croissance à travers l'ouverture.

Madame, vous dites que cela n'est pas prouvé. Prenez le dernier rapport de l'OCDE sur la clause sociale, vous y trouvez tous les exemples à l'appui de ce que je dis. Personne, aujourd'hui, ne peut dire que la libéralisation des échanges n'augmente pas la croissance. Un pays comme la Chine, une fois qu'elle a décidé d'ouvrir son pays, a commencé à avoir une croissance de 9 %.

Le Vietnam, après avoir décidé l'ouverture de son économie, a connu, pendant 3 ans, la plus forte croissance dans le monde, de l'ordre de 23 %. Aujourd'hui, il est devenu un pays exportateur de produits agricoles, alors qu'auparavant, il était un pays importateur.

Il est aujourd'hui généralement admis qu'un commerce ouvert peut stimuler l'innovation et la créativité, encourager la spécialisation et abaisser les coûts des facteurs de production. De même, l'ouverture économique permet d'avoir accès à des capitaux productifs, à de nouvelles technologies et à des réseaux mondiaux de distribution, qui tous résultent de plus en plus des liens entre le commerce et l'investissement. Au cours des deux décennies écoulées, les économies ouvertes ont enregistré un taux de croissance moyen de 4,5 pour cent, alors que ce taux n'a été que de 0,7 pour cent dans les économies fermées. De surcroît, non seulement la croissance des économies ouvertes a été plus rapide que celles des économies fermées, mais la croissance des économies en développement ouvertes a été plus rapide que celle des économies développées ouvertes. Cet état de fait est reconnu par tout le monde, sinon, vous n'auriez pas 28 pays en voie de développement et en transition qui demandent l'adhésion à l'OMC.

En effet, il n'existe pas de lien automatique entre croissance et droits sociaux. Un pays peut mener une politique antisociale, mais normalement, dans tous les pays où il y a une croissance économique, le niveau de vie, et donc des salaires progressent.

La Chine est un exemple de pays qui a choisi l'ouverture de son marché et qui, à travers cette ouverture, a connu et continue de connaître une croissance incroyable. Vous me demandez si la Chine veut entrer dans l'OMC. Le fait qu'elle ait eu la patience de mener une négociation depuis 10 ans déjà et qu'elle continue de négocier pour entrer dans l'organisation mondiale est une démonstration de foi et de volonté assez remarquable. Il existe un débat en Chine, et c'est tout à fait naturel, mais je crois que la Chine a aujourd'hui la volonté d'entrer à l'OMC.

Est-ce que la Chine peut respecter les règles ? C'est le problème de la négociation. C'est un grand pays dynamique. Ce pays doit maintenant s'adapter à toutes les règles de marché de l'OMC. Il est évident que la Chine doit réaliser un effort remarquable. Nous demandons à la Chine d'accepter toutes nos règles et la Chine nous demande d'avoir des périodes de transition. Telle est la question à laquelle nous sommes confrontés, mais j'espère que cette négociation pourra aboutir le plus tôt possible. Je crois que l'on peut dire que l'on s'approche de la phase finale de la négociation.

M. Jean François-Poncet. - Y a-t-il d'autres questions ? J'ai l'impression, Monsieur le Directeur général, que vous avez répondu à toutes les interrogations. Je ne sais pas si vous avez abordé le problème de la monnaie unique européenne, grand sujet, comme vous le savez. C'est un thème que j'ai abordé, en particulier avec le Directeur général et je serais intéressé que vous répercutiez devant cette assemblée les observations que vous m'avez faites, en particulier sur le rapport qu'il peut y avoir entre la monnaie unique d'une part, et le déficit d'Europe politique, d'autre part.

M. Renato Ruggiero. - Je dois, pour répondre à votre question, abandonner ma casquette de directeur général de l'OMC et m'exprimer à titre personnel. Il existe une nécessité absolument fondamentale d'avancer et de conclure la négociation sur la monnaie unique. Ce serait presque une tragédie si cet objectif majeur devait échouer. Il y a eu trop d'attente, d'engagements et de sacrifices afin d'avancer dans cette voie pour qu'à la fin de ce processus, on dise que l'on n'y arrive pas.

Il faut y arriver avec une perspective et un esprit différents. La monnaie unique ne doit pas être le point d'arrivée d'une série de sacrifices budgétaires et de limitations dans les droits sociaux des citoyens d'Europe. Si la monnaie unique devait être vue comme l'imposition d'une discipline budgétaire sans qu'aucune explication ne soit donnée sur sa nécessité, les citoyens d'Europe s'éloigneraient davantage de cette grande et noble idée qu'est la construction de l'Europe.

Nous devons donner davantage un cadre de référence politique à cette construction. Il faut démontrer que si la banques centrales ont des exigences pour ce qui concerne les disciplines budgétaires, tout cela doit être encadré dans un grand processus de construction politique de l'Europe, c'est-à-dire une politique basée sur la position de l'Europe dans le monde et l'amélioration de la création d'emplois en Europe, et non pas sur une politique basée sur une croissance insuffisante. Il y a un effort à faire, me semble-t-il, pour "repolitiser" l'objectif de la monnaie unique et l'encadrer dans un processus visant à renforcer les institutions politiques de l'Europe.

M. Jean François-Poncet. - Il me reste, Monsieur le Directeur général, à vous remercier d'être venu vous prêter à toutes nos questions. Je crois que nous avons maintenant une meilleure compréhension des problèmes qui sont posés. De là à vous dire que toutes nos inquiétudes se sont miraculeusement dissipées, ce serait excessif, mais je crois que vous avez beaucoup fait pour nous faire progresser dans la compréhension de cet énorme phénomène qu'est la mondialisation.

Mille merci, le Sénat vous est reconnaissant de vous être mis à sa disposition, et bon vent pour l'avenir.

M. Renato Ruggiero. - J'ai besoin du bon vent. Je vous remercie, mais aujourd'hui, j'ai une grippe et je ne me suis peut-être pas exprimé comme je l'aurais souhaité.

M. le Président. - Vous avez été parfait.

AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, PROFESSEUR À L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS, PRÉSIDENT DE L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (4 FÉVRIER 1997)

M. le Président. - Nous accueillons, à présent, M. Jean-Paul Fitoussi. M. Jean-Paul Fitoussi est un économiste distingué, connu de tous par ses écrits et ses interventions multiples. Il nous avait semblé souhaitable, après avoir entendu les deux principaux acteurs de la mondialisation sur le plan international que sont le Directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce et, demain, le Directeur du Fonds Monétaire International, d'entendre aussi des voix françaises : la voix d'un économiste qui défend souvent des thèses qui ne sont pas celles de la majorité du gouvernement ; et la voix d'un grand industriel, dont les investissements et les actions sont présents sur l'ensemble de la planète : M. Messier, Président de la Compagnie Générale des Eaux.

Par conséquent, nous entendons maintenant M. Fitoussi, afin d'avoir une vision ouverte, un large éventail d'interventions qui nous permettront de nous faire une idée de ce phénomène qui est l'un des sujets centraux de notre temps.

Je ne vous pose aucune question particulière, vous connaissez les sensibilités qui nous entourent. Dites-nous ce que vous avez envie de nous dire sur la mondialisation et les questions ne manqueront pas ensuite.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Merci, Monsieur le Président. Je suis très honoré d'avoir été invité à parler devant vous.

La mondialisation est un phénomène aux dimensions multiples dont certaines ne sont pas vraiment celles que nous craignons. Pour aller au coeur du sujet, je dirai qu'il existe trois dimensions qui m'apparaissent évidentes : la dimension symbolique, la dimension réelle, et la dimension idéologique. Je crois que nous souffrons bien davantage de la dimension symbolique et de la dimension idéologique que de la dimension réelle.

La dimension symbolique est celle du déclin de l'empire européen. Quel est l'objet de notre souffrance symbolique ? Nous nous découvrons petits. La mondialisation incarne un en-dehors hostile, une quatrième dimension dans laquelle nous nous sommes trouvés projetés, comme dans les romans de science-fiction où le héros passe sous un rayon qui lui donne une taille minuscule et qui lui fait découvrir la violence des objets de son univers quotidien. Cette violence, nous la découvrons soudainement. Nous nous apercevons que nous sommes une population de 60 millions d'habitants dans une humanité de 6 milliards d'êtres humains, mais nous le savions déjà.

