Séance du 30 novembre 1998







M. le président. Le Sénat va examiner les dispositions du projet de loi concernant l'éducation nationale, la recherche et la technologie : III. - Recherche et technologie.
La parole est à M. le rapporteur spécial.
M. René Trégouët, rapporteur spécial de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'importance qu'une nation accorde à son effort de recherche détermine son avenir. La croissance de la France, son développement technologique, le niveau et la qualification de ses emplois, son rayonnement international dépendent, en grande partie, de la recherche et des orientations qui lui sont données. A cet égard, les atouts de la France ne sont pas minces. Ses chercheurs sont souvent cités et récompensés par la communauté scientifique mondiale. Notre pays dispose d'organismes de recherche reconnus sur le plan national et international, et au niveau opérationnel le lanceur Ariane V vient, une fois encore, de démontrer sa fiabilité.
Le projet de budget de la recherche et technologie pour 1999 affiche trois priorités.
D'abord, il est envisagé de modifier les conditions de mise en oeuvre des politiques de recherche. A cette fin, sera créé le fonds national de la science, qui sera chargé de développer et de coordonner les recherches de base nécessitant la coopération de plusieurs établissements. Le fonds de la recherche technologique verra sa gestion remaniée, son objectif étant de favoriser une recherche technologique de pointe orientée principalement vers la création d'entreprises innovantes. Une nouvelle instance consultative, le Conseil national de la science, a été instituée par un décret du 20 octobre 1998, afin d'éclairer les choix du Gouvernement en matière de politique de recherche et de technologie.
Ensuite, les moyens des structures de base de la recherche devraient être confortés. A structure budgétaire constante, la dotation des établissements publics à caractère scientifique et technologique, les EPST, progresse de 2,2 % en dépenses ordinaires et crédits de paiement, et de 2 % en autorisations de programme. Au sein de ces crédits, les crédits de soutien de programme, qui constituent les financements de base des laboratoires, progressent de 8 %. Au total, les crédits affectés au financement de la recherche fondamentale ont progressé de 7,3 % en deux ans.
Enfin, le soutien à l'innovation technologique devrait être renforcé. Il s'agit de constituer des réseaux thématiques de recherche associant des laboratoires publics et privés. En outre, le projet de loi de finances pour 1999 prévoit le renouvellement du crédit d'impôt recherche.
Ces priorités budgétaires vont dans le bon sens, et j'y adhère.
Toutefois, les crédits sont trop souvent mal utilisés. D'abord, le budget est présenté depuis plusieurs années avec d'importantes modifications de structures portant sur plusieurs milliards de francs. Ce point, apparemment technique, est cependant particulièrement important pour une analyse pertinente et un contrôle efficace des crédits budgétaires. A ce propos, je voudrais, monsieur le ministre, attirer votre attention sur un point particulier. Dans le cadre de ma mission de rapporteur spécial, je vous ai adressé, en septembre dernier, un questionnaire portant sur la monographie que la Cour des comptes a consacrée aux crédits de la recherche dans son rapport sur l'exécution de la loi de finances pour 1997. Or, je le déplore vivement, ce questionnaire est, à ce jour, resté sans réponse.
Les dépenses de fonctionnement augmentent, alors qu'elles contribuent déjà fortement à la rigidité du budget de la recherche. Je rappelle que les dépenses de personnel constituent l'essentiel des dotations des établissements publics de recherche : 80 % au Centre national de recherche scientifique, par exemple.
Le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie, dans l'avis qu'il a rendu sur le projet de budget civil de recherche et de développement technologique, note d'ailleurs que « le poids des emplois et des dépenses ordinaires va inexorablement en croissant et contribue aussi à mettre les structures opérationnelles de recherche en difficulté ».
Cependant, et vous l'avez rappelé devant la commission des finances, monsieur le ministre, l'essentiel en matière de recherche ne réside pas dans les crédits budgétaires.
Or la politique de recherche française connaît de graves lacunes et des insuffisances.
Elle souffre d'une mauvaise organisation et d'une bureaucratisation croissante, que vous avez dénoncée avec raison, monsieur le ministre. Mais quelles sont vos intentions sur ce sujet ? La presse s'est fait l'écho d'un projet de décret devant modifier l'organisation du centre national de la recherche scientifique, le CNRS. Puis, devant l'hostilité suscitée par ce projet au sein de la communauté des chercheurs, il semble que vous ayez renoncé.
