Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Tout à fait !

Mme Michelle Meunier. La société joue un grand rôle dans la clarification des responsabilités en cas de crimes, afin que les victimes puissent peu à peu s’apaiser, à défaut de pouvoir tout oublier.

J’en viens à ma seconde remarque. Je veux m’interroger sur notre responsabilité directe, en tant que pays d’accueil de femmes réfugiées qui ont fui un pays en guerre ; Corinne Bouchoux vient de citer un exemple concret. Ces femmes ont pu subir des violences graves pendant le conflit ou dans les camps de réfugiés, directement ou par le biais de leurs enfants. Quel accueil leur réservons-nous chez nous ? Sommes-nous véritablement en compréhension de leur histoire ? Mettons-nous tout en place pour les aider à se reconstruire et à se protéger, pour leur éviter la « sur-victimisation » ? Je n’en suis pas certaine. Des marges de progrès existent ; nous devons donc continuer à avancer sur cette question.

Je sais que le chemin sera long et semé d’embûches pour faire évoluer la situation des filles et des femmes en temps de paix comme en temps de guerre, mais je veux croire que, comme le disait Antonio Gramsci, « le pessimisme de l’intelligence n’interdit pas l’optimisme de la volonté ». C'est pourquoi, avec vous, mes chers collègues, avec vous, madame la ministre, je me déclare résolument optimiste pour faire avancer les droits des filles et des femmes ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement. Monsieur le président, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, le 18 février prochain, je serai avec le président de l’Assemblée nationale pour soutenir le projet de loi du ministre de la justice libyen, Salah El Merghany, visant à protéger les femmes victimes de violences sexuelles pendant la guerre qu’a connue son pays. Ce projet est exemplaire, parce qu’il prévoit un statut et des réparations, y compris financières, pour les femmes violées.

J’ai été saisie par M. El Merghany, qui a clairement besoin de l’appui de la communauté internationale. Il sera avec nous à Paris le 18 février, en compagnie d’associations de victimes. Nous enverrons ainsi un signal clair au parlement libyen, qui tarde à inscrire le projet de loi à son ordre du jour. Cette manifestation de soutien n’est pas une ingérence dans les affaires internes d’un État souverain. C’est notre responsabilité collective, en tant que ministres et parlementaires d’un pays qui a pris une part active à la libération de la Libye, sous mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, de rappeler aujourd’hui à la Libye qu’elle a l’obligation de mettre en œuvre les résolutions « Femmes, paix et sécurité » de ce même Conseil de sécurité.

Vous comprendrez que je me réjouisse que la délégation aux droits des femmes du Sénat, dont je salue la présidente, Brigitte Gonthier-Maurin, ait décidé d’inscrire ses travaux dans cet agenda. Je m’honore de contribuer avec vous à combattre les violences faites aux femmes du fait des conflits armés.

Vous l’avez tous dit, nous vivons dans un monde où le viol est utilisé comme une arme de destruction physique, psychologique et sociale, où « le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille ». C’est inadmissible. C’est pourquoi, il y a quatorze ans, le Conseil de sécurité a mis en place, à travers la fameuse résolution 1325 que vous avez tous évoquée, un cadre normatif et opérationnel assez robuste qui repose sur deux priorités.

En plus de son action au sein du Conseil de sécurité, la France a lancé un plan national d’action en 2010. Ce plan arrivant à échéance, nous travaillons en ce moment à sa reconduction ; les discussions interministérielles sont en cours. Madame Gonthier-Maurin, j’ai pris note de votre proposition d’associer les délégations aux droits des femmes de l’Assemblée nationale et du Sénat à l’élaboration du prochain plan ; nous les associerons donc à cette élaboration. Je tiens à vous livrer dès à présent l’une de nos pistes de réflexion : nous envisageons de décliner le plan par zone géographique, afin de concentrer nos moyens là où les forces françaises sont engagées. En effet, la présence des forces françaises nous donne plus de possibilités d’agir et donc d’influencer dans le bon sens.

