M. Alain Richard, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, cette après-midi est consacrée à des questions de droit pénal et de procédure pénale de portée internationale. Nous examinerons dans le détail les dispositions que nous allons très probablement adopter. Toutefois, si, suivant une expression courante outre-Atlantique, on commence par regarder « l’image plus large », on constate que le texte dont nous débattons s’inscrit dans un mouvement profond et constructif.

La volonté d’agir contre les criminalités transfrontalières et le refus de l’impunité, qui, du fait de la mondialisation, profite aux plus habiles et aux plus cyniques, inspirent une coopération croissante modelant progressivement nos systèmes judiciaires, notamment notre droit pénal.

Sur ce sujet, je risquerai brièvement une réflexion plus globale : via ce travail conventionnel de négociation et d’échange, on peut noter sans déplaisir le rapprochement des principes et des règles qui encadrent nos législations pénales. Ce mouvement est d’autant plus remarquable que tout droit pénal, issu des tréfonds de l’histoire, vient de traditions souvent très connotées et pour partie archaïques.

À mon sens, ce rapprochement de principes et de règles, de plus en plus unifiés au niveau mondial, autour du principe de la présomption d’innocence et de l’obligation de prouver la culpabilité traduit l’avancée patiente mais significative d’un universalisme humaniste. On aurait tort de ne pas le remarquer !

Je souligne à cet égard, toujours en prenant un peu de distance, que ce texte a connu une maturation progressive. De fait, le présent projet de loi est issu de multiples sources internationales, que Mme la garde des sceaux a exposées avec beaucoup d’érudition. Il s’agit notamment de directives de l’Union européenne et d’anciennes décisions-cadres. En effet, le présent texte additionne des engagements qui s’échelonnent sur une bonne demi-douzaine d’années. Or, jusqu’à l’entrée en vigueur des nouveaux traités européens, en 2010, il n’existait pas de directives européennes en matière judiciaire, mais simplement des décisions-cadres. Cette évolution est l’un des progrès de la démocratie en Europe : en accédant au statut de directives, ces mesures sont désormais le fruit d’un dialogue avec le Parlement européen.

D’autres conventions internationales sont transposées. Certaines ont été votées dans le cadre du Conseil de l’Europe. D’autres, plus larges, ont été adoptées au niveau des Nations unies. S’y ajoutent même des textes relevant d’un dispositif un peu périphérique de l’Union européenne : ces documents nous rappellent que, aux côtés de cette dernière, il y a l’Espace économique européen, auquel participent certains pays qui, s’ils acceptent d’appliquer nos règles, ne souhaitent pas nécessairement prendre part à nos partages de souveraineté. C’est le cas de l’Islande et de la Norvège, signataires de la convention en question.

Enfin, le présent texte prend en compte plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne.

Ces dispositions se traduisent par un grand nombre de modifications du code pénal et du code de procédure pénale. Il est explicable et légitime que ce travail ait exigé du temps et de la réflexion de la part des services du ministère de la justice. Ce dernier n’a d’ailleurs pas manqué de mener de larges concertations avec les partenaires de l’élaboration du droit.

De ce fait, la maturation du présent texte a traversé une alternance politique : le gouvernement d’aujourd’hui a déposé un projet de loi largement travaillé par les gouvernements d’hier. C’est là un signe de continuité de l’État en matière de construction de notre droit pénal, contribuant à mettre en application nos engagements internationaux en général et européens en particulier. Cette occurrence relève, à mon sens, d’un état d’esprit républicain qu’il faut saluer.

Mes chers collègues, cette réalité n’est sans doute pas étrangère à l’esprit de concorde qui a animé notre commission des lois pour examiner les dispositions en discussion, et qui s’était déjà fait jour à l’Assemblée nationale. Notre débat sera donc sans doute tout à fait constructif et apaisé.

En partie grâce à ce temps de préparation et d’assimilation, le texte dont nous débattons est d’une très bonne qualité juridique. Il a fait l’objet d’apports positifs, eux-mêmes bien travaillés, par l’Assemblée nationale. En conséquence, la commission vous propose un accord complet, dès cette première lecture, sur quinze des articles en discussion.