La première blessure n'est certes que d'amour-propre, mais elle occupe une place importante dans l'imaginaire des peuples, et surtout, de leurs dirigeants, comme en témoigne l'impact des classements de pays, que chacun invoque pour rassurer ou inquiéter. Alors tantôt nous sommes le quatrième pays exportateur du monde, tantôt le premier pays exportateur par habitant ; -je l'ai entendu très fréquemment et c'est faux. L'Irlande exporte plus par habitant que nous-mêmes, car simplement, l'Irlande est une économie ouverte à 75 %- ; tantôt on nous dit que l'Inde commence à nous dépasser et que demain, nous seront dépassés pas certains pays asiatiques.

" Et alors? " Pourrait-on dire. Le déclin de l'empire américain était la bonne nouvelle que l'Europe annonçait au monde au moment des Trente Glorieuses, et cela, parce qu'un mouvement arithmétique impliquait le déclin relatif des États-Unis puisque l'Europe croissait plus vite que les États-Unis. Mais en aucun cas, ce déclin relatif de l'empire américain ne s'est accompagné d'un appauvrissement des États-Unis ; en aucun cas le déclin relatif de l'empire européen ne s'accompagne d'un appauvrissement de l'Europe. Les différences de niveaux de développement mettent toujours à l'oeuvre ces mêmes mécanismes qui relèvent de l'arithmétique, mais ils semblent jouer aujourd'hui contre l'Europe. Le développement de n'importe quel pays du monde peut être assimilé à un déclin relatif des autres pays.

Est-ce pour autant une mauvaise nouvelle ? Devons-nous chaque fois accueillir la réduction de la pauvreté dans le monde comme une blessure, comme une injure à notre puissance ? Est-ce une mauvaise chose si les inégalités entre pays riches et pays pauvres se réduisent par enrichissement des pays pauvres ? Peut-on à la fois tenir des discours généreux sur les rapports nord-sud et se plaindre qu'en dépit de notre absence de générosité, les régions du sud accèdent enfin au développement ?

Certes, cela modifie les cartes de la puissance et de la domination, mais souhaitons-nous maintenir, dans une ère post-coloniale, les mêmes hiérarchies de la soumission ?

En vérité, le déclin relatif des pays riches est une très bonne nouvelle. Elle signifie que la capacité de production mondiale s'accroît, que les marchés s'étendent, que le niveau de vie par habitant de la planète augmente. Cela ne signifie en aucun cas que nous nous appauvrissons.

A cette première dimension symbolique, s'ajoute une dimension réelle dans laquelle la mondialisation devient légitimation de la croissance des inégalités et de la fragmentation sociale.

Il est vrai que la mondialisation, telle qu'elle se produit aujourd'hui, peut aggraver deux catégories d'inégalités. Les inégalités structurelles qui sont celles qui séparent entre eux les groupes sociaux -inégalités relativement stables-, et les inégalités dynamiques nouvelles qui sont celles qui apparaissent au sein de chaque groupe social.

Par exemple, le chômage créé une inégalité à l'intérieur même du groupe des salariés, comme les restructurations créent une inégalité au sein même du groupe des entreprises. On perçoit aujourd'hui qu'une telle fragmentation, que ces inégalités dynamiques nouvelles, concernent au premier chef les classes moyennes. On voit ainsi apparaître une forme de désagrégation sociale à laquelle la démocratie ne nous avait pas habitué : On voit apparaître l'ascenseur social descendant.

La mondialisation sépare ainsi ceux qui s'adaptent au monde et ceux qui ne le peuvent pas, mais en aucun cas, elle ne nous contraint à nous montrer moins solidaires, et nous n'avons rien à gagner à le faire.

Chaque type de mondialisation peut être schématiquement associé à une catégorie d'inégalités. On peut distinguer la globalisation financière qui, elle, fait croître les inégalités structurelles parce qu'elle conduit logiquement à un autre partage entre revenus salariaux et revenus non salariaux. Elle contribue en effet à accroître de façon considérable la mobilité des capitaux. Si les mouvements de capitaux sont libres, il est normal, nécessaire, inévitable, qu'ils affluent partout où la main d'oeuvre est le meilleur marché pour un niveau de qualification donné.

La globalisation des marchés financiers ne peut donc qu'accroître, dans des proportions importantes, la concurrence des pays à bas niveau de salaire ou de protection sociale. Vouloir l'un, c'est appeler l'autre. On ne peut se féliciter de la globalisation financière et regretter la concurrence des pays à bas salaires. C'est le même processus.

Les capitaux libérés n'ont et ne doivent avoir qu'une seule rationalité : la rentabilité maximale des investissements, quel que soit le pays. Pour un capitaliste occidental, la rentabilité des investissements, dans des pays émergents, est parfois le triple ou le quadruple de ce qu'elle est dans les vieux pays industrialisés. On conçoit que cela lui ouvre des perspectives, et on comprend l'attrait que représente pour lui cette globalisation financière.

Supposons d'ailleurs que le pire scénario se réalise, pour mieux éclairer mon propos.

Supposons que les capitalistes français, attirés par la rentabilité de l'économie chinoise, décident désormais de n'investir qu'en Chine, et donc de ne plus investir en France. Cela sans conteste créerait un grave problème d'emploi en France qui ne pourrait être résolu que par un abaissement très considérable des salaires de façon que la rentabilité redevienne en France ce qu'elle est en Chine.

Mais la France en serait-elle appauvrie pour autant ? La réponse dépend du point de vue où l'on se place. Certes, le sort des salariés en serait détérioré, soit du fait du chômage, soit du fait de l'ouverture de l'éventail des salaires et de la diminution des salaires les plus faibles. Mais celui des capitalistes et des entrepreneurs serait considérablement amélioré. Ces derniers conservent en effet la propriété du capital, quelle que soit sa localisation. S'il est en Chine, cela signifie que les entrepreneurs français possèdent une partie de la production chinoise et bénéficient de son expansion.

On voit bien par cet exemple extrême que la mondialisation ne crée d'appauvrissement nulle part, mais génère des inégalités considérables.

Le vrai problème est que le surplus suscité par la mondialisation n'est acquis qu'au prix d'une croissance considérable, peut-être insoutenable, des inégalités. Les titulaires des revenus non salariaux voient leurs revenus s'accroître fortement, même si une très grande inégalité va exister entre eux. Selon la taille des entreprises, certaines vont être paupérisées et d'autres participer à cet enrichissement global dû à la globalisation financière.

En d'autres termes, la répartition des revenus va subir une importante déformation, aux dépens des revenus du travail. Les inégalités structurelles vont s'approfondir. Ainsi, on pourrait expliquer que la baisse de la part des salaires dans le revenu national -phénomène occidental beaucoup plus dramatique en France qu'ailleurs mais assez généralisé- a pour origine la mondialisation.

C'est grave, mais regardons les faits.

Dans les faits, si un tel processus est à l'oeuvre -et je crois qu'il l'est- son ampleur paraît mineure, presque indiscernable statistiquement. Certes, les flux de capitaux entre les pays industrialisés et les pays en développement ont augmenté. Mais ils sont passés de 7 à 9 % dans les 20 dernières années. Au total, cela signifie que ce mouvement est mineur, il ne peut pas expliquer les problèmes d'appauvrissement que connaissent les travailleurs aux États-Unis, et le problème du chômage que connaît l'Europe.

Regardons si la seconde globalisation en est responsable, celle des marchés de biens. C'est une globalisation qui est une mondialisation parce qu'elle signifie que les marchés de biens s'étendent à l'ensemble de la planète, et non pas seulement aux pays industrialisés, tel que ce fut le cas dans les Trente Glorieuses. Cette mondialisation pourrait en théorie contribuer à expliquer l'approfondissement de ce que j'ai appelé les inégalités dynamiques, c'est-à-dire celles qui scindent les catégories sociales homogènes, les fragmentent.

En effet, l'échange international incite les pays à se spécialiser dans les productions pour lesquelles ils disposent d'un avantage comparatif. Les pays industrialisés disposent d'un avantage comparatif dans les productions qui utilisent du travail compétent, qualifié, alors que les pays en développement disposent d'un avantage dans les productions qui utilisent du travail non qualifié. Cela signifie que nos pays vont avoir tendance à développer des productions à forte valeur ajoutée, du fait de la qualité du travail qu'elles incorporent -machines-outils ou robots-, alors que les pays du sud vont se spécialiser dans l'exportation de biens intensifs en travail non qualifié comme certains produits textiles ou la chaussure, par exemple.

