M. le président. La parole est à M. Martin Lévrier.

M. Martin Lévrier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le sort des travailleurs indépendants des plateformes numériques aura fait l’objet de plusieurs initiatives parlementaires ces derniers mois au Sénat.

La crise sanitaire de la Covid-19 n’a fait que renforcer la nécessité pour la commission des affaires sociales de se pencher sur la situation de ces travailleurs bien souvent désarmés face aux accidents et au fonctionnement des algorithmes des plateformes.

Les derniers travaux en date sont le fruit de la réflexion d’une mission d’information relative au droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, qui a rendu officiellement ses conclusions le 20 mai. Le rapport rédigé par mes collègues Forissier, Fournier et Puissat liste une série de quatorze recommandations pour améliorer la situation des travailleurs des plateformes économiques, prenant ainsi en compte la diversité des situations.

La plupart des recommandations consistent à étendre, dans la droite ligne des précédentes lois en la matière, notamment la loi d’orientation des mobilités, le bénéfice des garanties qu’offre le code du travail. Au total, entre 100 000 et 200 000 personnes seraient concernées.

Nous nous retrouvons aujourd’hui pour examiner un texte déposé par le groupe CRCE au mois de septembre. Nous ne saurions débattre d’une proposition de loi relative aux droits sociaux des travailleurs numériques sans rappeler le contexte dans lequel ces derniers évoluent.

Les travailleurs des plateformes représentent environ 0,8 % de la population active. Ils se répartissent entre trois catégories de travailleurs : les travailleurs, par ailleurs salariés, qui utilisent les plateformes afin de compléter leurs revenus ; les travailleurs indépendants qui recourent aux plateformes comme forme d’activité exclusive – le rapport d’information fait état de travaux de l’Insee selon lesquelles 4 % des indépendants, soit 0,5 % de la population active occupée, sont économiquement dépendants d’un intermédiaire, qu’il s’agisse ou non d’une plateforme ; enfin, les travailleurs indépendants hautement qualifiés qui souhaitent bénéficier de davantage de flexibilité en se tournant vers un intermédiaire numérique, comme les free-lances, dont le principal atout est la simplification des démarches administratives.

Les récentes lois ont permis d’instituer une responsabilité sociale des plateformes au bénéfice des travailleurs indépendants, mais également d’approfondir cette démarche de régulation de la relation entre les plateformes numériques et les travailleurs indépendants – je pense à la prise en charge, plafonnée par décret, de la cotisation du travailleur pour une assurance couvrant le risque d’accident du travail, au droit d’accès à la formation professionnelle continue et au bénéfice de la validation des acquis de l’expérience, aux droits collectifs tels que la protection des travailleurs participant à des mouvements en vue de la défense de leurs revendications professionnelles, ou encore à la faculté, pour les travailleurs visés, de constituer une organisation syndicale.

Ces avancées ne sont qu’un début dans la régulation des relations avec les plateformes numériques, dont la nouveauté met en question les catégories juridiques existantes et implique une réflexion approfondie. Cet encadrement des relations est actuellement renforcé, mais nous devons garder à l’esprit l’objectif de concilier l’indépendance de ces travailleurs, le modèle économique des plateformes et la protection des droits sociaux.

Si elle souligne certains problèmes, la proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques, coécrite par les sénateurs Pascal Savoldelli et Fabien Gay, n’en résout pas l’ensemble, tant s’en faut. Ainsi, elle prévoit un statut pour ces travailleurs à mi-chemin entre le salariat et le régime indépendant et introduit de nouveaux droits sociaux. Ce statut intermédiaire n’est pas souhaitable, car il entraînerait des effets contraires aux objectifs visés.

Pour autant, cette proposition de loi soulève des éléments très importants : la représentation des travailleurs numériques et les algorithmes. Cela peut paraître un peu abstrait pour certains d’entre nous, mais l’objectif des plateformes est de constituer un intermédiaire dont le rôle est de créer de la valeur en facilitant des transactions au moyen d’algorithmes de recherche, d’appariement, de paiement, etc., qui lui sont propres.

