II. UNE RUPTURE BRUTALE : DE LA CRISE ÉCONOMIQUE AU CHANGEMENT POLITIQUE

Enclenchée à l'été 1997 avec la chute de la roupie, la crise économique et financière s'est étendue à partir de janvier 1998 à tous les secteurs d'activité. Il s'agit d'une véritable rupture dans le cycle d'expansion continue qu'a connu l'Indonésie depuis près de trente ans et d'une régression sans précédent entraînant un appauvrissement brutal et immédiat du pays .

L'ampleur de la crise justifiait l'appel à l'aide internationale et en premier lieu au Fonds monétaire international. Mais les réticences des autorités indonésiennes à mettre en oeuvre certaines recommandations de la communauté internationale ont pleinement mis en lumière les imbrications étroites entre politique et économie en Indonésie.

Il était donc logique que les graves difficultés économiques se répercutent dans la sphère politique, d'autant que de longue date, l'année 1998, année du renouvellement présidentiel, avait été présentée comme sensible au regard de l'avenir du régime.

Venue de la communauté étudiante, renforcée par les victimes de la crise, la contestation politique a gagné des secteurs de plus en plus nombreux de la société indonésienne, le maintien du "système Soeharto" apparaissant désormais comme un obstacle au retour de la confiance internationale et au rétablissement de l'économie du pays.

A. UNE CRISE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE SANS PRÉCÉDENT

Par son ampleur et ses conséquences, la crise indonésienne dépasse de beaucoup les difficultés que rencontrent les autres pays de la région. Elle constitue la manifestation la plus aiguë et la plus spectaculaire de la crise asiatique en raison du recul brutal qu'elle inflige à une économie jusqu'alors réputée florissante.

1. L'enchaînement de la crise économique indonésienne

Amorcée par un effet de contagion de la crise monétaire asiatique, la crise indonésienne s'est amplifiée au fur et à mesure que se révélaient les faiblesses profondes de l'économie.

Ainsi, depuis l'été 1997, on assiste à une sorte de dynamique négative qui provoque une dégradation continue de la situation économique et financière.

L'origine de la crise est d'abord monétaire . La roupie indonésienne était depuis plus de dix ans ancrée au dollar, moyennant une dépréciation de 3 à 5% par an destinée à compenser le différentiel d'inflation. La crise monétaire thaïlandaise de juillet 1997 a mis en lumière, au delà de la dégradation des paiements extérieurs, les déséquilibres profonds affectant les systèmes économiques et financiers des pays de la région. A partir du mois d'août, la roupie indonésienne a elle aussi fait l'objet de très vives attaques spéculatives que les autorités, obligées de laisser flotter la devise, ont tenté de contrer, en consacrant près de 10 milliards de dollars de réserve de change à la défense de la monnaie et en imposant un relèvement drastique des taux d'intérêts.

Le rapport roupie indonésienne/dollar américain , qui était au début de l'année 1997 de 2 400 roupies pour un dollar, a franchi la barre des 3 000 en septembre 1997.

Dans un deuxième temps, au cours de l'automne 1997, les autorités indonésiennes ont tenté de retrouver la confiance de la communauté internationale, en élargissant les possibilités d'investissements étrangers, en gelant ou rééchelonnant des projets représentant une charge financière pour le secteur public et en faisant appel à l'assistance du Fonds monétaire international.

Cette réaction n'a pas eu les effets escomptés et dès le mois de décembre le rapport roupie/dollar dépassait les 4 000 pour terminer l'année à plus de 5 000. Malgré cette dépréciation de plus de 50 %, l'économie du pays a continué à bénéficier des acquis des premiers mois de 1997.

A partir de janvier 1998 , la crise s'est étendue à l'ensemble des sphères de l'économie .

Les doutes sur la capacité du régime à engager le programme de réforme du FMI, qui impliquait la remise en cause d'intérêts proches du pouvoir, la présentation d'un projet de budget 1998/1999 jugé irréaliste par ses prévisions de croissance et de taux de change, ont provoqué une seconde tourmente monétaire, le seuil de 10 000 roupies pour un dollar étant franchi le 8 janvier 1998. En cinq mois, la monnaie perdait ainsi les trois-quarts de sa valeur.

Depuis le début de l'année 1998, tous les efforts pour enrayer la crise monétaire ont été vains. Le général Soeharto a dû renoncer au projet, inspiré par un économiste américain, de "currency board" qui aurait conduit à une parité fixe entre le dollar et la roupie indonésienne. Un tel projet paraissait peu réaliste compte tenu des faibles réserves de change du pays et il a constitué un nouveau motif de conflit entre le gouvernement indonésien et les institutions financières internationales. Cet épisode n'a finalement contribué qu'à affaiblir la monnaie et alors que l'objectif était de ramener le dollar à un cours proche de 5 000 ou 6 000 roupies, le taux de change n'est guère passé en dessous de 8 000 roupies pour un dollar, avant de franchir à nouveau le seuil de 10 000 au mois de mai.

Les conséquences de la crise sont multiples.

