M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. N’avez-vous pas lu Dominique Rousseau ? Il dit le contraire !

M. Jean-Pierre Sueur. Je n’ai rien lu de contraire à ce que j’ai dit ! La mention « sauf changement des circonstances » engendre, nous semble-t-il, une part d’arbitraire non négligeable.

Cinquième point : si un justiciable saisit le tribunal, lequel, trouvant la demande légitime, saisit soit le Conseil d’État soit la Cour de cassation, et que l’une ou l’autre de ces instances saisit le Conseil constitutionnel, ce dernier avise immédiatement le Président de la République et le Premier ministre et ceux-ci peuvent produire des observations. Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat sont également avisés par le Conseil constitutionnel.

Nous nous posons la question suivante : en vertu de la décision prise en 1974, pourquoi ne pourrait-on pas prévoir que soixante sénateurs ou soixante députés puissent faire part de leur position ?

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Un seul peut le faire !

M. Jean-Pierre Sueur. On a objecté à l’Assemblée nationale – j’ai lu les débats, monsieur le secrétaire d’État, notamment ce qui a été dit par le Gouvernement – que tout un chacun pouvait envoyer des lettres au Conseil constitutionnel. Nous pouvons, il est vrai, envoyer des lettres au Conseil constitutionnel, et même des cartes postales ! Mes chers collègues, cette réponse est quelque peu légère. La position de soixante parlementaires importe, puisqu’elle déclenche la saisine.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Non !

M. Jean-Pierre Sueur. Je sais bien qu’il n’est pas question ici de saisine, puisque celle-ci émane du justiciable, du tribunal de première instance, du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Mais pourquoi ne pas ouvrir cette possibilité ? Quel inconvénient y aurait-il ? En quoi cela poserait-il un problème juridique, monsieur le rapporteur ? J’espère, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, que vous accueillerez favorablement notre amendement.

Le sixième point porte sur la conséquence qu’il convient de tirer d’une décision du Conseil constitutionnel.

En l’état, le projet de loi organique n’a pas prévu d’introduire dans le code de procédure pénale un mécanisme spécifique de révision visant à tirer les conséquences de la décision d’abrogation par le Conseil constitutionnel du texte ayant donné lieu à sa saisine, lorsque les voies de recours ordinaires et le pourvoi en cassation ne peuvent plus être exercés.

Une telle disposition paraît d’autant plus essentielle que les hypothèses visées concerneront, notamment au pénal, des questions touchant aux libertés individuelles, plus particulièrement lorsqu’une détention est en jeu.

L’absence de cette mesure incitera les parties à soulever prioritairement la question de conventionalité, ce qui pourrait avoir pour conséquence de vider de leur intérêt les dispositions de l’article 61- 1, d’autant qu’un dispositif de réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est prévu aux articles 626-1 à 626-7 du code de procédure pénale.

Afin de combler ce vide, monsieur le secrétaire d’État, nous proposons que la procédure applicable au réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme s’applique également lorsque le juge a saisi le Conseil constitutionnel sans qu’il y ait sursis à statuer et a rendu une décision sur le fondement du texte abrogé par le Conseil constitutionnel. Il ne serait pas acceptable qu’une décision du Conseil constitutionnel n’ait pas de conséquences directes.

Septième et dernier point : notre vote sur ce projet de loi organique ne nous empêche pas d’avoir des choses à dire sur le Conseil constitutionnel.

En premier lieu, se pose la question de la compatibilité de membre du Conseil constitutionnel avec l’exercice de certaines professions. Pour aller plus loin que M. le rapporteur, nous proposerons que les membres du Conseil constitutionnel ne puissent exercer aucune profession : leur qualité est suffisante, leurs moyens raisonnables, et ce serait une garantie totale d’indépendance.

En deuxième lieu, il faudra veiller à ce que toutes les conditions du procès équitable soient remplies par le Conseil constitutionnel, conformément à ce que les instances européennes ne cessent d’affirmer.

Enfin, en troisième lieu, nous réaffirmons ici notre désaccord complet sur le mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel. Si nous nous orientons vers une cour constitutionnelle, alors, monsieur le secrétaire d’État – je pense que vous en serez d’accord, car vous avez souvent défendu cette position –, nous ne pouvons nous satisfaire du mode de désignation de ceux-ci. On a cité tout à l’heure les démocraties où sont requises des majorités qualifiées au sein des parlements pour désigner les membres des cours constitutionnelles et des cours suprêmes.

