B. UN ÉTAT QUI N'A PAS ADAPTÉ SON ORGANISATION À LA DÉCENTRALISATION

La réforme de l'État est au coeur des préoccupations publiques depuis la seconde guerre mondiale, même si jusqu'en 1958 la réforme des institutions politiques des IIIème et IVème Républiques a quelque peu pris le pas sur la réforme de l'administration 69( * ) .

L'institution de la Vème République en octobre 1958 réglait la dimension constitutionnelle de la réforme de l'État. Dès lors, la modernisation du fonctionnement administratif de l'État devint un sujet majeur de préoccupation dans les années 1960. En témoignent la mise en place de la région comme circonscription administrative de l'État en 1964, de même que la première initiative en matière de déconcentration 70( * ) , la simplification du versement des subventions d'investissement de l'État 71( * ) , ou les expériences de rationalisation budgétaire.

La décentralisation a constitué, pour l'État, un choc, dont il n'a pas encore tiré toutes les conséquences dans la réorganisation de ses propres services.

1. Le bilan mitigé des partages de services

Première conséquence de la décentralisation pour l'État, les partages de services ont été mis en oeuvre avec difficulté et parfois au mépris des principes retenus par le législateur.

a) Les principes retenus par les lois de décentralisation

Les lois de décentralisation, en même temps qu'elles créaient une rupture institutionnelle, ont posé le principe d'un transfert aux collectivités territoriales des services déconcentrés de l'État nécessaires à l'exercice de leurs nouvelles compétences.

(1) Le partage fonctionnel des services.

La loi du 2 mars 1982 a organisé le transfert, sous l'autorité respective des présidents du conseil général et du conseil régional, des services ou parties de services de la préfecture nécessaires à la préparation et à l'exécution des délibérations des assemblées locales ainsi qu'à l'exercice des pouvoirs désormais dévolus aux nouvelles autorités exécutives de ces collectivités 72( * ) .

(2) Le partage financier

A la suite de ce partage fonctionnel, un partage financier des services est intervenu. Le transfert de charges correspondant au transfert de l'exécutif a été organisé par le législateur.

Dans l'attente d'une clarification financière , restaient à la charge de l'État les prestations de toute nature qu'il fournissait pour le fonctionnement des services transférés aux régions et aux départements ou mis à leur disposition et pour les agents de ces services. Dans les mêmes conditions, restaient à la charge des départements et des régions les prestations de toute nature, y compris celles relatives à l'entretien et l'acquisition des matériels, qu'ils fournissaient pour le fonctionnement des services déconcentrés de l'État et pour leurs agents 73( * ) .

Après cette période transitoire, il convenait de substituer au principe du maintien des prestations réciproques celui du partage financier, sans transfert de charges 74( * ) .

(3) Les principes et les garanties liés aux transferts de services

La loi du 7 janvier 1983 75( * ) fixe les principes fondamentaux et les modalités des transferts de compétences. A la date des transferts, deux garanties essentielles étaient offertes aux collectivités locales :

- la transparence des évaluations, grâce à l'institution de la commission consultative sur l'évaluation des charges (CCEC), composée exclusivement d'élus locaux ;

- la compensation financière intégrale et concomitante des charges ainsi transférées.

Les principes des transferts sont codifiés en partie aux articles L. 1321-1 et suivants du code général des collectivités territoriales :

- le transfert d'une compétence entraîne de plein droit la mise à disposition de la collectivité bénéficiaire des biens meubles et immeubles utilisés, à la date de ce transfert, pour l'exercice de cette compétence 76( * ) ;

- la mise à disposition des services s'accompagne d'une mise à disposition des personnels 77( * ) , ceux-ci disposant dans un délai déterminé d'un droit d'option entre les deux fonctions publiques ;

- le transfert de compétences prévu par la loi est accompagné du transfert concomitant par l'État aux communes, aux départements et aux régions, des ressources nécessaires à l'exercice normal de ces compétences 78( * ) ;

- tout transfert de compétences de l'État au profit des départements et des régions s'accompagne du transfert des services correspondants 79( * ) ;

- les autres services de l'État dans les régions et les départements qui sont nécessaires à l'exercice des compétences transférées aux communes, aux départements et aux régions, sont mis à la disposition, en tant que de besoin , de la collectivité territoriale concernée 80( * ) ;

-  une commune a la possibilité de demander le concours des services de l'État, des régions et des départements pour l'exercice de ses compétences 81( * ) .

