OUVERTURE DU COLLOQUE
"MICHEL DEBRÉ ET L'EUROPE"
(jeudi 5 avril 2001,
au Sénat)
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues sénateurs,
Chers Amis,
C'est un grand plaisir pour moi d'accueillir ce colloque de l'Association
des amis de
Michel Debré, de recevoir son Président que le Sénat est toujours honoré de
recevoir,
de saluer les éminentes personnalités qui vont livrer leur témoignage ou
leurs analyses
et de féliciter les organisateurs et notamment M. Jean-Marie Dedeyan.
Des manifestations comme celles-ci ont d'abord le mérite de montrer la
force de la
fidélité en politique et de prouver, quoique l'on dise que des hommes
politiques de
grande envergure sont toujours capable de susciter des attachements
durables. Ce colloque
a évidemment aussi le mérite d'éclairer tous ceux, historiens,
fonctionnaires,
diplomates, qui se passionnent pour l'histoire de cette période et veulent
la mieux
comprendre avec le recul du temps.
Enfin, parce que la politique n'interdit pas d'avoir un peu de recul et
d'humour, je me me
dois de relever qu'il est à plusieurs titres significatif que le Sénat
accueille ce
colloque.
Ils étaient sans doute rares en 1962 ceux qui auraient imaginé que le Sénat
rendrait
hommage au Premier ministre du Général de Gaulle, insensés ceux qui
auraient vu un jour
un gaulliste élu à sa présidence. Cet hommage est pourtant logique car
avant d'être le
fidèle Premier ministre d'un Général de Gaulle en butte à l'hostilité du
Sénat,
Michel Debré fut un grand sénateur, inscrit dans un groupe toujours
bienveillant à
l'égard des personnalités indépendantes. C'est la raison pour laquelle le
bureau du
Sénat avait décidé, il y a quelques mois d'honorer sa mémoire en apposant
une plaque
à sa place dans l'hémicycle.
Pour votre colloque d'aujourd'hui, vous avez choisi un sujet
audacieux : Michel
Debré et l'Europe. La matière est en effet riche : de 1949 à 1958,
Michel Debré
fut membre de la commission des affaires étrangères dont il fut le
vice-président en
1954. De 1952 à 1954 , il fut membre de l'assemblée européenne du
charbon et de
l'acier. En 1957, il devint délégué permanent représentant la France à
l'Assemblée
de la CECA puis fut, en 1958, délégué représentant la France à l'assemblée
unique
des communautés européennes. Mais sur l'ensemble des questions européennes,
Michel
Debré est connu pour ses positions tranchées et disons-le réservées.
En ouverture de vos travaux, et pour rendre hommage à ce grand sénateur, je
me
limiterais donc à évoquer le sujet à partir des interventions que le
sénateur Debré a
faites sur ce sujet au Sénat de 1949 à 1958.
J'ai dit que votre sujet était audacieux. Je ne me déroberai pas donc à la
difficulté
qui donne tout son intérêt à cette rencontre.
Comment en effet à la fois rendre hommage à l'homme d'Etat, saluer la
noblesse de sa
posture et néanmoins constater sans le regretter qu'il n'a pas été toujours
écouté ? L'Europe est là, pas tout à fait sans doute comme il l'aurait
souhaité.
Toutes les craintes qu'il avait exprimées ne se sont pas avérées
justifiées. Et
pourtant, cela n'enlève rien à la grandeur de Michel Debré et c'est ce que
je vais
m'attacher à démontrer.
Au Sénat, Michel Debré est intervenu sur les questions européennes dans
l'ordre où
elles se sont posées.
Le premier problème fut celui de l'attitude à l'égard de l'Allemagne.
Michel Debré
défendit les droits de la France sur la Sarre et mit en garde contre les
politiques trop
complaisantes à ses yeux à l'égard de la reconstruction et de la
réunification
allemande.
Lorsque la Haute Autorité du Charbon et de l'Acier se mit en place, il
dénonça les
arrières-pensées politiques de ses fondateurs et la dérive qui devait faire
de cette
instance l'embryon d'une organisation politique.
