SEANCE DU 6 NOVEMBRE 2001


M. le président. La séance est reprise.
Y a-t-il un orateur contre la motion n° 1 ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Jacques Larché, président de la commission spéciale. Je veux remercier M. Autexier, qui a procédé à une excellente analyse de la constitutionnalité de ce texte. (Sourires sur les travées socialistes.)
M. Jean-Patrick Courtois. Eh oui !
M. Jacques Larché, président de la commission spéciale. Il a démontré rapidement - mais avec une conviction et une qualité juridique que nous avons tous notées - que les propositions du Gouvernement aboutissaient à un véritable transfert de pouvoirs dans le domaine législatif.
Nous avons entendu, au cours de nos auditions, deux éminents professeurs - nous en avions choisi un pour et un contre, c'est la règle du jeu - et l'éminent professeur qui était pour ce texte, M. Carcassonne, s'est enferré dans une démonstration pour essayer de nous prouver qu'il n'y avait pas de domaine législatif au sens de la Constitution. Or il oubliait que la loi se définit, dans la pratique et dans ses principes, à partir de deux critères : le critère matériel - on s'interroge sur le domaine concerné par le texte envisagé - mais aussi le critère formel, car la loi, c'est ce qui résulte de la décision du Parlement.
Ainsi, à partir du moment où un texte a été voté par le Parlement, il devient législatif et ne peut plus être modifié que par la loi. Cet enchaînement, relativement pervers, existe depuis 1958, car la Constitution de 1958 n'a jamais été appliquée conformément aux principes souhaités par Michel Debré. Nous en portons tous la responsabilité, dans la mesure où la séparation entre le domaine de la loi et le domaine du règlement n'a jamais été respecté : n'avons-nous pas tous tendance à introduire dans la loi des dispositions qui, à l'évidence, ressortissent au domaine réglementaire, mais auxquelles nous conférons un caractère formellement législatif à partir du moment où, à tort, nous les avons introduites dans la loi ? Nous l'avons tous fait, nous le faisons tous : dès lors qu'un sujet nous intéresse, nous déposons un amendement, avec la complicité de chacun le plus souvent.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Heureusement !
M. Jacques Larché, président de la commission spéciale. « Heureusement », dit Michel Dreyfus-Schmidt, sans doute parce que c'est lui qui présente le plus souvent de tels amendements. Il est donc inévitable qu'il approuve ce que je suis en train de dire ! (Sourires.)
C'est cet état de droit que M. Autexier a parfaitement souligné, et qui nous gêne. En effet, aujourd'hui, ce que vous souhaitez transférer à l'Assemblée de Corse, c'est le droit de mofidier des textes qui, même s'ils ne ressortissent pas au domaine législatif, ont la forme législative. Or, dans l'état actuel de la Constitution, nous ne le pouvons pas, et nous n'allons pas le faire.
A cet égard, la démonstration de M. Autexier est tellement solide que nous allons nous en inspirer pour démontrer - et mon ami Paul Girod le fera à l'envi lorsque nous examinerons l'article 1er - le dispositif qui nous est proposé. Ainsi, le « désossement » auquel a procédé la commission spéciale est remarquable : nous avons retenu les paragraphes I et IV, tout en supprimant les paragraphes II et III.
M. Paul Loridant. Alors, il faut voter notre motion !
M. Jean-Jacques Hyest. C'est toute la question !
M. Jacques Larché, président de la commission spéciale. C'est en effet tout le problème ! Je considère en tout cas que vos encouragements, monsieur Autexier, monsieur Loridant, sont sympathiques, et je sais que vous transmettrez le caractère amical de mon propos aux deux autres signataires de votre motion, en leur faisant part du désir que j'aurais de vous faire plaisir mais de l'impossibilité dans laquelle, évidemment, je me trouve de répondre à votre souhait. Nous avons en effet prévu dans le détail les conséquences de l'inconstitutionnalité que vous nous avez parfaitement démontrée et vous avez, en quelque sorte, un texte de retard : votre exception d'inconstitutionnalité s'applique à un texte que nous ne voterons pas et qui, de surcroît, est très largement dépassé par celui qu'a préparé la commission.
Vous ne voulez tout de même pas priver le Sénat de la possibilité d'examiner le travail de la commission dans le détail !
Cela étant, même si mon ton se veut léger, nous traitons là d'affaires extrêmement sérieuses.