Toutefois, madame la garde des sceaux, devant vous et vos collaborateurs, je me risquerai à une courte réflexion sur la préparation des textes de cette nature.

Au fond, toutes les dispositions visées consistent à modifier, de manière assez abondante, des articles du code pénal et du code de procédure pénale. Est-il logique que l’ordre des modifications que nous examinons suive celui résultant des sources internationales qui les déclenchent ? Ne serait-il pas plus logique et plus pratique d’examiner les dispositions du code pénal dans l’ordre où elles doivent intervenir en son sein, puis les dispositions du code de procédure pénale selon la même méthode ? Nous percevrons sans doute brièvement pendant nos débats que l’ordonnancement auquel aboutira le présent texte lorsqu’il entrera en vigueur – à savoir l’ordre des articles des deux codes – aurait facilité le dialogue législatif.

Cela étant, nous convergeons sur un grand nombre de points. En effet, comme Mmes les ministres l’ont très bien souligné, les dispositions du présent projet de loi vont apporter des progrès tout à fait significatifs à notre droit. Je songe notamment à la traite des êtres humains. Ce domaine, qui faisait déjà l’objet d’une directive, est très fortement marqué par la grande criminalité.

S’y ajoutent les différentes incriminations liées aux violences faites aux femmes. À cet égard, le dispositif de lutte contre les mariages forcés apporte des améliorations substantielles. Je pense également à la lutte contre les abus sexuels visant les enfants, à la pédopornographie et à la provocation aux mutilations sexuelles – les dispositions figurant déjà dans la loi de 1881 se trouvant complétées –, ainsi qu’aux détournements de signes humanitaires. Enfin, pour tenir compte d’une décision du Conseil constitutionnel, le présent texte élimine les termes « inceste » et « incestueux » de notre code pénal.

Toutes ces dispositions forment un ensemble de modifications très substantiel.

Par ailleurs, avant que Mme Blondin ne prenne la parole, je me plais à souligner l’apport très intéressant, quant aux conditions effectives de l’application du droit pénal, des réflexions fournies par notre délégation aux droits des femmes.

En matière de procédure, le corpus dont nous allons débattre est également très riche. Tout d’abord, pour commencer par les éléments les plus globaux, ce projet de loi permet le bon achèvement de la mission des deux tribunaux pénaux internationaux compétents pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ensuite, il contient le nouveau dispositif de coopération pratique au sein d’Eurojust et la reconnaissance mutuelle des jugements rendus par défaut ; au surplus, il vise l’application coopérative des peines au sein de l’Union européenne et les conditions de remise, entre États, d’une personne poursuivie.

D’autres dispositions ont déjà été mentionnées, comme le droit à la traduction et à l’interprétation dans la procédure pénale ou le droit des associations compétentes à se constituer partie civile dans certains contentieux. Le présent texte tire enfin les conséquences de toutes ces modifications dans le champ des compétences pénales extraterritoriales.

Mes chers collègues, vous le constatez, à l’issue de nos débats, nous aurons modifié des dispositions tout à fait essentielles de notre droit.

Pour ma part, en ce début de discussion générale, je me bornerai à relever quatre sujets sur lesquels subsistent des différences d’appréciation, principalement avec l’Assemblée nationale. Ces divergences ne portent pas sur des considérations politiques de fond ; elles traduisent seulement deux manières différentes de rechercher la clarté et l’efficacité du droit.

Le premier point a été évoqué par Mme la garde des sceaux en des termes auxquels je souscris pleinement : il s’agit de la définition pénale, que nous devons introduire dans notre droit, de ce que j’appellerai la réduction en esclavage ; car l’esclavage est un état, et ce qui est criminel, c’est évidemment le fait d’y contraindre autrui.

Concernant cet enjeu, qui soulève plusieurs questions, nous ne pouvons qu’être flattés par l’attitude de l’Assemblée nationale. En effet, les députés ont proposé une première définition, en reconnaissant qu’elle n’était pas tout à fait achevée, et, compte tenu des scrupules qu’un tel sujet exige nécessairement, ils ont conclu en ces termes : « Nos collègues sénateurs aboutiront à une définition tout à fait parfaite. » Un sentiment confus me pousse hélas à craindre qu’ils ne nous aient surestimés ! (Sourires.)