Je l’ai dit, notre action dans le cadre défini par le Conseil de sécurité repose sur deux priorités. La première est la lutte contre les violences sexuelles, qui ne doivent jamais tomber dans l’oubli ni rester impunies. C’est pourquoi la référence à la Cour pénale internationale n’a cessé d’être réaffirmée dans les résolutions « Femmes, paix et sécurité ». La procureure de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, que j’ai rencontrée à plusieurs reprises, est décidée à mobiliser la Cour sur la question des violences sexuelles. La France coopère totalement avec ses services, notamment lorsqu’il s’agit de fournir des éléments de preuve dans des zones où nous sommes présents. Je ne peux que vous inviter à rencontrer Mme Bensouda ; je pense qu’elle en serait heureuse.

Quand les tribunaux nationaux font défaut, la justice pénale internationale doit jouer un rôle. Une équipe d’experts a été mise en place par la résolution 1888 du Conseil de sécurité pour lutter contre l’impunité liée aux violences sexuelles. Cette équipe est à la disposition des États. Elle a appuyé les enquêtes sur les crimes commis en septembre 2009 en Guinée, et celles des autorités de Kinshasa sur les viols de masse commis à Minova en novembre 2012. Le procès qui doit s’ouvrir à Goma pour juger les responsables de ces viols sera un test de la volonté du gouvernement congolais de mettre fin à la culture d’impunité qui règne en République démocratique du Congo. Nous devons, à notre niveau, maintenir la pression pour que cette culture de l’impunité cesse.

Il faut punir, mais également guérir, car les victimes ont besoin de soutien dans leur indicible parcours de réparation physique. Monsieur Gournac, vous avez cité le professeur Foldes. Je salue à mon tour son action décisive ; il a d'ailleurs accepté de rejoindre le comité d’orientation de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF, qui lutte contre les violences en France et fait également passer des messages à l’étranger. Je note avec intérêt votre proposition d’engager un partenariat entre nos médecins et les pays concernés ; nous allons y travailler.

La guérison nécessite une réparation physique, mais également un parcours post-traumatique, un suivi psychologique, une réponse thérapeutique. J’ai eu récemment l’occasion de visiter l’Institut de victimologie, à Paris, qui accueille des victimes de crimes de guerre et leur apporte une réponse thérapeutique extrêmement bienvenue. C’est le type de démarche que nous souhaitons soutenir davantage.

Parce qu’il vaut tout de même mieux prévenir que guérir, la France a cherché à doter les opérations de maintien de la paix auxquelles elle participe d’un mandat de protection contre les violences sexuelles, là où elles sont les plus graves.

C’est ainsi que nous avons obtenu, comme vous l’avez évoqué, l’inclusion de dispositions fortes concernant la protection des femmes contre les violences sexuelles dans le mandat de la MINUSMA au Mali ; nous devons nous en féliciter. Je me rendrai d’ailleurs, à la fin de ce mois, dans ce pays, notamment dans le nord, où les femmes continuent à être victimes de violences sexuelles. J’y visiterai la Maison des femmes de Gao, dont la France appuie financièrement la réhabilitation dans le cadre d’un partenariat avec ONU Femmes.

La seconde priorité est la participation des femmes dans la consolidation de la paix, car, à l’évidence, aucun conflit ne peut être réglé, aucune transition ne peut être durable sans la prise en compte et l’intervention de la moitié de l’humanité.

L’activisme du Conseil de sécurité s’est appuyé sur le volontarisme affirmé des deux secrétaires généraux qui se sont succédé ces dernières années. J’en veux pour preuve la politique de tolérance zéro à l’égard des violences sexuelles commises par les casques bleus ou encore la nomination de femmes à des fonctions de représentantes spéciales du secrétaire général au Sud-Soudan ou pour la région des Grands Lacs.

Pour compléter ces dispositifs, deux résolutions ont été adoptées en 2013.

En juin 2013, j’ai participé à New York au vote de la résolution 2106, qui traite spécifiquement des violences sexuelles, en présence du secrétaire général Ban Ki-moon, de Mme Zainab Bangura, représentante spéciale pour les violences sexuelles dans les conflits et de Mme Angelina Jolie, envoyée spéciale du Haut-Commissariat pour les réfugiés.

Le 18 octobre 2013, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 2122 centrée, elle, sur le renforcement de la participation des femmes à la prévention et à la résolution des conflits.

