Mme la présidente. La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la création d’un droit voisin au profit des éditeurs et des agences de presse est un enjeu important.

Je voudrais à ce titre saluer l’initiative des auteurs de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui. Celle-ci vise à maîtriser la mainmise des GAFA sur les contenus produits par les journalistes, les éditeurs et les agences de presse, dont la diffusion et l’exploitation à travers les réseaux sociaux ou les agrégateurs d’informations tels que Google, font la richesse des géants du web, qui règnent désormais sans partage sur le marché de l’information en ligne.

Après plusieurs tentatives, classées sans suite, de création d’une législation nationale, en 2012 et 2018 à l’Assemblée nationale, en 2016 au Sénat, nous espérons que la présente proposition de loi rencontrera cette année le succès.

Les négociations sur la directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique battent leur plein à Bruxelles, et il serait de la plus grande utilité de transposer rapidement les articles qui seront adoptés à l’issue du trilogue en cours.

Il n’est plus admissible d’autoriser le pillage des contenus par les plateformes, moteurs de recherche et agrégateurs d’informations, qui exploitent les articles, tirent profit des recettes publicitaires et captent une partie du lectorat de la presse, sans pour autant reverser le moindre centime aux créateurs de contenus.

L’Union européenne reste le seul rempart de protection efficace pour éviter les effets collatéraux que l’Allemagne et l’Espagne ont connus en 2013 et en 2014, après avoir mis en place des droits voisins nationaux pour la presse. Alors qu’ils espéraient valoriser financièrement leurs productions, les éditeurs de presse ont perdu plusieurs millions d’euros supplémentaires en raison du déréférencement de leurs contenus par Google News.

Cette réaction témoigne du pouvoir démesuré dont bénéficient désormais les nouveaux intermédiaires que sont Facebook et Google dans la diffusion de l’information entre journalistes et lecteurs. Ils sélectionnent librement les informations qu’ils vont mettre en avant, selon le diktat d’algorithmes opaques nourris de nombre de clics et de sponsoring.

Monsieur le ministre, si nous voulons contrer efficacement cette disqualification de l’information par des acteurs extraterritoriaux, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur le fonctionnement et la transparence des algorithmes qui référencent les articles de presse.

Une autre question se pose, celle de la durée de validité des droits voisins, si nous ne voulons pas décrédibiliser la France dans les négociations en cours. Sur ce sujet, les autorités françaises maintiennent un niveau d’exigence élevé, sans pour autant verrouiller pour une durée déraisonnable l’exploitation des contenus.

La durée de validité des droits voisins pour la presse, fixée initialement à cinquante ans par la présente proposition de loi, paraissait exorbitante au regard de la nature du contenu dont il est question. La commission de la culture a d’abord adopté un amendement du rapporteur visant à porter cette durée à vingt ans, puis, alors que notre groupe proposait un an, un compromis a été trouvé sur une durée de cinq ans. Sous réserve de l’adoption de l’amendement qui en résulte, nous voterons cette proposition de loi.

Nous savons tous pourtant que nous n’aurons réglé qu’une petite partie du problème. Il restera le sujet de la fiscalité, de l’optimisation, des transferts de profits d’un pays à l’autre, des paradis fiscaux ; celui des pratiques anti-commerciales, des déréférencements des produits et services des concurrents, de la restriction des accès aux données, du manque de transparence des critères de recherche ; celui, encore plus préoccupant, des monopoles : monopole du search pour Google – 94 % du marché en France –, de l’e-commerce pour Amazon, du social media pour Facebook, de l’iOS pour Apple.

Malgré tous les efforts de la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, qu’il faut saluer, malgré le ciblage d’Amazon par Donald Trump, qui, malheureusement, semble s’inscrire dans le cadre d’une animosité personnelle envers Jeff Bezos plus que dans une réelle stratégie antitrust, nous sommes encore bien loin du compte. La Standard Oil, lorsqu’elle a été démantelée en 1911 aux États-Unis grâce à la loi antitrust de 1890, était bien moins puissante que ne le sont les GAFA aujourd’hui.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de léducation et de la communication. Exactement !