En effet, à mon sens, il n’était pas possible de résoudre l’ensemble des problèmes liés à ce travail de définition dans les délais qui nous étaient fixés.

Mme la garde des sceaux a très bien indiqué quel était l’enjeu central : la convention de 1926, dont les termes ont été reproduits dans la convention de 1956, prenait pour cibles des États ou des sociétés dans lesquels le droit organisait l’esclavage.

Ces deux textes partent d’une définition juridique, en considérant l’esclavage comme la situation dans laquelle des êtres humains font l’objet d’un droit de propriété. Or le sujet auquel nous sommes confrontés aujourd’hui n’est plus du tout le même : exceptés les cas où cette question se pose encore –car le phénomène persiste malheureusement dans quelques sociétés –, la situation face à laquelle sont placés nos tribunaux et nos juridictions, c’est ce que j’appellerai l’esclavage privé.

De surcroît, en travaillant très rapidement sur ce point –et, je le répète, de manière infructueuse –, j’ai constaté qu’un malencontreux hasard de traduction avait fait apparaître, dans les conventions internationales, une distinction entre « esclavage » et « servitude ». Or cette différence n’existe pas en français : dans notre langue, ces deux termes désignent un même phénomène. (Mme la ministre déléguée acquiesce.) La réalité que reconnaissait l’ancien droit français et qui subsiste dans notre langue, à côté de l’esclavage, c’était la condition de serf, qui était nommée le servage.

Ce terme nous renvoie à un événement resté dans notre mémoire historique : l’accomplissement du tsar Alexandre II, abolissant le servage en Russie en 1861, la France ne l’ayant quant à elle aboli qu’à la fin de l’Ancien Régime.

À mes yeux, ce sujet nécessite encore beaucoup de travail. Il convient en particulier de trancher une question délicate : la réduction en esclavage constitue-t-elle un délit de très haute gravité ou un crime ? Cette qualification emporte de nombreuses conséquences dans notre procédure pénale.

Je n’ai pas un mot à ajouter à la description, proposée par Mme la garde des sceaux, du groupe de travail que nous devrions constituer en la matière : comme les choses fonctionnent particulièrement bien en ces lieux, Mme Taubira a répondu par avance à la question que je m’apprêtais à lui poser ! (Mme la garde des sceaux sourit.) À mon sens, c’est exactement en ces termes qu’il convient d’organiser les travaux que souhaite le Gouvernement.

Mon deuxième point touchera à l’anticipation du rôle du représentant français, devenu le membre français, au sein d’Eurojust. Il est très compréhensible que nos collègues députés aient souhaité manifester l’engagement volontaire de la France à intensifier et à approfondir la coopération judiciaire à l’intérieur de l’Union européenne. Il n’est pas nouveau que nous soyons une force d’avancée dans ce domaine.

Toutefois, alors que je crois comprendre que le Gouvernement est en train de mener une démarche fructueuse et rassembleuse pour engager le développement d’une application concrète de l’objectif du parquet européen, cela nous semble constituer une sorte de contournement que de chercher à donner de premiers pouvoirs du parquet à ce membre national d’Eurojust, autorité judiciaire qui n’est pas membre du parquet.

Comme l’a laissé entendre Mme la garde des sceaux, je plaiderai donc tout à l'heure pour que nous ne maintenions pas cette disposition, et j’essaierai de convaincre nos amis députés qu’il s’agit d’une anticipation un peu incertaine, dans la mesure où notre loi organique ― l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature ― fixe des cadres extrêmement stricts. Par définition, sa valeur est supra-législative, et il ne me paraît pas possible de conférer par la loi ordinaire des pouvoirs d’autorité sur les membres du parquet à une autorité qui n’est pas placée dans la chaîne hiérarchique définie par la loi organique. Il me semble donc qu’il faut différer en la matière.