La mondialisation joue donc dans nos pays en défaveur des travailleurs non qualifiés, et là-bas, en leur faveur. C'est cela qui explique le développement des pays du sud. La croissance de la demande de travail non qualifié dans ces pays est l'amorce d'un processus d'homogénéisation de la société, un processus réel de développement et de démocratisation.

Cette conséquence du développement du commerce international peut notamment expliquer ce que l'on a appelé la désindustrialisation des pays du nord. Elle est considérée par tous comme un phénomène inquiétant. En effet, les industries manufacturières emploient une proportion beaucoup plus forte de travail non qualifié que de travail qualifié.

A l'inverse du processus mis en oeuvre par la globalisation financière, le commerce international ne jouerait pas tant sur la répartition du revenu entre capitalistes et travailleurs qu'entre travailleurs eux-mêmes ; entre ceux qui ont les qualifications requises pour utiliser les avantages technologiques du Nord et les autres. Il en résulte un jeu de ciseaux : les rémunérations du travail qualifié vont augmenter, les rémunérations du travail non qualifié vont baisser ou conduire au chômage.

La mondialisation va donc aggraver les conséquences de la disqualification tendancielle du travail non qualifié. C'est une tendance dans les sociétés dont le niveau d'éducation s'accroît. Ainsi, le taux de chômage du travail qualifié en France est passé de 2, 5 % en 1970, à 3,5 % en 1980, et à 6 % en 1993, au plus fort de la récession. Dans le même temps, le taux de chômage du travail non qualifié est passé de 3 % à 9 %, puis à 20 % aujourd'hui. Ces différences dans les évolutions du taux de chômage sont considérables et soulignent la croissance des inégalités face à l'emploi.

Cependant, c'est une chose que de les constater et une autre que d'invoquer la mondialisation comme étant la cause de ces inégalités. Le problème est analogue à celui que nous avons rencontré dans l'analyse des conséquences de la globalisation financière. Les évolutions constatées dans les échanges internationaux, entre pays du nord et pays du sud, sont trop mineures pour expliquer des phénomènes aussi massifs. Entre 1970 et aujourd'hui, l'accroissement des importations nettes entre pays du nord et pays du sud n'a été que de 1 % en moyenne. Même si l'on considérait les importations brutes, elles ont augmenté de 2 % en moyenne, et rien ne permet d'expliquer un phénomène d'une telle violence.

Deux remarques sont à faire.

Tout d'abord, les phénomènes statistiques dont nous avons parlé sont trop mineurs et des évolutions aussi modérées ne peuvent pas avoir d'aussi grandes conséquences. Pour l'essentiel, la mondialisation commerciale est un phénomène à venir, le développement de la Chine est un événement à venir plutôt qu'un événement déjà advenu. Ce n'est pas le développement de la Chine qui explique la croissance quasi ininterrompue du chômage en Europe depuis le milieu des années 1970. Cette explication est, a posteriori, peu pertinente.

Ensuite, d'autres explications peuvent aussi bien rendre compte de l'évolution des inégalités.

Tout d'abord, le progrès technique. La croissance des inégalités entre travail qualifié et travail non qualifié pourrait être la conséquence de ce que l'on appelle la non neutralité du progrès technique. Le progrès technique exige une main d'oeuvre de plus en plus compétente car les outils que les travailleurs sont amenés à employer deviennent de plus en plus complexes et demandent une plus grande qualification. Cela signifie que non seulement une plus grande compétence est nécessaire mais, de surcroît, que l'utilisation de ce type de matériel accroît considérablement leur productivité ; ce qui fait que la demande pour le travail qualifié va augmenter.

L'exemple de ce type de progrès technique est la révolution informatique.

Cette non neutralité explique aussi bien la croissance des inégalités que ne le fait la mondialisation car à l'évidence, du fait de cette non neutralité, le travail non qualifié ne va plus être demandé ou va l'être beaucoup moins. La désindustrialisation, dans ce processus de progrès technique, est alors conçue comme l'externalisation des services qui étaient auparavant fournis au sein même des entreprises. Cette externalisation va accélérer le développement du secteur des services en même temps que la compétence moyenne que l'on exige des travailleurs.

Depuis le début des années 80, la mondialisation s'effectue sur une toile de fond de taux d'intérêt réels anormalement élevés. Certes, ils ont baissé depuis un an, mais je parle d'un phénomène historiquement épais. C'est l'augmentation brutale des taux d'intérêt qui permet de mieux distinguer la rupture du début des années 80. En effet, c'est ce qui sépare les Trente Glorieuses des années qui vont suivre. C'est un phénomène d'une grande violence. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que dans un système capitaliste, les taux d'intérêt représentent une variable cruciale, probablement la plus importante de l'économie. Mais ils ne sont pas seulement une variable économique, ils sont surtout une variable sociale.

En effet, leur niveau commande la perception qu'une société a de son avenir et modifie le rapport au temps des agents économiques. Quand les taux d'intérêt sont élevés, c'est le passé qui l'emporte sur le futur. En période de taux d'intérêt réels élevés, il vaut mieux avoir un passé. Si vous n'en avez pas, vous êtes laissé sur le bord de la route. Qu'est-ce qu'un passé en économie ? Un capital financier, un patrimoine, ou un capital humain en termes de compétences et de qualifications. Ceux qui vont rester au bord de la route sont tous ceux qui n'ont pas de passé. Parmi ceux qui n'ont pas de passé, ceux qui en ont le moins sont les jeunes non qualifiés.

On comprend pourquoi, dans un univers régi par la loi d'airain de ces taux d'intérêts élevés, vont se retrouver sur le bord de la route tous ceux qui n'ont pas de passé ou ceux dont on a déclaré que le passé était obsolète, qu'il ne pouvait plus être rentable. Or, le niveau anormalement élevé des taux d'intérêt depuis 15 ans constitue un phénomène singulier dans l'histoire du capitalisme occidental. C'est la première fois qu'on est confronté à un niveau aussi élevé pendant aussi longtemps. Or, ce niveau va modifier le rapport de forces entre les détenteurs du capital financier, les entrepreneurs et les salariés, d'abord, au détriment des entrepreneurs, mais les entrepreneurs vont devoir réagir, et ils vont le faire au détriment des salariés.

Au terme de ce processus, ce qui va se trouver le plus menacé, c'est l'investissement, c'est tout ce qui construit l'avenir. Est-ce un hasard si le taux d'investissement s'effondre en Europe ? Est-ce un hasard si l'effondrement du taux d'investissement est en fait quasiment dans un rapport de proportionnalité avec le niveau des taux d'intérêt des différents pays ? A savoir que là où il s'est le plus effondré, c'est là où les taux d'intérêt ont été le plus élevés. La France a gagné ce singulier record dans les années 90.

C'est là qu'intervient la dimension idéologique de la mondialisation, le triomphe de l'économie de marché et du libéralisme. On peut même penser qu'il s'agit d'une idéologie américaine à usage externe seulement car ce qui engendre les souffrances sociales, ce n'est pas la mondialisation en elle-même, mais le retour à une logique de pseudo-impuissance des états, sous prétexte de tutelle des marchés. L'idéologie tient à ce que nous continuions de percevoir les marchés comme des lieux fictifs de coordination des plans des agents, alors qu'ils sont le lieu de rapports de forces.

On a semble-t-il oublié que déjà, au Moyen-Age, on faisait la distinction entre le principe du marché qui était bon en soi et le marché concret qui impliquait la présence du gendarme, de la puissance publique. Ce qui veut dire que la mondialisation n'est pas un problème, puisqu'elle peut engendrer des bénéfices importants, mais en se produisant dans un contexte de déséquilibre de rapports de forces entre acteurs, elle engendre de la souffrance sociale.

Cette première souffrance est d'origine économique, d'origine d'économie politique puisque, pourrait-on dire, en vérité, la période de taux d'intérêt élevés a coïncidé avec un changement radical de politique économique aux États-Unis. C'est au début des années 1980 que tout cela a commencé.

A cette première souffrance s'ajoute une seconde, d'ordre anthropologique, qui provient du travail même de la démocratie. Celle-ci libère l'individu et le rend responsable de son propre destin. Etre responsable de soi en un temps où la plus grande probabilité est celle de l'échec ne peut qu'aggraver la souffrance produite par la montée des inégalités.