M. Claude Malhuret. Il restera enfin tout le reste, notamment les problèmes majeurs que sont la diffusion de fausses nouvelles et le pillage de nos données personnelles, dont nous sommes à la fois victimes et acteurs, en laissant faire les nouveaux maîtres du monde que sont Google, Facebook ou Apple.

Comme le dit Gaspard Koenig : « Les réseaux sociaux minent nos démocraties » et nous devons « surmonter la peur panique de paraître antimoderne » pour agir, sans attendre que le format de nos pensées se limite à 280 caractères par sujet, sans attendre que la vulgarité des propos et leur « viralité » soient les seuls paramètres permettant d’intéresser les algorithmes, dont semble désormais dépendre la marche du monde.

« Il n’y a que Dieu, disait Tocqueville, qui puisse sans danger être tout-puissant. » C’est pourquoi la devise de Google, claironnée par ses fondateurs – Dont be evil ! –, est une belle formule ; il est dommage qu’elle ne soit aujourd’hui que cela.

C’est donc au législateur européen, en l’occurrence, que revient la responsabilité de contraindre ses auteurs à la respecter. Il est essentiel que la France en prenne sa part. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux.

M. Jean-Pierre Leleux. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui nous rassemble, en effet, comme l’indique la similitude des propos tenus par les différents orateurs à cette tribune. Elle entend apporter une réponse à une attente légitime des éditeurs et des agences de presse, qui, depuis quelques années, voient de plus en plus leurs articles et les contenus qu’ils produisent pillés par les moteurs de recherche ou les plateformes de partage, sans que ceux-ci les rémunèrent pour leur travail de production.

Cette proposition consiste donc à anticiper sur la transposition en droit français de l’article 11 de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, en cours de révision à Bruxelles. Cette révision n’est pas aboutie, et la réunion du trilogue d’avant-hier n’a pas été conclusive sur certains articles. Si un accord n’est pas trouvé dans les semaines qui viennent, le risque est grand de devoir attendre jusqu’après l’élection européenne.

Il semble toutefois que les désaccords du trilogue ne portent pas sur l’article 11, objet de la présente proposition de loi, qui crée un droit voisin du droit d’auteur pour les éditeurs et les agences de presse, comme cela existe déjà dans les domaines du cinéma – pour les producteurs – et de la musique – pour les artistes interprètes. En effet, les journaux et les médias rémunèrent des milliers de journalistes pour produire des articles que l’on retrouve largement diffusés par les acteurs du numérique, lesquels perçoivent les revenus publicitaires colossaux générés par ces flux.

En dix ans, la presse française a perdu 2,6 milliards d’euros de recettes publicitaires, alors que, dans le même temps, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche en ont gagné 3 milliards d’euros.

M. André Gattolin. Ils ont élargi le marché !

M. Jean-Pierre Leleux. Il y a là un effet évident de vases communicants. Naturellement, ces mêmes acteurs disent aux médias, qui fabriquent l’information, que ces derniers obtiennent de l’audience grâce à eux. Ce n’est pas tout à fait faux : plus de 60 % des lecteurs sont des internautes.

Ce sont pourtant les éditeurs et les agences de presse qui dépensent d’importantes sommes pour réaliser des reportages, alors que ce sont les géants du numérique qui encaissent les fruits de la publicité. Il y a là un déséquilibre qu’il est temps de contenir.

Depuis quelques années, nous nous demandons s’il faut attendre la publication de la directive pour légiférer ou, comme cela est parfois arrivé au Sénat, si le vote de la France pouvait avoir un effet incitatif sur les instances européennes.