Le troisième point sur lequel notre vision diffère quelque peu relève d’une question de compétence juridique. Il nous a semblé, en relisant les textes, qu’à l’égard du droit à la traduction et à l’interprétation, le Gouvernement avait renvoyé vers le domaine réglementaire des dispositions constituant des garanties individuelles essentielles. Nous nous permettrons donc de proposer de les faire remonter au niveau législatif, dont elles nous semblent relever.

Enfin, le quatrième et dernier point de divergence avec nos amis députés concerne la suppression de l’incrimination d’offense au chef de l’État dans le code pénal. Chacun a le droit intellectuel de souhaiter que le chef de l’État soit offensé librement et gratuitement, nous pouvons tout à fait comprendre cette conception de la société. Je crois cependant que le facteur déterminant du choix de l’Assemblée nationale se trouvait dans la décision de mars dernier de la Cour européenne des droits de l'homme déclarant contraire aux principes du procès équitable la condamnation d’un individu qui avait proféré des expressions fort peu obligeantes à l’égard du chef de l’État. Or cette juridiction a considéré non pas que l’incrimination d’offense au chef de l’État était contraire à la convention européenne des droits de l'homme, mais que, en l’espèce, la condamnation qui avait été opposée à cette personne sortait des limites raisonnables de la sanction pénale.

Après en avoir débattu, la commission des lois a donc préféré rétablir cette incrimination, le délit d’offense au chef de l’État. Je crois parler au nom de tous nos collègues qui ont souhaité ce rétablissement, dont je n’étais pas, en disant que la commission était motivée par la préservation institutionnelle de la fonction de chef de l’État, alors que les sanctions pénales de substitution auxquelles on pouvait songer, à savoir l’injure, ne visaient que les atteintes à la personne, et non à la fonction du chef de l’État.

Par conséquent, la commission des lois proposera au Sénat de rétablir cette incrimination.

Pour conclure, je relèverai deux interrogations.

Tout d’abord, faut-il finalement introduire dans notre droit pénal positif l'infraction de disparition forcée à la charge d’organisations politiques prises comme distinctes des États ? Je dois dire que, en tant que rapporteur, j’ai véritablement hésité sur ce point, dans la mesure où, compte tenu du caractère odieux et contraire à tous les droits de l'homme de la disparition forcée, on veut être certain que les victimes bénéficient d’un dispositif tout à fait efficace contre les différents auteurs de ce crime, qui ne sont pas forcément des États.

Cependant, je crois qu’il faut toujours se défier de surajouter des dispositions pénales portant sur les mêmes faits. Or, après examen attentif, il nous est apparu que les autres dispositions criminelles qui existent aujourd’hui, notamment celles qui visent les actions de terrorisme, permettent de poursuivre effectivement les auteurs de disparitions forcées ne relevant pas de structures étatiques.

Ma seconde interrogation concerne l’efficacité de la lutte contre la traite. Que pouvez-vous nous dire, mesdames les ministres, de la protection effective des témoins et des victimes qui aident à confondre les filières de traite et d’exploitation des personnes ? Cette question est très difficile, parce qu’elle pénètre très profondément dans la vie concrète, dans le soutien social et dans l’accompagnement psychologique ; elle a des conséquences budgétaires non négligeables. Certains des États qui sont en avance sur nous dans ce domaine ont d’ailleurs été obligés d’en rabattre beaucoup, pour des raisons de rareté budgétaire. Nous ne proposons donc pas du tout de créer des obligations à l’État sans savoir s’il est en mesure de les remplir, mais il nous semble que ce sujet doit rester ouvert.

Mes chers collègues, comme vous le voyez, de grands débats se présentent devant nous à l’occasion de l’examen d’un texte aussi concret et détaillé que le projet de loi dont nous sommes saisis.

Il est vraisemblable que, à un moment ou un autre de l’après-midi, nous entendions l’expression : « c’est une disposition technique ». En tant que vieux législateur, j’ai tendance à combattre cette utilisation de l’adjectif « technique ». Rien de ce que nous faisons ici n’est technique, si du moins ce terme vise à affirmer que l’élément qu’il qualifie est dépourvu de sens politique ou éthique. Nous sommes comptables, ici, d’un souci d’exactitude et de netteté. À mon sens, il ne faut donc pas se laisser aller à « déconsidérer » comme technique la recherche d’un droit qui soit exact et fixé.