Ce texte contient ainsi des dispositions qui sont attendues de nos compatriotes de Corse et qui sont utiles. Dans ces conditions, il ne vous aurait pas fallu beaucoup d'efforts, monsieur le ministre, pour accepter nos propositions ! Mais je ne crois pas que vous soyez en état, compte tenu des circonstances, de le faire. C'est dommage, car nous aurions abouti ensemble à un très bon texte, qui aurait été immédiatement applicable sans que plane sur les dispositions adoptées la moindre menace de saisine du Conseil constitutionnel.
Ce qu'attendent nos compatriotes, ce sont des dispositions utiles sur l'enseignement de la langue corse. Or nous sommes tout à fait prêts à les accepter, à la condition, bien sûr, comme M. le rapporteur l'a parfaitement établi, qu'elles ne soient assorties d'aucun caractère obligatoire.
Sur ce point, nous allons être obligés d'être un peu sévères vis-à-vis de votre collègue de l'éducation nationale, car il a comparu devant la commission spéciale avec une certaine légèreté. Il ne connaissait pas son dossier, pas plus que les commissaires du Gouvernement qui l'accompagnaient, et ce sur des points infiniment plus graves, finalement, que le simple enseignement de la langue corse compte tenu des perspectives qui pouvaient découler des mesures que l'on nous propose.
Ce texte qu'attendent nos compatriotes, nous voulons donc le voter, mais entendons-nous bien : ce sera après en avoir examiné toutes les dispositions, grâce au travail de la commission et de son rapporteur.
Je me retourne donc vers vous, chers amis qui êtes signataires de cette motion : vous comprendrez que je sois obligé, dans ces conditions, de suggérer un vote négatif - certes paradoxal, mais négatif tout de même - sur votre motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. En effet, vous avez raison et vous avez tort en même temps parce que, encore une fois, vous vous trompez de texte.
M. Paul Loridant. Vous parlez du texte à venir mais, pour l'instant, le texte, c'est celui-ci !
M. Jacques Larché, président de la commission spéciale. Peut-être, mais il faut toujours croire en l'avenir ! (Rires et applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Moi, je me situe toujours dans la perspective du progrès et je considère que vous êtes un peu passéistes en défendant cette motion et en vous opposant au texte proposé par le Gouvernement. Certes, dans une perspective éclairée par le passé et au nom de principes que nous partageons, vous avez tout à fait raison. Toutefois, ne nous en voulez pas, nous sommes tournés vers le futur, vers le destin de la Corse et vers celui de la France. Au-delà du texte relatif à la Corse, nous savons bien, en effet, que sont en jeu des problèmes fondamentaux, qui intéressent le destin du pays tout entier.
Voilà le sens du vote que nous allons émettre. Nous nous prononcerons, à cette heure tardive, sans acrimonie et sans illusion sur la qualité et la pertinence des propos que j'aurai tenus pour m'opposer à votre motion, mais je ne pouvais pas faire autrement ! (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Daniel Vaillant, ministre de l'intérieur. Mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite que Jean-Yves Autexier comprenne, également en toute amitié, que je vais m'en tenir, pour ce qui me concerne, à une réponse juridique sur la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité qu'il a défendue.
J'indique tout de suite que je ne peux qu'inviter le Sénat à rejeter cette motion.
Le Gouvernement estime, en effet, que le présent projet de loi, après son adoption en première lecture par l'Assemblée nationale, n'est pas contraire à la Constitution. Je ne prétends pas, disant cela, que M. Autexier met en cause le travail de l'Assemblée nationale, qui serait inconstitutionnel, et je respecte, pour ma part, le Parlement dans ses deux composantes.
La démarche retenue par le Gouvernement, tout au long de la préparation de ce projet de loi, s'inscrit dans la jurisprudence fixée par le Conseil constitutionnel en 1982 et en 1991, lorsqu'il fit application à la Corse des dispositions relatives à la libre administration des collectivités locales.
Dès sa décision du 25 février 1982, le Conseil constitutionnel a rappelé que la Constitution ne s'opposait nullement à ce que le législateur créât une catégorie de collectivités territoriales qui ne comprendrait qu'une seule unité.
Dans sa décision du 9 mai 1991, le Conseil constitutionnel a une nouvelle fois validé l'organisation spécifique de la collectivité territoriale de Corse.