Ces deux textes, j’y insiste, affirment l’importance de la participation des femmes dans les opérations de désarmement, de démobilisation et de réhabilitation, ainsi que dans les programmes de réforme des secteurs de la justice, de la sécurité conduits dans les pays en sortie de crise. Ils présentent de surcroît l’intérêt de se référer au traité sur le commerce des armes qui fait justement le lien entre prolifération des petites armes et violences sexuelles, comme Mme Bouchoux l’a rappelé. Ils soulignent par ailleurs l’importance pour les femmes de pouvoir accéder aux services de santé sexuelle et reproductive dans les cas de grossesse résultant de viols.

Les deux résolutions chargent enfin les Nations unies, d’associer les femmes à ses travaux, de les consulter dans leur prise de décision. Y compris le Conseil de sécurité. C’est inédit.

C’est ainsi que, le 17 janvier dernier, le Conseil de sécurité a mis ces principes en pratique en se réunissant en session informelle avec trois femmes syriennes, Mme Sabah Al Hallak, membre de la Ligue des femmes syriennes, Mme Rola Rekbi, membre de la Coalition des femmes syriennes, et Mme Sarah Abu Assali, représentante de la Ligue des femmes syriennes.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, soyez totalement assurés que la France soutient pleinement cet objectif de promouvoir la participation des femmes dans la résolution de la crise. Nous avons, chaque fois que cela nous a été possible, organisé des réunions avec les principales concernées. J’ai ainsi présidé une réunion avec des représentantes de l’opposition syrienne et des activistes, en marge de la réunion ministérielle de l’Union pour la Méditerranée qui se déroulait à Paris en septembre dernier.

Dans la foulée, mon ministère a soutenu plusieurs initiatives, notamment pour permettre aux femmes syriennes d’être entendues en Syrie. Ainsi, nous apportons désormais notre aide financière à deux radios : la radio Rozana, qui émet depuis Paris, et la radio Hiya, qui émet depuis Gaziantep.

Avec mon collègue Laurent Fabius, nous soutenons par ailleurs l’inclusion d’une part significative de femmes dans les délégations syriennes participant à Genève II, ainsi que le renforcement, au sein de l’équipe du Représentant spécial conjoint, de l’expertise sur les questions de genre.

Permettez-moi, en tant que ministre des droits des femmes, de souligner enfin qu’il importe que les droits des femmes soient respectés en temps de guerre comme en temps de paix. (M. Alain Gournac approuve.)

De ce point de vue, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’encontre des femmes, la CEDAW, est notre socle commun. Elle doit être respectée sans réserve. À côté, d’autres textes ont également leur importance, comme la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dont le projet de loi de ratification a été soumis au Parlement et qui est le seul texte normatif à vocation universelle traitant spécifiquement des violences contre les femmes. Il est urgent que la France le ratifie.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. J’invite évidemment le Sénat à faire preuve de diligence quand le projet de loi de ratification, qui est actuellement en cours d’examen par l’Assemblée nationale, lui sera transmis.

Vous connaissez mon action en faveur de la participation des femmes aux instances de décision, tant en France qu’à l’étranger. C’est un message que je ne me prive jamais de porter. L’élection de Catherine Samba-Panza à la présidence de la transition en République centrafricaine a été un signal très fort, et pas simplement pour les femmes en zones de conflit.

Quand on regarde les femmes d’Afrique, soit qu’elles représentent un État, comme au Liberia ou au Malawi, soit qu’elles représentent un gouvernement, comme au Sénégal, soit qu’elles soient à la tête d’organisations régionales, comme l’Union africaine, on constate qu’elles sont de plus en plus nombreuses.

Il y en avait d’ailleurs beaucoup, autour du Président de la République, lors du sommet de l’Élysée organisé en décembre, et elles sont alors apparues comme des exemples, y compris pour nous-mêmes. À cette occasion, la question des violences sexuelles a bel et bien été abordée sous la forme d’une réunion de travail organisée par les premières dames.

M. Alain Gournac. Il n’y a eu aucun compte rendu !

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. Les préconisations qui en ont résulté ont bien été endossées par les chefs d’État réunis à l’Élysée en conclusion du sommet.