En 2013, déjà, notre collègue David Assouline avait déposé une proposition de loi dans ce sens, mais qui concernait les seules agences de presse. Lors de l’examen, en 2016, de la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, dite « LCAP », dont j’étais corapporteur avec notre collègue Françoise Férat, le Sénat avait adopté à l’unanimité un article 10 quater mettant en place un système de gestion des droits pour assurer une rémunération aux photographes et aux plasticiens dont les œuvres sont reproduites par un moteur de recherche ou un site de référencement sur internet.

En seconde lecture, la commission de la culture avait ajouté un dispositif similaire pour les agences de presse, mais ce point avait été supprimé en commission mixte paritaire, les députés invoquant un risque procédural d’inconstitutionnalité, en raison de la fameuse règle de l’entonnoir.

En mai dernier, notre collègue député Patrick Mignola a fait une nouvelle tentative, avec une proposition de loi dans le même esprit, qui fut rejetée après avis défavorable, à l’époque, du Gouvernement.

Il semble aujourd’hui que les planètes se soient alignées et que le Gouvernement, dans la perspective de l’adoption prochaine de la révision de la directive Droit d’auteur à Bruxelles conforme à la position française, soit désormais favorable à ce texte. Je m’en réjouis, car c’est la position défendue de longue date au sein de notre groupe et qui fait consensus, puisque la commission de la culture a voté le texte à l’unanimité.

Après les amendements déposés par l’auteur-rapporteur et adoptés en commission, le texte de la proposition de loi se conforme le plus précisément possible au texte de la directive en cours de validation à Bruxelles.

Un point a fait débat : la durée du droit. L’auteur avait, dans un premier temps, préconisé cinquante ans, comme c’est le cas pour d’autres droits voisins, ce qui paraît extrêmement long pour des articles de presse dont l’obsolescence intervient beaucoup rapidement que pour les autres créations concernées par des droits de ce type. L’article 11 de la directive, dans sa rédaction actuelle, prévoit, quant à lui, un délai de cinq ans.

La durée prévue a été ramenée à vingt ans par l’auteur-rapporteur du texte, mais cela nous apparaît encore bien trop long. C’est la raison pour laquelle je défendrai un amendement visant à la fixer à cinq ans, ce qui nous paraît d’autant plus raisonnable que les débats que nous observons à Bruxelles, dans les couloirs, semblent suggérer une durée encore moins longue et que celle-ci ne sera pas modifiable lors des transpositions par les États membres.

En tout état de cause, nous ne nous exonérerons pas d’un nouvel examen au Sénat lors de la transposition définitive de la directive révisée, laquelle comprend bien d’autres sujets délicats, notamment dans son article 13, qui oblige les grandes plateformes à s’assurer qu’aucun des contenus qu’elles diffusent ne viole le droit d’auteur des artistes créateurs. Ce sera un débat différent, qui reviendra devant nous lors de la transposition de la directive révisée.

Il reste donc encore bien des obstacles à franchir avant la mise en application de ce texte, mais ce texte rétablira d’ores et déjà, au moins partiellement, l’un des déséquilibres les plus menaçants pour la presse française et européenne. C’est la raison pour laquelle notre groupe votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.

M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, chercher une information sur internet est devenu un geste de la vie quotidienne. Pour en savoir plus sur un sujet, vous introduisez quelques mots-clés sur la page d’accueil d’un moteur de recherche et vous obtenez en quelques secondes une foultitude de résultats. Le geste est simple, la réponse est rapide et le tout est gratuit.

Gratuit en apparence, seulement, car, comme vous le savez tous, rien n’est jamais véritablement gratuit. Les moteurs de recherche stockent les informations relatives à vos requêtes et à votre profil, afin d’en faire des données qui prennent, très souvent à votre insu, une valeur marchande et pour lesquelles vous n’avez d’autre rétribution que le service qui vous est prodigué.

Bien sûr, ces grands opérateurs d’internet que sont les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux procèdent à d’importants investissements technologiques pour dispenser leurs services ou, pour utiliser le vocabulaire en usage aujourd’hui, leurs « solutions ».

