Mardi 14 mai 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France - Examen du rapport pour avis

M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le rapport pour avis de notre collègue Claude Malhuret sur la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Je souhaite la bienvenue à Agnès Canayer, rapporteur au fond pour la commission des lois.

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Notre commission s'est saisie pour avis de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, qui sera examinée au fond demain par la commission des lois. Je tiens à remercier ma collègue rapporteur, Agnès Canayer, qui m'a associé à son programme d'auditions. Je précise d'emblée que je partage avec elle mes principales conclusions sur ce texte en vue de la discussion en séance publique, qui aura lieu mercredi 22 mai prochain. J'y reviendrai après une brève présentation du contexte et du dispositif de cette proposition de loi.

Ce texte, déposé à l'Assemblée nationale par notre collègue député Sacha Houlié, présente la particularité de mettre en oeuvre certaines recommandations du rapport de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) qu'il a présidé au cours de la session précédente 2022-2023. Ce rapport avait pour thème principal la lutte contre les ingérences étrangères sur les intérêts français sur le territoire national et à l'étranger. Il dresse un panorama de l'état de la menace, notamment russe et chinoise, et propose des mesures ciblées pour améliorer le cadre légal de la contre-ingérence, c'est-à-dire mieux détecter et entraver les activités d'ingérences de puissances étrangères.

N'étant pas membre de cette délégation, à la différence de certains de nos collègues, dont Agnès Canayer, Gisèle Jourda et Cédric Perrin ici présents, je ne connais, pour ma part, que la version publique du rapport, dont certains passages et certaines recommandations sont classifiés. Je peux toutefois relever qu'il a été cosigné par notre collègue Christian Cambon, alors vice-président de la DPR pour le Sénat, et souligner que ce rapport a été adopté à l'unanimité des membres de cette instance interparlementaire. Malgré cette unanimité, on peut regretter que le texte n'ait été déposé et cosigné que par Sacha Houlié et les deux autres députés Renaissance membres de la DPR - Thomas Gassilloud et Constance Le Grip -, sans associer les sénateurs à un dépôt commun du texte dans chaque assemblée. Agnès Canayer m'a fait part de son étonnement à ce sujet, qui est, me semble-t-il, partagé par Christian Cambon et Cédric Perrin. Pour autant, la démarche n'entache pas, selon elle, le bien-fondé des mesures proposées.

Sur le fond, le texte reprend les quatre principales propositions du rapport. L'article 1er prévoit la création d'un répertoire numérique des représentants d'intérêts agissant pour le compte d'un mandant étranger - je précise que la formule « représentants d'intérêts » ne devrait pas être utilisée afin d'éviter toute confusion avec la loi Sapin 2 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Il s'agit de l'instauration d'un dispositif législatif ad hoc de prévention des ingérences étrangères, sur le modèle de la loi américaine dite « FARA » (Foreign Agents Registration Act). Cette loi a été votée par le Congrès en 1938 pour contrer les « puissances de l'Axe » de l'époque, notamment la propagande nazie. Cette législation a inspiré plus récemment le Canada, l'Australie en 2018 et le Royaume-Uni en 2023.

Il s'agit de rendre obligatoire l'enregistrement des acteurs influant sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère et de les soumettre à une série d'obligations déontologiques. Aux États-Unis, le dernier relevé d'inscription au registre du FARA date de 2021 et fait état de 492 déclarants actifs représentant 749 mandants étrangers. En cas de violation de l'obligation de déclaration, l'agent s'expose à une peine d'emprisonnement de quatre ans et à 250 000 dollars d'amende. Entre 1988 et 2020, le département de la justice américain a engagé 13 procédures pénales contre 14 organisations ou individus, qui se sont conclues par 13 condamnations.

Pour la France, le registre serait tenu par la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique (HATVP) dans un registre distinct de celui des lobbyistes prévu par la loi Sapin 2, lequel comportait 2 476 représentants d'intérêts inscrits au répertoire numérique géré par la Haute Autorité en 2021. La proposition de loi punit le manquement à l'obligation d'inscription de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.

Comme ma collègue Agnès Canayer, je souscris à la nécessité de clarifier l'articulation entre ce répertoire et le dispositif issu de la loi « Sapin 2 », pour mieux distinguer les agents agissant pour le compte d'une puissance étrangère des représentants d'intérêts au sens classique du droit existant. Il doit s'agir de deux registres différents sans risque d'ambiguïté, ce qui n'apparaît pas si clairement dans le texte proposé par l'Assemblée nationale : je présente un amendement en ce sens, commun avec la rapporteure de la commission des lois.

L'article 2 prévoit la remise d'un rapport au Parlement sur l'état des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale en raison d'ingérences étrangères. Il a été amendé à l'Assemblée nationale pour prévoir une remise tous les deux ans, et non chaque année. Il pourrait donner lieu à un débat en séance publique, sans vote.

L'article 3 étend aux cas d'ingérence étrangère la technique dite de l'algorithme, jusqu'alors réservée aux services de renseignement dédiés à la prévention du terrorisme. L'Assemblée nationale a allongé la durée de l'expérimentation à quatre ans et a prévu que le rapport d'évaluation de l'expérimentation détaille les conséquences de l'élargissement des finalités justifiant le recours à cette technique.

Deux précisions peuvent être apportées quant à l'évaluation et au contrôle de cette mesure. Premièrement, l'évaluation de l'efficacité de la technique de l'algorithme est en soi une gageure puisqu'elle est classifiée dans leur modus operandi. Le contexte de la loi de 2015 qui a autorisé l'usage de l'analyse algorithmique des données de connexion puis des consultations d'URL en matière de prévention du terrorisme a considérablement changé. En effet, il s'agissait originellement de détecter par la technique de l'algorithme des comportements liés à la menace exogène des retours de terroristes du théâtre syro-irakien. Or les modes opératoires ont évolué vers des profils très variés, avec des individus parfois inconnus des services et parfois déséquilibrés, difficiles à définir et modéliser dans des algorithmes.

Cette technique serait, selon nos auditions, plus adaptée à la détection des opérations d'ingérences qui font appel à des modes opératoires normés et détectables selon les pays d'origine de la menace, qu'il s'agisse d'attaques cyber, de fermes à trolls en matière de désinformation ou encore d'espionnage. Il sera par ailleurs toujours difficile d'en rendre publique l'efficacité, mais, à l'instar de la prévention du terrorisme, il ne fait plus de doute que cyberattaques, manipulation de l'information et menaces hybrides font partie de l'arsenal de puissances étrangères malveillantes qui en veulent à nos intérêts.