Si les algorithmes ont un rôle déterminant dans le fonctionnement des plateformes, ils rendent également celles-ci plus opaques. Ils peuvent, par exemple, entraîner certaines discriminations, tarifaires entre autres, que nous devons prendre en compte, afin que les travailleurs du numérique puissent disposer de toutes les clés de compréhension et travailler en toute connaissance de cause avec ces intermédiaires que constituent les plateformes.

C’est pourquoi le Premier ministre a confié, le 14 janvier dernier, à Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, une mission visant à définir les différents scénarios envisageables pour construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes numériques. Cette mission est chargée de préparer l’ordonnance prévue par l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019, ordonnance qui doit déterminer les modalités de la représentation de ces 200 000 travailleurs de plateformes.

Comme vous venez de l’annoncer, madame la ministre, le périmètre de cette mission sera élargi. Elle posera la question non seulement de la représentation des travailleurs du numérique, mais aussi de la transparence des modes de fonctionnement des plateformes, autrement dit les algorithmes, et d’autres compétences économiques, numériques et juridiques. L’objectif reste inchangé : renforcer le droit de ces 200 000 Français. Il est donc indispensable d’en attendre les résultats.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, les réponses présentées dans cette proposition de loi ouvrent des pistes. Nous en remercions les auteurs, mais ces pistes ne répondent pas aux vastes problèmes posés par le développement de l’économie des plateformes numériques. Pour cette raison, le groupe La République En Marche votera contre ce texte.

M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.

M. Fabien Gay. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier mon ami et collègue Pascal Savoldelli, avec qui j’ai travaillé pendant deux ans à cette proposition de loi, de sa pugnacité à mener ce combat aux côtés des travailleuses et travailleurs des plateformes numériques.

Je remercie ensuite toutes celles et tous ceux que nous avons rencontrés, ainsi que Mme la rapporteure, Cathy Apourceau-Poly, de la qualité de son rapport et des auditions menées, qui nous ont permis d’enrichir ce travail.

Je remercie enfin mes collègues Fournier, Puissat et Forissier de la qualité de leur rapport. Même si nous ne partageons pas les préconisations formulées, le rapport dresse un état des lieux largement partagé.

Le modèle en cause se répand à tous les secteurs de la société, souvent au détriment des travailleuses et travailleurs les plus précaires, comme les aides ménagères, mais aussi des entreprises vertueuses.

Au cours du travail d’élaboration du texte, Pascal Savoldelli et moi-même avons été bousculés par nos rencontres avec les livreuses et les livreurs, car il s’agissait parfois de jeunes hostiles au salariat, dégoûtés par leur expérience et par celle de leurs parents, maltraités par un management avilissant, et, en conséquence, à la recherche d’une grande autonomie de travail et d’une sortie de la précarité.

Au départ, ils ont été séduits, parfois, par la liberté vantée par les plateformes. Mais où est la liberté lorsqu’on travaille sept jours sur sept et dix heures par jour pour moins que le SMIC horaire ?

En détournant le statut d’autoentrepreneur en salariat déguisé pour échapper à leurs obligations en termes de salaire et de protection sociale, Uber, Deliveroo et toutes ces grandes plateformes ne proposent en réalité qu’un horizon : la liberté d’exploiter. Les maîtres de forges ont été remplacés par un iPhone avec une application et des algorithmes, mais la réalité est la même : ce sont les nouveaux forçats du travail.

Si Victor Hugo devait réécrire Les Misérables aujourd’hui, assurément Cosette livrerait des repas à vélo, les Thénardier seraient l’une de ces grandes multinationales, et je ne sais pas encore qui tiendrait le rôle de Javert, madame la ministre, tant nous tardons à légiférer pour faire respecter le droit du travail. (Sourires.)

C’est pourquoi nous avons construit cette proposition de loi autour de l’assimilation de ces travailleurs au statut de salarié tout en leur ménageant une large autonomie. Contrairement à ce que vous avez dit, madame la ministre, un sondage réalisé par le CLAP montre que 66 % des livreuses et livreurs soutiennent la proposition de loi que Pascal Savoldelli, l’ensemble des membres du groupe CRCE et moi-même défendons.

