B. LA RUPTURE DE L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRACTANTS

" Le système de relations contractuelles entre collectivités publiques actuellement en vigueur est, il est vrai, davantage placé sous le signe des rapports de force, et d'une certaine opacité , que sous celui du droit et de la transparence. [...] Il faut [...] éviter que le partenariat ne se traduise par l'assujettissement des partenaires les plus faibles ". C'est en ces termes que le Conseil d'Etat, dans son rapport public de 1993 consacré au thème " Décentralisation et ordre juridique " caractérisait l'équilibre -ou plutôt le déséquilibre- contractuel entre l'Etat et les collectivités locales.

Il n'est en effet pas douteux que, tant par sa méthode que du fait des matières traitées, la contractualisation a entraîné des transferts de charges aux dépens des collectivités et favorisé une certaine recentralisation. En outre, l'égalité des parties, qui doit présider, par nature, aux relations contractuelles, s'est, dans bien des cas, avérée largement illusoire.

1. Le contrat, vecteur de l'intervention de l'Etat

Au-delà du principe égalitaire du contrat, qui sous-entend la libre adhésion des parties, chacun s'accorde 183( * ) à reconnaître le déséquilibre de fait , en faveur de l'Etat, des relations contractuelles avec les collectivités locales. Tant la méthode que les matières contractuelles ont contribué à fausser la logique égalitaire du principe conventionnel.

a) La méthode, ou le déséquilibre dans la négociation du contrat

Les contrats entre les collectivités et l'Etat -et singulièrement les contrats de plan Etat-régions- sont en réalité le fruit d'une négociation inégale entre les partenaires. L'Etat édicte en effet les principes d'intérêt général auxquels devront se conformer les collectivités territoriales : ainsi, par exemple, les " noyaux durs " définis préalablement par l'Etat comme ses priorités pour les contrats 1994-1998, lors du Comité interministériel d'aménagement du territoire (CIAT) de Mende, en 1993, ont-il singulièrement encadré la négociation avec les régions.

Plus récemment, la circulaire 184( * ) du premier ministre relative à l'élaboration des contrats de plan Etat-régions pour la période 2000-2006 a fixé l'architecture de ces contrats, défini le calendrier et le point de départ de leur négociation : l'élaboration d'un document relatif à " la stratégie de l'Etat dans la région " ! L'Etat a fixé -notamment au CIADT d'Arles en juillet 1999- les priorités des contrats de plan et, via les mandats de négociation des préfets, les enveloppes ministérielles et régionales de crédits.

Des premières analyses de la négociation récente laissent à penser que son centre de gravité s'est déplacé, par rapport à la précédente génération, vers le préfet de région, ce qui laisserait supposer une tendance à la centralisation déconcentrée du processus. Votre délégation à la planification vient de rendre ses conclusions sur la méthode de négociation 185( * ) .

Ce pilotage méthodologique par l'Etat n'est certes pas absolument illégitime, concernant un outil d'aménagement du territoire -et donc de péréquation nationale-. Il résulte probablement, outre d'une disproportion des moyens, et, parfois, d'une certaine attitude des services de l'Etat, sans doute également d'un souci de cohérence d'ensemble de l'action territoriale de l'Etat. L'incapacité répétée de l'Etat à remplir les objectifs fixés à la planification décentralisée, mise en lumière par le rapport précité de la Cour des Comptes, contredit toutefois quelque peu cette lecture optimiste.

Reste que cette prééminence est sans doute également la conséquence d'une insuffisance du système politique et juridique français , non seulement rétif à penser l'intérêt général en dehors de l'Etat, mais en outre imprégné de la notion d'acte unilatéral, comme le faisait remarquer devant votre mission d'information le professeur Jean-Marie Pontier 186( * ) .

Corroborant cette analyse, une récente étude publiée dans les cahiers de la décentralisation 187( * ) estime que " L'Etat se voit le plus souvent confier le rôle d'édicter les principes relevant de l'intérêt général auxquels les collectivités devront se conformer. (...) L'Etat conserve ainsi un rôle directeur de coordination en fixant les grandes lignes des politiques à mener avec les collectivités (...) Cette analyse (...) souligne l'inégalité sous-jacente entre l'Etat et les collectivités, qui se situent dans des registres de légitimité différents, semblant ainsi donner raison à ceux qui voient dans la contractualisation un nouveau moyen pour l'Etat d'intervenir dans les affaires locales. "

Il semble que ce " dirigisme " méthodologique ait en outre conduit à écarter de la négociation certains partenaires, et, singulièrement, les départements.