Deuxièmement, il est légitime, face à cette situation nouvelle, de se doter de nouveaux outils. À cet égard, il existe un double contrôle sur la validation des algorithmes et la levée de l'anonymat en cas de détection par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), dont notre collègue Charles Darras est membre.

L'article 4 prévoit la possibilité de procéder au gel des fonds et des ressources économiques des personnes se livrant à des actes d'ingérence. Il s'agit d'une mesure administrative nationale qui existe déjà en matière de terrorisme. L'étendre au domaine des ingérences soulève des réticences compréhensibles en termes d'attractivité bancaire de la France. Toutefois, le signal politique fort d'une telle mesure doit être soutenu, au même titre que les sanctions européennes de gel des avoirs russes ou encore de ceux des membres des gardiens de la révolution en Iran.

En outre, deux articles additionnels ont été adoptés par l'Assemblée nationale : un article 1er bis impose aux laboratoires d'idées - think tanks - de déclarer les dons et versements étrangers, tandis qu'un article 5 prévoit les modalités d'application des dispositions de la proposition de loi en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les îles Wallis et Futuna. Ils se justifient et n'appellent pas d'observation de ma part.

Sur l'économie générale de ce texte, je veux rappeler qu'il s'agit de mesures ciblées et relativement limitées. Ce texte n'épuise pas le sujet, ni au sens de la fonction d'influence appelée à devenir un objectif stratégique tel que défini par la revue nationale stratégique de 2022, ni au sens des recommandations de plusieurs rapports du Sénat comme de l'Assemblée nationale. Je pense, d'une part, au rapport d'information Gattolin sur les influences étrangères dans le milieu académique et universitaire, dont la DPR reprend de nombreuses propositions pour renforcer la protection du patrimoine scientifique et technologique de la Nation, ou de la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok dont j'ai été le rapporteur, sous la présidence de notre collègue Mickaël Vallet. À l'Assemblée nationale, le rapport de Constance Le Grip a également proposé des recommandations sur le thème des ingérences étrangères.

D'autre part, sur l'initiative de notre collègue Rachid Temal et du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, le Sénat a lancé une commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger, afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté. Là encore, cette proposition de loi ne me semble pas préempter ces travaux et les recommandations qui en résulteront : je ne doute pas que ces dernières embrasseront un champ plus large.

Je vous propose en conséquence d'émettre un avis favorable à la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de trois amendements communs avec ceux de la rapporteure de la commission des lois et en rappelant que la rédaction qui sera soumise au Sénat sera celle qui sera adoptée demain par la commission des lois.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.4 vise à distinguer plus clairement le nouveau répertoire propre aux activités d'influence étrangère par opposition au répertoire existant institué par la loi dite « Sapin 2 », en supprimant systématiquement la référence à la notion de « représentant d'intérêts », qui n'est pas adaptée à la qualification d'activités d'influence étrangère.

L'amendement ETRD.4 est adopté.

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.5 vise à adapter et à étendre la liste des personnes avec lesquelles l'entrée en communication de l'agent d'influence donne lieu à obligation déclarative, en ajoutant aux représentants d'intérêts de la loi Sapin 2 les anciens Présidents de la République, les anciens membres du Gouvernement et les anciens députés ou anciens sénateurs, pour une durée limitée à cinq ans après l'expiration de leur mandat.

Par ailleurs, il a pour objet d'abaisser de 100 000 habitants à 20 000 habitants le seuil au-delà duquel l'entrée en contact avec les élus locaux des collectivités comme des groupements déclenche ces mêmes obligations. Enfin, il est proposé d'ajouter à cette même liste les candidats déclarés à une élection nationale - les élections législatives ou l'élection présidentielle - à compter de la publication officielle des listes des candidats déclarés, ainsi que les dirigeants de partis politiques.

M. Pascal Allizard. - Pourquoi ne pas avoir mentionné les députés européens ?

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Il me semble que la formule « anciens députés » englobe les députés européens.

M. Mickaël Vallet. - Je me demande s'ils ne sont pas considérés comme des représentants de la France au Parlement européen et non pas comme des députés - sans minorer l'importance de leur mandat.

Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois. - Les critères permettant de définir un acteur d'influence intègrent un élément intentionnel, à savoir le fait d'agir auprès d'une autorité publique ou sur la conduite d'une politique publique ou d'agir sur l'édiction d'une loi, d'un règlement ou d'une décision individuelle. Je pense que les députés européens sont exclus de cette définition puisqu'ils n'interviennent pas directement dans l'édiction de la loi.

M. Bruno Sido. - Je ne partage pas cet avis : la politique agricole est européenne et des agents peuvent fort bien tenter d'influencer les députés européens afin de l'orienter, par exemple vers une réduction de la production de blé qui pourrait profiter à la Russie.

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - Nous sommes d'accord sur le principe et l'essentiel des catégories visées. Je vous propose donc de voter l'amendement actuel et que la commission des lois approfondisse ce point demain. De plus, des amendements de séance pourront introduire des changements si besoin.

Mme Annick Girardin. - Vous avez évoqué une durée de cinq ans, alors que la HATVP applique la plupart du temps une durée de trois ans pour les ministres en matière de conflits d'intérêts : ne pourrions-nous pas harmoniser les dispositifs ?

Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois. - Une durée de trois ans est fixée en matière de déontologie, tandis qu'elle est de cinq ans pour les ingérences étrangères. Selon Didier Migaud, il s'agit de la période durant laquelle les responsables politiques peuvent encore exercer une influence.

Mme Gisèle Jourda. - Nous exprimons les plus vives réserves sur cet amendement, qui entre en collision avec l'un des amendements que nous déposerons. Nous ne participerons donc pas au vote sur cet amendement.

L'amendement ETRD.5 est adopté.

Article 4

M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. - L'amendement ETRD.6 que je vous soumets, toujours en commun avec Agnès Canayer, vise à recentrer le champ d'application du gel des avoirs et des actifs prévu par la proposition de loi. Il s'agit de conserver un dispositif administratif, lequel sera complété par un dispositif pénal sous forme d'un article additionnel que la commission des lois examinera.