De 1952 à 1954, il intervient de manière constante pour combattre le projet
de
communauté européenne de Défense. Le 12 juin 1952 pour souligner que ce
projet donne à
la France une position subordonnée en Europe, le 28 avril 1953 pour exiger
du
Gouvernement qu'il ne signe rien avant un débat au Parlement.
Durant ces années, il veille au maintien de la souveraineté nucléaire
française. Le 14
mars 1957 notamment, il demande qu'avant de signer le traité Euratom, la
France s'assure
qu'elle gardera la maîtrise de ses approvisionnements en uranium.
Au cours de cette période, il exprime la crainte que l'on construise une
petite Europe en
se détournant de la Grande. Il s'étonne en particulier qu'on oublie l'union
occidentale
au profit de la CECA plus limitée.
Le 19 juillet 1957, il exprime son hostilité au futur traité de Rome dont
les
dispositions transitoires lui paraissent rigides et dont l'esprit lui paraît
méconnaître les responsabilités fondamentales des gouvernements.
De cette brève énumération, se dessine le profil d'un homme qui a toujours
mis en garde
contre les avancées de la construction européenne.
Le fait est pourtant que ces évolutions se sont produites. Dans certains
cas malgré lui.
Dans certains cas avec et grâce à lui puisque, Premier ministre du Général
de Gaulle,
il mettra en oeuvre des politiques européennes qu'il avait contestées dans
leur principe
mais qu'il a pu améliorer dans l'application.
Pourtant, par la noblesse de son attitude, par la grandeur de ses
arguments, par la
dignité qu'il a donné au débat parlementaire, rien pourtant ne permet de
dire que
Michel Debré ait mené des combats d'arrière-garde. Et je ne vois aucune
contradiction
aujourd'hui à saluer les progrès de la construction européenne et à saluer
l'esprit
des interventions de Michel Debré qui, alors, s'y opposait.
En effet, il me plaît d'abord de saluer une posture morale. On a comparé,
parfois
méchamment, Michel Debré à Alceste, Cassandre ou Caton l'ancien. Je
pourrais aussi le
rapprocher d'une autre figure, celle de Pierre Mendès-France. L'un comme
l'autre, grands
serviteurs de l'Etat, étaient hostiles à la construction européenne telle
qu'elle s'est
faite et ont voté contre le traité de Rome. Pour ces deux caractères par
certains
points semblables, c'est l'exigence de rigueur intellectuelle qui les
retenait d'entrer
sans réserves dans des schémas dont ils ne voyaient pas toujours la
cohérence. Il en
était de même d'Edgar Faure, pourtant favorable à la construction
européenne,
négociateur du traité de Messine et qui vouait pourtant une allergie
intellectuelle à
Jean Monnet car son intelligence analytique l'empêchait de succomber aux
raisons parfois
approximatives du lyrique bâtisseur de l'Europe. Peut-être pourrait-on dire
qu'une
intelligence trop vive, une rigueur trop froide les retenaient de céder
facilement à
l'enthousiasme de perspectives nouvelles. Mais la République ne doit-elle
pas
s'enorgueillir de disposer au contraire de grands juristes, de
constitutionnalistes
confirmés qui mettent en garde contre les constructions hasardeuses ?
Dans les
prises de position de Michel Debré, cette exigence intellectuelle et morale
doit être
saluée.
Il est une autre constante que je veux souligner et qui sous-tend toutes
les interventions
de Michel Debré et les rend toujours actuelle : c'est le respect de la
politique et
du Parlement.
Critiquant le traité de la CECA, en faveur duquel il vote néanmoins, et la
manière dont
on veut créer l'embryon d'une organisation politique sans le dire aux
peuples et en se
cachant derrière une organisation technique, il déclare dans une phrase qui
est une
maxime de morale politique : " ce sera l'erreur permanente
de la technique
de croire qu'à un grave problème politique on peut donner impunément une
solution
technique ".