Le droit social donc, ni plus ni moins, mais d’une part, en prévoyant des adaptations pour que les travailleurs puissent mobiliser les droits imaginés dans un contexte industriel qui a évolué et, d’autre part, en permettant de rendre efficiente une véritable autonomie, existante en droit du travail, mais qui s’est délitée.

L’objectif n’est pas d’accompagner ou d’adapter l’ubérisation de la société, ni de créer pour les travailleurs des plateformes un troisième statut d’indépendants économiquement dépendants.

Les plateformes visées sont les plateformes de travail, celles qui font semblant d’être des plateformes de mise en relation entre des indépendants et des clients, mais qui, en réalité, font tout autre chose : elles adoptent cette posture d’intermédiaire pour nier l’exercice sur les travailleurs d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction qui supposerait l’application de la législation sociale.

En cette période de crise sanitaire, cela n’a rien d’anodin, notamment du point de vue de la sécurité des travailleurs, puisque ces plateformes ne sont soumises à aucune obligation de sécurité les obligeant à tout faire pour éviter la contamination et à aucune obligation de payer des masques et du gel. Ces travailleurs ont donc pris des risques pour leur santé en travaillant sans matériel de protection, et ils ont été obligés d’improviser eux-mêmes des règles.

Or ces plateformes ne sont pas neutres dans la prestation réalisée. Au contraire, comme en témoigne le récent arrêt Uber rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation, ces plateformes organisent et encadrent l’activité des travailleurs. Les prescriptions des contremaîtres ont simplement été remplacées par celle des algorithmes, traduction informatique des directives patronales. Cela n’est pas acceptable ! Ces travailleurs doivent pouvoir jouir des droits qui sont les leurs. Ils doivent bénéficier du droit du travail et de la protection sociale.

Soyons clairs : les véritables indépendants qui recourent à de véritables plateformes de mise en relation ne nous posent aucun problème, au contraire. On ne peut que se féliciter qu’un ébéniste ou un sculpteur puissent élargir leur base de clientèle au moyen d’un profil sur une plateforme de mise en relation pour leurs productions. Il n’est pas question de les transformer en salariés.

En revanche, nous voulons lutter contre les faux indépendants, ceux qui ne disposent pas de leur propre clientèle, qui ne peuvent déterminer ni leurs propres tarifs ni leurs propres conditions de travail et d’organisation, et qui voient au contraire leur activité complètement encadrée et maîtrisée par la plateforme.

Ce texte a vocation à permettre l’application effective du droit social, la mobilisation des travailleurs, mais aussi à lutter contre la dégradation du salariat en garantissant une réelle écoute, une véritable émancipation collective.

Nous ne voulons pas laisser les plateformes galvauder et paupériser l’entrepreneuriat. Nous ne voulons pas que la nouveauté d’accès à un service serve de prétexte à certaines entreprises pour faire de la concurrence déloyale à nos entreprises vertueuses, au détriment des plus précaires.

La mutation de l’économie, qui accroît la dépendance des travailleurs comme des entreprises à ces plateformes dont le modèle économique repose sur le non-respect des règles sociales et fiscales, doit nous conduire à nous interroger, car les entrepreneurs sont aussi concernés. Ils nous ont tous indiqué qu’ils avaient constaté, certes, une hausse d’activité, mais aussi une dépendance accrue à la plateforme, ainsi que de nouvelles contraintes de priorisation de commandes et de prix. Certains ont fait le choix de passer par des organismes respectueux des entrepreneurs comme des travailleurs.

N’oublions pas que la livraison est un service, mais surtout un vrai travail. Elle se fait au prix de la sueur du travailleur. Il est donc normal, comme le disait très justement un restaurateur, de payer le prix de la flemme.