Le Gouvernement est resté dans le cadre ainsi tracé en 1991, en allant le plus loin possible dans les avancées que le caractère particulier de la Corse commandait.
Vous noterez tout d'abord que l'organisation générale des organes de la collectivité territoriale n'est pas modifiée par le présent projet. Ce dernier vise au contraire, dans ses différents aspects, à renforcer l'efficacité du pouvoir politique de la collectivité territoriale sur ses institutions.
C'est la raison pour laquelle le projet tend à modifier les règles de fonctionnement des offices en Corse, dans le sens d'une meilleure maîtrise des élus sur l'administration générale des établissements publics de la collectivité territoriale.
Le projet du Gouvernement se veut par ailleurs ambitieux dans sa démarche de responsabilisation des élus de la Corse pour régler les difficultés particulières que rencontre l'île.
Conforme au relevé de conclusions du 20 juillet 2000, le projet de loi a pour objet d'accroître les compétences de la collectivité territoriale en distinguant le plus possible des blocs de compétences en faveur de la collectivité territoriale, tout particulièrement dans des domaines où tant l'histoire que la géographie ou la sociologie de l'île commandent des solutions spécifiques. Je fais là allusion aux domaines de l'éducation, de la langue, de la culture, ou bien encore au développement de l'économie ou du territoire de la Corse.
La question de la constitutionnalité du présent projet de loi s'est focalisée sur certains articles, notamment sur l'article 1er et sur l'article 7 consacré à la langue corse. Je souhaite, là aussi, rappeler les fondements sur lesquels le Gouvernement assoit son projet.
L'article 1er affiche un cadre juridique dual : l'affirmation, d'une part, d'une compétence réglementaire posée par le législateur et, d'autre part, d'une capacité d'expérimentation législative sous le contrôle du Parlement.
Sur ces deux sujets, je ne peux que souligner le travail important de réécriture de certaines dispositions du projet effectué par l'Assemblée nationale avec, je puis vous le confirmer, l'accord du Gouvernement. Cette réécriture ne s'écarte pas du relevé de conclusions du 20 juillet 2000, mais elle assure une plus grande sécurité de ces dispositions.
Deux aspects méritent d'être évoqués : d'une part, la capacité réglementaire d'application des lois ; d'autre part, l'expérimentation législative.
Le premier aspect discuté dans cet article 1er est celui du pouvoir réglementaire de la collectivité territoriale de Corse.
Si, en vertu de l'article 21 de la Constitution, le Premier ministre est chargé de l'exécution des lois, il ne manque pas d'exemples dans lesquels le législateur a confié à une autorité autre que le Gouvernement le soin de prendre les mesures nécessaires à l'application des dispositions qu'il arrête.
Sans prendre l'exemple des autorités administratives indépendantes auxquelles le Conseil constitutionnel a reconnu, depuis plus de dix ans, une capacité réglementaire, je voudrais rappeler que l'assemblée de Corse est dotée, depuis 1991, de la capacité de prendre les mesures réglementaires nécessaires à la fixation du régime des interventions économiques dans l'île, alors que, partout ailleurs, ce pouvoir appartient au Gouvernement. Ces dispositions sont issues de la loi du 13 mai 1991 et ne firent à l'époque l'objet d'aucune remarque de la part du Conseil constitutionnel, qui ne trouva rien à redire sur cette compétence réglementaire confiée directement à la collectivité territoriale.
Le projet du Gouvernement s'inspire de ce dispositif et l'applique à d'autres domaines que celui des interventions économiques. Il s'agit, là aussi, dans des matières où elle a reçu compétence par le législateur, de permettre à la collectivité territoriale de prendre des dispositions réglementaires d'application de la loi.
L'affirmation de cette capacité réglementaire me paraît être le corollaire naturel d'une décentralisation responsable. N'oublions pas en effet que la capacité à prendre des règlements a été reconnue aux autorités décentralisées depuis de nombreuses années sans que quiconque ne s'en émeuve. Les arrêtés de police ou les règlements d'urbanisme sont des exemples anciens et très forts d'une capacité réglementaire des collectivités locales.
L'extension du pouvoir réglementaire des collectivités ne méconnaît pas les exigences du principe d'égalité lorsque l'objectif poursuivi par le législateur est tel que la réglementation la mieux adaptée sera celle qui sera capable de prendre en compte la diversité des situations locales, parce qu'elle pourra se fonder sur une appréciation concrète de ces réalités.