Après avoir dit toute mon admiration envers ces femmes, je tiens à préciser que je suis très attachée à ce que la France défende sans concession les droits des femmes, tout en regardant sans arrogance les sociétés et les cultures différentes de la nôtre, lesquelles ont beaucoup à nous apporter. Nous avons toujours intérêt à rester éveillés et bienveillants sur les réalités du monde, notamment quand les femmes résistent aux difficultés, se mobilisent pour changer les lois de leur État, les mentalités de leur société.

Ces femmes en résistance sont une source d’inspiration, non pas en qualité de victimes, mais en qualité d’actrices de leur vie, comme de leur pays. La France doit les soutenir. C’est notamment ce message que nous porterons, avec ma collègue Yamina Benguigui, à Kinshasa les 3 et 4 mars prochain, lors du Forum mondial des femmes francophones organisé par le gouvernement congolais.

Notre diplomatie doit en permanence porter cette vision ambitieuse et universaliste des droits des femmes, dans toutes ses composantes, notamment l’aide au développement. Je rappelle ici que, dans le cadre de la stratégie « genre et développement », le Gouvernement s’est engagé à consacrer 50 % de son aide au développement à des projets qui bénéficient aux femmes à titre principal. Il s’agit là d’un progrès considérable.

Au plan interne, n’oubliez pas que, dans quelque temps, viendra en discussion au Parlement la transposition de la directive « qualifications », laquelle permettra une bien meilleure prise en compte des violences de genre. Je réponds ainsi notamment aux interpellations de Mme Bouchoux, ce qui n’exclut pas, évidemment, que je regarde de près le dossier qu’elle a évoqué à la tribune.

Tels sont, en quelques mots, les éléments de réponse que je voulais porter à votre connaissance. Ce travail doit bien sûr être poursuivi. En tout cas, soyez assurés de ma détermination à œuvrer dans ce sens au sein du Gouvernement, pour faire en sorte que les violences sexuelles, partout dans le monde, ne restent plus impunies. (Applaudissements.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur les violences sexuelles faites aux femmes du fait des conflits armés et l’application par la France de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Mes chers collègues, l'ordre du jour de cet après-midi étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-huit heures cinquante-cinq, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Jean-Claude Carle.)

PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Carle

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

7

Débat sur l'avenir de l'exploitation cinématographique indépendante

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur l’avenir de l’exploitation cinématographique indépendante, organisé à la demande du groupe CRC.

La parole est à M. Pierre Laurent, au nom du groupe CRC.

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en demandant l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de la séance publique, nous avons voulu placer le Parlement au cœur des réflexions, et parfois des polémiques, qui agitent le cinéma français – singulièrement au cours de l’année écoulée – et dont le Parlement n’est malheureusement pas assez souvent saisi à nos yeux.

L’année 2013 a en effet été très mouvementée pour le cinéma français. Que son modèle soit attaqué, son fonctionnement critiqué, ou bien, au contraire, érigé en modèle, l’intensité de l’actualité aura au moins permis de confirmer la vivacité de l’exigence autour de la création, de l’exploitation et de la diffusion cinématographique dans notre pays.

Rien n’est jamais acquis en la matière, nous le savons. Vous connaissez la devise qui fut l’emblème des états généraux de la culture animés notamment par Jack Ralite et qu’il convient de garder à l’esprit à propos du grand écran : « le cinéma français se porte bien… pourvu qu’on le sauve ».

Je parlais des débats animés de l’année écoulée. Ce fut, par exemple, la tribune de Vincent Maraval qui, extrêmement critique, a créé la controverse et ouvert la réflexion sur le mode de financement du cinéma français et sa transparence.

Je pense également aux négociations relatives à la convention collective du cinéma dont l’extension nécessaire provoqua un choc entre la condition sociale de nombreux salariés et les conditions de production et de viabilité financière des films à budget moyen.

Je pense aussi au débat sur le mandat européen pour les futures négociations transatlantiques au cours duquel, rassemblés, tous les acteurs du monde du cinéma et de nombreux responsables politiques français ont défendu le principe d’exception culturelle face aux attaques libérales répétées tendant à assimiler le cinéma à un bien marchand ordinaire.

Oui, les mécanismes originaux de financement et la vitalité de la création du cinéma français doivent être chaque jour défendus, si nous voulons que ce dernier conserve qualité et diversité. Si sa situation reste enviée en comparaison de celle qui prévaut dans de nombreux autres pays, n’oublions pas qu’elle est due à des choix qui ont été faits à temps et qui doivent être sans cesse renouvelés et enrichis pour relever aujourd’hui de nouveaux défis afin de préserver la diversité acquise.