L'amendement ETRD.6 est adopté.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je reviens sur la remise au Parlement d'un rapport sur l'état des menaces prévu à l'article 2. Il s'agit là aussi de s'inspirer des pratiques d'outre-Atlantique et plus précisément du rapport ATA (Annual Threat Assessment). La mesure faisait également partie des recommandations issues des travaux de la commission des affaires économiques consacrés l'année dernière à l'intelligence économique.

D'ici à la séance, nous vous proposerons peut-être d'intégrer une autre recommandation de cette mission d'information visant à ce que le rapport du Gouvernement consacré au contrôle des investissements étrangers en France puisse donner lieu à un débat parlementaire. Nous nous livrerons d'ailleurs à cet exercice en avant-première le 29 mai prochain, puisque ce point est inscrit à l'ordre du jour de nos travaux en séance publique. Les menaces économiques, technologiques ou scientifiques qui pèsent notamment sur notre patrimoine industriel sont liées à cet article 2.

M. Cédric Perrin, président. - Je remercie les rapporteurs. Fortement préoccupée par les ingérences étrangères, la DPR a remis un rapport sur ce sujet l'an dernier. Le fait que l'Assemblée nationale ait pris cette initiative sans concertation avec le Sénat est contraire à l'usage, s'agissant de la DPR et m'a donc conduit à saisir le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur ce point : en effet, il est d'usage que les travaux de la DPR soient conduits de manière collégiale, en associant députés et sénateurs et tel n'a pas été le cas pour les suites données à ce rapport, ce dont nous nous sommes fortement émus.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

La réunion est close à 17 h 55.

Mercredi 15 mai 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9h30.

Audition de M. Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du Président de la République auprès des pays africains concernés par la reconfiguration de nos dispositifs militaires en Afrique

M. Cédric Perrin, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir aujourd'hui notre ancien collègue Jean-Marie Bockel, Envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique.

Monsieur le Ministre, Cher Jean-Marie, je rappelle, pour nos collègues élus récemment, que vous avez oeuvré pendant de nombreuses années au sein de notre commission, avec une prédilection pour l'Afrique, qui vous avait amenée dès 2013 à présenter avec Jeanny Lorgeoux un rapport qui avait fait date, intitulé : « l'Afrique est notre avenir ». Je rappelle également que vous avez été, entre autres postes ministériels, secrétaire d'État chargé de la Coopération et de la Francophonie en 2007 et 2008. Enfin, le 6 février 2024, vous avez été nommé « Envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique », ce qui nous a amené à souhaiter vous entendre.

Dans le contexte des profondes évolutions géopolitiques que nous connaissons actuellement, notre commission a en effet lancé un travail de prospective visant à définir les conditions d'un continent africain plus sûr et plus prospère, avec lequel notre pays entretiendrait des relations rénovées et mutuellement bénéfiques.

Ceci nous amène naturellement à nous pencher, entre autres, sur les aspects de coopération sécuritaire et militaire avec les pays africains, avec notamment la question des bases militaires qui semble être au coeur de la mission que le Président de la République vous a confiée.

Peut-être pourriez-vous ainsi commencer votre propos en précisant les tenants et les aboutissants de cette mission, avant de nous faire un « retour d'expérience » sur les premières étapes de son déroulement.

Ce sujet suscite de multiples interrogations.

S'agissant de nos bases, je rappelle que déjà, à l'époque du président Sarkozy, il avait été mené une réduction très importante du volume de notre dispositif, avec la transformation des bases en pôles opérationnels de coopération au Sénégal et au Gabon, accompagnée d'une réduction très forte du nombre des militaires, tandis qu'Abidjan devenait notre base opérationnelle avancée en Afrique de l'Ouest. C'est donc une réduction supplémentaire de ce dispositif qui a été annoncée par l'Élysée en février 2023, Emmanuel Macron ayant alors annoncé une « diminution visible » des effectifs militaires français en Afrique et un « nouveau modèle de partenariat » impliquant une « montée en puissance » des institutions militaires africaines. Ce mouvement s'est accéléré au début de l'année 2024.

Nous aimerions connaître la stratégie d'ensemble qui sous-tend cette manoeuvre de réduction des effectifs, qui épargne d'ailleurs Djibouti. S'agit-il avant tout d'une réaction aux événements intervenus au Sahel, dont on estime qu'ils risquent de se reproduire dans le Golfe de Guinée, où le sentiment anti-français se développe aussi ? L'extension de la menace djihadiste dans cette région, bien réelle, ne justifierait-t-elle pas au contraire de conserver les moyens d'aider nos partenaires à y faire face en conservant une véritable base opérationnelle avancée ?

Par ailleurs, en conservant des bases mais en format très réduit, ne risque-t-on pas de cumuler les désavantages ? En effet, pour la propagande russe ou les panafricanistes, nous serons alors toujours la puissance colonisatrice, peu importe le nombre de militaires. Mais en réalité nous ne pourrons plus mener d'opération d'ampleur pour protéger nos ressortissants par exemple. Ceci pendant que nos concurrents stratégiques ont plutôt tendance à occuper les espaces laissés vacants...

Outre les pays d'Afrique de l'Ouest, ce sera aussi l'occasion d'aborder la situation au Tchad, dernier point pro-occidental du Sahel.

Bien entendu, il importe beaucoup de savoir ce que nos partenaires attendent de nous. On a beaucoup évoqué les formations militaires, mais cela existe depuis longtemps, pas toujours avec les résultats attendus. Puisque cette audition n'est pas retransmise, nous pourrons aussi aborder les aspects relatifs aux cessions et ventes d'armements, dont on sait qu'elles sont une demande récurrente de ces partenaires et pour lesquelles nous perdons du terrain au profit de concurrents comme la Turquie.

Au-delà des dirigeants, votre mission inclut-elle des contacts avec les sociétés civiles ou les forces d'opposition, qui peuvent avoir une vision assez différente ? Il faut en effet sans doute anticiper aussi les changements politiques susceptibles d'intervenir, comme on l'a vu récemment au Sénégal.

Enfin, nous pourrons également aborder la question des nouveaux partenariats avec d'autres pays de l'Union européenne mais aussi avec les États-Unis, récemment chassés du Niger et qui souhaitent ouvrir une nouvelle grande base en Côte d'Ivoire.