Je suis persuadé que les multiples échanges que nous allons avoir nous autoriseront le constat satisfaisant que la législation française – le droit pénal et de procédure pénale – est déjà extrêmement bien préparée, dans tous les domaines que nous allons aborder. Nous n’avons finalement à introduire que des transpositions à la marge, car nos dispositions sont déjà parmi les plus complètes et les plus rigoureuses dans la garantie des droits.

Cela permettra sans nul doute une large convergence entre nous et avec le Gouvernement, dans l’accomplissement d’un travail législatif que j’espère attentif et soigneux. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteur de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Mme Maryvonne Blondin, rapporteur de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a produit de nombreux travaux relatifs à la traite des êtres humains et aux violences domestiques, deux fléaux mondiaux qui touchent particulièrement les femmes. À la demande de la commission des lois, nous avons donc examiné le chapitre Ier du présent projet de loi, qui transpose la directive du 5 avril 2011 concernant la traite des êtres humains, et le chapitre XI, qui adapte la législation française à la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, signée à Istanbul le 11 mai 2011.

Les modifications de notre droit interne induites par ces textes internationaux comportent des avancées qui doivent avoir pour effet, en assouplissant et en élargissant la définition des faits en cause, de faciliter leur établissement par les services judiciaires et, par voie de conséquence, d’améliorer leur prévention et leur répression. Elles faciliteront ainsi la coopération internationale, qui est fondamentale sur ces sujets, de nombreux États se dotant du même ordonnancement juridique en ces matières.

Les seize recommandations de la délégation s’inscrivent dans cette double logique.

La répression de la traite des êtres humains rencontre des difficultés de plusieurs natures, certaines matérielles, d’autres juridiques. La coopération progresse au sein de l’Union européenne, en particulier avec la Roumanie et la Bulgarie, qui sont les États membres principalement concernés, mais d’autres hésitent encore ou ne coopèrent pas.

Le principal problème juridique rencontré est celui de l’établissement de la preuve de l’infraction par les enquêteurs. L’infraction de traite des êtres humains n’est retenue que dans à peu près 10 % des cas où elle pourrait l’être, les services préférant recourir à la seule qualification de proxénétisme, plus facile à établir. La directive et le projet de loi tendent à remédier à ces lacunes.

Concernant cette partie du projet de loi, la délégation fait des recommandations dans trois directions, afin de renforcer l’efficacité de la lutte contre la traite des êtres humains.

Nous recommandons, tout d’abord, de considérer qu’il y a traite d’êtres humains dès lors que des personnes font l’objet d’une exploitation, au profit de celui qui les exploite ou d’un tiers.

Ensuite, nous suggérons une mobilisation des différents services publics concernés afin que cette lutte devienne une priorité de notre politique pénale. Nous insistons sur la formation des personnels. Nous pensons également qu’une implication forte des magistrats financiers est nécessaire, car l’action la plus efficace est celle qui consiste à confisquer les avoirs et les biens des trafiquants. La mobilisation doit aussi être diplomatique, pour amener tous les États concernés à coopérer, car cette lutte est d’échelle mondiale.

Enfin, nous nous tournons vers les victimes, généralement étrangères et en situation irrégulière, souvent contraintes elles-mêmes à commettre des actes de délinquance. Elles doivent être bien protégées, dans leur intérêt, certes, mais aussi afin d’obtenir leur témoignage.

L’arsenal répressif contre les violences faites aux femmes est de plus en plus complet en France. La véritable innovation issue de l’application de la convention d’Istanbul est l’incrimination de la tromperie en vue d’envoyer une personne à l’étranger pour lui faire subir un mariage forcé.

La convention d’Istanbul emporte par ailleurs deux autres changements : l’introduction de l’incrimination de la tentative d’interruption de grossesse non souhaitée et de celle de l’incitation d’une mineure à subir une mutilation sexuelle non suivie d’effet.