C’est l’un de ces défis, trop souvent ignoré, que nous avons voulu aborder ce soir, celui de l’exploitation cinématographique et, notamment, des salles les plus fragiles, au moment où le renouvellement du matériel numérique comme l’accélération des concentrations aiguisent cette fragilité. Les débats, aussi intenses et variés qu’ils aient été, ne se sont pas, ou trop rarement, consacrés à la question essentielle des salles.

Pourtant, cette question mérite d’être posée, car les salles de cinéma sont un maillon essentiel de la chaîne cinématographique. De leur nombre et de leur nature dépend l’accessibilité d’une grande variété de la production cinématographique, donc la viabilité même de cette production. Au final, c’est le principe de diversité culturelle qui est en jeu.

Bien entendu, les salles de cinéma ne sont plus, tant s’en faut, le seul moyen de diffusion. La diversité des usages numériques bouleverse tout, mais les salles restent le cœur vivant du système de diffusion, celui qui fait du cinéma un lien social et culturel à nul autre pareil.

Je voudrais donc plaider ici pour le maintien des salles de cinéma dites « indépendantes » dont l’équilibre économique et l’existence sont menacés par l’implantation de multiplexes. Quand je parle de salles « indépendantes », dont la définition reste d’ailleurs assez floue et fait parfois l’objet de débats, j’évoque les salles qui ne sont pas des filiales d’une structure industrielle ou financière, et qui n’appartiennent pas non plus à un grand groupe d’exploitation, tel que Gaumont-Pathé, UGC ou MK2.

Ces salles peuvent revêtir des formes diverses : salles de cinéma municipales, associatives, ou même privées, et sont autant de garanties d’une diversité cinématographique et d’accès. Comment assurer les conditions de leur existence et de leur maintien ? Voilà la question à laquelle j’aimerai que nous réfléchissions ensemble.

Cette question, nous en avons débattu lors d’un colloque organisé au Sénat le 14 novembre dernier à mon invitation et sur l’initiative des organisations qui ont lancé, en avril dernier, un manifeste pour la défense de l’exploitation indépendante : je veux parler du Groupement national des cinémas de recherche, le GNCR, et de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, l’ACID, auxquels se sont joints des élus locaux et toute une série de salles indépendantes.

En effet, un nombre important de multiplexes ont été créés ces dernières années, déstabilisant les petites et moyennes salles de cinéma, notamment celles qui font l’objet d’une exploitation indépendante.

En 1996, le Centre national du cinéma et de l’image animée, le CNC, recensait 22 multiplexes. Ils sont 181 en 2012, ce qui correspond à la création d’une dizaine de multiplexes par an en moyenne, et ce mouvement est loin d’être achevé : plus de 45 projets d’implantation, concernant majoritairement des multiplexes, ont été déposés en 2013, un record inégalé depuis 2001.

Ces multiplexes mettent en cause l’existence des cinémas indépendants, captant leurs publics, fragilisant leur équilibre économique et remettant en question leur vocation de diffusion culturelle. Ainsi, en 2012, les multiplexes représentent seulement 8,9 % des salles de cinéma, mais captent 60 % des entrées et 70 % des recettes.

Avec une approche cinématographique largement dominée par les seuls critères de rentabilité d’exploitation, les salles multiplexes font courir à la création un risque croissant : laisser en dehors des écrans un grand nombre de films et étouffer l’effort de nombreuses salles de cinéma indépendantes pour maintenir une véritable politique de programmation attentive à la qualité de l’œuvre, grâce à la diversité des films diffusés et à une forte représentation de films d’art et d’essai.

Les salles indépendantes subissent la concurrence directe, chaque année plus pesante, des multiplexes, qui diffusent d’ailleurs eux aussi de plus en plus de films classés « art et essai », mais souvent uniquement ceux qui sont jugés « porteurs », c’est-à-dire qui sont amenés à rencontrer un large succès auprès du public. Or il s’agit précisément des films qui permettent aux salles indépendantes de maintenir un équilibre financier, les aidant à mener à bien la globalité de leur projet de programmation culturelle variée et audacieuse. L’accès des salles indépendantes aux copies nécessaires est donc de plus en plus difficile, sans qu’elles obtiennent pour autant des copies de films commerciaux.