M. Jean-Marie Bockel, Envoyé personnel du Président de la République auprès des pays africains concernés par la reconfiguration de nos dispositif militaire en Afrique. - Merci pour votre accueil, je suis honoré et ému de me retrouver parmi vous. J'ai été discret dans mes déplacements, c'est pourquoi j'ai souhaité que cette audition ne soit pas captée. Je salue les travaux parlementaires, en particulier ceux du Sénat, je serai demain devant votre commission d'enquête sur les influences étrangères, vos travaux sont utiles.

Ma mission court jusqu'en juillet prochain, où je présenterai mon rapport au Président de la République ; je travaille avec une équipe formée de deux diplomates -l'ambassadeur Jean-Marc Grosgurin, qui a été en poste en République centrafricaine, en Guinée et au Yémen, et qui a une forte expérience de terrain ; Inès Méro, qui est rédactrice Gabon au ministère des affaires étrangères -, et de deux représentants du ministère des Armées : le colonel Emmanuel Antoine, ancien conseiller Afrique du chef d'état-major des Armées, et M. Franck Staub, coordinateur ministériel chargé de l'Afrique au sein du ministère des Armées.

Nous avons bien conscience des difficultés du contexte géopolitique que vous avez rappelées, les choses changent rapidement ; notre départ de trois pays du Sahel nous conduit à nous remettre en question, à réexaminer quelle doit être notre direction dans les quatre pays où nous avons des forces prépositionnées, visibles, et où les dirigeants nous demandent de rester plutôt que de partir. Le contexte est plein de menaces, en particulier la menace djihadiste, il y a les enjeux démographiques, migratoires, sur fond de désespoir de la jeunesse, il y a du sauve qui peut, un contexte où il est tentant de désigner un bouc émissaire, d'instrumentaliser un mécontentement réel qui vise un mode de gouvernance, plutôt que la réalité présence française - mais comme nous sommes le partenaire visible, notre présence sature l'espace informationnel, ce qui nous met en difficulté. S'il n'y avait que cela, on pourrait se demander si cela vaut la peine de maintenir une présence permanente, mais nous devons nous inscrire dans le temps long de nos relations avec ces pays africains, nous devons garder un regard large sur les partenariats divers que nous avons avec eux - sur le plan sécuritaire, mais aussi politique, culturel, économique - en veillant à nos intérêts, qui évoluent eux-mêmes dans le monde qui vient.

Tout ceci nous conduit à nous interroger sur ce que peut être notre partenariat avec ces pays. On pourrait se dire qu'on arrête, qu'on se retire, comme d'autres pays l'ont fait ; on pourrait dire qu'on reste, qu'on continue, en attendant le calme et la reconnaissance de l'utilité de notre présence - il y a des vagues, j'avais souligné, dans « L'Afrique est notre avenir », une certaine « mode chinoise », un attrait africain pour la Chine, les choses ont changé depuis, on fait désormais mieux la part des choses. Nous avons pris une position médiane, qui figure dans ma lettre de mission et qui consiste à discuter avec nos partenaires de ce que pourrait être une évolution de notre présence sécuritaire ; nous voulons une présence visible moindre, mais maintenir un accès logistique, humain, matériel à ces pays, tout en renforçant notre action qui réponde aux aspirations de ces pays - en particulier face aux menaces nouvelles qui pèsent sur eux. Nous voulons accompagner davantage ces pays à partir de nos bases locales et régionales, accompagner en particulier la montée en puissance des armées souveraines, avec de la formation, des équipements, du renseignement, des exercices communs y compris à l'échelle régionale. Comme me l'a dit un chef d'État, ce n'est pas le nombre de personnels militaires présent en Afrique qui compte avant tout, mais ce qu'on peut continuer à faire ensemble, et mieux faire ensemble, et cet examen va jusqu'à l'analyse de nos alliances en cours.

Voilà donc notre état d'esprit. Je n'aime pas les expressions de « co-construction » et de « gagnant-gagnant » parce qu'elles sont galvaudées, mais nous souhaitons entrer dans un processus dont chacun soit convaincu qu'il apporte un mieux pour faire face aux enjeux qui se trouvent devant nous. Ce message est passé, si j'en juge par les retours qui m'ont été faits.

À ce stade, je ne peux évoquer les propositions que je ferai au Président de la République, ce travail est en cours et nous avons encore des déplacements importants à faire - en particulier au Sénégal, où j'espère me rendre prochainement - mais je tenais à vous faire part de l'état d'esprit qui est le nôtre, de notre méthode de travail, et je suis ici aussi à l'écoute de vos remarques et propositions. Nous sommes au coeur du travail, tous les apports comptent pour nous.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ces propos passionnés et alertes sur les défis majeurs pour le continent africain. Plusieurs de nos collègues se déplaceront bientôt au Gabon, en Afrique du Sud, au Rwanda et au Kenya, et plusieurs d'entre nous iront également au Sénégal et au Maroc, en septembre.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Comment votre mission s'articule-t-elle avec notre réseau diplomatique, sachant que nous avons des ambassadeurs sur place, qui font déjà ce travail d'information et de consultation ? Pourquoi ce besoin d'ajouter un envoyé personnel du chef de l'État ?

M. Jean-Marie Bockel. - Mes premiers interlocuteurs ont été les ministres Stéphane Séjourné et Sébastien Lecornu, j'ai dans mon équipe des collaborateurs venus de leurs ministères, notre démarche est tout à fait interministérielle. À chacun de mes déplacements, l'ambassadeur en poste m'accompagne, je loge à la résidence diplomatique et nous travaillons en équipe. Je ne saurais répondre à la place du Président de la République, au fond, mais il me semble important que dans le contexte difficile que nous connaissons, il y ait la possibilité de prendre un peu de distance et qu'un envoyé en mission se soucie de faire en permanence le lien entre ce qui constitue la stratégie, le narratif français, et les visions différentes qui coexistent sur ce que nous devons faire, sur la direction à prendre - cette prise de distance temporaire est le propre de toute mission, certaines s'avèrent finalement inutiles, parce que sans valeur ajoutée, d'autres apportent des éléments utiles et permettent aux différents acteurs de s'y retrouver. J'ai le sentiment qu'il y a une attente de cette mission - en tout cas, sa légitimité n'a pas été mise en cause.