En posant le débat sur une petite partie des 30 millions d’actifs, c’est sur notre organisation du travail et ses transformations dans leur ensemble que nous nous interrogeons. En attendant l’avènement d’une société égalitaire où chaque individu pourra s’épanouir dans son travail, en continuant d’encourager les coopératives de livreurs, comme à Bordeaux, nous proposons de poser une première pierre à l’édifice en accordant un statut et des droits à celles et ceux qui n’en ont pas.

Mes chers collègues, une convergence doit s’opérer pour voter en faveur de ce texte d’intérêt général. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat.

Mme Frédérique Puissat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi qui nous est présentée aujourd’hui par les membres du groupe CRCE fait suite à plusieurs travaux sur ce qu’il est coutume d’appeler les « travailleurs des plateformes ». Sans chercher à être exhaustive, j’en citerai quelques-uns qui ont déjà été rappelés par des orateurs précédents : la loi Travail de 2016, qui a créé au sein de la septième partie du code du travail un chapitre dédié aux travailleurs des plateformes ; la loi d’orientation des mobilités, ou LOM, de 2019, qui a contribué à lui donner de la substance ; la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques, déposée par Monique Lubin, il y a quelques mois de cela ; et le travail, évoqué par de nombreux orateurs, que nous avons conduit avec mes collègues Michel Forissier et Catherine Fournier et qui a été publié le 20 mai dernier.

Nous attendons aussi avec impatience, madame la ministre, le résultat de la mission Frouin. Comme l’ont dit Michel Forissier et Catherine Fournier, nous nous tenons à la disposition de M. Frouin, car nous avons des choses à dire en la matière. Cette mission, dont les travaux portaient d’abord sur la représentation des travailleurs des plateformes, a ensuite été étendue à la question du statut des travailleurs.

Autant de textes qui ont le mérite d’aborder un sujet effectif : l’histoire des plateformes. Si l’importance de ce sujet est sans commune mesure avec sa visibilité médiatique, puisqu’il ne concerne que 100 000 à 200 000 travailleurs, nous devons tenir compte de ces personnes.

Chaque texte contribuera à faire bouger les lignes. Cette proposition de loi est une initiative intéressante qui nous rassemble sur l’intérêt du sujet, mais malheureusement pas forcément sur le vote que nous allons lui réserver, même si elle comporte certains aspects que nous avons pu approfondir avec la rapporteure au cours notamment d’auditions toujours très enrichissantes.

Dans son article 1er, la présente proposition de loi introduit un nouveau livre dans le code du travail consacré aux travailleurs des plateformes et prévoit qu’au statut d’autoentrepreneur et d’indépendant peu se substituer un CDI ou un CDD dont le temps de travail et la rémunération donneraient lieu à une négociation annuelle.

Rappelons, tout d’abord, que la multiplicité des plateformes, même si ce texte en limite la portée, comme l’absence de statistiques ou leur faible épaisseur du fait d’un turnover important, ne permettent pas d’affirmer que cette transformation est souhaitée par les utilisateurs, ni même que les plateformes la supporteraient économiquement.

En audition, la Fédération nationale des autoentrepreneurs et microentrepreneurs (FNAE) a rappelé que, globalement, les utilisateurs des plateformes n’étaient qu’une courte majorité à souhaiter changer de statut. Un sondage réalisé par la FNAE montrait qu’ils n’étaient que 20 %.

Par ailleurs, sur le fond, ce contrat que l’on peut qualifier d’elliptique suscite de fortes inquiétudes de la DG. En effet, en matière de conclusion du contrat, d’horaires et de rémunération, ce texte renvoie à la négociation collective. En substituant celle-ci au législateur, il prend le risque d’une possible violation de l’article 34 de la Constitution qui délimite le domaine de la loi.

L’article 2 de la présente proposition de loi étend le droit à l’assurance chômage, dont l’intérêt est indéniable, mais sans en préciser le financement et en prenant en compte des périodes d’activité qui peuvent paraître complexes à atteindre.