C'est donc sous les auspices d'une économie de marché profondément déséquilibrée que s'effectue la mondialisation. Elle s'effectue de surcroît sans le secours d'aucune institution de régulation. C'est cela, plus que la mondialisation elle-même, qui engendre les maux dont souffre la société.

Mais il serait faux de penser que la mondialisation fut une contrainte. Elle fut d'emblée un choix politique comme est un choix politique le refus actuel de l'organiser. Ce refus fait que le monde est imperceptiblement passé d'une logique de croissance, où l'expansion des uns entraînait celle des autres, à une logique de parts de marché, où la croissance des uns ne peut se faire qu'au détriment de celle des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons peur du développement des pays émergents. C'est un comble, car nous avons peur d'un phénomène que nous appelions de nos voeux dans les années 60 et 70. Le maître-mot de cette logique de parts de marché est la compétitivité. La compétitivité, cela signifie prendre des territoires économiques aux autres. Or, l'histoire nous a appris qu'à ce jeu, il ne pouvait y avoir que des gagnants transitoires, que les miracles d'une décennie pouvaient se révéler les cauchemars de la décennie suivante, et que le résultat à long terme le plus probable est que tout le monde se trouve perdant en termes de croissance, d'inégalités ou en termes de démantèlement des systèmes de protection sociale.

Une observation, même hâtive, aujourd'hui, de la situation mondiale montre que presque partout existent des capacités de production inutilisées, partout aussi le chômage est élevé, la pauvreté croissante, rien ne s'oppose donc à ce que la production s'accroisse sans tension inflationniste.

Or, la croissance est aujourd'hui bridée par cette logique de compétitivité, au terme de laquelle l'expansion des uns ne peut se faire qu'au détriment de celle des autres ; et cela, on le dénote au travers des discours. Tous les gouvernements de la planète, tous, souhaitent une croissance plus vive, mais ils considèrent qu'il n'est de croissance vertueuse que tirée par les exportations.

En d'autres termes, chaque pays appelle de ses voeux une augmentation de ses exportations. Cela n'est possible que si chacun augmente aussi ses importations. Or, tous les pays s'y refusent, de crainte de voir croître leur endettement. Le monde est donc victime d'une sorte de syllogisme dont les conséquences font craindre le pire. Dévaluation compétitive ici, mesures protectionnistes là, démantèlement partout des systèmes de protection sociale.

Parce que le problème a la structure d'un syllogisme, sa solution est d'une grande simplicité. Il faudrait fournir à chaque pays, et simultanément, des liquidités à n'utiliser que pour importer. Ainsi, tous exporteront davantage sans avoir à redouter que l'accroissement des importations conduise à un surcroît d'endettement. Or, ce type particulier de liquidités existe, ce sont les droits de tirage spéciaux du FMI. S'il paraît impossible, en raison de la difficulté des négociations internationales, de distribuer ces liquidités partout, distribuons-les au moins aux pays qui en ont le plus urgent besoin : les pays de l'est et du sud.

Une partie des performances européennes, si je puis dire, compte tenu du bas niveau de la croissance des années 1990, a été obtenue grâce à la croissance des pays de l'est. 1997 verra la contribution de la croissance des pays de l'est à la croissance économique européenne devenir relativement significative. Les pays industrialisés trouveront leur compte puisque leurs exportations augmenteront. En fait, ce don aux pays du sud et de l'est est en même temps une subvention aux industries exportatrices des pays du nord.

Voilà une solution où celui qui aide est aidé par son aide même. Or, semble-t-il, on a oublié qu'il existait des solutions de ce type. On a oublié qu'il existait des solutions qui nous permettaient de renouer avec une logique de croissance. Si on l'a oublié, c'est en raison de ce caractère idéologique qu'a revêtu la mondialisation.

La mondialisation, ce sont les marchés libres. Mais là, on est victime d'une cécité historique car il ne peut y avoir de marché sans règles du jeu. Il ne peut surtout pas y avoir de marché libre sans règles du jeu. Ces règles relèvent d'un choix politique, c'est-à-dire de la démocratie.

Que signifierait une société où il n'y aurait plus de choix politique ? Comment croire que cette absence de choix sert les intérêts de l'ensemble des citoyens ? C'est une conception bien naïve de la démocratie. Aucun alibi ne pourra exonérer le politique de la responsabilité de retrouver le sens des solidarités.

Il n'est pas acceptable -et c'est un message inaudible par toute société- que l'on dise aux Français que certaines catégories sociales doivent s'appauvrir si elles souhaitent que l'économie française continue de s'enrichir.

Aujourd'hui, pense-t-on, le capitalisme a triomphé du socialisme. C'est peut-être vrai et l'histoire tranchera. Mais en aucune manière, pourrait-on affirmer que le capitalisme a triomphé de la démocratie, c'est-à-dire d'une recherche incessante de formes supérieures de contrat social. La conception toute libérale de l'avenir semble de fait être fondée sur un contresens. C'est parce qu'on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux que les régimes communistes se sont effondrés à l'est. C'est donc une victoire de la démocratie, non de l'économie de marché.

Si le capitalisme, en excluant le politique, devenait totalitaire à son tour, il risquerait de s'effondrer car en aucune autre période de notre histoire, les dysfonctionnements de l'économie de marché n'ont été aussi graves : chômage de masse et croissance de la pauvreté dans les pays riches. A l'époque, les auteurs libéraux écrivaient que cela annonçait la fin du capitalisme et le triomphe du communisme.

Il ne faut pas qu'à notre tour, nous oubliions que le système économique est toujours médiatisé par la démocratie, et qu'en ce sens, il ne peut exister que des systèmes hybrides. Nous vivons dans des démocraties de marché. Dans cette caractérisation du système qui nous régit, chaque mot est important car chacun définit un principe d'organisation différent.

D'un côté, le marché est régi par le principe du suffrage censitaire, où l'appropriation des biens est proportionnelle aux ressources de chacun -un franc, une voix-, de l'autre, la démocratie est régie par le suffrage universel -une personne, une voix-. D'un côté, l'inégalité, de l'autre, la société et l'égalité, ce qui oblige à la recherche permanente de compromis. Cette tension est d'ailleurs dynamique car elle contraint le système à s'adapter. On sait que tout système qui s'adapte survit. Seuls les systèmes régis par un principe unique d'organisation, généralement, se brisent parce qu'ils n'arrivent pas à relever le défi de leur adaptation.

Il faut donc en permanence rechercher les compromis. Or, ce n'est pas la voie que nous prenons aujourd'hui en terme de mondialisation. C'est la raison pour laquelle je crois que l'interventionnisme est une nécessité.

Pour revenir à une question un peu plus concrète, je voudrais dire en quoi, dans le contexte européen, la mondialisation est un prétexte pour ne pas conduire les politiques nécessaires.

Aujourd'hui, les conditions idéales sont réunies pour conduire des politiques expansionnistes. Jamais l'Europe n'a connu de conditions aussi idéales pour des politiques expansionnistes. Je les énonce rapidement.

Premièrement, il n'y a pas de menace d'inflation, ni à court terme ni à moyen terme. On ne peut d'ailleurs pas imaginer qu'il existe de menace d'inflation dans une situation de chômage de masse. Pour qu'il existe une course prix-salaire, encore faut-il que les salariés puissent courir, et ils ne le peuvent pas.

Deuxièmement, jamais la capacité d'autofinancement des entreprises n'a été aussi élevée, jamais la profitabilité des entreprises n'a été aussi élevée, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de problème d'offre.

Troisièmement, l'Europe est la région du monde la plus fermée. C'est bizarre, mais c'est ainsi. Le pourcentage des exportations européennes dans le PIB est de 8 %. Il est de 12 % pour les États-Unis et de 10 % pour le Japon. Cela signifie que l'Europe n'a pas de contraintes extérieures et que la mondialisation est un alibi pour ne rien faire. Dans l'histoire européenne, la croissance économique est exclusivement expliquée par la croissance de la demande interne européenne, y compris jusqu'à nos jours. La demande interne européenne, ce sont l'investissement et la consommation. Ce n'est pas à partir de ces 8 % que nous allons pouvoir faire redémarrer le moteur de l'économie européenne, mais à partir des 92 % d'échanges européens.

Voilà pourquoi, au bout du compte, la mondialisation-alibi est celle qui finalement sert de prétexte -je crois que c'est sincère- à l'impuissance des états, alors qu'en vérité, si ceux là savaient s'entendre, à l'échelle européenne, ils retrouveraient une puissance majeure comme jamais ils n'en ont connue, même à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.