La démarche proposée par le Gouvernement fait une synthèse de ces différentes jurisprudences en affichant une capacité réglementaire reconnue désormais aux collectivités territoriales dans le cadre des principes de la libre administration, sous le contrôle du juge, et dans le cadre de l'exercice normal de leurs compétences. Il continuera naturellement d'appartenir au Gouvernement et au Premier ministre de veiller à l'application de la loi et de prendre, lorsque le législateur l'estimera nécessaire, les mesures réglementaires qui s'imposent. Il ne s'agit pas là d'afficher une compétence concurrente entre l'Etat et les collectivités territoriales, il s'agit tout simplement de rappeler les principes de libre administration reconnus par l'article 72 de la Constitution.
S'agissant du second aspect, l'expérimentation législative, c'est le Conseil constitutionnel lui-même qui, par sa décision du 28 juillet 1993 relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, a tracé la voie de l'expérimentation législative.
Il a rappelé qu'il était loisible au législateur de prévoir la possibilité d'expériences comportant des dérogations aux règles en vigueur de nature à lui permettre d'adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles appropriées à l'évolution des missions de la catégorie d'établissements dont le projet de loi soumis à examen en 1993 tentait de modifier l'économie générale.
Il a rappelé également qu'il appartenait au législateur de préciser la nature et la portée des expérimentations, les cas dans lesquels celles-ci pouvaient être entreprises, ainsi que les conditions et les procédures selon lesquelles elles doivent faire l'objet d'une évaluation conduisant à leur maintien, à leur modification, à leur généralisation ou à leur abandon.
En 1996, le Conseil constitutionnel rappelait cette possibilité en matière de négociation collective.
C'est sur ces fondements constitutionnels que le Gouvernement a rédigé le paragraphe III de l'article 1er du projet de loi. Je me dois de rappeler que cet article n'organise nullement une délégation du pouvoir législatif comparable à celle qui est prévue par l'article 38 de la Constitution avec les ordonnances.
Il s'agit simplement de fixer les modalités particulières selon lesquelles le législateur, et lui seul, peut autoriser l'Assemblée de Corse à prendre, pour une période limitée, sous son étroit contrôle ainsi que sous celui du juge administratif, les mesures nécessaires à l'adaptation de dispositions législatives que l'assemblée de Corse estime difficiles à appliquer dans l'île. Cet article est, à ce stade, un article de procédure qui n'ouvre, par lui-même, aucune capacité législative à l'Assemblée de Corse.
S'agissant de l'enseignement de la langue corse, l'Assemblée nationale, avec le soutien du Gouvernement, a repris la rédaction de l'article 115 de la loi sur la Polynésie française qui précise que la langue tahitienne est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles.
Dans sa décision du 9 avril 1996, le Conseil avait validé cet enseignement, sous réserve qu'il ne revête pas de caractère obligatoire pour les élèves et qu'il ne soustraie pas ces derniers des droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers des établissements qui assurent le service public de l'enseignement ou sont associés à celui-ci. Le projet de loi reprend donc, pour les écoles maternelles et élémentaires de Corse, la rédaction applicable à la Polynésie française dans la lecture faite par le Conseil constitutionnel, qui s'impose à tous.
Pour l'ensemble de ces motifs, le Gouvernement vous propose de rejeter l'exception d'irrecevabilité et de poursuivre la discussion du projet de loi.
M. le président. Je vais mettre aux voix la motion n° 1 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
M. Paul Girod, rapporteur. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Paul Girod, rapporteur. Monsieur le ministre, le vote négatif qui sera émis par nombre d'entre nous ne vaut en aucune manière approbation de votre argumentation de l'instant, d'autant qu'elle me semble - pardonnez-moi ce langage familier - un peu « tirée par les cheveux ».
Assimiler un établissement public à une collectivité territoriale est pour le moins hardi !...
Proposer une rédaction pour une loi sous réserve d'une interprétation du Conseil constitutionnel sur une autre loi et en espérant qu'à un moment quelconque l'opposition enverra le texte devant le même Conseil constitutionnel est, au minimum, un abus de méthode.
C'est parce que nous voulons délibérer d'un texte modifié, qui serait, cette fois, compatible avec la Constitution, que nous allons rejeter cette motion d'irrecevabilité.
Qu'il soit entendu que cette décision s'applique à ce stade de la discussion. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.

(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. Mes chers collègues, la suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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