Rappelons qu’au contact de la réalité l’assurance chômage universelle promise par le Gouvernement s’est transformée en une mesure nettement moins ambitieuse via l’Unédic. Or en la matière ce texte n’apporte aucune clarté. (Mme Éliane Assassi s’exclame.)

Le débat sur les algorithmes introduit par l’article 3 est d’importance. Une mathématicienne américaine de renom pensait les algorithmes comme une bombe à retardement. En ce sens, l’intention des auteurs de la proposition de loi est louable, car ce texte permettrait aux représentants de travailleurs de demander des explications sur des modifications d’algorithme concernant l’organisation et les conditions de travail, et les aiderait à solliciter le recours à un expert spécialiste en algorithmes dont les frais seraient à la charge de la plateforme.

Malgré sa clarté, la proposition de loi n’en demeure pas moins complexe à mettre en œuvre, car sa déclinaison se heurte à deux difficultés.

Comme l’a rappelé Catherine Fournier, la directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées, ou directive Secret des affaires, de 2016, inclut les algorithmes parmi les savoir-faire susceptibles d’être protégés au titre de secrets industriels essentiels de l’entreprise. La divulgation d’un algorithme peut donc contrevenir au secret des affaires.

Par ailleurs, force est de constater que l’identification et le recensement des experts spécialistes relèvent de la gageure. Qui sont-ils ? Combien coûtent-ils ? Ont-ils une connaissance spécifique des algorithmes et du droit du travail ? Pourront-ils suivre les évolutions constantes ? Autant de questions auxquelles nous n’avons pas obtenu de réponse au cours des auditions et qui mettent à mal l’efficience du dispositif proposé.

Ce texte, vous l’avez dit, madame la rapporteure, est une proposition de loi d’appel. Il va nous permettre d’aborder un sujet d’importance. Mes collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et moi-même préconisons pour notre part de sortir du principe de requalification et de la question du statut pour universaliser certains droits sociaux qui sont d’importance.

Cette proposition de loi ne se situant pas dans cette lignée, nous ne pourrons pas répondre favorablement à votre appel, mais le débat est toujours important. S’il convient de lutter contre les précarités, il ne faut pas brider, notamment en cette période, les leviers accélérateurs de l’activité que sont certaines plateformes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Olivier Jacquin.

M. Olivier Jacquin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier mes collègues de nous permettre d’approfondir ce débat sur les conditions de travail et d’emploi des travailleurs des plateformes.

Monique Lubin a exposé ce qui nous différenciait de cette proposition de nos camarades ; je n’y reviens pas. Lors la discussion, en janvier dernier, de la proposition de loi d’appel, nous avons défendu l’idée, alors trop mal connue, de la coopérative d’activités et d’emploi (CAE). Je vous renvoie sur ce point à l’excellent rapport de Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud pour la Fondation Jean-Jaurès.

La CAE offre la possibilité du statut original d’entrepreneur salarié associé. Celui-ci a été inventé en 2014 pour répondre aux besoins de l’économie collaborative et des plateformes, pour contrer les excès de l’autoentrepreneuriat et pour offrir de l’autonomie et des droits sociaux aux salariés. En regroupant les entrepreneurs salariés, la CAE répond au besoin de représentation, et cela, comme l’a rappelé Monique Lubin, sans nécessiter d’aménagement du code du travail existant.

Ma collègue et moi-même notons avec satisfaction que notre proposition a fait progresser et évoluer la réflexion de nombreux acteurs, à commencer par nos collègues de la majorité sénatoriale, puisque cette solution fait partie des recommandations de leur rapport paru il y a quelques jours.

Je souhaite poursuivre dans la même veine, en proposant une idée nouvelle de régulation sous un angle totalement différent, et jamais abordée dans les travaux parlementaires, qui consiste à adapter le devoir de vigilance à cette problématique.

Ce devoir existe en droit depuis la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre de 2017, adoptée sur l’initiative de mon collègue député Dominique Potier. Pour tenter la recevabilité et vous présenter l’idée, nous l’avons restreint à certains modèles de plateformes numériques. Dans son principe, le devoir de vigilance mériterait toutefois d’être élargi à l’ensemble du champ de l’économie, dès lors que les modèles économiques peuvent légitimer la présence de travailleurs indépendants.