Mes chers collègues, nous voterons ce texte, parce que nous ne voulons pas nous opposer à l’ouverture d’un droit nouveau à nos concitoyens, mais des questions importantes restent posées. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard.

M. Patrice Gélard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je m’étonne que personne n’ait cité entièrement l’article 61-1 de la Constitution, qui explique parfaitement le contenu de la loi organique dont nous discutons aujourd’hui : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

« Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »

Voilà un article court, pertinent et, pour une fois, bien écrit !

Cet article crée dans notre droit constitutionnel une révolution juridique aux conséquences difficilement prévisibles.

S’agissant tout d’abord de la révolution juridique, pendant très longtemps, jusqu’à l’adoption de la révision constitutionnelle de 2008, la France n’était que partiellement un État de droit. En effet, certaines lois pouvaient être contraires à la Constitution et continuer de s’appliquer sans que quiconque puisse les déférer devant un juge, quel qu’il soit.

Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : il n’y a pas de cour constitutionnelle au Royaume-Uni, même s’il existe un certain nombre de dispositions de caractère supraconstitutionnel comme le Bill of rights et l’Habeas corpus, qui s’imposent non seulement aux parlementaires, mais aussi à tous les tribunaux, qui doivent veiller à leur application.

En réalité, les Britanniques ont jusqu’à maintenant fait comme nous, en suppléant l’absence de contrôle de constitutionnalité par un contrôle de conventionalité, qui a permis un certain développement des droits et des libertés au Royaume-Uni.

La tradition française était contraire au contrôle de la constitutionnalité des lois. En effet, la différence fondamentale entre le système français et le système anglo-saxon, c’était notre vision optimiste du droit, à l’inverse des Anglo-Saxons, qui en avaient une vision pessimiste.

Pour les Anglo-Saxons, le droit était au service du pouvoir, lequel devait être contrôlé le plus étroitement possible par le juge, ce qui a amené à la fois la conception de la Common law au Royaume-Uni et de la Cour suprême aux États-Unis. En France, nous avions une conception « rousseauiste » du droit : il a pour objet d’améliorer l’homme, de le rendre plus heureux, de faire en sorte que tous ses besoins soient satisfaits.

Nous nous sommes peut-être un peu trompés, mais cela a abouti à une théorie que tous les constitutionnalistes connaissent, celle de Carré de Malberg : la loi est l’expression de la volonté générale ; la loi ne peut pas mal faire ; la loi peut tout faire – on a même ajouté, y compris changer un homme en femme – ; la loi ne peut pas être jugée. Ces principes ont conduit à ce que l’on a appelé « la souveraineté parlementaire », c’est-à-dire, en réalité, à l’absence de contrôle de constitutionnalité.

On a beaucoup cité le modèle européen, qui est récent : il date de l’immédiat après-guerre. Auparavant, il n’existait pas en Europe, contrairement aux États-Unis, de modèle de contrôle de la constitutionnalité. Car entre les deux guerres, de nombreux pays vivaient sous des régimes autoritaires. En outre, ce n’était pas dans la tradition : la tradition française s’est imposée pratiquement à tous les États au lendemain de la guerre de 1914-1918, et dans les nouvelles constitutions développées, notamment, par Michel Mouskely.

Le mouvement constitutionnel d’après-guerre a tout changé. En Allemagne, en 1949, en Italie, en Belgique, va progressivement se développer un système de contrôle de constitutionnalité, qui se poursuivra à la chute des dictatures espagnole, grecque et portugaise, mais avec des modalités différentes.

En Grèce, par exemple, il n’y a pas de cour constitutionnelle, mais toutes les juridictions ont le droit d’assurer le contrôle de constitutionnalité.

En France, la grande révolution date, bien sûr, de 1958, avec la mise en place du Conseil constitutionnel. Il était alors conçu pour être un gardien de la Constitution uniquement au service du Gouvernement. C’est la raison pour laquelle certains l’avaient baptisé, à l’époque, le « chien de garde » du Gouvernement. Car de 1958 à 1971, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est exclusivement au service gouvernemental. Il faut dire que toute saisine était impossible, sauf par le président du Sénat, qui a usé de ce droit en 1971.