M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie. Non, pas du tout ! M. René Trégouët, rapporteur spécial. Pouvez-vous, monsieur le ministre, nous donner des indications sur ce dossier ?
Mais je crois que la réforme du système français de recherche va au-delà d'une simple adaptation statutaire.
Il paraît urgent de prendre une série de mesures visant à accroître la mobilité des chercheurs. Je me préoccupe de cette question depuis de nombreuses années, tout en constatant que la mobilité des chercheurs reste toujours aussi insuffisante. Or, les chercheurs constituent souvent d'excellents professeurs d'université. Il convient cependant de constater, pour le regretter, que les commissions de spécialistes des universités n'accordent qu'avec parcimonie des postes de professeur à des chercheurs. Mais, plus grave encore, nous devons constater que l'université fait souvent peur à nos chercheurs. Ainsi, est-il exact, monsieur le ministre, que l'enseignement supérieur a réservé cent postes de professeur aux chercheurs du CNRS et que trente à quarante seulement de ces postes seraient pourvus ?
Par ailleurs, il me semble urgent d'engager une réflexion sur la pertinence du « modèle français » de gestion des ressources humaines de la recherche.
En effet, les organismes de recherche publics comprennent essentiellement des chercheurs permanents qui effectuent toute leur carrière au sein de la recherche publique, parfois même en restant dans le même laboratoire.
Inversement, le modèle anglo-saxon accorde une importance particulière aux thésards et aux post-doctorants, les chercheurs statutaires étant, proportionnellement, en nombre beaucoup plus restreint.
Or, dans ces pays, les jeunes docteurs ne restent dans les laboratoires publics que quelques années, puis rejoignent le secteur privé. Ainsi, la mobilité des chercheurs constitue un facteur efficace de transfert des connaissances. La France est encore loin de connaître cette situation, le nombre de chercheurs en mobilité dans les entreprises ne représentant que 1,3 de l'effectif budgétaire de l'ensemble des établissements publics : 23 chercheurs sur 16 703 ont accepté cette mobilité !
Il est vrai que la mobilité n'est ni encouragée ni valorisée : il est donc grand temps de changer les mentalités.
Monsieur le ministre, il faudrait saisir l'occasion, ces prochaines années, du départ à la retraite de nombreux chercheurs recrutés dans les années soixante pour engager une action volontariste sur la réforme de la gestion des ressources humaines au sein de la recherche publique française.
Prendre une telle orientation permettrait de mieux valoriser la recherche publique, de la mettre davantage en adéquation avec les attentes des entreprises. En outre, les chercheurs publics bénéficieraient également d'une telle réorganisation, puisque leur carrière serait plus attrayante et leurs rémunérations plus élevées. Enfin, la pyramide des âges des organismes de recherche serait rajeunie.
Vous avez annoncé, monsieur le ministre, que serait déposé prochainement sur le bureau du Parlement un projet de loi relatif à l'innovation, qui devrait comporter des dispositions favorables à l'essaimage. En effet, environ trente entreprises sont créées chaque année, en France, par essaimage des chercheurs issus de la recherche publique. Ces entreprises présentent souvent des performances supérieures à d'autres entreprises, en termes de rentabilité, donc de création d'emplois. Je tiens à saluer, ici, l'initiative de notre collègue Pierre Laffitte, dont le Sénat a adopté une proposition de loi tendant à clarifier la situation juridique du chercheur quittant son laboratoire pour créer une entreprise valorisant les résultats de ses travaux de recherche. Je forme le voeu que ces dispositions soient reprises dans le projet de loi sur l'innovation.
Le rapport que M. Henri Guillaume a remis au Gouvernement, en mars dernier, a dressé un état des lieux assez exhaustif de la technologie et de l'innovation dans notre pays. Il note, en particulier, en introduction de son rapport, que « le sentiment qui prévaut parfois est celui d'un système national d'innovation qui avance les freins serrés, passant difficilement à la vitesse supérieure au moment où la concurrence internationale s'intensifie ».