Avec les dérégulations spécieuses que nous connaissons depuis quelques décennies, un donneur d’ordre qui respecte la loi peut malgré lui créer les situations indécentes que nous dénonçons, particulièrement en utilisant le sous-statut d’autoentrepreneur dénoncé dans le récent rapport précité.

L’exemple le plus flagrant de cette déresponsabilisation des donneurs d’ordre était excellemment rapporté par le journal Libération lundi soir. L’article dressait le portrait d’un migrant récemment arrivé qui n’était pas payé depuis deux mois. Le travailleur pensait travailler pour la plateforme Frichti alors qu’il travaillait en fait pour un sous-traitant. Or la plateforme affirme ne connaître ni ce sous-traitant ni ce travailleur. Comment est-ce possible ? Vous le constatez, nous proposons un nouvel angle d’attaque pour lutter contre le cyber-précariat et la dictature de l’algorithme.

Je remercie mes collègues du groupe CRCE de nous offrir l’opportunité de débattre et de chercher des solutions à ce cancer qu’est l’ubérisation du travail. Monique Lubin a indiqué notre position de fond à ce sujet.

Madame la ministre, le confinement a mis en évidence la détresse de nombreux travailleurs surexploités, indépendants fictifs, exposés aux risques de la route et au Covid-19, et ne disposant pas de droits suffisants lorsque l’activité cesse. J’ai déjà eu l’occasion de demander qu’on leur accorde une protection comme s’ils étaient salariés.

Plusieurs orateurs précédents ont rappelé l’arrêt du 4 mars de la Cour de cassation, qui confirme le lien de subordination chez Uber, et donc le caractère fictif, madame la ministre, du statut d’indépendant des travailleurs. Nombre de recours sont d’ailleurs en cours d’instruction, et encore davantage sont déposés. Mais une requalification demande des années, et il faut avoir le goût et les moyens de la procédure. C’est à vous d’agir ! J’en appelle à votre raison.

Par deux fois, sur la saisine des groupes de gauche du Parlement, le Conseil constitutionnel a censuré les tentatives gouvernementales d’instauration d’un tiers statut et de chartes, qui visent à protéger davantage les plateformes que les travailleurs.

À vous écouter, je constate que vous souhaitez poursuivre dans cette direction malgré les décisions constantes des juridictions, dont la Cour de cassation. Madame la ministre, faites cesser la politique du fait accompli ! Nous devons lutter contre l’indécence du travail qui rend pauvre, et nous défendre des plateformes, cheval de Troie qui menace notre modèle social.

Mes chers collègues, profitons de l’occasion de ce débat pour dire non aux chartes et aux bricolages gouvernementaux, pour dire non à l’ubérisation du travail.

Je terminerai en citant le fondateur de la CAE québécoise, Eva, qui, avec son bel accent, nous disait dans une récente réunion en téléconférence que « l’économie collaborative qui existe doit être socialisée et solidarisée ». (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Cyril Pellevat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la révolution numérique que nous expérimentons tous est le catalyseur de nouvelles activités professionnelles. Le numérique a des effets indéniablement importants sur le monde du travail. La dématérialisation des entreprises de services et l’indépendance accrue des travailleurs se heurtent aux formes de travail traditionnel.

Ces deux aspects soulèvent la question de l’évolution de la protection des droits des travailleurs au sein de ce nouveau modèle. Derrière le terme vague « ubérisation » se profile une nouvelle configuration du statut de salarié. Cette forme inédite d’emploi questionne certains acquis de notre droit du travail.

La liberté octroyée aux travailleurs des plateformes du numérique est parfois un moyen de contourner les structures de protection salariale. En effet, le travailleur, bien que déclaré autoentrepreneur, reste au service d’une structure numérisée. S’il ne faut pas extrapoler la place des travailleurs numériques dans notre économie, il convient de rappeler que ces derniers représentent 1 % du bassin d’emploi total.