Mme Catherine Dumas. - J'ai noté votre ambition de considérer largement nos partenariats nombreux avec les pays africains, et le temps long de notre présence en Afrique, c'est important. Lors de son entretien avec le Président Gérard Larcher - un entretien auquel j'ai assisté - le président congolais Félix Tshisekedi a indiqué qu'il souhaitait, après le départ des casques bleus onusiens et dans le contexte du conflit à l'est de la RDC avec le Rwanda, un partenariat nouveau avec la France : qu'en pensez-vous ? Des discussions ont-elles été engagées sur ce point ? Comment peut-on renforcer la coopération entre la France et la RDC ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je ne saurais vous répondre précisément, n'étant pas missionné sur les relations bilatérales avec tel ou tel pays, même si je sais qu'effectivement, la RDC, mais aussi des pays comme la Mauritanie, le Bénin, le Togo par exemple, sont très intéressés par un renouvellement de leur partenariat avec la France, auquel ils sont attachés. Il y a une dimension régionale de notre partenariat militaire avec ces pays, nous avons des liens avec les militaires de ces pays, l'ancrage français reste prégnant. Je crois qu'au-delà de ma mission, il y a une réflexion de fond à conduire, vous y contribuez avec vos travaux sur l'évolution des partenariats sécuritaires. Bien des pays sont menacés à leurs frontières, voyez par exemple le Tchad, il y a des zones où des drames se produisent, comme au Kivu, nous devons y accorder la plus grande attention - cependant, je ne suis pas missionné sur ces questions précises et je n'ai pas mandat de m'exprimer sur ces points pourtant très importants.

M. Ronan Le Gleut. - Le narcotrafic devient une des principales menaces contre notre pays, comme en attestent les travaux de la commission d'enquête du Sénat sur ce sujet. Le golfe de Guinée est désormais une plaque tournante majeure de ce trafic à destination de l'Europe. L'opération Corymbe permet depuis plus de 30 ans de coopérer avec nos partenaires africains sur la piraterie mais aussi sur les autres menaces, dont le narcotrafic. Il existe des entraînements communs de Corymbe avec les forces prépositionnées. Cette mission est-elle impactée par la réforme en cours ? Plus généralement, un renforcement de la contribution de nos armées à la lutte contre le narcotrafic dans cette région est-il envisagé ?

François Bonneau, ensuite, m'a chargé de vous interroger sur la formation des militaires des armées de nos partenaires.

Dans les annonces qui ont été faites sur l'évolution de notre dispositif militaire en Afrique de l'ouest, il a été question du renforcement de la formation des militaires de nos partenaires et notamment des écoles nationales à vocation régionale (ENVR). L'année dernière, une délégation de notre commission a visité l'Académie internationale de lutte contre le terrorisme d'Abidjan. En dehors de ces écoles, nos forces participent également de nombreuses autres manières à la formation des armées de nos partenaires. Pour autant, ces actions qui existent depuis longtemps ne sont pas toujours efficaces. Les stagiaires envoyés par les partenaires dans les écoles ne sont pas forcément les bonnes personnes ; les financements sont souvent insuffisants ; parfois même, nous soutenons des armées nationales qui ne sont pas très appréciées par leur propre population ou qui peuvent ensuite contribuer à des changements de régime non démocratiques. Quelles peuvent être les pistes de réforme de ces actions de formation pour ne pas retomber dans ces difficultés ?

M. Jean-Marie Bockel. - La mission Corymbe est-elle impactée par la réforme en cours ? Non, la Marine nationale continue Corymbe, cette mission est bien perçue par les États du golfe de Guinée, je l'ai constaté sur place. Plus généralement, à ce stade, la Marine nationale n'envisage pas de renforcer sa présence sur place, mais réfléchit à une forme renouvelée de ses coopérations, des formations qu'elle dispense dans la région, avec l'idée de rendre plus autonomes les marines des États de la région, qui ont démontré leur capacité d'action - à l'instar de la Marine sénégalaise, qui a effectué récemment deux importantes saisies de drogue. Nous recherchons également à renforcer la coopération avec les marines européennes. S'agissant du Gabon, il y a l'idée de renforcer notre présence permanente, dans un contexte de compétition avec la Chine. Je signale que plusieurs de nos compétiteurs font des offres très précises à nos partenaires, ils se tiennent littéralement à leur porte, c'est comme cela que ça se passe.

Les écoles nationales à vocation régionale, ensuite, sont dans l'ensemble appréciées, certains pays en demandent, c'est le cas du Tchad. Il y en a une vingtaine dans le monde, elles sont partenariales et financées par la France, ciblées sur des thèmes spécifiques dans le domaine de la défense et de la sécurité. Elles ne sont pas remises en cause, nos partenaires souhaitent plutôt leur renforcement. Je n'ai pas visité l'Académie internationale de lutte contre le terrorisme d'Abidjan ; c'est une école importante, financée par 23 pays qui sont tous associés à sa gouvernance. Le financement des ENVR permet d'accueillir 3 000 stagiaires par an, africains dans leur majorité. Elles vont s'adapter, elles se modernisent en développant leurs thématiques, leurs publics, et en mettant en place une gouvernance davantage partagée : elles sont dans une dynamique, c'est intéressant.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - On voit bien qu'un certain nombre de puissances régionales peuvent offrir des partenariats de sécurité, nous amenant à reconsidérer notre propre offre. À mon sens, il importe d'augmenter le nombre de stagiaires militaires que nous accueillons dans nos propres écoles. Qu'en pensez-vous ?

Les ENVR sont des outils très précieux pour le maintien d'une empreinte en Afrique, de façon peu visible. Pouvons-nous faire en sorte d'augmenter le nombre de stagiaires formés, actuellement 3 000 sur une vingtaine d'écoles ? Il me semble qu'il y a de la marge. Quelles sont les priorités pour faire évoluer le réseau ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous apportez de l'eau à mon moulin. Parallèlement à la baisse de l'empreinte permanente, il est possible de faire monter ce dispositif en puissance en accueillant en France plus de cadres étrangers dans nos écoles, au-delà même de l'aspect purement sécuritaire. Nous souhaitons mettre en place une stratégie d'ensemble sur les mêmes terrains que nos compétiteurs, y compris les plus agressifs.