L’année 1971 constitue donc un premier virage, avec l’apparition des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, du bloc de constitutionnalité, qui débordait la Constitution elle-même. Mais le véritable virage aura lieu en 1974, lorsque soixante députés ou soixante sénateurs pourront saisir le Conseil constitutionnel, ouvrant dès lors la voie à la saisine de l’opposition.

À partir de 1974, on assistera à ce que l’on a appelé « la juridicisation » du droit constitutionnel, avec son chantre Louis Favoreu, qui transformera l’approche du droit constitutionnel, passant d’une approche de science politique à une approche beaucoup plus juridique. La théorie de celui-ci était fondée sur le fait qu’il existait deux grands modes de contrôle de constitutionnalité : le contrôle a priori, qui est le modèle français, et le contrôle a posteriori.

Louis Favoreu s’est fait l’ardent défenseur – l’avocat, en réalité – du contrôle a priori, arguant du fait qu’il était aussi efficace que le contrôle a posteriori. Il n’avait pas tout à fait tort sur un certain nombre de points, car le contrôle a posteriori présente des inconvénients, sur lesquels je reviendrai ultérieurement.

Quoi qu’il en soit, le contrôle de constitutionnalité existant était imparfait. Si l’on n’avait pas saisi le Conseil constitutionnel a priori, un certain nombre de lois pouvaient entrer en application, même si elles étaient contraires à la Constitution. Ce contrôle a été progressivement remplacé par le contrôle de conventionnalité, qui s’est imposé au sein des tribunaux, d’abord judiciaires, puis administratifs ; le Conseil d’État a développé, depuis une vingtaine d’années maintenant, une jurisprudence dans ce domaine.

La révolution juridique que nous venons de connaître avec la révision constitutionnelle aura des conséquences difficilement prévisibles.

Le projet de loi qui nous est soumis est court : quatre articles, qui modifient assez profondément l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, en incluant, à l’article 1er, un chapitre II bis visant à créer les articles 23-1 à 23-11, puis, à l’article 2, les articles L.O. 771-1 et L.O. 771-2, les articles L.O. 461-1 et L.O. 461-2, ainsi que les articles L.O. 630 et L.O. 142-2.

Certains de nos collègues ont évoqué deux filtres. Personnellement, je pense qu’il y en a quatre. Il n’y a pas de recours en constitutionnalité s’il n’existe pas préalablement une instance, premier filtre, et une instance non pas dans tous les domaines, mais qui porte exclusivement sur une atteinte aux droits et libertés du citoyen, deuxième filtre. Par ailleurs, intervient l’appréciation du juge saisi, troisième filtre, puis le Conseil d’État ou la Cour de cassation, quatrième filtre.

Ces garanties visent à éviter les engorgements, mais des conséquences immédiates découleront de l’adoption de ces nouvelles dispositions, ce qui suscite un certain nombre d’interrogations.

Tout d’abord, il va falloir que les juges modifient leur comportement. En effet, l’approche du contrôle de constitutionnalité n’est pas naturelle chez les magistrats. Leur formation en droit constitutionnel devra être améliorée, car elle n’est pas encore parfaite. Le droit constitutionnel devra donc être revalorisé dans les études juridiques, et vraisemblablement à l’École nationale de la magistrature.

Ensuite, il faudra redynamiser le droit constitutionnel. L’année 1974 avait donné un coup d’accélérateur à la connaissance du droit constitutionnel ; l’année 2009 produira les mêmes effets. Il sera nécessaire d’assurer une meilleure formation en droit constitutionnel durant les études juridiques – mais pas uniquement dans ce domaine – et de compléter une matière nouvelle qui va s’imposer, à savoir le contentieux constitutionnel, qui changera complètement de nature, celui-ci étant, pour l’instant, strictement limité à des domaines très précis.

Le Conseil constitutionnel devra bénéficier de nouveaux moyens, car il se trouvera confronté à une surcharge de travail, notamment durant les premières années. Surtout, il faudra inventer d’autres règles de procédure, en élaborant un véritable code de procédure. En effet, toute une série de questions se poseront. Comment doit se dérouler le procès ? Car il s’agit bien d’un procès entre des parties. Le Parlement aura-t-il le droit d’intervenir ?

J’en viens à mes interrogations, auxquelles la loi organique qui nous est proposée ne répond pas, mais tel n’est pas son rôle.