Le rapport comprend un ensemble de propositions assez intéressantes, susceptibles de dynamiser notre politique de recherche. Il s'avère, en effet, indispensable de développer des mesures financières et fiscales afin de promouvoir l'innovation dans notre pays : capital-risque, fonds d'amorçage, fonds communs de placement dans l'innovation, etc. Le risque, en effet, est de voir les capitaux attirés par les marchés anglo-saxons et les jeunes diplômés français quitter notre pays pour aller s'installer dans la Silicon Valley ou même à Londres. De même que l'économie française a dû, au cours des années quatre-vingt, s'adapter à la concurrence internationale, la recherche française doit, aujourd'hui, relever le défi de la mondialisation de la « matière grise ».
Dans le domaine spatial, le total succès, voilà quelques semaines, du dernier lancement de qualification d'Ariane V a fait pousser un profond « ouf » de soulagement à tous ceux qui ont conscience qu'une partie de l'avenir de la France se joue dans la réussite spatiale. Aussi permettez-moi, chers collègues, d'adresser nos plus vifs remerciements à tous les chercheurs, ingénieurs et techniciens à qui nous devons ce franc succès.
Cette réussite est d'autant plus déterminante pour l'avenir de notre pays que le contexte dans lequel se déploient les activités spatiales connaît, depuis le tournant de la décennie quatre-vingt-dix, une profonde évolution caractérisée non seulement par l'apparition d'une nouvelle donne géopolitique, mais aussi, surtout, par la forte croissance du marché des services offerts par les moyens spatiaux.
Aussi aimerions-nous connaître votre position sur la politique de la France dans le domaine spatial, monsieur le ministre, alors que, au cours du premier semestre 1999, se tiendra le grand conseil interministériel de l'Agence spatiale européenne qui définira la politique européenne de l'espace.
Pour conclure ce trop rapide développement sur la politique spatiale, permettez-moi de vous suggérer, monsieur le ministre, une possible amélioration de la présentation du budget du Centre national d'études spatiales, le CNES. En effet, il est regrettable que la dotation de fonctionnement de cet organisme, qui s'élève à 915 millions de francs par an, soit insuffisante pour couvrir les charges de personnels qui, elles, s'élèvent à 1 250 millions de francs. Cette situation est à l'origine, au début de chaque exercice, d'un basculement de crédits entre la section des opérations en capital et la section de fonctionnement. Cette mauvaise évaluation budgétaire se traduit par un manque de sincérité des comptes, et cela est regrettable.
J'en viens, enfin et pour conclure, monsieur le ministre, aux nouvelles technologies de l'information et des télécommunications. Il s'agit, là aussi, d'un secteur dont les retombées sur l'industrie mais aussi sur la vie quotidienne de chaque Français seront considérables. Or, j'avoue ne pas bien saisir les traductions budgétaires de cet enjeu ni les grandes priorités du Gouvernement.
Aussi bien au niveau de la recherche dans ce domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, les NTIC - permettez-moi, à cet égard, de vous poser une question : qu'en est-il de la recherche publique dans le domaine des télécommunications avec le changement de statut du CNET ? - qu'au niveau opérationnel, où la France a une présence relativement modeste dans les futurs systèmes satellitaires multimédia en orbite basse, nous souhaiterions obtenir des précisions. (M. le ministre fait un signe d'assentiment.) Je sais que vous nous répondrez, monsieur le ministre, et c'est bien la raison pour laquelle je vous pose des questions.
Il est important que vous nous éclairiez sur l'ambition du Gouvernement de la France dans ce domaine des NTIC, qui est si déterminant pour l'avenir de notre pays. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Laffitte, rapporteur pour avis, pour cinq minutes.
M. Pierre Laffitte, rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cinq minutes pour changer la face des choses, c'est suffisant !
Le budget de la recherche est politiquement important et conditionne l'avenir, au moins autant que celui de la défense nationale le conditionnait lorsque les guerres intra-européennes menaçaient. Sa progression est modeste.
Craignant que l'on ne m'oppose l'article 40 de la Constitution, je ne proposerai pas, ici, une augmentation budgétaire de 1 % ; mais soyez assurés que je saurais très bien où affecter des crédits supplémentaires : à des secteurs qui me paraissent un peu trop modestes ou trop timides, tels les NTIC, au réseau national de recherche en télécommunications, et au FRT, le Fonds de la recherche et de la technologie, afin de donner au ministre de la recherche les moyens de piloter véritablement la recherche.
La timidité n'étant pas la caractéristique de notre ministre, je crois qu'il existe probablement d'autres raisons à la modestie des crédits affectés à ces secteurs, et je me demande s'il n'y a pas quelques réticences internes aux évolutions constatées.