Toutefois, la valeur de la prestation prodiguée aux utilisateurs est-elle véritablement proportionnée à la valeur captée par l’opérateur ? Dans bien des cas, on peut en douter. Une chose est sûre : en aucune manière, les prestations prétendument offertes ne sauraient justifier que ces grands opérateurs refusent de s’acquitter de l’impôt dans les pays où, précisément, la valeur est produite !

Ce n’est pas l’objet de la proposition de loi que nous étudions aujourd’hui, laquelle a cependant une grande qualité ; elle pointe une autre dimension très importante qui entoure la question de la répartition de la valeur entre les différents acteurs de la nouvelle économie numérisée : quelle est la juste rétribution dont devrait bénéficier le producteur originel de l’information qui fait l’objet d’une valorisation, plus ou moins consentie, par ces nouveaux intermédiaires commerciaux que sont devenues les grandes plateformes d’internet ?

Certes, les producteurs, tout comme les utilisateurs-consommateurs, de ces informations diffusées ou relayées sur le net tirent certains avantages des solutions mises en œuvre par ces agrégateurs des contenus qu’ils produisent : visibilité et accessibilité accrues de ceux-ci, renvois vers le site du média en question, voire, parfois, création d’un fonds d’aide spécifique octroyé à certains de ces producteurs d’information, qui, au passage, voient leurs ressources publicitaires et leur diffusion payée décliner inexorablement au fil des ans.

Si nous pouvions avoir quelques doutes sur l’équité de la répartition de la valeur produite entre les utilisateurs des services concernés et les grandes plateformes du numérique, il est clair, mes chers collègues, que nous n’en avons aucun s’agissant de l’iniquité profonde de la répartition de la richesse entre ces plateformes et les médias éditeurs d’informations relayées.

Face à ce constat, il fallait agir. La Commission européenne a commencé à travailler sur le sujet dès 2015 pour déboucher sur un projet de directive, qui a donné lieu, le 12 septembre dernier, à un vote massif du Parlement européen en sa faveur. Le texte comporte notamment un article 11, qui permet à la presse et aux agences d’être rémunérées par les moteurs de recherche et les plateformes.

L’adoption de la directive n’est cependant pas définitivement actée, puisque cette dernière fait actuellement l’objet d’un trilogue entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil.

La proposition de loi nationale qui nous est soumise aujourd’hui s’inscrit globalement dans l’esprit des futures dispositions européennes qui devraient être adoptées. Si j’en approuve l’esprit et l’objet, je suis également, comme membre de notre commission des affaires européennes, très soucieux d’éviter tout risque de sur-transposition, voire de mal-transposition, par anticipation, des directives européennes dans le droit national. Aussi ai-je toujours quelques réserves à l’égard de tout projet de disposition législative nationale mené non pas en amont, mais en synchronie avec une directive européenne en cours de discussion.

C’est pour cette raison que je tiens ici à saluer l’auteur de cette proposition de loi, notre collègue David Assouline, pour avoir accepté d’amender son texte, afin de le rendre le plus cohérent possible avec les futures dispositions qui devraient être prochainement adoptées à l’échelle européenne.

Le groupe La République En Marche votera donc en faveur de ce texte ainsi révisé. Pour autant, nous devons bien avoir conscience que celui-ci est loin de tout résoudre.

Tout d’abord, il n’est pas certain qu’il produise en définitive autant de ressources pour les éditeurs et les agences de presse que l’on peut l’espérer, en raison de la complexité des procédures de recueil des informations qu’il requiert pour rétribuer les droits qu’il crée et de la coopération active qu’il exige de la part des grands acteurs de l’internet concernés.