La concentration croissante de l’activité d’exploitation remet en cause, lentement mais sûrement, la pérennité de ces salles indépendantes et met en péril une diversité des salles inséparable de la diversité des œuvres proposées.

Même avec les meilleures intentions du monde – en élargissant le nombre de salles multiplexes au service de la diffusion accrue du cinéma –, le risque est de laisser s’installer progressivement une véritable standardisation de l’offre culturelle cinématographique, aggravée par des durées de vie en salle de plus en plus courtes. Seules les salles indépendantes assurent encore la diffusion et la durée de vie de certains films, supposés moins rentables : films d’auteurs, premières œuvres, etc.

Pour prendre un exemple d’actualité, L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie rencontre aujourd’hui le succès et apporte à l’auteur la reconnaissance de son talent, avec de nombreuses nominations aux Césars. Mais quelles salles ont montré, pendant des années, les précédents films d’Alain Guiraudie ? Sûrement pas les réseaux les plus commerciaux.

L’hégémonie des multiplexes et la fragilisation des salles de cinéma indépendantes peuvent, dans certaines zones, signifier la fin d’un cinéma de proximité, entendu au sens géographique du terme, mais aussi au sens d’un cinéma ouvert aux citoyens-spectateurs. Les multiplexes sont le plus souvent implantés en périphérie des villes, quand les salles indépendantes l’étaient majoritairement au cœur des villes, même si, désormais, les multiplexes s’attaquent aussi à l’implantation en centre-ville, précisément là où ont disparu les petits cinémas indépendants.

Un seul multiplexe, par le gigantisme qui caractérise ce type de salles cinématographiques, menace l’existence de plusieurs salles indépendantes, tant sa zone d’attractivité est grande. Une des conséquences de ce phénomène peut être l’éloignement toujours plus grand du public des lieux de diffusion. Comment favoriser l’accès de tous à la culture et réduire les barrières symboliques entre certains films et les spectateurs si on augmente sans cesse la distance géographique entre les lieux de représentation et les spectateurs et si la diversité de l’offre se réduit là où l’accès à la culture devrait être démultiplié ? Cette évolution pose donc des questions en termes d’aménagement du territoire, mais aussi, et surtout, de démocratisation culturelle.

La question n’est pas d’abord quantitative. Qui dit salle indépendante dit souvent, aujourd’hui, projet éducatif et culturel. C’est même probablement dans cette direction que l’effort public et associatif devrait être encouragé pour soutenir le maintien d’un réseau original de diffusion à côté des plus grandes salles et des multiplexes.

Les salles de cinéma indépendantes sont souvent seules à mettre en œuvre des actions culturelles et des activités éducatives autour du cinéma. Elles conçoivent leur rôle au-delà de la simple diffusion des films et accompagnent ceux-ci par un véritable travail d’animation, inscrit dans la durée. Elles sont des lieux ouverts où sont organisés des débats, des séances avec les réalisateurs, des lieux de partage autour de l’œuvre.

Par ce travail, elles permettent la rencontre d’une œuvre avec son public, particulièrement pour les films à petit budget, qui sont les moins médiatisés, mais qui, contrairement aux idées reçues, deviennent alors souvent des films financièrement équilibrés. C’est d’ailleurs de ces constats qu’est née la volonté de réglementer l’implantation des salles de cinéma. Elle est apparue tardivement en France, puisqu’elle surgit pour la première fois en 1996, en réaction à l’implantation d’un multiplexe à Caen.

Le Gouvernement introduit alors un nouveau chapitre relatif aux équipements cinématographiques dans le code de commerce, complétant ainsi la loi « Royer » afin de maîtriser les conditions d’implantation. Il soumet à l’autorisation de la commission départementale d’équipement commercial et de la commission nationale d’équipement commercial siégeant en matière cinématographique la création des ensembles de salles de cinéma de plus de 1 500 places, seuil relevé à 2 000 places, afin de faire échec à certains comportements d’opérateurs qui tentaient de contourner la nécessité d’une autorisation en construisant des équipements juste au-dessous de la taille critique.