Ces évolutions consistent à lier le savoir au savoir-faire, à orienter les compétences scientifiques vers les créations d'entreprises, et à développer l'innovation, et cela me paraît au moins aussi important que d'augmenter les crédits.
J'aurais souhaité que cette évolution soit plus énergique encore. Mais je sais qu'il y a des résistances institutionnelles et qu'un grand paquebot ne se conduit pas de la même façon qu'un trimaran.
Je présenterai quelques remarques. La première vise les lenteurs administratives : l'innovation, notamment dans les traductions économiques de l'innovation que sont les PME, est handicapée par le fait que l'on ne va pas assez vite. Un ami ingénieur ayant travaillé chez Citroën alors qu'André Citroën, autocrate industriel passionné d'innovation, dirigeait encore cette grande société, me disait que son ancien patron commandait les produits nouveaux dès leur apparition et avant même que qui que ce soit les ait étudiés.
De même, Stev Jobs et ses amis, que j'ai eu l'occasion de rencontrer voilà quelques années dans la Silicon Valley, m'ont dit qu'une semaine de retard pour le lancement d'un ordinateur leur faisait perdre des parts de marchés.
J'avais sur moi, tout à l'heure, un petit prototype, un « pass » mis au point par la RATP voilà cinq ans. Depuis, ce système a été rattrapé par des concurrents de Hong-Kong ou de Corée, ces derniers l'ayant développé à plus grande échelle pendant que nous en étions encore à hésiter, les différents ministères de tutelle voulant tous conserver leur pré carré ! Voilà ce qui nous fait perdre un avantage mondial ! En fait, nous n'avons pas la culture de la rapidité, de l'innovation et du goût du risque. Je sais, monsieur le ministre, que des assises consacrées au goût du risque ont eu lieu récemment, sur votre initiative.
Tout cela prouve que, comme le déclarait M. Trégouët voilà un instant, il n'y a pas que l'argent ; il y a aussi tout l'environnement culturel, point qui me semble capital.
S'agissant de l'environnement culturel, nous avons beaucoup progressé depuis un certain nombre d'années, notamment grâce à l'action du Sénat, s'agissant de la partie financière. Nous disposons maintenant des business angels, des stock-options, grâce à l'action du ministère actuel, des fonds communs de placement dans l'innovation - le Sénat a multiplié par deux les crédits prévus par le précédent gouvernement - du nouveau marché, auquel le Sénat, en particulier le groupe Innovations et entreprises que j'ai l'honneur de présider, a beaucoup contribué, et du crédit d'impôt recherche. Sur ce point, je salue les innovations qui sont introduites. Je présenterai moi-même, à l'article 64, un amendement visant à compléter encore ce dispositif, conformément d'ailleurs à votre voeu, me semble-t-il, monsieur le ministre.
Ce projet de budget comporte donc un certain nombre de points positifs.
Des points moins positifs ont déjà été évoqués par M. Trégouët. On sent en effet assez mal l'émergence d'une volonté stratégique en matière de nouvelles technologies. On aurait envie, comme cela s'est fait au moment de la création de l'industrie pétrolière ou de l'industrie nucléaire en France, de voir apparaître une volonté nationale, soutenue par des crédits massifs et bien structurés. On a beaucoup tendance à critiquer les grands programmes ; mais peut-être en faudrait-il un à cet égard, comme il en faudrait également un pour le programme Skybridge, en particulier pour l'utilisation des recherches duales de la part du ministère de la défense qui, pour le moment, sont extrêmement opaques. Je considère que, sur ce point-là, nous avons encore à progresser.
En conclusion, la commission des affaires culturelles s'en remettra à la sagesse du Sénat sur les crédits affectés à la recherche. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Rausch, rapporteur pour avis.
M. Jean-Marie Rausch, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques et du Plan. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne reviendrai pas sur le détail des crédits que vient d'évoquer partiellement, à l'instant, mon collègue RenéTrégouët, si ce n'est pour constater qu'avec un budget civil de recherche et développement de près de 54 milliards de francs, en augmentation de 1,62 %, la recherche ne semble pas constituer une priorité du Gouvernement.
Je considère pour ma part que ce projet de budget est ambivalent puisqu'il est construit sur deux priorités quelque peu contradictoires : la création d'emplois budgétaires nouveaux et la volonté de promouvoir l'innovation.