Notre participation est appréciée, mais ne versons pas dans l'autosatisfaction. Au-delà des enseignements de fond, nous devons soigner l'accueil global lors de la formation, car il est important que les stagiaires se sentent bien, aient la possibilité de vivre correctement, pour qu'ils partagent une appréciation positive à leur retour. Nous avons une marge de progression en la matière.

Au-delà des effectifs permanents, nous avons la capacité d'améliorer les déploiements temporaires à géométrie variable pour des missions spécifiques - exercices, formation, prévention de crises. Cela passe aussi par la prise en compte de la dimension équipement, ce qui nous fait un peu défaut aujourd'hui. J'en ai parlé avec le délégué général à l'armement et différents interlocuteurs, y compris industriels. Par exemple, il nous a été demandé de participer au renforcement d'aviations souveraines adaptées aux menaces, ce qui implique de participer à l'entretien de matériels et à la formation de pilotes sur la durée. Je pourrais aussi parler de la dimension terre, renseignement, etc.

Sur ces enjeux, nous devons repenser les partenariats à venir et renforcer nos dispositifs socles. C'est plus important que le nombre de personnels présents au quotidien sans véritable mission claire. En cas de tension ou de crise, nous devons être en mesure de monter en puissance, par exemple pour protéger nos ressortissants, comme nous avons su le faire au Soudan, même si nous n'y avons pas d'empreinte militaire permanente. Nos partenaires européens nous ont d'ailleurs remerciés de cette intervention.

M. Ludovic Haye. -Vous nous avez rassurés : un certain nombre de pays africains souhaitent le maintien d'une présence française, certes plus qualitative que quantitative. L'essentiel est que le lien ne soit pas rompu. L'Afrique est en pleine mutation. La nature ayant horreur du vide, la pire des décisions aurait été de stopper nos relations avec ce continent.

Au-delà de l'aspect sécuritaire, qui est le préalable à toute relation commerciale ou culturelle saine, l'aspect énergétique est primordial dans un continent où 25 des 54 pays sont en situation de crise énergétique. Notre savoir-faire en matière d'ENR ne peut-il pas être un moyen de conserver une influence dans le continent ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je n'ai pas de compétences particulières sur cette question, qui n'est pas dans le périmètre strict de ma mission. Néanmoins, la vision à 360 ° que nous devons garder en permanence intègre nécessairement les enjeux énergétiques, avec notamment la mise en valeur de l'existant, c'est-à-dire les énergies fossiles et les minerais, qui intéressent nombre d'opérateurs français présents sur place. Comme pour d'autres domaines, culturels, scientifiques, économiques, nous sommes dans une dimension d'influence. Nous l'avons toujours à l'esprit. Je crois d'ailleurs savoir qu'une commission d'enquête du Sénat s'intéresse à ces sujets.

M. Olivier Cigolotti. - Je reviens sur la situation autour du golfe de Guinée. Nos militaires ont mené une lutte incessante entre 2013 et 2022 contre les groupes armés terroristes. Nous avons quitté le Mali et le Burkina Faso de façon précipitée. Pouvez-vous évoquer la situation au Togo et au Bénin ? Le nord du Togo, avec la région des savanes, et le nord du Bénin, dans la région des parcs nationaux, sont gangrénés par des groupes armés terroristes. Quel est l'état de la menace pour le golfe de Guinée, qui est d'un intérêt primordial pour l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest ?

M. Jean-Marie Bockel. - L'Afrique est en évolution constante et rapide. J'ai eu l'occasion de me rendre au Bénin l'automne dernier avec une ONG dont je suis membre. J'ai pu y constater la montée de la menace, même s'il se passe aussi beaucoup de choses positives dans ce pays passionnant. C'est certainement aussi le cas au Togo, que je connais moins bien. La menace est aussi présente dans le nord de la Côte-d'Ivoire.

Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que nos partenariats sécuritaires avec ces pays se sont développés. Le chef d'état-major des armées s'y est d'ailleurs rendu récemment. Nous avons conscience de cette réalité, qui a une incidence sur les thématiques de partenariat que nous devons renforcer. Les attentes de nos partenaires sont fortes, notamment en matière de renseignement technologique et humain. Cela implique que nous disposions de moyens propres dans ces pays et que nous renforcions leurs capacités d'intervention. Cependant, pour nos partenaires, le nombre de personnels n'est pas forcément la question majeure.

La sécurité dans ces régions concerne tous les Européens, tant elle peut avoir des répercussions sur la menace terroriste et les flux migratoires.

M. Cédric Perrin, président. -Dans certains pays, notamment à Djibouti, le niveau des effectifs est un sujet important qui préoccupe les dirigeants.

Mme Nicole Duranton. - L'année dernière, le Président de la République a appelé au réveil économique des entreprises françaises en Afrique. L'ancien ministre délégué au commerce extérieur, Olivier Becht, encourageait les investissements au Nigéria, pays le plus peuplé d'Afrique. À la suite du mouvement de retrait de nos forces armées de plusieurs pays, nos entreprises souffrent-elles d'une certaine hostilité, exacerbée par l'influence sino-russe ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je ne fais pas un déplacement sans rencontrer des acteurs économiques, à la fois français et africains. Le Medef est très actif en Afrique. Nous ne devons pas craindre d'assumer une forme d'influence, dans un intérêt partagé.

Nous savons su tirer des enseignements du passé, et, aujourd'hui, les employés africains préfèrent travailler dans des entreprises françaises, plus respectueuses de leurs droits sociaux et de leurs conditions de travail.

Derrière la question économique, il y a les discours véhéments de certains de nos compétiteurs, notamment les Russes. Ces derniers font beaucoup de bruit avec des moyens réels, mais limités. La contre-influence est aussi possible. Ne soyons pas naïfs.

J'ai pu rencontrer des représentants des sociétés civiles, qui, tout en étant critiques, ne sont jamais dans le rejet total. Nous pouvons aussi faire passer des messages positifs, notamment en direction de la jeunesse. La partie n'est pas perdue, même si les tensions sont aujourd'hui exacerbées. Il nous faut jouer sur tous les tableaux.