Premièrement, pouvons-nous craindre un engorgement du Conseil constitutionnel ? Ce n’est pas impossible, car, au cours des premières années, nous risquons de connaître une tendance au recours systématique, qui, les juges aidant, facilitera l’accès au Conseil constitutionnel. Il faudra donc créer une jurisprudence, car il ne sera pas aisé, pour le Conseil constitutionnel, de décider.

La deuxième question qui me chagrine un peu plus concerne les possibles conflits entre, d’une part, la jurisprudence du Conseil d’État et celle de la Cour de cassation pour ce qui concerne la saisine du Conseil constitutionnel, et, d’autre part, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État lorsqu’ils exercent le contrôle de conventionnalité. Les juridictions suprêmes pourront invoquer le fait que tel texte constitue une violation des conventions internationales, tandis que le Conseil constitutionnel prétendra que celui-ci n’est pas contraire à la Constitution.

Troisièmement, il convient de s’interroger sur les conséquences de l’annulation d’un texte par le Conseil constitutionnel. Je n’ai pas tellement de craintes pour ce qui concerne le droit pénal, car celui-ci a fait l’objet de suffisamment de corrections, d’analyses, de recours devant le Conseil constitutionnel pour laisser penser qu’il est quelque peu bordé. Mais il n’en sera peut-être pas de même s’agissant de la procédure pénale.

Les recours risquent d’être nombreux dans certains domaines : je veux parler du droit fiscal, du droit douanier, …

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Il ne faut pas le dire !

M. Patrice Gélard. … du droit de l’environnement ou encore du droit de l’urbanisme.

Souvent, dans le passé, les tribunaux ou les administrations ont procédé à des condamnations non pas à des peines de prison, mais à des amendes. Si le Conseil constitutionnel annule telle ou telle disposition, en raison de sa responsabilité du fait des lois, l’État devra indemniser ceux qui, à tort, auront été condamnés à verser des indemnités sur le fondement d’une loi contraire à la Constitution.

Telles sont, entre autres, les interrogations auxquelles je n’ai pas de réponse.

Vous le savez, l’une des craintes des Anglo-Saxons, notamment des Américains, résidait dans le fait que le contrôle a posteriori risquait d’entraîner des catastrophes juridiques en cascade. Ainsi, l’annulation d’un texte, à un moment donné, parfois dix ou quinze ans après son adoption, impose d’étudier toutes les conséquences de cette annulation et à remonter, en quelque sorte, jusqu’au point de départ. Dans certains cas très précis, cela a parfois posé problème aux États-Unis. Toutefois, la Cour suprême opère elle-même le tri et n’examine pas les quelque milliers de recours dont elle est saisie. Seuls quelques-uns peuvent bénéficier d’une décision de la Cour suprême grâce au writ of certiorari.

Ne disposant pas d’un tel système, nous pouvons craindre les conséquences de l’annulation de certains textes de loi si l’on devait, en quelque sorte, remonter toute la filière, depuis l’origine. Mais je suis aujourd'hui dans l’incapacité totale de vous dire lesquelles.

Je me demande également s’il ne serait pas souhaitable d’envisager – mais cela ne relève pas de la loi organique –, en cas de recours systématiques en cascade, des sanctions pour recours abusif, comme c’est actuellement le cas devant les tribunaux administratifs ou judiciaires.

Enfin, à l’instar de certains de mes collègues, je m’interroge sur la notion « sauf changement des circonstances ».

J’en arrive à ma conclusion. Il sera nécessaire de dresser, d’ici à deux ans, un premier bilan de l’application de la loi de façon à examiner la manière dont le Conseil constitutionnel a fait face à ses nouvelles fonctions.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec les propos qui ont été tenus sur la composition du Conseil constitutionnel. Il y aurait beaucoup à dire sur celle des autres juridictions suprêmes ; il n’y a pas de système absolu et parfait pour désigner les membres de ces instances. Le système à la française n’est peut-être pas le meilleur, mais il n’est pas le pire non plus.

M. Pierre-Yves Collombat. Il peut être moins imparfait !

M. Patrice Gélard. Le groupe UMP votera unanimement ce projet de loi organique. (Applaudissements sur les travées de lUMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Comme il a voté la révision constitutionnelle !

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le doyen Patrice Gélard a assez bien résumé l’état d’esprit dans lequel nous nous trouvons.