Depuis plusieurs années, la lutte contre les violences faites aux femmes est une priorité de nos politiques pénales, donc de l’action des parquets et de la Chancellerie. Les condamnations pour violences conjugales ont ainsi augmenté de plus de 80 % entre 2004 à 2011, ce qui n’est probablement pas imputable, pour l’essentiel, à une hausse du nombre de faits, mais plutôt à une volonté croissante de les révéler et de les réprimer.

M. Roland Courteau. Exactement !

Mme Maryvonne Blondin, rapporteur de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. La convention d’Istanbul invite également à porter le regard sur un phénomène connu, qui va désormais pouvoir être combattu : l’escroquerie au mariage forcé. Des familles envoient ainsi leurs enfants à l’étranger en les trompant sur le but du voyage. Ces jeunes filles, très majoritairement binationales, sont ensuite contraintes à un mariage puis bloquées à l’étranger.

Sur cette partie du projet de loi, la délégation propose dix recommandations : quatre ont un caractère général, les six autres portent plus particulièrement sur l’escroquerie au mariage forcé à l’étranger.

Nous demandons que la convention soit rapidement ratifiée ; madame la ministre, vous nous l’avez assuré et nous en sommes très heureux. Nous demandons également qu’un effort soit fait afin de mieux connaître les phénomènes de violences faites aux femmes et de mieux y sensibiliser les services publics, en particulier par le biais d’une formation spécifique, car ce fléau prospère à l’abri des regards de la société.

À propos des mariages forcés à l’étranger, nous recommandons que des initiatives diplomatiques soient prises à l’égard des quelques États où ces mariages concernant de jeunes françaises sont le plus fréquents.

Nous formulons en outre une série de recommandations visant à ce qu’une appréciation pragmatique de cette tromperie soit adoptée. En effet, certains jeunes sont envoyés frauduleusement à l’étranger pour d’autres raisons que le mariage, par exemple pour les faire changer d’orientation sexuelle. Ils peuvent aussi parfois consentir initialement au mariage, mais subir ensuite toutes sortes de violences.

Nos dernières recommandations sont davantage tournées vers les victimes. Nous proposons ainsi qu’une interdiction de sortie du territoire puisse être prononcée à l’égard d’une personne risquant de subir un mariage forcé à l’étranger. Nous souhaitons que les familles qui empêchent leurs proches de revenir en France puissent aussi être inquiétées par la justice. Nous proposons que nos postes diplomatiques, en particulier les consulats dans les pays concernés, soient informés et sensibilisés à cette question et agissent pour protéger les victimes et faciliter leur retour.

Mesdames les ministres, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis aujourd’hui comporte d’indéniables avancées, à commencer par la traduction de la volonté commune de nombreux pays européens de marcher du même pas dans la lutte contre la traite des êtres humains et les violences touchant les femmes. Néanmoins, nous le savons, la loi ne fait pas tout, les criminels savent s’adapter et beaucoup – pour ne pas dire tout – dépend de l’action concrète, sur le terrain, de nos policiers, gendarmes et magistrats, ainsi que des services publics pouvant être amenés à travailler avec ces derniers sur ces sujets. Tout ce qui peut leur faciliter la tâche est bienvenu, et toute initiative en vue d’une meilleure coopération internationale est nécessaire. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste. –M. Jean Boyer applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Stéphane Mazars.

M. Stéphane Mazars. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, chacun sait ici que la France, pourtant l’un des pays fondateurs de l’Europe, ne s’illustre guère par son zèle à transposer dans les meilleurs délais les directives européennes, bien qu’il s’agisse désormais d’une obligation non seulement communautaire, mais aussi constitutionnelle – depuis la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2004.

Toutefois, selon le tableau de transposition par les États membres des directives européennes sur le marché unique publié par la Commission européenne en février dernier, la France a enregistré de nets progrès en la matière. En effet, notre déficit de transposition s’est considérablement amélioré, pour atteindre un plancher de 0,3 %, ce qui nous place, enfin, au-dessus de la moyenne européenne. Néanmoins, la France fait toujours l’objet de cinquante-deux procédures d’infraction, quatre États de l’Union européenne seulement étant plus mal placés que nous à cet égard.

Ces quelques statistiques illustrent l’importance de ce projet de loi portant transposition de diverses directives et de divers engagements internationaux dans le domaine de la justice, essentiel dans un État de droit.