Ce projet de budget vise en effet - telle est sa première orientation - à créer 150 emplois budgétaires nouveaux, contre 400 l'an passé, alors que les frais de personnel représentent déjà plus de 80 % des dépenses des établissements de recherche : quelle marge de manoeuvre leur restera-t-il ?
Surtout, on aurait aimé une contrepartie, en termes d'accroissement de la mobilité : elle n'a concerné, en 1997, que 1,4 % des chercheurs, et encore en comptant les mobilités internes entre disciplines !
Vous êtes conscient de cette faiblesse, monsieur le ministre, puisque vous avez dénoncé publiquement la « bureaucratisation » de la recherche publique.
Est-ce en créant de nouveaux emplois permanents, qui seront demain les « chercheurs à vie » que vous dénoncez aujourd'hui, que l'on permettra cette dynamisation que vous appelez de vos voeux ?
La deuxième orientation annoncée de ce projet de budget est le soutien de l'innovation technologique, au moyen de deux instruments : le Fonds pour la recherche technologique et le nouveau Fonds national de la science.
On ne peut que souhaiter que ces outils soient à la hauteur de l'enjeu, immense, que représente pour notre pays la valorisation technologique de la recherche.
Le rapport d'évaluation que vous avez demandé à M. Henri Guillaume et dont a parlé à l'instantM. Trégouët a, en effet, dressé le bilan d'un véritable grippage du système de diffusion de la recherche vers l'économie.
En effet, selon ce rapport, il existe un décalage entre la bonne production scientifique de la France - en termes de publications, par exemple - et sa mauvaise position technologique - en termes de dépôts de brevets.
En outre, la recherche « technologique », liée à une problématique industrielle, est insuffisante.
Par ailleurs, le dispositif public de diffusion de la recherche est trop complexe ;
Enfin, l'attitude culturelle des grands organismes publics de recherche ne leur a pas permis de valoriser leurs résultats, malgré l'objectif fixé par la loiChevènement de 1982, dont j'avais eu l'honneur d'être le rapporteur au Sénat.
Je sais que vos intentions, dans la lignée des assises de l'innovation, sont de changer cette situation, monsieur le ministre. La tâche sera certainement difficile, et il faut donc s'y atteler rapidement. Le Sénat a montré la voie en adoptant, le 22 octobre dernier, la proposition de loi de notre collègue Pierre Laffitte, à laquelle M. Trégouët a fait allusion, proposition visant à permettre aux chercheurs de créer une entreprise. Quand déposerez-vous le projet de loi sur l'innovation, monsieur le ministre ?
Pour terminer, j'évoquerai le thème, cher à la commission des affaires économiques, de la répartition territoriale de la recherche.
S'agissant des effectifs de la recherche publique, grâce à une impulsion politique de déconcentration, l'objectif fixé par la loi du 4 février 1995 d'implanter 65 % de chercheurs hors de la région d'Ile-de-France est presque atteint.
Toutefois, en termes tant de densité de chercheurs pour 10 000 habitants que de dépenses de recherche ou de nombre de publications par habitant, le déséquilibre reste encore marqué. Par conséquent, comptez-vous relancer la délocalisation d'équipes de recherche ?
Le déséquilibre territorial est encore plus accentué pour la recherche privée : la région d'Ile-de-France a en effet une densité de chercheurs par habitant trois fois plus élevée que la moyenne ; elle concentre 52 % des dépenses de recherche privée et 41 % des brevets européens déposés en France.
Face à un tel constat, je regrette que la reconduction du crédit d'impôt recherche, que vous proposez, s'accompagne d'une suppression du mécanisme de modulation géographique instauré en 1995, qui établissait une discrimination positive pour les zones de faible densité,...
M. Pierre Laffitte, rapporteur pour avis. Exact !
M. Jean-Marie Rausch, rapporteur pour avis. ... alors que, de l'aveu même du rapport Guillaume, chargé de juger de l'efficacité de ce dispositif, aucune évaluation sérieuse n'en a été réalisée. Mais je crois que l'Assemblée nationale a rétabli à l'unanimité, et contre votre volonté, monsieur le ministre, cette modulation.
J'aurais préféré, pour ma part, que l'on procède d'abord à une évaluation et ensuite, éventuellement, à la suppression.
Ma question est simple : le rééquilibrage géographique de la recherche est-il encore un objectif du Gouvernement ?