M. le Président. - Monsieur le Professeur, je vous remercie, c'était un cours fort intéressant et qui nous a, m'a-t-il semblé, directement introduit dans le raisonnement économique. En vous entendant, je me suis demandé, à chaque étape de votre raisonnement, dans quelle mesure il collait à la réalité. J'ai eu là, je l'avoue, quelques interrogations. Vous me permettrez de vous en soumettre quelques-unes.

Comme votre propos était extrêmement dense, il faudrait le relire pour savoir si les questions que l'on vous pose sont fondées sur une écoute suffisamment attentive de ce vous avez dit, ce dont je ne suis pas sûr.

J'ai eu le sentiment que dans votre intervention, d'une façon générale, vous rendiez la mondialisation responsable d'une croissance plus lente de l'économie mondiale. Je me trompe, mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. J'ai le sentiment, au contraire, que l'économie mondiale s'est développée à un rythme très soutenu et rapide, et que cette croissance a été et reste " tirée " par le développement des échanges internationaux, lui-même lié à la mondialisation.

Par conséquent, il m'a semblé là qu'une pièce manquait dans votre raisonnement. C'est ma première interrogation.

Vous avez donné à votre exposé un tour dialectique et dramatique. Vous avez d'abord imputé à la mondialisation toute une série de conséquences, notamment l'inégalité. Ensuite, vous avez évoqué le fait qu'il n'y a pas seulement la mondialisation, mais également la technologie et d'autres causes, et qu'en définitive, on s'aperçoit que la mondialisation n'est qu'un phénomène parmi bien d'autres. Cela me conduit à faire l'observation suivante. Les problèmes que nous rencontrons sont-ils la conséquence de la mondialisation ou du défaut d'adaptation à la mondialisation ? On peut poser le problème aussi bien pour la technologie que pour la mondialisation elle-même.

En d'autres termes, si nous avions une politique de formation adaptée, il est probable que le caractère de plus en plus technologique de notre société n'aurait pas laissé autant de gens sur le bord de la route.

N'attribuons pas à la mondialisation une responsabilité qui est en réalité le défaut de réponse adaptée de nos gouvernements successifs qui n'ont pas vu venir ce qui, manifestement, allait apparaître.

Dans tout raisonnement sur la mondialisation, on est porté à regarder autour de soi et à regarder si certains pays s'en tirent mieux ou moins bien que d'autres. Parmi les premiers, évidemment, viennent à l'esprit les États-Unis. On constate qu'un certain nombre des conséquences que l'on impute à la mondialisation, ont été fort bien surmontées par les États-Unis. Vous allez me répondre "pas toutes", puisque aux États-Unis aussi, entre les bas salaires et les hauts salaires, un écart est apparu qui existait beaucoup moins autrefois. Mais cette thèse est de plus en plus contredite par les dernières études américaines qui montrent que les nouveaux emplois créés se situent au contraire dans les couches sociales moyennes et supérieures, et pas du tout dans les couches inférieures. Les vérités qui avaient cours, il y a 18 mois, sont de plus en plus contestées aujourd'hui. Les Américains n'ont-ils pas fait un plus grand effort d'adaptation que nous aux technologies modernes ? C'est ce que les Américains, à Davos, ne se sont pas fait faute de dire aux européens en indiquant qu'ils avaient un retard énorme sur ce plan.

Par conséquent, il m'a semblé qu'il y avait dans votre propos une thèse impressionnante, brillante, était, ici et là, contredite par les réalités. Vous me direz peut-être que je refuse de voir les réalités parce que certains des aspects de votre thèse me chiffonnent ! Et, je ne prétends pas, en effet, être d'une totale objectivité.

Le dernier chiffre que vous avez fourni, et qui m'a surpris, est celui du commerce extérieur européen. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on calcule le commerce extérieur européen avec les pays extérieurs à la Communauté, on constate que les échanges des différents pays européens sont principalement centrés sur l'Europe. Il n'en demeure pas moins que quand on considère le développement des exportations et des importations européennes en Asie, continent probablement le plus intéressant car c'est celui qui se développe le plus, on s'aperçoit que nous talonnons les États-Unis, que nous dépassons largement le Japon, que notre pente est plus ascendante que celle des États-Unis, et qu'en définitive, la situation de l'Europe se présente assez favorablement. Elle se présente, il est vrai, beaucoup moins bien dans le domaine des investissements. On peut, dès lors, faire des projections et dire, en effet, que les investissements d'aujourd'hui étant le commerce extérieur de demain, nous sommes moins bien placés.

En conclusion, laissez-moi vous dire que j'ai été tout à la fois fasciné par ce que vous avez dit, mais seulement partiellement convaincu par votre thèse.

M. Jean-Paul Fitoussi. - J'ai dû être très mauvais.

M. le Président. - Non, vous avez été superbe.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je n'ai jamais dit que la mondialisation était responsable d'une croissance plus lente. L'essentiel de mon propos est de montrer que ce n'est pas de la mondialisation dont nous souffrons. Ce n'est pas l'épée qui est enfoncée dans nos reins. Pour l'essentiel, notre destin est encore entre nos mains.

Je crois au contraire que l'internationalisation et la croissance du commerce international sont des facteurs puissants de croissance économique en général. Pendant les Trente Glorieuses, il est patent que les échanges internationaux ont augmenté beaucoup plus vite que le PIB, qui lui-même augmentait très vite.

J'ai pris un exemple extrême pour vous montrer que même quand la mondialisation apparaît dans son aspect le plus laid, elle est quand même source d'enrichissement.

La mondialisation n'est pas le responsable de nos maux. C'est la raison pour laquelle je ne suis pas d'accord pour poser le problème en termes de mondialisation ou de défaut d'adaptation à la mondialisation. Je crois que nous n'avons pas été très bons. Les européens n'ont pas su conduire les politiques économiques adaptées et nécessaires.

M. le Président. - Vous rejoignez donc ma thèse.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je pense que c'est de cela dont l'Europe souffre. Certains pays s'en tirent mieux que d'autres. On prend l'exemple des États-Unis car il est vrai qu'ils connaissent le plein emploi. Je veux quand même dire que l'une des différences essentielles entre le modèle de société aux États-Unis et le modèle de société européen est que, jamais, le discours américain n'a pris pour prétexte la contrainte extérieure pour justifier une politique économique inégalitaire.

En revanche, depuis la fin des années 60, toute une littérature philosophique, politique, sociale, s'est développée aux États-Unis de légitimation de l'inégalité, contre toute redistribution. La tendance inégalitaire aux États-Unis, qui existe vraiment malgré les derniers chiffres que vous avez cités, est un choix politique qui résulte du fonctionnement normal de la démocratie. Cela n'a jamais été légitimé par une contrainte extérieure.

La deuxième grande différence avec les États-Unis, c'est que les États-Unis ont conduit depuis toujours des politiques économiques très massives dans un sens comme dans l'autre.

Imaginez ce que l'on dirait de l'Europe, si l'Europe aujourd'hui réalisait le choc fiscal que les États-Unis ont réalisé au début des années 1980. Cela a conduit à un tel déficit que tout le monde disait qu'il signait le déclin des États-Unis. Pourtant, si les États-Unis n'avaient pas réalisé ce choc fiscal majeur, cette baisse importante des impôts, auraient-ils connu une croissance aussi rapide ?

Si, de surcroît, les États-Unis n'avaient pas, au début des années 1990, pendant deux ans, fait que les taux d'intérêt réels soient nuls, auraient-ils connu la croissance ? Auraient-ils sauvé leur système financier ? Non. Il n'y a nul prétexte, ils ont utilisé les instruments de politique économique que la démocratie mettait à leur disposition et ils ont choisi une société plus inégalitaire que la nôtre. Mais ce n'est pas une nouveauté, les États-Unis ont choisi cette société plus inégalitaire depuis longtemps.

Je n'analyse pas la différence entre les États-Unis et l'Europe comme la conséquence d'une flexibilité plus grande aux États-Unis qu'en Europe. Ce sont deux choix d'un ordre différent qui se sont faits dans des espaces différents. D'ailleurs, sait-on qu'en réalité, le taux de chômage américain est beaucoup plus élevé que celui qui est mesuré ? Le bureau des statistiques aux États-Unis a essayé de calculer les taux de chômage harmonisés, mais il y a le problème que l'on appelle là-bas le "non-emploi".