Le traité de Lisbonne a communautarisé les questions relatives à la justice pénale, qui relèvent aujourd’hui de la procédure législative européenne ordinaire. Notre groupe, profondément attaché à la construction européenne, se félicite naturellement de ce renforcement de l’intégration communautaire, qui ouvre la voie, certes appelée à être encore longue et ardue, à la construction d’un parquet européen et à l’avènement d’un espace commun des droits et des libertés, lesquels participent de la nécessaire construction politique de l’Union européenne.

Le débat d’aujourd’hui constitue la première discussion, par le Parlement français, d’un texte portant précisément sur la construction de l’espace pénal européen. À ce propos, le travail conjoint des services de la Chancellerie et du Secrétariat général des affaires européennes, grâce auquel notre retard en matière de transposition a, en partie, été résorbé, doit être souligné.

Nous sommes ici au cœur d’une question fondamentale, qui touche à notre souveraineté, celle de la nécessaire articulation des instruments de protection des libertés entre ordre juridique interne et ordre juridique international au sens le plus large. Le monisme de notre système juridique, posé par le Préambule de la Constitution de 1946, nous invite à trouver la meilleure articulation entre ces deux sources de droit, parfois en tension, afin de pouvoir mettre en place une coopération efficace pour appréhender des phénomènes de criminalité transnationale de plus en plus complexes.

En outre, la coopération entre juridictions suprêmes est aujourd’hui une réalité tangible. Les réticences longtemps exprimées par le Conseil d’État pour recourir à la question préjudicielle devant la Cour de justice des communautés européennes, devenue aujourd’hui la Cour de justice de l’Union européenne, ont été levées, tandis que le Conseil constitutionnel a pour la première fois, le 4 avril dernier, opéré un tel renvoi, signe supplémentaire de l’intégration du droit communautaire à notre ordre constitutionnel français.

Pour autant, le compromis – parfois a minima – est le plus souvent la règle en matière d’harmonisation des standards de droit, ce qu’expliquent aisément les différences de systèmes juridiques. Il importe cependant, en matière de droit pénal, qu’il ne débouche pas sur une coquille vide, malgré l’application du principe de subsidiarité. Nous ne connaissons que trop bien ce type de règles minimales, qui laissent en réalité les coudées franches aux États membres, en matière par exemple d’harmonisation fiscale ou de droits sociaux. Restons toutefois optimistes, l’autorité persuasive des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’ensemble des États du Conseil de l’Europe ayant permis, au fil des années, de rapprocher les standards de protection des droits et des libertés.

En l’espèce, les règles que nous avons à transposer représentent, pour nous, une réelle avancée. Elles viennent même combler des vides de notre droit. Je pense en particulier aux conséquences des arrêts Siliadin c/ France et C.N. et V. c/ France, respectivement rendus par la Cour européenne des droits de l’homme en 2005 et en 2012, qui relevaient le caractère non opératoire de notre droit en matière de répression des crimes d’esclavage et de servitude. Cela étant, nous approuvons la position de M. le rapporteur, qui a préféré approfondir le travail de concertation avec les organisations non gouvernementales et les praticiens du droit sur cette question, position relayée par Mme la garde des sceaux.

En tout état de cause, l’ensemble des textes que nous allons introduire dans notre droit marquent les progrès constants des institutions internationales et communautaires vers un renforcement des règles de protection des droits et des libertés.

Il en est ainsi de la directive du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales, qui introduit une obligation qui ne figurait pas encore dans notre code pénal : l’obligation d’interprétation et de traduction à tous les stades de la procédure.

Comme le signalait la rapporteur du Parlement européen, Sarah Ludford, il s’agit d’encourager l’ensemble des États de l’Union européenne à se doter des standards contenus dans la Convention européenne des droits de l’homme. En l’espèce, il faut se féliciter que les députés européens aient obtenu la limitation, par principe, du recours à des traductions partielles ou orales, le suspect ne pouvant, par ailleurs, renoncer à ce droit sans avoir bénéficié d’un conseil juridique préalable.

La directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie, vient quant à elle pénaliser plus fortement la sollicitation en ligne d’enfants à des fins sexuelles par un adulte et ajouter d’importantes dispositions en matière de protection des victimes : elle élargit la notion d’agression sexuelle, porte de sept à dix ans la peine encourue en cas d’agression sexuelle sur un mineur de moins de 15 ans et étend la compétence des juridictions françaises, en cas de proxénétisme aggravé, si l’auteur est un étranger résidant en France. Cette extension du principe de territorialité de la loi est particulièrement bienvenue dans un tel cas de figure. Symétriquement, un aménagement dudit principe est prévu pour le tourisme sexuel dont les victimes sont des enfants, au moyen de l’introduction d’une clause destinée à permettre le jugement extraterritorial des ressortissants. La notion de consultation d’un site pédopornographique, incrimination punie de deux ans d’emprisonnement, est également étendue à l’assistance « en connaissance de cause » à des spectacles pornographiques impliquant la présence d’un enfant ou à la consultation occasionnelle – et non plus habituelle – d’un site si ce dernier est payant. Les peines encourues pour atteinte sexuelle sont, elles aussi, aggravées.

Parallèlement, le projet de loi transpose trois décisions du Conseil : les décisions-cadres du 26 février 2009 et du 27 novembre 2008, ainsi que la décision du 16 décembre 2008.

La décision-cadre du 26 février 2009 vise principalement à fixer des règles de procédure en matière de citation à comparaître, de révision de procès, de recours appropriés et de représentation en justice. Il s’agit de renforcer la protection des personnes, tout en favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions judiciaires émanant d’un État étranger. Cette décision-cadre concerne plus particulièrement le mandat d’arrêt européen et les procédures de remise entre États membres : désormais, ceux-ci ne pourront plus refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen que dans des cas limitativement prévus, au nombre de quatre.

La décision-cadre du 27 novembre 2008 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements en matière pénale prononçant des peines ou des mesures privatives de liberté aux fins de leur exécution dans l’Union européenne a pour objet de faciliter le mécanisme de transfèrement d’un État membre à un autre des personnes condamnées, en vue d’une meilleure réinsertion. Cette décision, visant à faciliter la réhabilitation sociale des condamnés, concerne un aspect essentiel de la justice, insuffisamment abordé jusqu’alors.

La décision du 16 décembre 2008 relative à l’unité de coopération Eurojust commande une mise en conformité du code pénal. L’adoption du projet de loi permettra que les nouvelles compétences d’Eurojust, notamment en matière de coopération judiciaire avec les pays tiers non membres de l’Union européenne, ainsi que ses pouvoirs en termes d’investigation particulière et d’avis en cas de conflits de compétences et d’accès aux informations contenues dans les divers fichiers, soient introduits dans notre droit national.

Le texte dont nous débattons ne saurait cependant se résumer à ces seuls aspects techniques parfois arides, mais néanmoins éthiques et démocratiques, monsieur le rapporteur ! Je tiens d'ailleurs à saluer votre travail, qui, une fois de plus, a permis d’éclairer utilement le Sénat.

J’évoquerai enfin brièvement l’article 17 bis, tendant à abroger le délit d’offense au Président de la République, qui a été supprimé en commission. Notre groupe, dans sa diversité, n’a jamais été attaché au présidentialisme de la Ve République et a toujours affiché son scepticisme à l’égard du délit prévu par la loi du 29 juillet 1881. La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, le 14 mars dernier, pour violation de la liberté d’expression a confirmé que cette survivance du crime de lèse-majesté n’avait plus sa place dans un État de droit moderne, du moins tel qu’il existe aujourd'hui.

Néanmoins, comme l’a rappelé le rapporteur, l’abrogation pure et simple de ce délit donnerait paradoxalement au chef de l’État un statut moins protecteur que celui des membres du Gouvernement. Au regard de la réflexion en cours sur le statut juridictionnel du Président de la République, il nous semble plus raisonnable de renvoyer cette question à nos futurs débats.

Madame la garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, vous l’aurez compris : le groupe du Rassemblement démocratique social et européen apporte son entier soutien à ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.