Force est de constater que les principes retenus par les lois de décentralisation sont trop souvent restés lettre morte.

b) Une mise en oeuvre complexe

La naissance de véritables services départementaux et régionaux devait résulter des transferts de compétences. Pourtant, les transferts de services se sont révélés difficiles à mettre en oeuvre et demeurent inachevés à l'heure actuelle.

(1) 1982 : les conventions transférant aux exécutifs locaux l'autorité sur certains services de la préfecture

Le transfert de l'exécutif départemental ou régional au président du conseil général ou régional devait s'accompagner de la mise à disposition par le préfet des services correspondants 82( * ) . Une convention devait être conclue en ce sens entre le représentant de l'État dans le département ou la région et le président du conseil général ou régional, approuvée par arrêté du ministre de l'Intérieur.

Signées au printemps 1982 sur la base d'une convention-type approuvée par décret, ces conventions ont été qualifiées de " Yalta administratif " , dans la mesure où elles définissaient les compétences, moyens, agents et locaux restant sous la responsabilité du préfet et ceux soumis à l'autorité du président de la collectivité territoriale concernée 83( * ) .

En pratique, ce transfert s'est effectué plus par changement d'étiquettes que par mutation géographique des implantations immobilières ou des agents affectés aux différentes tâches considérées. Dans le même bâtiment, la " préfecture ", au moins au départ, les agents sont restés sur place, seules les structures de commandement et les lignes de rattachement hiérarchiques étant modifiées.

(2) La mise à disposition des services techniques ne devait être que transitoire

Le principe d'une mise à disposition globale des services extérieurs de l'État, posé dans la loi du 2 mars1982, indique que la mise à disposition, en tant que de besoin, des services extérieurs de l'État est de droit dans la limite des compétences dévolues à la collectivité territoriale. Elle s'exerce dans le cadre contractuel au moyen d'une convention signée par le préfet et le président du conseil général ou régional.

En pratique, ces mises à disposition ont posé des difficultés de deux ordres :

- un chef de service extérieur de l'État se retrouvait à la fois placé sous l'autorité hiérarchique du préfet et " globalement " mis à la disposition d'un président élu à la tête d'une collectivité territoriale. Pour le président du conseil général ou régional, comment affirmer concrètement son autonomie, surtout peu de temps après la définition de celle-ci, en recourant à l'aide de fonctionnaires de l'État placés sous la responsabilité hiérarchique du préfet ?

- les fonctionnaires d'une même direction se voyaient commandés tantôt par le préfet, tantôt par le président du conseil général ou régional, et devaient pratiquer en permanence un " dédoublement fonctionnel " entre les missions assumées au nom de l'État, sous l'autorité hiérarchique du préfet, et les tâches effectuées pour le compte du président du conseil général ou régional.

C'est pourquoi ce système de mises à disposition globales ne devait être que transitoire , l'objectif affiché par les lois de décentralisation étant celui de la partition des services .

Mais la lenteur de la mise en oeuvre de cette partition des services extérieurs de l'État, la faiblesse numérique des personnels transférés aux collectivités territoriales lorsque cette partition s'est réalisée, et les difficultés liées au droit d'option des agents, ont abouti à la pérennisation du dispositif de mise à disposition globale des services de l'État.

(3) L'inégale partition des services

Bien que le principe de structuration administrative retenu pour l'avenir soit celui de la partition des services 84( * ) , les réalisations en la matière sont très inégales.

• Les partages de services ont été effectivement mis en oeuvre pour :

- les préfectures de département et de région ;

- les directions départementales de l'action sanitaire et sociale (DDASS) en 1985-1986. Cette partition s'est effectuée lentement mais sans difficultés majeures. Elle a abouti dans chaque département à la création de deux directions départementales, l'une pour les compétences étatiques, l'autre pour les compétences du conseil général ;

- les services centraux des directions départementales de l'équipement mis à disposition et les services maritimes ;

- les services des archives et des bibliothèques départementales de prêt.

•  Le " partage impossible " des services techniques déconcentrés de l'équipement illustre les obstacles à la partition des services. Celle-ci est en partie due aux difficultés d'organiser les transferts de personnels correspondants.

Une première disposition 85( * ) , restée lettre morte, prévoyait à la fois une partition des services ou parties de services en fonction de la répartition des compétences, et la création d'une conférence du parc des ponts et chaussées coprésidée par le préfet et le président du conseil général.

Puis, a été retenue en 1987 une solution qui sauvegarde beaucoup plus les intérêts de l'État que ceux du département 86( * ) . Il s'agissait du transfert des parties de services qui intéressent le département 87( * ) , sans que les subdivisions territoriales ne soient transférées aux conseils généraux, en vertu du principe retenu par le législateur selon lequel ne devaient pas être


transférées au département ou à la région les parties de services dont les communes auraient besoin pour assumer correctement leurs compétences
. Ainsi, les subdivisions territoriales restaient simplement mises à disposition du conseil général en tant que de besoin. Pour la gestion du parc des ponts et chaussées, deux organismes 88( * ) ont été créés, seul celui présidé par le préfet ayant une importance significative.