Face à ces interrogations, la commission des affaires économiques s'en est remise à la sagesse du Sénat pour l'adoption des crédits consacrés à la recherche dans le projet de loi de finances pour 1999. (Applaudissements.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 10 minutes ;
Groupe socialiste, 15 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 15 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 5 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 5 minutes.
La parole est à M. Laffitte.
M. Pierre Laffitte. Le groupe du RDSE est majoritairement favorable au projet de budget de la recherche, et il ne votera bien entendu aucune réduction budgétaire. Pour ma part, je l'ai indiqué tout à l'heure, je serais même tenté de proposer une augmentation !
Je souhaite insister sur la dérive potentielle des opérations menées par l'Agence nationale de valorisation de la recherche, l'ANVAR organisme qui a bien réussi et dont les compétences en matière de diffusion de l'innovation et de valorisation des résultats de recherches sont reconnues. Mais les aides à l'innovation sur les projets sélectionnés par l'ANVAR ne sont pas toujours ceux qui sont porteurs des innovations les plus importantes, et c'est là une conséquence très nette des procédures de remboursement des aides.
Un simple calcul d'espérance mathématique conduit nécessairement les délégués, s'ils veulent respecter les intérêts de l'organisme, à préférer financer les innovations ayant les plus fortes chances de réussir, ce qui ne correspond pas à celles dont l'éventuelle réussite est la plus importante et qui sont donc les plus risquées, la contrepartie des risques étant des chances de plus grands gains.
Il conviendrait certainement d'étudier une formule selon laquelle, en cas de réussite, non seulement l'ANVAR serait remboursée mais elle percevrait un pourcentage - à définir - du chiffre d'affaires de la société aidée.
Cette modification correspondrait d'ailleurs très nettement à ce qui se passe lorsque, par exemple, une université américaine prend une participation à l'intérieur d'une entreprise qu'elle aide financièrement au départ : si cela ne marche pas, elle perd, si cela marche moyennement, elle récupère sa mise, et si cela marche très bien, elle récupère beaucoup.
C'est donc l'introduction d'une prise de risques incitée par l'Etat que je propose pour l'ANVAR.
Parmi les autres suggestions, pourquoi ne pas mettre en place des procédures duales avec le ministère de la défense, à l'instar de ce qui se passe aux Etats-Unis avec le Pentagone ? Les sommes en jeu sont importantes : plus de 20 milliards de francs sont consacrés par votre ministère aux études et aux recherches, dont une partie non négligeable pourrait, par le biais d'opérations duales, profiter, par exemple, aux recherches informatiques ou aux véhicules en matière de télécommunications liées aux constellations de satellites à orbite basse de type Skybridge. Actuellement, les constellations du projet américain Teledesic sont ainsi massivement aidées, à hauteur de plusieurs milliards de dollars par an, aidées par les crédits militaires américains dans le cadre de procédures de recherche duales.
Il serait en tout cas important que nous puissions, monsieur le ministre, y voir plus clair, sinon dans l'ensemble des recherches menées par le ministère de la défense nationale - bien entendu, le secret militaire existe ! - mais dans tout ce qui pourrait constituer une recherche duale et qui serait utile pour le budget de la recherche. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Lanier.
M. Lucien Lanier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, 1,7 % et 2,3 %, tels sont les taux de progression respectifs du budget de la recherche et de l'ensemble des budgets civils de l'Etat. La comparaison globale avec les autres budgets des différents départements ministériels n'est donc pas favorable à la recherche scientifique et technique.
Votre budget, monsieur le ministre, est loin d'être prioritaire, contrairement à ce que vous aviez annoncé le 15 juillet dernier. Nous pouvions nous réjouir, à l'époque, de votre résolution de redonner à la recherche fondamentale et technique la vraie place qui doit être la sienne dans la vie de la nation.
Venant d'un ministre responsable, qui est aussi un incontestable chercheur, votre volonté nous incitait à l'optimisme. Notre déception est aujourd'hui à la hauteur de nos récents espoirs.
Mais il serait injuste, parce que facile, d'opposer le chercheur conscient des besoins réels de ses disciplines au ministre tenu à la maîtrise globale des dépenses de fonctionnement. Car il s'agit bien de cela, c'est-à-dire de la répartition des crédits entre fonctionnement et investissement.
Dans le budget de la recherche, la part consacrée à la rémunération des personnels croît, selon les établissements publics de recherche, de 1,9 % à plus de 3,2 %.