Ainsi, alors que, d'après le rapport précité de la Cour des comptes, la participation financière à la génération 1994-1999 des partenaires autres que l'Etat et la région (départements, villes ou établissements publics locaux) a pu s'élever de 40 % à plus de 110 % (en Alsace) du montant des crédits régionaux, ces derniers n'ont pourtant pas été associés de façon satisfaisante à leur signature. Une enquête menée à l'occasion du dernier congrès de l'assemblée des départements de France, réalisée de mars à octobre 1999, révélait ainsi que si 77 % des départements avaient établi un document stratégique en vue de la conclusion du contrat de plan et si 71 % des conseils généraux comptaient demander à être signataires des contrats de plan, les deux tiers (65 %) n'avaient pas été associés directement à la discussion entre le préfet et le président du conseil régional . D'après cette enquête, alors que 41 % des départements avaient déjà demandé à être signataires des contrats de plan, seuls 16 % avaient reçu une réponse positive de principe du préfet.

L'implication stratégique et financière des départements dans les contrats de plan contraste donc singulièrement avec le peu de cas qui semble parfois être fait d'acteurs essentiels -sauf lorsqu'il s'agit d'apporter de substantiels compléments de financement !-.

Interrogeant à l'automne dernier le Gouvernement 188( * ) sur les causes de " cette volonté manifeste d'absence de prise en compte de la réalité départementale " dans la négociation, et souhaitant que les départements soient associés comme partenaires à part entière et " non pas seulement comme des commanditaires financiers " , notre collègue Alain Dufaut avait obtenu une réponse qui, pour être, favorable dans son principe, n'en était pas moins en contradiction avec la réalité parfois observée sur le terrain.

b) Les matières contractuelles, ou le déséquilibre dans le contenu du contrat

Il est peu contestable que les procédés contractuels aient parfois servi à transférer sur le budget des collectivités locales des dépenses afférentes aux compétences... de l'Etat !

Dans son rapport précité, la Cour des Comptes, relevant que pour la génération de contrats de plan 1994-1999, les participations locales, régions comprises, s'étaient élevées à un niveau supérieur à celui de l'Etat, jugeait cet état de fait " paradoxal puisque les principales actions inscrites aux contrats concernent des domaines qui sont de la responsabilité de ce dernier : les infrastructures de communication (surtout les routes nationales) et la formation-recherche (principalement universitaire), pour 42,4 et 22,3 % des interventions cumulées de l'Etat et des régions ".

Ainsi non seulement l'Etat dirige-t-il la procédure mais oriente-t-il le contenu des contrats pour que ces derniers portent sur ses propres compétences ou sur des domaines de compétences partagées.

La génération de contrats en cours de signature n'échappe pas à cette règle qui, au contraire, s'accentue, avec l'élargissement de la contractualisation à des thèmes nouveaux tels que la justice ou la coopération internationale.

Le contrat est ainsi devenu un outil de transfert de charges, permettant en quelque sorte à l'Etat de contourner l'interdiction posée à l'article L.1611-1 du code général des collectivités territoriales, suivant lequel : " aucune dépense à la charge de l'Etat ou d'un établissement public à caractère national ne peut être imposée directement ou indirectement aux collectivités territoriales ou à leurs groupements qu'en vertu de la loi " .

Trois exemples sont à cet égard particulièrement éloquents, et suffisamment connus pour être ici trop longuement développés. Il s'agit du financement des routes nationales, des plans universitaires successifs " Université 2000 " et " Université troisième millénaire " (U3M) ou encore de la sécurité publique , pour lesquels les procédés contractuels ont permis à l'Etat de trouver auprès des collectivités locales des financements qu'il était incapable de mobiliser seul.

Cette instrumentalisation des contrats permet, en quelque sorte, une relecture de la répartition -en fait mais non en droit- des compétences.

Celle-ci n'est pas modifiée, loin de là ; l'Etat n'abandonne en effet aucune de ses compétences . En revanche, il choisit d'en confier contractuellement l'exécution, en réalité le financement , aux régions et aux autres collectivités. Le contrat de plan permet alors une redistribution temporaire, renégociable, du financement des compétences étatiques. Il vient atténuer la rigidité de la répartition législative des compétences. On peut alors affirmer, à la suite du professeur Laurence Lalliot 189( * ) , que " le contrat de politiques publiques devient ainsi une alternative à la répartition législative des compétences. Pour l'Etat, il a l'avantage de la souplesse, pour les collectivités locales, l'inconvénient de la précarité et de l'incertitude ".

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