Je ferai un second reproche à cette proposition de loi : celle-ci crée un droit voisin pour les éditeurs de presse qui est, à mon sens, un peu trop calqué sur celui des régimes mis œuvre au profit de tiers à la création dans les domaines de la musique, du film, de la production audiovisuelle ou du livre. Elle ne tient guère compte de la nature particulière de l’information, de sa production et des modes de rémunérations de ses auteurs.

Ainsi, plus de 95 % des informations produites sont de nature très éphémère. Les articles ou les reportages de presse qui ont un caractère patrimonial nécessitant une gestion des droits d’auteur au long cours sont très rares, et le sont de plus en plus. L’envisager pour une période de vingt ans, même si celle-ci a été réduite, comme le fait ce texte, conduira à une gestion des droits dans le temps extrêmement lourde, hasardeuse et coûteuse.

C’est la raison pour laquelle mon groupe soutiendra les amendements proposant une limitation de ces droits à une durée de cinq ans, laquelle, pourtant, risque encore de rendre très aléatoire l’équilibre financier de la société, ou des sociétés, de gestion que cette proposition de loi suggère d’instaurer.

Au passage, je rappelle qu’il existe une commission de contrôle des organismes de gestion des droits d’auteur et des droits voisins, qui publie chaque année un rapport, souvent assez édifiant quant au fonctionnement de certaines de ces sociétés.

Je conseille à celles et ceux qui ont récemment été étonnés par la rémunération des présidents de certaines autorités administratives indépendantes de se rendre directement à la page 219 du rapport 2018. Ils constateront que les niveaux de salaire de certains des dirigeants de ces entreprises sont très inquiétants. Je forme le vœu que nous discutions, à l’occasion, de ce sujet. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre assemblée s’est saisie, en cette séance, par le biais de cette proposition de loi, d’une affaire sérieuse : une affaire de vol, une spoliation à grande échelle de productions intellectuelles, qui lèse celles et ceux qui contribuent à l’information et menace, par là même, les fondements de notre démocratie et la capacité de nos concitoyens à se forger une opinion par la confrontation de faits collectés, commentés et soumis à leur jugement, selon des règles déontologiques acceptées collectivement.

Cette dépossession sans contrepartie du travail des journalistes, aux dépens des organes d’information qui les font vivre, est organisée avec une très grande efficacité par des plateformes qui exploitent l’absence de régulation de l’internet pour profiter d’une quasi-impunité.

Ce larcin est à la mesure du profit qu’elles en tirent. En 2017, Facebook a réalisé un bénéfice de près de 14 milliards d’euros et Google de près de 11 milliards d’euros. Il s’agit de résultats quasiment nets, puisque ces entités déploient des stratagèmes tout aussi démoniaques pour ne pas payer l’impôt.

En très peu de temps, se sont ainsi constituées des organisations supranationales qui imposent leurs choix aux États et finiront par accaparer les derniers instruments de la souveraineté : l’émission de la monnaie et le contrôle de la démocratie. Elles exercent d’ailleurs, passivement ou activement, une influence sur le cours des campagnes électorales.

En s’affranchissant du pouvoir de régulation des États, elles ont réussi à leur imposer l’intangibilité de leur principe économique, qui consiste à capter une part toujours croissante de la richesse produite par la maîtrise de la collecte et de la mise à disposition des données de l’internet. Aujourd’hui, fortes d’un pouvoir incontesté, elles agissent avec une grande efficacité pour défendre le statu quo dans la négociation en cours de la directive européenne.

La commission de la culture du Sénat, sous la conduite de sa présidente et dans une unanimité quasiment permanente, déploie une activité soutenue et constante en faveur d’une régulation raisonnée de l’internet.

La présente proposition de loi, déposée par David Assouline et ses collègues, s’inscrit heureusement dans le prolongement de ce travail de fond. Son objet est précis, son champ d’application est limité, mais essentiel, et ses moyens d’action sont pragmatiques et déjà éprouvés dans d’autres domaines de la création. Au risque de désobliger l’humilité de notre collègue David Assouline, je dirai qu’elle s’impose avec l’évidence de ces lois de bon sens, dont on se demande pourquoi elles n’ont pas été votées plus tôt. (Sourires.)