Elles concernent tout d'abord la chute de l'activité économique, elle-même liée à plusieurs facteurs : l'effondrement du système bancaire indonésien et l'arrêt des financements étrangers, alors que les entreprises indonésiennes ne peuvent régler leurs dettes en devises, le niveau élevé des taux d'intérêt, le renchérissement des importations, qui pénalise l'industrie, y compris dans les activités exportatrices, la contraction de la demande intérieure qui provoque des effets très sensibles sur les secteurs de l'automobile et des transports, l'annulation ou le report de grands projets, notamment dans la construction.

La crise se manifeste également par une hyper-inflation qui dépassera très largement 50 % sur l'année 1998.

Elle se traduit par la multiplication des faillites de banques ou d'entreprises , prises en tenaille entre une dette en devises insupportable et un brutal arrêt de l'activité.

Elle entraîne des licenciements massifs, une montée du chômage et de la pauvreté .

Tous ces facteurs agissent les uns sur les autres pour entretenir une véritable spirale récessive .

A cette crise sévère s'ajoutent deux facteurs aggravants :

-
le faible cours du pétrole, alors que les recettes énergétiques assurent 20 % du financement du budget de l'Indonésie ;

- la sécheresse persistante, imputée au phénomène climatique El Niño, qui laisse entrevoir une production de riz inférieure à celle des deux dernières années et un déficit important. La difficulté de couvrir par ailleurs les besoins en blé, soja ou poudre de lait, réglés en devises, la hausse des denrées alimentaires de première nécessité et les effets de la crise sur le revenu des familles pourraient provoquer, dans certaines régions, une situation alimentaire critique.

2. Les causes profondes de la crise

Comme dans d'autres pays d'Asie, mais avec plus de relief encore, la crise indonésienne met en lumière le caractère fragile et souvent malsain des fondements de la forte expansion économique des dernières années.

Le développement incontrôlé du secteur bancaire, alors que l'absence de cadre réglementaire solide favorisait les pratiques imprudentes, voire frauduleuses, a permis de financer au delà du raisonnable des investissements à la rentabilité douteuse, que ce soit dans l'immobilier ou l'industrie. Le système bancaire s'est effondré sous l'effet de la crise monétaire. Seize banques ont été liquidées à l'automne et sept autres au printemps, plusieurs autres voyant leurs activités suspendues.

La croissance économique a également fait appel à un endettement extérieur considérable , lui aussi incontrôlé et d'ailleurs sous-estimé par les autorités indonésiennes. La réussite économique du pays et le maintien artificiel d'un taux de change ancré au dollar ont favorisé un endettement en devises excessif . La dette extérieure indonésienne est évaluée à 140 milliards de dollars, dont environ 65 milliards de dollars de dette publique (Etat et banques publiques) et 75 milliards de dollars de dette privée. En raison de la déficience des moyens de contrôle, cette dernière a été sous-estimée, les observateurs estimant que l'essentiel de la dette extérieure émanait de l'Etat indonésien. Le niveau élevé de la dette extérieure publique ne suscitait pas d'inquiétude, dans la mesure où il était stable, bien échelonné dans le temps et que l'Etat n'avait jamais été pris en défaut de paiement. Cette réalité a occulté l'emballement de la dette extérieure privée qui constitue pour l'essentiel une dette à court terme et porte sur des entreprises fragiles.

Les résultats flatteurs de l'économie indonésienne ont également masqué un manque de compétitivité et d'efficacité dû à l'opacité et au peu de transparence du système , qui entravaient le jeu des règles du marché. On touche ici aux imbrications étroites entre les dirigeants politiques et les milieux économiques, qui expliquent le maintien de monopoles ou de cartels disposant de rentes de situation liées à des concessions ou des privilèges divers, des droits de douane protecteurs pour certaines activités, une politique de crédit marquée par le favoritisme, et d'une manière générale, une tendance très forte à la corruption, au népotisme, à la collusion d'intérêts, qui allait bien souvent à l'encontre de la rationalité économique.

Enfin, dans les causes profondes de la crise, une mention particulière doit être faite au facteur politique , qui a pour une large part ruiné la confiance de la communauté internationale dans l'économie indonésienne. Dès le déclenchement de la crise à l'été 1997, il est apparu que les réformes structurelles annoncées par les autorités indonésiennes trouvaient leurs limites dans la préservation des intérêts de la famille du général Soeharto et de ses proches. Si une banque contrôlée par un fils du Président était fermée, ce dernier était autorisé quelques jours plus tard à en racheter une autre. De même, le gouvernement est-il revenu sur sa décision de reporter des grands projets d'infrastructures qui impliquaient des amis ou des enfants du Président. De fortes réticences sont également apparues face à la suppression, réclamée par le FMI, de privilèges réglementaires, fiscaux ou douaniers attribués à des proches, comme pour la voiture nationale Timor ou le monopole de commercialisation du clou de girofle. Il en va de même pour la suppression des cartels dans le secteur du papier, du ciment ou du contreplaqué.

A cet égard, la présence au sein du gouvernement formé au mois de mars de la propre fille du Président et du "roi du contreplaqué" Bob Hassan augurait mal de la volonté de mettre fin à ces pratiques, ce sentiment étant conforté à l'occasion du spectaculaire "bras de fer" opposant le régime au FMI.

Aussi, le régime, qui avait durant plusieurs décennies incarné la réussite économique, est-il apparu de plus en plus, en raison de son mode de gouvernement, comme un obstacle au rétablissement de la confiance internationale et un facteur d'aggravation de la situation économique.

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