Monsieur le président, en ce qui concerne les effectifs, je suis d'accord avec vous : il y a un niveau critique en deçà duquel on ne peut pas faire illusion. Toute la question est de savoir où ce niveau se situe, compte tenu des enjeux actuels. Tant que nous avons un accès et une présence humaine et matérielle pour faire vivre cet accès, nous pouvons fonctionner « à géométrie variable », en fonction des crises et des attentes. Nous avons démontré cette capacité d'adaptation pendant la crise du Niger. Enfin, n'oublions pas la dimension régionale. Ce n'est pas pour rien que je me rends à Addis-Abeba.

Vous avez cité le cas de Djibouti. Cela ne fait pas partie de ma mission, mais je ne suis pas sans savoir que plusieurs pays, comme la Chine et les États-Unis, y assument pleinement une présence forte. La question ne se pose donc pas exactement dans les mêmes termes. En tout cas, nous y sommes. J'y insiste, la question est de savoir où l'on place le curseur pour que notre présence soit vécue comme efficace et dynamique.

M. Cédric Perrin, président. - La ligne de crête est étroite !

M. Rachid Temal. - Je suis déçu, car j'avais compris que vous deviez proposer une stratégie globale sur l'Afrique. Or, ce n'est pas tout à fait l'objet de votre mission. Beaucoup de pays africains ont le sentiment d'une réelle décolonisation. Quel est désormais le narratif français globalement ? Il y a certes l'aspect militaire, mais que dit-on sur la politique des visas en faveur des étudiants ? Quid des médecins présents dans notre pays ?

Aujourd'hui, ce n'est pas la fin de la Françafrique, c'est la fin de la France en Afrique : Mali, Niger, difficultés au Tchad et au Sénégal.

Quels moyens se donne-t-on pour avoir une stratégie d'influence multidimensionnelle en Afrique ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'ai peur de sortir de l'objet de votre mission, mais je m'intéresse tout particulièrement à la restitution d'oeuvres d'art au continent africain. Au cours des XIXe et XXe siècles, des milliers de pièces culturelles ont été acquises en Afrique par la contrainte et la violence. Le rapport Sarr-Savoy sur la restitution de patrimoine africain remis à l'Élysée en 2018 rappelait que 90 % du patrimoine culturel subsaharien se trouve aujourd'hui hors du continent. Des avancées ont eu lieu ces dernières années, mais nombre de musées et de collectionneurs se montrent encore réticents aux restitutions, invoquant notamment le manque d'infrastructures pour la conservation dans certains pays africains et le caractère inaliénable des oeuvres prévu par le code du patrimoine.

La loi de 2020 a permis d'accélérer le processus en faveur du Bénin et du Sénégal. Une convention a également la permis la restitution d'oeuvres à Madagascar. Cependant, le sujet est loin d'être épuisé.

Considérez-vous qu'une accélération et un élargissement géographique du processus de restitution pourraient permettre d'améliorer l'image de la France sur le continent africain ?

M. Alain Joyandet. - Je me réjouis qu'il y ait une personnalité identifiée et forte auprès du Président de la République pour incarner l'action de la France en direction du continent africain, en complément de nos différents ministères. Je le demandais depuis longtemps. Sans verser dans la flagornerie, je dirai même que choix de la personne est judicieux. Puisse cette mission s'élargir et devenir permanente.

Ma question est simple : les Africains ont-ils encore majoritairement une envie de France ?

M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur Temal, nous sommes loin de nos discussions sur le Charles-de-Gaulle... Ma feuille de route est certes spécifique, mais je l'ai acceptée comme telle. Dans notre relation à l'Afrique, nous sommes dans un entre-deux. Le monde d'hier n'a pas encore disparu, alors que celui de demain est en train de naître.

Certains pays, qui n'ont peut-être pas la même histoire commune avec l'Afrique que nous, ont su avant nous y développer un narratif, fruit d'une stratégie et d'une pensée sur ce que doit être la place de leur pays.

Par rapport à notre histoire, nous avons toujours une certaine ambition. Il faut que celle-ci se décline dans une stratégie claire. L'ardente obligation de ma mission est de m'en souvenir en permanence, même sur des sujets très spécifiques. Ma mission n'a de sens que si elle contribue, modestement, mais clairement, à la redéfinition de cette stratégie.

Sur les oeuvres d'art, je m'en excuse, la question est hors sujet par rapport à ma mission. Mais il se trouve que le sujet m'intéresse. D'ailleurs, lorsque je me suis rendu à Abidjan en février, j'ai visité le musée des civilisations, qui attend le retour du « tambour parleur ». La ministre de la culture ivoirienne m'a accompagné, signe que ma mission est vue largement par nos partenaires africains...

À titre purement personnel, je suis intimement persuadé qu'il ne faut pas être timide sur ce sujet. Chaque fois que nous sommes allés dans ce sens, en bon ordre et de manière intelligente, cela nous a été profitable.

Monsieur le ministre Joyandet, nous avons, en d'autres temps, vécu une transition harmonieuse et amicale au ministère de la coopération. Votre propos me touche donc d'autant plus.

Il ne me revient pas de décider s'il doit y avoir un « après » à ma mission. Si elle est perçue comme positive, la question se posera forcément, avec moi ou un autre. Il m'est difficile d'en dire plus à ce stade.

Je serai modeste sur l'accueil que je reçois. Dans un temps court, forcément, on voit un nombre limité de personnes, mais je peux quand même faire quelques constats.

Il faut aimer l'Afrique, sans être aveugle ou d'une indulgence coupable sur des errements qui peuvent exister. Je connais l'Afrique depuis longtemps, ce qui me permet d'entendre et de comprendre ce que l'on me dit sans me bercer d'illusions.

Le constat est clair : l'envie de France existe toujours, y compris dans les pays dont nous avons été chassés. Vous le savez comme moi, l'histoire n'est pas terminée, même si la suite sera forcément différente. Même chez ceux qui nous critiquent de façon virulente, on peut déceler une ambivalence. Alors, faisons mieux !

Les personnes qui travaillent de Paris avec les pays africainsm'ont confié avoir été étonnées de la bonne perception de mes déplacements, soit dit avec tous les bémols d'usage et une grande humilité.