Par exemple, parmi les hommes âgés de 25 à 49 ans, le taux de participation au marché du travail est de 90 %. Il est à peu près de 100 % en Europe. Où sont passés ces 10 % d'hommes, dans la force de l'âge, qui ne font plus d'études, qui ne travaillent pas, qui ne sont pas des rentiers ? C'est un problème statistique. La mesure du chômage dépend du système social dans lequel on vit.

Notamment, s'il n'existe pas d'indemnisation du chômage de longue durée, il n'existera pas de chômeurs de longue durée car ils n'auront aucune incitation à se déclarer en tant que chômeurs. Cela vous donne d'ailleurs un moyen de supprimer, du jour au lendemain, le chômage : il suffit de supprimer l'indemnisation du chômage.

(Rires)

Sur le quatrième point, je vous donne les chiffres qui viennent de la Communauté européenne et d'une étude que j'ai réalisée pour la Communauté européenne avec du personnel de la Communauté, qui font apparaître que la part des exportations extra européennes est de 8 %.

M. de la Malene. - Monsieur le Professeur, vous nous avez dit que vous n'étiez pas opposé la mondialisation, mais que vous trouviez qu'actuellement, elle fonctionne avec un refus des règles. Vous avez développé l'idée que pour essayer de mettre un terme au conflit de compétitivité, il fallait prévoir des moyens de paiement. Vous avez parlé des DTS à la disposition des pays auxquels on penserait peut-être le moins -les pays de l'est et les pays du sud- afin d'enclencher le mécanisme qui leur permettra de devenir importateurs, de façon que nous puissions être exportateurs.

Je voudrais m'arrêter un instant sur ce problème des moyens de paiement. Il semble que dans votre critique de l'absence de règles de la mondialisation, vous mettiez en cause les politiques monétaires. Moyens de paiement, politiques monétaires, les choses ne sont pas tout à fait les mêmes, mais elles se rapprochent. Et alors ? Je vous pose la question. Que faut-il faire de la monnaie, Monsieur le Professeur ? Est-ce uniquement un instrument destiné à assurer la stabilité des prix ou, comme vous le proposez, faut-il aller bien au-delà et se servir de la monnaie comme un instrument économique ? J'aimerais que vous nous disiez votre sentiment sur ce rôle de la monnaie qui est actuellement au coeur de nos préoccupations.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il va de soi que les objectifs d'une société sont multiples. La stabilité des prix est un objectif; mais le plein emploi et la croissance sont des objectifs premiers ; de sorte que la monnaie, comme le budget et la fiscalité, doivent être des instruments au service de la croissance et de l'emploi.

Les seuls objectifs naturels, dans une société, sont la croissance et l'emploi. Il n'y a d'activité économique que parce que nous vivons dans un monde de rareté. La rareté implique que l'on essaie de lutter contre elle, c'est-à-dire d'accroître le niveau de vie des habitants. Le chômage est un gaspillage des ressources qui contribue à réduire la production que l'on pourrait réaliser s'il n'existait pas de chômage.

Il faut remettre les choses dans l'ordre et mettre les politiques au service des objectifs ultimes de la politique économique.

Evidemment, cela n'implique pas qu'il faille rechercher l'inflation. Je ne suis pas pour l'inflation. Simplement, ce qui me frappe, c'est ce combat de titan que nous continuons de conduire à l'échelle mondiale contre un ennemi que nous avons déjà vaincu. Ce qui me frappe, c'est que nous continuions de mobiliser toutes nos ressources dans la lutte contre une inflation qui n'existe plus. Nous sommes revenus aujourd'hui dans les conditions d'inflation qui prévalaient au début des années 1960 dans le monde entier. En France, nous sommes bien en dessous de ces conditions.

On a changé de cycle. Il faudrait que l'on s'aperçoive que les instruments de la politique économique peuvent aujourd'hui être utilisés pour l'expansion. Pourquoi cela m'apparaît-il important ? Quels étaient les maux aux noms desquels la société française a souffert et pour lesquels elle a accepté cette souffrance ? Ces maux, c'était la lutte contre l'inflation à un moment où l'inflation faisait rage, l'inflation à deux chiffres. On peut souffrir pour un combat de ce type. C'était aussi la lutte pour satisfaire à la contrainte extérieure. On peut comprendre qu'un pays qui s'endette puisse être dans une situation mauvaise, notamment pour les générations futures.

Mais ces combats ont été gagnés, et depuis longtemps. Alors pourquoi les continuer ? Pourquoi continuer le même type de stratégie, alors que, manifestement, les ennemis ont changé ? Il ne faut pas que l'on continue de se battre sur le Rhin si la bataille est sur l'Atlantique. La politique monétaire n'a pas un rang de noblesse supérieur à la politique fiscale ou de dépenses publiques. Sur le même plan, elle doit participer à l'ensemble des objectifs de la nation, au premier rang desquels se trouvent la croissance et l'emploi, surtout dans des circonstances où la France a connu la croissance la plus faible de son histoire, dans les années 1990. Sait-on que le taux de croissance moyen, de 1991 à 1996, en France, a été un peu inférieur à 1 %, et que cela ne nous était jamais arrivé, sauf dans les années 1930 ? Le taux de croissance séculaire du XIXème siècle était de 2 %. Qu'est-ce qui légitimait une croissance aussi inférieure à son potentiel ?

Je critique, mais je suis plutôt de nature optimiste car j'ai l'impression que les gouvernements commencent à prendre conscience, un peu partout, qu'en vérité, ils ont gagné sur les ennemis qu'ils combattaient. En Europe, ils vont finir par s'en apercevoir.

M. le Président. - Je ferai une observation. Plus personne ne se bat aujourd'hui contre l'inflation. On se bat contre le déficit budgétaire. Ce n'est pas du tout la même chose. On ne se bat pas contre le déficit budgétaire parce qu'on craint l'inflation, mais parce qu'on est endetté et que l'endettement a atteint un stade tel que l'on ne peut plus avancer. On se bat contre le déficit budgétaire parce qu'on se bat contre le poids excessif de l'État qui freine l'ensemble du développement économique. Il me semble que ce que vous dites, tout le monde l'a compris...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il y a 6 mois ?

M. le Président. - Peut-être.

Lorsqu'on critique le combat contre l'inflation, on a beau dire que l'on n'est pas pour l'inflation, on a tendance à soupçonner qu'on s'accommode quand même d'un peu d'inflation, que ce n'est quand même pas si mal.

Or, quand on regarde les pays qui ont connu des taux de croissance importants depuis la guerre, on ne peut pas ignorer l'Allemagne qui a constamment conduit une politique de stabilité monétaire. Elle a réévalué le DM depuis très longtemps -sept ou huit réévaluations successives- et son taux de croissance n'a pas été inférieur au taux de croissance français qui a pratiqué la politique inverse.

Par conséquent, tout cela est plus compliqué qu'il n'y paraît. Je me donne l'impression d'être un contradicteur et ce n'est pas du tout mon intention.

M. Christian Poncelet. - J'ai écouté avec intérêt l'exposé de M. le Professeur. Il est vrai qu'à une certaine période, notre croissance était nulle. Je me souviens de grands débats qui ont eu lieu dans le cadre du club de Rome où l'on nous expliquait que la croissance zéro était la panacée à laquelle il fallait arriver pour pouvoir disposer d'un état équilibré où le système social ne serait pas contrarié. J'ai été surpris que ces grands experts qui vantaient les mérites de la croissance zéro aient été particulièrement silencieux dans la période que nous vivions, à la croissance zéro, et qui était contraignante pour la population puisqu'il ne pouvait pas y avoir d'évolution sociale.

Vous dites : "la guerre contre l'inflation est gagnée". La paix, aussi, est gagnée, mais c'est fragile. Il faut être constamment vigilant car l'inflation peut réapparaître rapidement. Puisque vous considérez que l'inflation est définitivement gagnée, quelle est votre démarche ? Faut-il laisser filer, comme certains le demandent, le déficit ? Faut-il faire un peu de dévaluation ? L'Italie l'a tenté et l'Italie l'ayant tenté, elle fait maintenant des efforts désespérés pour revaloriser sa monnaie. L'Angleterre l'a tenté, mais regardez l'Angleterre du point de vue du chômage : le chômage, chez les hommes, est identique au taux de chômage chez les hommes en France. Ce qui a fait baisser le taux de chômage en Angleterre, ce sont les femmes qui travaillent presque toutes parce qu'il n'existe pas la même protection sociale qu'en France. Reste à savoir si la France accepterait un système social identique à celui de l'Angleterre.