Sur la CED, sur Euratom, il n'a de cesse d'exiger que les traités ne se
concluent pas
dans le dos du Parlement.
Peut-être pourrait-on dire que c'était la condition pour avancer. Et il est
vrai que le
parti a été pris souvent en matière européenne d'avancer masqué, en dehors
du débat
public. Ce pari a d'ailleurs réussi. Mais ne l'a-t-on pas aussi payé, comme
le
prédisait Michel Debré, de beaucoup d'incompréhensions, de malentendus et de
retards ?
Le troisième mérite de Michel Debré est d'avoir été en tout visionnaire.
Protégeant l'indépendance nucléaire de la France, il prévoyait qu'un jour,
il faudrait
s'appuyer sur l'atome pour rendre à la France sa place dans le concert des
grandes
puissances.
Lors des débats sur la construction européenne, il s'inquiète de la place
de l'union
française par rapport à cet ensemble et se demande même le 18 mars 1958 si
le marché
commun ne menacera pas la zone franc.
Ah ! comme je le disais, elles sont ennuyeuses ces intelligences
supérieures !
elles discernent de manière fulgurante des problèmes avant même qu'ils ne
se posent et
au moment où on ne veut pas les voir. Ce conflit entre la construction
européenne et nos
amitiés outre mer, il est aigü depuis la chute du Mur de Berlin. Les pays
africains ont
vite compris que cet espace nouveau allait détourner des ressources d'aide
qui leur
étaient auparavant destinées. Et de fait, l'aide au développement recule.
Le ministère
de la coopération a disparu et seuls des habillages budgétaires cachent
l'abandon de
notre relation avec l'Afrique. L'arrivée de l'euro aussi change
profondément la nature
de la zone franc.
La quatrième vertu que je trouve aux interventions de Michel Debré sur
l'Europe, c'est
qu'elles s'appuie sur une vision généreuse. La première constante, c'est la
préférence pour une Europe élargie. Maintenant que les peuples libérés
peuvent se
joindre à nous et rattraper leur retard, comment ne pas approuver cette
préférence pour
une Europe qui unisse tout le continent ? Comment ne pas faire un
parallèle entre
les dispositions transitoires rigides que dénonçait Michel Debré et les
conditions
parfois humiliantes que l'on impose aux pays candidats ivres de liberté et
d'Europe et
qui sont impatients de nous rejoindre sans attendre un théologique
approfondissement ?
La deuxième constante, c'est la préférence pour une Europe européenne. Les
vrais
européens étaient-ils du côté des partisans ou du côté des adversaires de la
CED ? Maintenant que nous avons réussi à bâtir les fondations d'une
identité
européenne de sécurité et de défense, que la Grande-Bretagne a décidé de
s'affranchir un peu de son penchant atlantique pour la faire vivre avec
nous, devons-nous
regretter que le projet de la CED, entièrement inspiré par les Etats-Unis
et imposé à
l'Europe ait capoté ?
Et en cela encore, les réticences de Michel Debré ont été fécondes. On a pu
avoir le
sentiment qu'il menait des combats d'arrière-garde. Il était pourtant, même
s'il
semblait échouer à conjurer les dangers qu'il discernait, en avance sur son
temps. Il
est des inachèvements plus riches de promesses que des accomplissements
ordinaires.
Ainsi, avec trente à quarante ans d'avance, Michel Debré a identifié la
logique
profonde des mouvements qui se préparaient. Peut-on dire qu'au-delà des
votes du moment,
ces avertissements n'aient pas été utiles et qu'ils ne restent pas
valables ? Que
ces craintes et ces réserves n'aient pas été des garde-fous contre des
aventures mal
pensées ?
Votre colloque répondra à ces questions. En ce qui me concerne, me limitant
au sénateur
Debré, je ne peux que saluer un parlementaire exigeant et rigoureux dont
les positions
sur l'Europe, échappant à la caricature qu'on en a fait parfois, traduisent
surtout une
exigence morale et une intelligence politique d'exception.
Je vous remercie.