En outre, vous annoncez la création de cent nouveaux emplois de chercheurs et de cinquante nouveaux emplois d'ingénieurs technico-administratifs.
Le cumul de ces décisions ne va faire qu'aggraver pendant plusieurs années, le poids croissant de la part salariale - qui représente déjà 80 % dans le budget des établissements publics de recherche - et ce toujours au détriment des investissements.
Les chercheurs sont les premiers à regretter cet étiolement de l'investissement...
Mme Hélène Luc. Et vous, vous enlevez encore des crédits !
M. Lucien Lanier. ... et aspirent à une politique de la recherche un peu plus dynamique, résolument orientée vers des priorités définies par le Gouvernement et loin des carcans administratifs.
Mme Hélène Luc. Ce n'est pas sérieux !
M. Lucien Lanier. Nous pensons - comme vous, d'ailleurs, monsieur le ministre - qu'il faut repenser notre politique de recherche parce qu'elle n'est plus une priorité.
Le général de Gaulle en avait fait une des réussites majeures de sa politique, car il savait ce secteur essentiel pour préparer l'avenir de la France, aux plans autant intellectuel qu'économique et social.
La recherche fondamentale est, en effet, le creuset des technologies qui permettront de développer les innovations et les emplois de demain. Elle contribue à la place et, donc, à la grandeur de notre pays en le maintenant dans le peloton de tête des pays développés - place qu'il est en train de perdre - comparativement à l'Allemagne, au moment même où se précise l'Union européenne.
Surtout, la recherche est l'un des plus efficaces instruments, sur le plan structurel, dans la lutte contre le chômage, car elle maintient la compétitivité de notre industrie et en fait émerger de nouvelles.
Dans un esprit de reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale, la recherche a voulu inciter des élites autour de nouveaux organismes - le Commissariat à l'énergie atomique, le Centre national d'études spatiales, l'Institut national de la recherche agronomique, le Centre national pour l'exploitation des océans, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale - tous organismes dont la mission était clairement centrée sur un objectif clair : le nucléaire, le spatial, l'informatique, les océans, la santé. D'ailleurs, les ministres de la recherche de cette époque étaient souvent ministres délégués auprès du Premier ministre, parfois ministres d'Etat, et s'appuyaient sur la délégation générale à la recherche scientifique et technique, dont les « actions concertées » incitaient sans ambiguïté les priorités politiques en matière de recherche publique.
Si, aujourd'hui, la France dispose d'une industrie nucléaire compétitive employant - je le rappelle - plus de 100 000 salariés, elle le doit aux moyens conférés au CEA depuis 1945. De même, le succès, tant économique que technique, du lanceur Ariane est dû à l'investissement consenti par la nation au CNES.
Depuis quelques années, les résultats de cette politique ont été faussés : la recherche devient par trop - pardonnez-moi le terme - bureaucratique. Par une trop forte fonctionnarisation, on a lissé la compétitivité entre les laboratoires, voire entre les organismes, et les arbitrages ont trop conclu à une reconduction budgétaire, à quelques aménagements près.
Enfin, les organismes tendent à disperser leur action. Sans priorité politique, il n'est plus de politique de recherche !
Il paraîtrait urgent d'indiquer clairement les priorités de la recherche française en fonction des obligations qui sont les nôtres en termes économique et social, et donc de créations d'emplois, mais aussi en termes de connaissances fondamentales. De grands débats sur la recherche, comme celui qui a été lancé par François Fillon en 1994, ont apporté des réponses, mais celles-ci n'ont pas été mises en pratique.
M. Jean-Louis Carrère. Surtout en termes budgétaires !
M. Lucien Lanier. Nous savons que les priorités tournent aujourd'hui autour de la recherche médicale, de l'électronique ou de l'informatique, des sciences liées à l'environnement, mais également autour des industries agro-alimentaires et de la sécurité en matière de transports. Il faut donc structurer notre recherche autour de thèmes prioritaires et non plus autour d'organismes qui semblent de plus en plus cloisonnés.
Nous vous demandons, monsieur le ministre, d'empêcher la dispersion. Vous avez déjà obtenu certains résultats, concernant notamment le rapprochement des physiciens du CNRS et du CEA, afin d'optimiser les moyens humains investis dans ce secteur.