Vous dites qu'il n'y a pas de règles. Des règles ont tout de même été mises politiquement en place. L'OMC, sans être parfaite, est quand même une règle qui tend à éviter certains grands dérapages.

La question qui m'interpelle aujourd'hui, rentrant d'une visite en Chine, c'est de voir ce pays qui peut-être peut réussir, momentanément, un mariage de deux cultures. A l'intérieur, la culture dirigiste ; le communiste règne avec ses règles impératives : un investisseur français qui s'installe là-bas ne peut pas disposer de toute sa liberté pour fixer les salaires de ces ouvriers ; mais à l'extérieur, elle adopte la culture libérale : on voit très bien qu'elle va être extrêmement sévère en ce qui concerne les investissements à réaliser chez eux, et que le retour sur investissement sera négocié très durement.

J'ai été surpris d'entendre un grand responsable chinois de Taiwan -qui investissait en Chine- dire : "Dans les négociations avec mes partenaires chinois continentaux, j'exige un retour sur un investissement d'une durée de 4 ans". Le mariage de ces deux cultures conduit la Chine à un taux de croissance de l'ordre de 18 %.

La dernière question qui nous préoccupe est la suivante -et je fais écho à l'observation de M. de la Malene- : considérez-vous que la mise en place très rapide de cette monnaie unique ne sera pas de nature à fortifier l'Europe dans les négociations avec ses partenaires extérieurs à l'Europe ? Si vous prenez votre billet de 100 francs et que vous faites le tour des pays européens sans faire la moindre acquisition, par l'effet de change, au moment où vous revenez au point de départ, vous avez perdu la moitié de la valeur de votre billet pour rien. Nous sommes dans un climat d'inquiétude. Oui ou non faisons-nous la monnaie unique ?

Sur ces points -dévaluation, déficit, et monnaie unique-, j'aimerais avoir votre sentiment et surtout votre appréciation sur ce mariage de cultures en Asie.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je vais essayer de répondre à ces questions.

Sur le club de Rome, la préoccupation, à l'époque, était celle de la pollution et de l'épuisement des ressources non renouvelables. Le premier choc pétrolier est venu donner un certain crédit à cette préoccupation. Les ressources non renouvelables s'épuisent et nous ne pourrons pas continuer à faire vivre nos enfants et nos petits enfants si nous en consommons autant dans le présent. C'est ce qui avait motivé le message du club de Rome, à un moment où le problème du chômage ne se posait pas. A ce moment-là, le taux de chômage, en France, était de 2 %.

M. Christian Poncelet. - Et la croissance était forte.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Maintenant, ils se taisent car ils ont compris qu'il y avait d'autres pollutions que la pollution atmosphérique et que la pollution sociale et humaine étaient plus terribles et coûteuses.

Je ne considère pas qu'une guerre économique puisse être gagnée pour l'éternité. Je dis que l'inflation a été jugulée dans le monde entier, mais pas le chômage.

M. Christian Poncelet. - A quel niveau l'inflation a-t-elle été jugulée ? Dans les pays de l'est, elle est loin de l'être...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je parle des vieux pays industrialisés : Japon, États-Unis, Europe. Le problème est que dans un autre domaine, nous n'avons enregistré que des défaites, celui du chômage.

Le problème est de savoir à quel niveau de victoire nous allons nous arrêter pour nous attaquer au vrai problème de notre temps. Je ne dis pas qu'il faille être inflationniste, je dis simplement que toute politique unidimensionnelle, généralement, aboutit à un échec. Je n'ai pas connaissance dans l'histoire d'une politique unidimensionnelle qui ait réussi. Une politique qui ne s'attaquerait qu'à un seul déséquilibre ne réussit pas parce qu'elle aggrave de façon trop profonde les autres déséquilibres. Nous sommes dans des circonstances où les politiques que nous conduisons sont unidimensionnelles.

Je ne suis pas pour l'inflation. Je pense que le meilleur taux d'inflation est un taux de zéro et que le meilleur taux de chômage est un taux de 5 % pour la France. Je pense que le meilleur taux de croissance est le taux de croissance potentiel. Mais essayer de me réjouir sur l'un de ces trois objectifs, alors que les autres sont caractérisés par une défaite, non. C'est trop simple comme façon de concevoir la politique économique.

Je ne suis pas pour la dévaluation. J'ai toujours été pour la monnaie unique et je suis un impatient de la monnaie unique. Chaque fois que l'on m'en parle, je dis plutôt hier que demain, car sinon, nous allongeons un chemin qui de plus en plus est perçu comme étant un chemin de croix, et nous risquons de rendre l'Europe impopulaire, alors que d'après les chiffres que j'ai donnés tout à l'heure, avec la monnaie unique, nous retrouvons tout à fait la puissance du politique, puisque nous n'avons pas de contrainte extérieure.

Sur l'exemple anglais, vous avez raison. Mais savez-vous qu'il y a une énigme dans la baisse du taux de chômage anglais ? Le taux de chômage anglais a baissé alors que l'Angleterre a créé moins d'emplois qu'en France, dans la période considérée ?

M. Christian Poncelet. - Il y a la démographie.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Mais il y a aussi un phénomène singulier : en principe, une femme dont le mari a un emploi ne peut pas se déclarer comme chômeur. On peut toujours trouver des moyens statistiques de baisser le taux de chômage.

Oui, il existe quelques institutions de régulation, mais ces institutions de régulation baignent dans une certaine idéologie à usage externe que les américains ont produite. Si je dis cela, ce n'est pas parce que je suis anti-américain, au contraire. Dans le cadre de l'OMC, comme dans le cadre précédent du GATT, l'Europe est toujours en position de faiblesse dans les négociations parce que la plupart des autres pays ont l'intelligence de masquer leurs dispositions protectionnistes, au détour de lois, de normes d'une complexité telle qu'on ne peut pas les découvrir. Seule l'Europe affiche son protectionnisme dans les traités internationaux. Il est très facile de critiquer l'Europe alors même qu'elle est moins protectionniste que les États-Unis et le Japon.

La Chine est le mariage de deux cultures, certes, mais autrefois, on appelait cela du dumping. C'est une transition.

M. Christian Poncelet. - Plus elle sera longue, plus nous serons épuisés.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Si nous nous laissons faire, mais il n'y a aucune fatalité qui implique que nous nous laissions faire. Pourquoi est-ce que je regrette la disparition d'institutions de régulation, du type du système de change fixe ? Parce que sinon, pour se procurer les devises étrangères nécessaires à leurs importations, les pays vont faire de la sous-évaluation systématique de leur monnaie et vont créer des conditions de compétitivité parfaitement artificielles.

Vous savez que le taux de croissance chinois est surévalué. On compte dans le taux de croissance la consommation de capital.

M. le Président. - D'autant que quand vous parlez de 18 %, Monsieur Poncelet, c'est le taux de croissance de la production industrielle et non la croissance économique. La croissance économique est un peu inférieure à 10 %. Les Chinois, dans le plan actuel, pour maîtriser l'inflation, la fixent aux alentours de 8 %. Mais 8 %, tous les ans, pendant 5 ans, quand la nôtre sera avec un peu de chance 2 % cette année...

M. Jean-Paul Fitoussi. - Avec un peu de chance...

M. le Président. - ... c'est un grand progrès.

M. Jean-François Le Grand. - Merci à M. Fitoussi d'avoir répondu de manière beaucoup plus satisfaisante que précédemment à une question que j'avais posée à l'orateur précédent sur les différentiels sociaux.

Est-ce que selon vous, il n'y a pas une sorte de déséquilibre, voire même de contradiction entre plusieurs volontés européennes affirmées en même temps ; c'est-à-dire développer une politique mondialiste de libre-échange, organiser une véritable communauté européenne avec une monnaie unique, agrandir très rapidement la Communauté Européenne, avec, dans le même temps, une lenteur assez affligeante dans la construction politique de l'Europe, et notamment en l'absence d'un élément politique fort qui permette de faire contrepoids à l'ensemble des volontés économiques ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Oui, je crois qu'il existe des contradictions dans le processus de la construction européenne. La contradiction entre le marché libre et le maintien du système de protection sociale est une contradiction. Il existe effectivement un paradoxe, aujourd'hui : on a l'impression qu'en vérité, le programme mis en oeuvre en Europe est le programme Thatchérien de l'Europe, zone de libre échange. Je crois que je me trompe car je sais qu'il existe une volonté -en tous les cas du gouvernement français et, je le crois, du gouvernement allemand- très ancrée dans l'esprit des populations, non seulement de maintenir mais de développer les systèmes de protection sociale pour qu'ils soient à la fois plus équitables et mieux adaptés aux nouvelles circonstances.