Comme l’ont rappelé notamment M. le rapporteur et M. Badinter, la France rejoint les grandes démocraties européennes qui ont ouvert la saisine du juge constitutionnel au citoyen, après l’ouverture de la saisine aux parlementaires en 1974 et la mise en place du contrôle de conventionnalité. Il s’agit là de parachever la construction de notre État de droit.

En vous écoutant, monsieur Gélard, une anecdote m’est venue à l’esprit. Vous avez parlé des cours de droit constitutionnel dispensés il y a quarante ans. Étudiant, j’ai assisté, pour le plaisir, aux cours de Jean Waline, pensant que ces cours ne seraient certainement ceux qui me serviraient le plus au cours de ma carrière professionnelle. Désormais, ces cours seront abordés non seulement avec plaisir, mais également avec le sentiment qu’ils contribuent utilement à la formation des juristes.

Comme plusieurs d’entre vous l’ont relevé, il s’agit d’un changement culturel. Certains ont noté le chemin parcouru en matière de formation des magistrats. Je puis vous assurer que l’École nationale de la magistrature travaille déjà à cette mutation, y compris par le biais de la formation continue.

Le projet de loi garantit, vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, une procédure contradictoire devant le Conseil constitutionnel, ainsi que la publicité de l’audience.

Les filtres sont évidemment de nature à éviter un engorgement du Conseil constitutionnel. D’ailleurs, comme le prévoit l’exposé des motifs du projet de loi, nous dresserons un bilan de l’application de la loi dans deux ans. Mais les juridictions suprêmes et le Conseil constitutionnel sont d’ores et déjà très attentifs à leurs jurisprudences réciproques.

M. le rapporteur et Robert Badinter ont souligné, de manière très intéressante et convaincante, le parachèvement de notre État de droit. Certes, l’édifice n’est jamais achevé, monsieur Sueur, mais nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

L’intervention de Robert Badinter – je ne peux que saluer son propos – fut très émouvante, car il a été l’un des principaux acteurs d’une autre étape importante, celle de l’accès du citoyen français à la Cour européenne des droits de l’homme. À cet égard, je salue la mémoire de René Cassin. Je me souviens de l’avoir croisé tout jeune étudiant ; j’étais fort impressionné par sa pensée et par son action.

Trente ans après cette première évolution importante, la France ouvre à ses citoyens la possibilité, par ce nouveau recours, de faire valoir directement la protection de leurs droits et libertés garantie par la Constitution.

Je formulerai quelques brèves remarques sur les interventions, toutes intéressantes, des uns et des autres.

Madame Borvo Cohen-Seat, le projet de loi organique qui vous est soumis répond en grande partie à votre souhait, me semble-t-il, puisqu’il renforce la garantie de la protection des droits et préserve la sécurité juridique. Ainsi, le Conseil constitutionnel pourra abroger les dispositions inconstitutionnelles, mais il appartiendra au Parlement de voter une nouvelle loi.

S’agissant de la composition du Conseil constitutionnel, celle-ci a fait l’objet d’un débat à l’occasion de la révision constitutionnelle et le Parlement s’est prononcé. La transparence a été renforcée, puisque les nominations seront soumises, dans les deux assemblées, à l’avis des commissions compétentes, qui pourront s’y opposer à la majorité des trois cinquièmes. C’est un progrès important par rapport à la situation antérieure.

J’en viens à la question du coût. Les justiciables qui bénéficient de l’aide juridictionnelle en bénéficieront également devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation.

En outre, il n’y aura aucune obligation de produire de nouvelles observations devant les juridictions suprêmes : elles se prononceront au vu des observations échangées devant les premiers juges.

M. Zocchetto s’est inquiété de la sécurité juridique, question qui a été reprise par d’autres sénateurs au cours du débat.

Le texte qui a été adopté par le constituant en juillet 2008 est équilibré et le Conseil constitutionnel saura le mettre en œuvre avec discernement. Le principe adopté est l’absence d’effet rétroactif. La déclaration d’inconstitutionnalité conduira donc seulement à une abrogation de la loi, abrogation qui pourra elle-même intervenir de façon différée, afin de permettre au Parlement d’adopter une nouvelle loi.