Cette procédure qui a abouti, depuis 1997, à l’autorisation de 75 % des projets, ce qui est déjà considérable, a été encore assouplie par la réforme de 2007. En effet, la conformité de la législation française de l’urbanisme commercial aux règles communautaires était contestée par la Commission européenne, dans le cadre du précontentieux qu’elle a engagé contre la France.

Il est cependant important de noter que, contrairement au régime de droit commun en matière d’équipement commercial, le principe du régime d’autorisation des salles de cinéma n’était pas contesté en tant que tel par les autorités communautaires, mais que la procédure a néanmoins été modifiée dans la loi de modernisation de l’économie.

La Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne admettent, en effet, que la préservation de la diversité culturelle et du pluralisme en tant qu’objectif de politique culturelle constitue une raison impérieuse d’intérêt général pouvant justifier certaines restrictions à la liberté d’établissement prévue à l’article 43 du traité instituant la Communauté européenne, le TCE.

Enfin, la Cour de justice européenne a reconnu que certains objectifs liés à la promotion, à l’échelon national, de la culture pouvaient constituer des raisons impérieuses d’intérêt général compatibles avec les dispositions de l’article 43 du TCE.

Pour autant, les commissions départementales d’équipement commercial, les CDEC, et la commission nationale d’équipement commercial, la CNEC, ont été remplacées dans cette loi par les commissions départementales d’aménagement commercial, les CDAC, et par la commission nationale d’aménagement commercial, la CNAC. Les commissions d’aménagement cinématographique, et notamment leurs critères de décisions, qui deviennent beaucoup plus généraux, ont été réformées.

Désormais, les projets seront autorisés, ou non, au regard de deux grandes catégories d’objectifs : la diversité cinématographique, d’une part, et l’aménagement culturel du territoire, le développement durable et la qualité de l’urbanisme, d’autre part.

Les trois premiers critères, en vigueur dans la précédente loi, ont été supprimés. Il s’agissait de l’offre et de la demande globales de spectacles cinématographiques en salles dans la zone d’attraction concernée – fréquentation cinématographique observée dans la zone, situation de la concurrence, accès des films en salles, ou encore accès des salles aux films. Il s’agissait également de la densité d’équipement en salles de spectacles cinématographiques dans cette zone, mesurée par la nature et la composition du parc des salles. Il s’agissait, enfin, de l’effet potentiel du projet sur la fréquentation cinématographique, sur les salles de spectacles de la zone d’attraction et sur l’équilibre souhaitable entre les différentes formes d’offre de spectacles cinématographiques.

Au lieu de ces critères précis, la loi fait dorénavant mention, de manière très générale, de « l’effet potentiel sur la diversité cinématographique offerte aux spectateurs », en fonction des projets de programmation des salles.

En réalité, la référence explicite aux salles de spectacles cinématographiques, à leur nature et au respect d’un équilibre entre les différentes formes d’offre de spectacles en salles a disparu.

Il en résulte que le nombre de projets autorisés ne cesse de croître : 78 % d’autorisation depuis l’instauration du nouveau régime.

Ainsi, la procédure actuelle ne nous semble pas suffisante pour lutter contre le risque de concentration de l’exploitation. C’est pourquoi nous souhaitons réengager le débat sur les modalités d’une politique publique rénovée, en faveur de la diversité cinématographique.

Il nous semble indispensable de créer une procédure d’implantation cinématographique véritablement fondée sur des critères culturels, qui garantisse la diversité des lieux de diffusion. Pour ce faire, la diversité doit être affichée comme un objectif en tant que tel.

Parce que la culture n’est pas un bien commercial comme les autres et que la réglementation actuelle ne permet pas l’existence d’acteurs à même d’assurer la vitalité et la diversité de la création cinématographique, il faut prendre en considération l’effet des implantations sur les cinémas existants.

Ne devrait-on pas, pour favoriser la politique d’art et d’essai et de recherche, définir de manière précise ce que sont ces salles indépendantes ? Inscrire une définition juridique de ces dernières dans le code du cinéma et de l’image animée permettrait de mieux les reconnaître et de mieux les protéger. La question mérite d’être débattue.