Ces contradictions sont inhérentes aux processus de la construction européenne. Je souhaite qu'elles soient résolues rapidement.

Le message que je veux faire passer ici est le suivant : en Europe, le politique a une efficacité, une puissance, que peut-être il ne soupçonne pas lui-même, en raison des conditions aujourd'hui réunies, et notamment en termes d'inflation et de contraintes extérieures.

M. Francis Grignon. - Je reviens sur l'inflation. J'ai l'impression que cela arrangerait tout le monde et que l'on aimerait bien avoir un peu d'inflation maîtrisée. J'ai l'impression que l'on ne sait pas y parvenir, en l'état actuel des choses, et que l'on bloque de peur que l'inflation remonte. On en arrive à cette politique unique. Comment lever ces angoisses à ce niveau ? Que faut-il faire pour ne pas avoir peur du redémarrage de l'inflation en agissant sur les autres domaines ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Je crois vraiment que les conditions sont structurellement différentes qu'elles ne le furent en période d'inflation.

Généralement, l'inflation se développe lorsque les acteurs sociaux cherchent à se repasser le fardeau de l'ajustement. C'est ce que l'on a appelé la course prix-salaire. Dans le cas du choc pétrolier, par exemple : les entreprises augmentent leurs prix, les salariés demandent des augmentations de salaire compensatrices et, finalement, les adaptations ne se font pas parce que le choc pétrolier aurait exigé qu'il y ait une modération des salaires.

Mais dans les circonstances actuelles, les rapports de forces ont complètement changé. Ils sont complètement déséquilibrés au détriment des salariés. Les salariés se battent le dos au mur. On ne peut pas imaginer qu'ils puissent être à la source d'un redémarrage de l'inflation. S'il n'y a pas un rapport de forces équilibré entre les acteurs, il n'y a pas la possibilité de développement d'une inflation. On l'a vu aux États-Unis où, malgré la croissance forte, et en raison de la précarisation d'un segment croissant de la population, le plein emploi n'a pas conduit à l'apparition de tensions inflationnistes. La fragilisation et la précarisation du travail, phénomène en cours en Europe et aux États-Unis, fait qu'en vérité, les circonstances objectives de la naissance de l'inflation ont disparu.

Il y a donc une vraie possibilité de conduire des politiques expansionnistes, mais pas en lâchant sur l'inflation. Je ne crois pas qu'il faille lâcher sur l'inflation. Si on lâche sur l'inflation, on devra ensuite la combattre et cela coûtera plus cher. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le problème. Il ne faut pas s'obnubiler sur un problème qui, pour l'instant, a disparu.

De surcroît, dans tous les pays, on surestime le taux d'inflation. Les études ont été faites aux États-Unis. Certaines sont en cours en France. La surestimation du taux d'inflation aux États-Unis a été considérée comme très importante, de l'ordre d'un point et demi par an depuis des années. Cela change fondamentalement les choses. En France, il l'est probablement moins, mais il y a surestimation d'inflation.

M. Xavier de Villepin. - Je voudrais revenir sur la question de M. Poncelet et la monnaie unique.

Personnellement, je suis tout à fait convaincu que ce sera une étape très importante pour l'Europe. Je voudrais vous poser deux questions sur la marche vers la monnaie unique.

De plus en plus, il existe un débat entre les cultures monétaires des pays, notamment celle de l'Allemagne et celle de la France. Pensez-vous qu'il faille une autorité politique ou qu'une seule banque centrale européenne est suffisante pour régler les problèmes de l'avenir ?

Deuxième question. On voit de plus en plus les Allemands manifester une grande réticence sur l'entrée de l'Italie, en 1999, ce qui posera un problème à tous les pays du sud, l'Espagne, le Portugal et la Grèce. Pensez-vous que la monnaie unique pour l'Europe aurait plus de chance si elle réunissait ces pays du sud et qu'elle faciliterait la volonté de la France d'être tout à fait insérée dans la monnaie unique ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - Ce sont des questions complexes.

Il n'existe pas d'exemple au monde d'une banque centrale qui n'ait pas de tutelle politique, et surtout pas en Allemagne. Il y a là un problème inédit. Il n'est pas pensable qu'un attribut de la souveraineté aussi important que celui de la création monétaire soit laissé sans contrôle aucun de la démocratie. Il faudra bien que l'Europe imagine ces institutions qui permettraient l'équilibrage des pouvoirs en Europe.

Concernant l'Italie, je ne vois pas l'Europe sans l'Italie. La richesse de l'Europe est sa diversité culturelle. Je ne vois pas que l'on progresserait dans l'idée européenne en rétrécissant comme peau de chagrin les membres qui appartiendraient à ce club, qui serait dès lors si fermé qu'il n'aurait plus d'importance au sein de l'Europe elle-même.

Je crois de surcroît qu'il serait de très mauvaise stratégie de rejeter aux frontières de l'Europe un des pays fondateurs et un des pays le plus européen parmi les européens : un des pays où l'idée européenne est la plus ancrée dans les mentalités des populations. Je ne vois pas que, politiquement et culturellement, nous puissions laisser l'Italie à l'extérieur de l'Europe. Pour l'Espagne et la Grèce, c'est un peu différent : leur entrée dans la Communauté est plus récente et ils n'ont pas le même niveau de développement. Je comprendrais qu'eux-mêmes ne souhaitent pas faire partie du club immédiatement.

M. le Président. - Je termine par une observation pour vous permettre un ultime rebondissement. Je suis quand même étonné de ce qu'au cours de votre intervention et de vos réponses aux questions qui vous ont été posées, vous ayez donné le sentiment que la voie à suivre était principalement macro-économique. Vous n'avez à aucun moment, parlant de l'Europe, de ses problèmes et de la mondialisation, fait l'ombre d'une allusion aux structures. Or, nombreux sont ceux qui pensent qu'il y a un grave problème structurel. Puis-je conclure que les structures constitueront la deuxième partie de l'exposé que vous nous ferez plus tard ou dois-je conclure que je me trompe en pensant qu'il y a des problèmes structurels en Europe ?

M. Jean-Paul Fitoussi. - J'ai fait récemment une étude pour l'OCDE qui s'appelait "politique macro-économique et réformes structurelles".

M. le Président. - C'est donc la deuxième partie de votre exposé.

M. Jean-Paul Fitoussi. - Il me semble qu'il y a une hiérarchie des urgences. Les économies européennes sont sous une chape de plomb. La réforme structurelle, dans ces conditions, implique que finalement on tente de répartir mieux les bras pour supporter la chape de plomb. Ces réformes structurelles sont extraordinairement difficiles. Il me paraît très difficile de réformer une société lorsque l'on n'a que des sacrifices à lui demander et aucun objectif d'avenir à lui proposer.

Retrouvons le sens de l'avenir et, ensuite, procédons aux réformes structurelles nécessaires. Cela peut se faire très vite, dès le moment où de nouvelles perspectives d'avenir sont ouvertes. Dire à une population en souffrance, qui souffre doublement d'un chômage de masse, d'une précarisation croissante du travail, et de surcroît, d'une désagrégation des classes moyennes : "il faut encore souffrir si vous voulez que l'économie française continue de s'enrichir", ce n'est pas le message que la société peut entendre, et ce n'est pas un message efficace si la société ne peut pas l'entendre.

Essayons donc de donner un ballon d'oxygène et procédons aux réformes structurelles nécessaires. Il ne faut surtout pas que la réforme structurelle soit le substitut d'une mauvaise politique macro-économique. Il faut que bonne politique macro-économique et réformes structurelles aillent de pair.

M. le Président. - Réponse très claire.

Je remercie M. Fitoussi qui nous a passionnés par son exposé et par des thèses affirmées, claires, et qui ont provoqué le débat. Par conséquent, je me félicite que l'on vous ait demandé de venir.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page