L’unanimité de notre commission, que confirmeront, sans nul doute, nos votes à venir, vous oblige, monsieur le ministre, et doit vous inciter à rejoindre notre effort collectif pour donner à cette proposition de loi une issue favorable.

Son objectif n’est pas de contraindre les institutions européennes, ni de se substituer à ces dernières dans une négociation qui doit nécessairement aboutir dans le cadre de l’Union européenne. Face aux désordres de l’internet et aux risques importants qui pèsent sur le pluralisme de l’information et sur l’existence des journalismes qui en sont des acteurs et les garants, nous devons réaffirmer le principe fondamental du droit de l’auteur dans toutes ses composantes morales et économiques.

En France, les droits des auteurs ont été reconnus par sept lois adoptées entre 1791 et 1793. Celles-ci ont abrogé les règles d’Ancien Régime qui donnaient au seul souverain le privilège d’autoriser et de censurer les œuvres de l’esprit. La liberté de l’auteur et la reconnaissance de sa capacité à tirer un profit matériel de son travail intellectuel sont des acquis majeurs de la Révolution et constituent des fondements essentiels de notre démocratie.

Monsieur le ministre, mes chers collègues du Parlement européen, je vous invite à considérer cette proposition de loi comme la réaffirmation solennelle de ces principes fondamentaux et l’expression de notre volonté de les mettre au service de l’élaboration d’une démocratie européenne partagée, dans les frontières de l’Union.

Il ne peut subsister de démocratie véritable sans liberté d’opinion, sans reconnaissance du travail de celles et ceux qui construisent l’information et sans défense des sociétés et des organismes qui la diffusent.

En protégeant les producteurs de l’information, nous donnons aussi, paradoxalement, aux plateformes la possibilité d’en tirer profit durablement. En effet, comment ne pas comprendre que leurs activités prédatrices détruisent la ressource qu’elles exploitent ?

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. Absolument !

M. Pierre Ouzoulias. Cet accaparement sans contrepartie est suicidaire. Que restera-t-il sur ces réseaux quand journalistes et organes d’information auront disparu ? La trivialité de témoignages individuels livrés, sans élaboration, sans contrôle et sans limites, à la scoptophilie !

Le consensus trouvé en commission comme, je l’espère, dans cet hémicycle nous invite à espérer que cette proposition de loi marquera la première étape du chantier de régulation de l’internet que nous appelons collectivement de nos vœux. Le Gouvernement et l’Assemblée nationale doivent maintenant y prendre toute leur part, de façon constructive, mais dans le respect des grands principes que ce texte tend à établir. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Françoise Laborde.

Mme Françoise Laborde. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, mes chers collègues, il y a « urgence démocratique ! » C’est par ces termes que les entreprises de presse ont évoqué, dans une tribune du 17 avril 2018, la reconnaissance de droits voisins comme condition indispensable à la consolidation de l’avenir de la presse.

Je félicite notre collègue David Assouline pour cette proposition de loi ainsi que pour sa constance dans la défense de cette question cruciale pour notre économie comme pour la qualité de l’information.

Le moment est particulièrement bien choisi pour soutenir cette proposition. Depuis que nous savons que les tractations qui devaient avoir lieu il y a trois jours ont été ajournées faute d’accord, nous souhaitons renouveler notre entier soutien aux négociateurs français, afin qu’ils aboutissent à une solution communautaire, dans les derniers mois qu’il leur reste.

Les différends opposant les États membres doivent se régler au plus vite, car les plateformes et autres moteurs de recherche tireraient avantageusement parti de tels désaccords au détriment, malheureusement, des agences, des éditeurs de presse et des journalistes.

Si nous défendons, bien évidemment, la position française dans la négociation à Bruxelles, nous soutenons aussi la possibilité d’aboutir à une législation nationale en cas d’échec de ces négociations.