Toujours est-il qu’il faudrait engager sans attendre une réforme de la procédure d’implantation des salles de cinéma, et fixer comme préalable à toute nouvelle implantation le respect de la diversité culturelle, de la diversité des offres de salles de cinéma, et le nécessaire maintien des salles de cinéma indépendantes.

Œuvrer pour la réforme des dispositions législatives relatives à la procédure d’implantation permettrait de poser les premiers jalons d’une réflexion plus large sur les moyens d’une politique rénovée de soutien à la diversité cinématographique.

Bien sûr, la seule réforme de la procédure d’implantation ne peut suffire à assurer la survie des salles indépendantes face à la concurrence des multiplexes.

Plus largement, il faut donc engager une réflexion sur les politiques de soutien au cinéma, notamment sur les montants et les modalités d’attribution des aides et subventions.

La question se pose notamment de la politique de promotion de la diversité par le classement art et essai. Cette politique permet à un millier de cinémas français, soit la moitié du parc environ, d’accéder à des subventions.

Si les modalités de calcul et les critères d’appréciation du travail de programmation des cinémas méritent sans doute d’être clarifiés, il n’en demeure pas moins que cette politique qualitative favorise la diversité des œuvres proposées sur les écrans français, lesquels, en cela, se distinguent fortement des autres écrans européens.

Les moyens dévolus à cette politique sont cependant insuffisants. Ils ne permettent pas aux cinémas concernés de maintenir ces politiques volontaristes d’animation territoriale autour du cinéma face à la concurrence des établissements commerciaux, qui exploitent également les films d’art et d’essai dits « porteurs ».

Une réévaluation des moyens dévolus à la politique d’art et d’essai serait donc nécessaire pour que ces cinémas puissent mener une action pérenne. Il faudrait également revoir les critères d’attribution des aides et du classement, en réévaluant la dimension de programmation et d’animation des salles de proximité.

Dans la concurrence qui oppose les cinémas indépendants aux multiplexes des circuits nationaux, la possibilité de programmer les films d’art et d’essai trouvant un large public est, pour les salles indépendantes, une nécessité économique.

Les mesures susceptibles de permettre en priorité l’accès des salles indépendantes aux films doivent donc être favorisées. Pour préserver ces salles, il faut limiter la possibilité pour les grands multiplexes de s’assurer l’exclusivité de l’exploitation de ces films, et mieux encadrer les obligations de programmation des grands groupes.

Il me semble également nécessaire de réfléchir à l’élargissement de l’assiette de la taxe spéciale additionnelle, ou TSA.

Actuellement, cette taxe ne porte que sur les recettes des entrées de cinéma. Pourtant, les profits réalisés par les multiplexes reposent désormais sur d’autres produits, comme les achats de confiseries et les revenus publicitaires. Le cinéma est même transformé, dans certains projets d’implantation, en produit d’appel pour la consommation d’autres biens. Nous pensons donc qu’il faudrait élargir l’assiette de la TSA, pour que l’ensemble des recettes concourant au chiffre d’affaires des cinémas, y compris les revenus publicitaires, participent au financement des salles.

Ces volets d’actions sont intrinsèquement liés les uns aux autres. Ils allient la régulation du marché cinématographique pour une concurrence maîtrisée, la mise en place d’incitations fortes de politiques publiques en faveur de l’action culturelle, et la garantie pour les salles indépendantes de disposer des outils nécessaires pour faire face à la concurrence accrue que représentent les nombreuses créations, récentes ou à venir, de multiplexes.

Ces différentes actions sont nécessaires, car beaucoup de salles sont en danger.

À l’heure où les menaces pesant sur les budgets des collectivités territoriales et des associations, partenaires souvent indispensables de ces salles de cinéma, se font plus pressantes, la responsabilité des pouvoirs publics et du législateur est grande.

Pour conclure, je le répète, le cinéma français se porte bien… pourvu qu’on le sauve. Je souhaite que notre débat ne soit pas que l’occasion de prononcer de belles paroles : il doit ouvrir la porte à de nouvelles et indispensables évolutions législatives. Le groupe CRC est prêt à prendre, dès demain, toutes les initiatives nécessaires, en allant jusqu’au dépôt d’une proposition de loi, à laquelle il a déjà largement travaillé. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste. – Mme Danielle Michel applaudit également.)