La France a la capacité de se doter d'une structure opérationnelle de recherche concernant les biotechnologies. Regroupons les moyens dispersés et ne tardons pas à développer une industrie compétitive dans ce secteur vital !
De même, le maintien d'une industrie européenne de la micro-électronique passe nécessairement par une mise en commun de toutes les forces encore éparpillées.
Enfin, l'environnement ouvre à la recherche, tant fondamentale que technique, de vastes horizons économiques.
Le Sénat a adopté très récemment une proposition de loi tendant à faciliter la création d'entreprises innovantes par des chercheurs - M. Laffitte en sait quelque chose - afin de valoriser le résultat de leurs travaux effectués au sein d'un organisme public. Monsieur le ministre, je ne pense pas que vous puissiez être contre une telle initiative ! C'est une voie propice à l'allégement de la pesanteur administrative et à une meilleure ouverture vers l'extérieur.
Ainsi que vous l'avez fait remarquer vous-même, monsieur le ministre, la situation actuelle bloque inexorablement l'émergence de nouvelles générations.
C'est pourquoi la mobilité des chercheurs - des chercheurs publics, entre autres - devrait être encouragée vers l'enseignement supérieur, y compris dans les laboratoires des grandes écoles, et vers les entreprises. Cela fait partie, je crois, de vos préoccupations, monsieur le ministre, et nous soutiendrons toujours les initiatives que vous pourrez prendre en ce sens.
Enfin, l'assainissement financier et la remise en ordre des organismes de recherche devraient être engagés car, en l'absence de mesures de redressement, ils pourraient périr asphyxiés sous le poids de leurs charges sociales.
Mais, si l'action doit prévaloir dans l'organisation de la recherche publique pour être efficace, elle doit aussi être concertée et réfléchie.
Mais la réforme nécessaire du CNRS, organisme lourd de ses 26 000 fonctionnaires, ne peut se faire sans problème. En effet, les crédits de recherche gérés par ce centre ne semblent pas être toujours utilisés de façon optimale. Ne devrait-on pas définir de vrais choix politiques sur quelques axes prioritaires, sans négliger, bien entendu, la recherche fondamentale, qui est totalement de la responsabilité de l'Etat ?
Il faut évoquer ici l'indispensable mobilité des chercheurs et la nécessité de leur reclassement. L'expérience prouvera en effet qu'il est difficile, dans la plupart des cas - et vous en êtes convaincu - de rester chercheur tout au long d'une même carrière.
L'absence de ligne stratégique de votre budget risque alors d'avoir des conséquences fâcheuses, qu'il s'agisse des études nécessaires à la transformation des déchets radioactifs ou à leur stockage souterrain.
Faudrait-il conclure au constat de notre incapacité à traiter les déchets radioactifs ? Nous avons eu une réunion avec vous à ce sujet et vous nous avez indiqué que vous étiez favorable à certains enterrements, non pas profonds mais subsouterrains. Faudrait-il alors renoncer à la recherche dans le domaine nucléaire si nous renonçons à traiter les déchets radioactifs ? Ce serait un abandon, dont les conséquences seraient tragiques en termes d'emplois, de compétitivité de notre économie et d'indépendance énergétique ; je tenais à le préciser au moment même où certains prônent cet abandon.
A terme, le CEA ne deviendrait-il - pardonnez-moi cette caricature - qu'un organisme de démolition des installations existantes, alors que son action concernant la physique fondamentale, la biologie, la micro-électronique et, surtout, la politique énergétique française - et bientôt européenne - peut être menée en coopération avec d'autres organismes de recherche ?
M. Jean-Philippe Lachenaud. Très bien !
M. Lucien Lanier. Nous savons, monsieur le ministre, que vous réfléchissez avec mesure - nous le souhaitons - et avec l'objectivité du chercheur aux problèmes que j'ai pu évoquer. Malheureusement, le budget de la recherche qui nous est présenté ne reflète ni la vision politique ni le souffle qui s'avèrent indispensables au redressement d'une recherche scientifique française pour laquelle une action claire cherche encore sa définition.
Nous mesurons, soyez-en certain, les difficultés que vous devez surmonter, en matière de calendrier notamment. Elles prouvent la nécessité autant que le besoin d'un vrai ministère à part entière de la recherche.
C'est notre souhait, et c'est la raison pour laquelle le groupe du RPR suivra la position qu'ont adoptée nos excellents rapporteurs. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de M. Gérard Larcher.)