Les travailleurs des plateformes du numérique évoluent dans un cadre légal inapproprié. En effet, le code du travail ne reconnaît que deux statuts de travailleur : salarié et travailleur indépendant. Seuls les salariés bénéficient du régime général de la sécurité sociale et de l’assurance chômage. Dès lors, les travailleurs des plateformes du numérique sont exposés à la précarité et ne sont pas en mesure de renégocier leurs conditions de travail.

Pour autant, cette prétendue exploitation d’une intensité digne du siècle dernier est-elle systématique du mode de fonctionnement de ces plateformes ? Doit-on soumettre ces entreprises à un régime spécifique extrêmement rigoureux, quitte à les fragiliser ? Il me semblerait plus convenable de faire preuve de raison : la révolution numérique, bien qu’elle ébranle notre conception actuelle du monde du travail, est aussi le terreau et l’incubateur de multiples projets qui enrichissent notre économie. Soyons clairs : certaines plateformes internationales disposent de moyens financiers suffisants pour absorber de nouvelles contraintes, mais ce n’est pas le cas d’autres structures, notamment les jeunes entreprises innovantes françaises, souvent plus vertueuses.

Plus encore, les plateformes du numérique sont une véritable porte d’entrée sur le marché du travail pour les travailleurs peu qualifiés. La mise en place de telles restrictions aura des conséquences négatives sur le nombre d’emplois créés par les plateformes du numérique.

C’est pourquoi j’estime que la question complexe des plateformes ne peut être résolue par le biais de cette proposition de loi. Raisonner dans la généralité nous empêche de saisir les particularités propres à chacune des plateformes du numérique. Astreindre sous le même régime toutes ces entreprises revient à condamner les plus fragiles.

Je tiens à réaffirmer mon engagement pour la protection du statut des travailleurs, et bien que je considère comme souhaitable d’étendre aux travailleurs des plateformes du numérique certaines garanties du code du travail, la méthode n’est pas la plus adaptée.

Je tiens notamment à souligner la nécessité de protéger les travailleurs des plateformes numériques contre les ruptures de contrat abusives, et mettre un point d’honneur à garantir une protection à ces derniers. Celle-ci se devra d’être différenciée selon les secteurs et les entreprises. À cet égard, il est de notre ressort d’améliorer la protection sociale des travailleurs des plateformes numériques.

Au vu de la crise économique qui se profile, nous ne pouvons toutefois faire peser sur les entreprises de trop fortes contraintes économiques. C’est pourquoi la proposition de loi doit considérer davantage la possibilité pour les travailleurs de souscrire à une assurance relative aux accidents du travail et maladies professionnelles ou à une complémentaire santé. Cette couverture suffit à assurer les frais médicaux afférents à une maladie ou à un accident lié à l’exercice d’une profession. Rappelons que les personnes exerçant une profession libérale, les artisans, les commerçants et les infirmiers y ont eux-mêmes recours dans l’exercice de leur profession.

Il serait plus opportun de s’intéresser à la rédaction d’une proposition de loi relative aux règles de la microentreprise, afin de mettre celles-ci à jour au regard des nouvelles problématiques que soulève l’émergence de plateformes numériques. J’insiste sur la possibilité d’inclure, lorsqu’un régime d’autorisation préalable serait pertinent, des critères sociaux dans leurs agréments. J’ai la conviction que cela permettrait de rationaliser les conditions de travail des employés de ces plateformes. Par ailleurs, une réglementation plus souple serait davantage susceptible de s’adapter à la diversité de ces dernières.

L’essentiel de notre mission est d’instaurer un dialogue apaisé entre les multiples acteurs des plateformes numériques. C’est pourquoi je considère que la création d’instances de dialogue social, où travailleurs indépendants et représentants des plateformes pourraient se rencontrer régulièrement et échanger autour de thèmes prédéfinis, serait plus adaptée.

Tout en partageant la volonté de mes collègues d’améliorer la condition des travailleurs des plateformes du numérique, je voterai contre cette proposition de loi.