Je regrette que le projet de directive ait été la cible d’une campagne de lobbying massive et parfois mensongère menée auprès de l’opinion publique et des députés européens. Ces derniers auraient reçu des milliers de mails les appelant à voter contre le texte pour « sauver internet »… La directrice générale de YouTube a qualifié le projet de « liberticide », au motif qu’il imposerait aux plateformes le filtrage des contenus, ce que ne prévoit nullement la directive.

Très actif également, Google s’est offert des encarts publicitaires dans de grands journaux français pour faire part du risque d’une réduction de la diversité des contenus accessibles en ligne en cas de vote de la directive, puis est passé à l’action, la semaine dernière, en tronquant les résultats des recherches, et, enfin, relaie sur les réseaux sociaux son message Together for copyright, sous forme de chantage, prenant en otage l’opinion publique.

Ce mode de pression a également été observé lors des expériences nationales conduites en Allemagne et en Espagne, qui se sont soldées par des échecs, parce que les « infomédiaires » ont utilisé leur puissance dans un rapport de force articulé souvent autour de la menace du déréférencement.

Il manquait sans doute également à ces tentatives nationales une gestion collective de ces nouveaux droits voisins, afin de renforcer les éditeurs face à ces « infomédiaires » dans les négociations, ce que n’oublie pas de faire cette proposition de loi.

Il est tout aussi probable que ces deux pays, isolés, n’étaient pas en mesure de peser suffisamment dans le rapport de force. C’est la raison pour laquelle nos négociateurs doivent persévérer jusqu’à ce que l’accord soit conclu au niveau européen. Il faudra sans doute y passer quelques nuits !

À l’heure de la diffusion massive des fausses nouvelles, il est essentiel de maintenir la qualité de l’information, garantie par le statut même des éditeurs et agences de presse. Or l’existence de ceux-ci est aujourd’hui gravement menacée : quelque 29 % des agences ont disparu au cours des huit dernières années… Dans leur sillage, tous les journalistes sont touchés, et avec eux leur travail et leurs exigences déontologiques, qu’il nous faut protéger.

Puisqu’il nous faut soutenir la capacité des éditeurs de presse à financer et à valoriser au mieux le travail journalistique, je suis également favorable à la renégociation, prévue par cette proposition de loi, de la rémunération des journalistes, pour qu’ils puissent bénéficier des versements au titre des droits voisins.

Plus globalement, nous devons faire entrer les plateformes et les moteurs de recherche dans un cadre démocratique, qui suppose non seulement qu’ils consentent à l’impôt, mais aussi qu’ils assument leurs responsabilités.

Nous avions défendu avec force, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2019, l’article visant à mettre en place une fiscalité effective des GAFA, adopté par notre assemblée à une très large majorité. Nous soutenons également la position de la France sur le projet de directive instaurant une taxe sur les services numériques, présenté par la Commission européenne, qui prévoit de taxer le chiffre d’affaires des GAFA. À cet égard, la mise en place, en cas d’échec des négociations, d’une telle taxe au niveau national cette année, défendue par le Gouvernement, nous semble une position courageuse.

En tant que rapporteur de la commission de la culture sur les crédits de la mission « Livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2019, j’ai défendu les avancées indéniables que la directive sur le droit d’auteur prévoit en matière de propriété intellectuelle sur internet. Il s’agit aujourd’hui pour nous, à travers le soutien que nous apportons à ce texte et aux négociations européennes, de rééquilibrer le rapport de force et le partage de la valeur en faveur des éditeurs, des agences de presse et des journalistes.

Mes chers collègues, j’espère que le Sénat, dans sa grande sagesse, se prononcera en faveur de cette proposition de loi, unanimement adoptée par la commission de la culture, afin de marquer clairement le soutien de la Haute Assemblée à la position française défendue à Bruxelles pour la création des droits voisins ! (Applaudissements.)