À titre exceptionnel, le Conseil constitutionnel pourra déterminer « les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être mis en cause. » Le seul objet de cette mesure est de permettre au Conseil de donner un effet utile à sa décision pour le justiciable qui est à l’origine de la question et pour ceux qui ont déjà engagé un contentieux. En effet, en elle-même, l’abrogation ne permettrait pas d’écarter l’application de la loi inconstitutionnelle au litige dans lequel la question a été soulevée. Je tiens à vous rassurer : en aucun cas le Conseil constitutionnel ne pourra remettre en cause une décision juridictionnelle définitive.

Monsieur Mézard, vous êtes allé au fond des choses et vous avez posé un certain nombre de questions tout à fait pertinentes. Dans un premier temps, je n’en reprendrai que quelques-unes.

D’abord, les délais de jugement ne seront pas allongés de manière indue. Le juge renverra la question dès qu’il sera en mesure de le faire et l’examen par la juridiction suprême et par le Conseil constitutionnel s’imputera sur l’instruction.

S’agissant des moyens matériels du Conseil constitutionnel, à ce jour, ce dernier n’a pas exprimé de besoins particuliers. Mais le Gouvernement veillera, bien sûr, à ce que le Conseil dispose des moyens nécessaires. Lancer une telle réforme en ne lui permettant pas de mener à bien les nouvelles tâches qui lui incombent n’aurait en effet aucun sens.

Le juge peut-il invoquer d’office l’inconstitutionnalité d’une loi ? La Constitution réserve au justiciable la possibilité de poser la question de constitutionnalité. Sur ce point, l’article 61-1 est très clair : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question ». Or, dans le procès, ce sont les parties qui soutiennent les moyens. Le rôle du juge est d’y répondre.

Le constituant a entendu ouvrir un droit nouveau au justiciable ; c’est à lui de décider s’il veut en faire usage. Cette solution respecte la stratégie contentieuse des parties.

En outre, le pouvoir de relever d’office un moyen est intimement lié au pouvoir d’apprécier le bien-fondé de ce moyen. Or la Constitution n’habilite pas les juridictions de fond à apprécier elles-mêmes la constitutionnalité des dispositions législatives. Il est donc préférable d’exclure la possibilité pour le juge de soulever d’office la question de constitutionnalité.

Monsieur Sueur, je ne répondrai pas dans le détail sur les sept points que vous avez abordés dans votre intéressant développement ; j’aurai l’occasion d’y revenir lors de l’examen de vos amendements. Dans un premier temps, je m’en tiendrai donc à quelques remarques.

Je vous remercie tout d’abord d’avoir souligné ce droit nouveau donné à nos concitoyens.

S’agissant des filtres, le constituant a prévu un examen de la demande par le Conseil d’État ou par la Cour de cassation.

Les principes relatifs à la composition des formations de jugement de la Cour de cassation relèvent de la loi. Ils figurent dans la partie législative du code de l’organisation judiciaire.

M. Jean-Pierre Sueur. J’ai parlé de la loi organique !

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Seules les parties au procès pourront soulever le nouveau moyen.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer la notion « sauf changement des circonstances », mais je peux encore en dire un mot. Il s’agit seulement de permettre de prendre en considération les éléments de droit ou de fait nouveaux qui modifient nécessairement les termes de la question déjà tranchée par le Conseil.

Il pourra s’agir de circonstances de droit, telle la proclamation de nouveaux droits constitutionnellement garantis depuis l’intervention de la décision du Conseil constitutionnel.

Il faut aussi envisager l’hypothèse de changement dans les circonstances de fait. On peut penser aux domaines marqués par une évolution rapide de la science ou des techniques, ou encore aux évolutions démographiques qui peuvent rendre inconstitutionnel, après un certain nombre d’années, un découpage électoral, par exemple, qui avait été, en son temps, validé par le Conseil constitutionnel.

Pour ce qui est de l’intervention des parlementaires devant le Conseil, la modification de la Constitution a ouvert un droit nouveau au justiciable et n’a pas entendu conférer ce droit-là aux parlementaires, qui ont d’autres droits, vous le savez fort bien.

Concernant le Conseil constitutionnel, le décret de novembre 1999 prévoit des obligations destinées aux membres du Conseil. Il n’est pas souhaitable de leur interdire toute activité professionnelle. Un professeur de droit membre du Conseil constitutionnel ne pourrait plus donner de cours, ce qui serait dommage.