La mise en oeuvre concrète de ce dispositif réglementaire n'a pas été homogène sur l'ensemble du territoire. En conséquence, la " non-partition " de la direction départementale de l'équipement concentre tous les défauts du dispositif :

- le principe de la loi du 7 janvier 1983, selon lequel la mise à disposition des services de l'État au profit des collectivités locales ne devait être que temporaire, n'a pas été respecté ;

- le décret de 1987 ne fait pas référence au droit d'option des agents défini par le législateur, compromettant ainsi la réalisation ultérieure de tout partage de services.

Après que les lois de finances pour 1990 et 1991 eurent fixé les modalités de recours des départements aux activités industrielles et commerciales des DDE, le dispositif, expérimenté dans onze départements, a été généralisé par la loi du 2 décembre 1992 89( * ) .

Celle-ci avait deux objectifs principaux : elle organisait la mise à disposition des départements du parc et des subdivisions territoriales sous forme conventionnelle 90( * ) ; elle clarifiait les relations financières entre l'État et les départements en matière d'équipement et de fonctionnement.

Compromis entre des positions initiales opposées , cette loi a permis de maintenir l'unité du parc de l'équipement, défini comme " un élément du service public de la DDE " et d'éviter un démantèlement de cette direction départementale. Elle permet aussi à l'État de rester activement présent sur l'ensemble du territoire national. Cependant, elle est incontestablement en contradiction avec l'esprit et la lettre de la loi du 7 janvier 1983.

c)  Le partage non réalisé : des services en parallèle sinon en " doublon "

La faiblesse des réalisations en matière de partition des services contraste avec l'ampleur et la diversité des compétences transférées. En effet, les services de l'État après la décentralisation ont davantage été " amputés " de leurs prérogatives que recomposés dans un objectif d'efficacité... L'État a conservé les fonctionnaires affectés à des compétences pourtant transférées aux collectivités territoriales. Aucune partition de services ne semble actuellement envisagée, alors que certaines compétences transférées n'ont à ce jour donné lieu à aucune réorganisation des services de l'État :

- la mise en oeuvre des lois de décentralisation n'a entraîné aucun partage de services entre les communes et l'État ;

- la répartition des compétences en matière scolaire ne s'est accompagnée d'aucun partage de services. Les rectorats, les inspections académiques et les services techniques et administratifs chargés du fonctionnement et de l'équipement des collèges et des lycées sont demeurés des services d'Etat ; le personnel qui y est affecté est resté d'Etat ;

- de même, les services dépendant du ministère de la Culture n'ont pas été partagés avec la région pourtant compétente en matière culturelle ;

- les directions départementales de l'Agriculture et de la forêt (DDAF) n'ont donné lieu qu'à un partage très limité, l'État conservant dans les DDAF d'État les services chargés de l'équipement rural et de l'aménagement foncier dotés des agents les plus compétents, tandis que les conseils généraux peuvent estimer n'avoir reçu que des attributions et des moyens illusoires ;

- si la partition de la délégation régionale à la formation professionnelle (DRFP) s'est correctement déroulée, elle est toutefois peu significative, dans la mesure où les conseils régionaux se sont quant même trouvés dans l'obligation, pour assurer leur nouvelle compétence, de constituer des services propres en recrutant le personnel nécessaire.

L'incertitude a été entretenue par la prorogation des dispositions transitoires 91( * ) . En particulier, le délai dans lequel devait être achevée la procédure de réorganisation des services extérieurs de l'État a été prorogé d'un an, de même que la période au cours de laquelle les fonctionnaires exerçant leurs fonctions dans un service transféré pouvaient opter pour le maintien de leur statut ou demander à relever du statut de la fonction publique territoriale.

Les collectivités locales ont ainsi dû créer leurs propres services, parallèlement à ceux de l'État, dont les effectifs n'ont pas été diminués pour autant. Le coût de ce double système d'administration a pu être présenté par le journal Le Monde par la formule : " un moins un égale deux " 92( * ) .

En définitive, la politique de partition des services est à la fois inefficace et inachevée. Les découpages opérés se sont rarement révélés fonctionnels ; l'enchevêtrement des compétences entre l'État et les collectivités territoriales est déroutant pour les citoyens qui ne savent plus à quelle direction administrative s'adresser.

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