M. Hugues Saury. - Je suis sans doute hors sujet, ma question portant sur la Corne de l'Afrique. C'est probablement une des régions du monde les plus déshéritées, les guerres et les famines s'y succédant. En même temps, les enjeux stratégiques y sont majeurs, avec la proximité du golfe d'Aden et de la mer Rouge. Enfin, la France est très présente à Djibouti. Le nombre de militaires y a cependant été divisé par deux, pour atteindre aujourd'hui 1 500. Dans le même temps, la Chine a construit une base pouvant accueillir près de 10 000 militaires.

Cependant, la Chinafrique ayant tendance à refluer, la France a-t-elle une carte spécifique à jouer, que ce soit en matière militaire ou commerciale ?

M. Patrice Joly. - Nous avons constaté une présence accrue de la Chine et de la Russie en Afrique. Pour autant, un certain nombre de pays en reviennent, échaudés par la prédation et l'endettement qui en découlent.

Avez-vous ressenti cela à l'occasion de vos déplacements ?

Dans les pays d'Afrique de l'Ouest, avez-vous aussi constaté l'influence croissante de l'Inde ? Si oui, dans quels domaines ?

Enfin, avez-vous constaté une contestation de la francophonie s'inscrivant dans une sorte de déconstruction du néocolonialisme post-colonialiste ?

M. Jean-Luc Ruelle. - En laissant de côté Djibouti, je m'interroge sur votre volonté de revoir la configuration militaire de la France en Afrique. À mon sens, redéployer ou downsizer m'apparaît positif. N'est-ce pas l'occasion de revoir la problématique de la sécurité en Afrique, qui touche tant le terrorisme que le narcotrafic, en nous appuyant sur les États-Unis, mais également sur des puissances africaines comme le Maroc, le Nigéria, le Kenya ou l'Afrique du Sud, partenaires dans le centre de Jacqueville ? À mon sens, la France ne devrait intervenir que pour coordonner tous ces efforts de sécurité.

M. Jean-Marie Bockel. - Je ne peux malheureusement pas faire un long développement sur la Corne de l'Afrique. Pourtant, c'est un enjeu majeur, notamment pour la sécurité des routes maritimes. Par ailleurs, Djibouti est à mettre en lien avec notre présence à Abu Dhabi. Il faudra imaginer des partenariats nouveaux dans cette région. Gardons à l'esprit que la distance entre l'est et l'ouest africains est plus importante que celle entre la France et l'ouest africain.

Monsieur le sénateur Joly, dans les récits que j'ai pu entendre, il y a aussi cette référence au Sud global, avec une remise en cause d'un certain nombre de vecteurs très forts, comme la francophonie. Je pense quand même que la présence française dans ces pays, à travers nos ambassades et nos centres culturels justifie de repenser la francophonie pour qu'elle corresponde aux attentes d'aujourd'hui, notamment celles de la jeunesse.

Nous avons nos défauts, mais nous gardons une certaine capacité d'adaptation. Aussi, je ne suis pas pessimiste sur notre capacité à déconstruire-reconstruire, sans laisser de vide trop longtemps entre les deux.

Monsieur le sénateur Ruelle, nous avons fait connaissance à Abidjan. Je partage totalement votre vision : nous serons de plus en plus dans une démarche de coordination. Nos partenaires africains, américains ou européens attendent que nous jouions davantage ce rôle. La dimension de soft power peut être à notre avantage si nous savons prendre ce virage.

Je reviens en arrière sur l'influence de l'Inde. Nous l'avions évoquée dans le rapport réalisé avec Jeanny Lorgeoux, voilà 11 ans. Néanmoins, je ne l'ai pas rencontrée à ce stade dans le cadre de ma mission actuelle. Vous pourriez aussi parler du Maroc, de la Turquie ou du Brésil. Ces pays ont compris que beaucoup de choses allaient se jouer sur ce continent au XXIe siècle.

M. Philippe Folliot. - J'étais fin février au Tchad, juste avant votre visite. Nous avons des relations singulières avec ce pays. Félix Éboué a ainsi été le premier à rejoindre la France Libre à partir du Tchad. Nous avons par ailleurs mené beaucoup d'Opex dans ce pays, qui a connu une élection présidentielle voilà peu.

J'ai eu des échanges avec les militaires du 8e RPIMA de Castres présents sur place. Selon que l'on nous demande de partir ou que nous anticipions un retrait, la situation est différente. Quelle est votre vision de la présence militaire française au Tchad ?

Mme Annick Girardin. - Vous avez évoqué un nécessaire renforcement de la coordination. Or je suis toujours inquiète quand il s'agit d'aborder nos relations avec l'Europe et ses institutions quand il est question d'Afrique. Menez-vous une action particulière à cet égard, au moment où nous voulons retravailler le narratif français et une stratégie d'influence globale de la France ?

Enfin, avez-vous pu évaluer le niveau d'influence des groupes militaires privés non africains dans les institutions étatiques des pays que vous avez visités ?

M. Jean-Marie Bockel. - Le Tchad est sans doute le pays où la situation est la plus complexe, dans la mesure où nous y possédons trois bases. C'est un pays qui a une vraie tradition militaire et où les attentes de partenariat en la matière ont été très claires. Nous avons rencontré un peu tout le monde sur place. Il nous a clairement été dit que les effectifs leur importaient moins que la qualité des partenariats.

Nous analysons précisément les demandes de N'Djamena. Bien sûr, nous ne pouvons pas dire oui à tout, mais il y a des sujets sur lesquels nous pouvons avancer de manière positive, dans le respect des spécificités de ce pays complexe.

Mme la sénatrice Annick Girardin, c'est vrai, nous ressentons parfois un sentiment de solitude parmi nos partenaires européens. Leur position peut être ambiguë : certains nous font la morale en espérant que nous serons toujours là en cas de crise.

Je vais me rendre dans quelques semaines à Bruxelles pour envisager des propositions de soutien, d'aide, de partenariat sur les infrastructures, les formations, y compris dans des domaines proches du militaire. Il y a vraiment une marge de développement à cet égard. Il faudrait pouvoir intervenir en tant qu'« équipe Europe », dans le respect des spécificités, chaque pays ayant une histoire différente avec l'Afrique. J'y crois beaucoup.

J'en termine avec les groupes privés. Bien sûr, cela revient dans les discussions. Dans les pays que j'ai visités, comme le Tchad, les autorités sont très méfiantes et voient les limites de tels dispositifs. Elles nous font passer le message qu'elles veulent continuer à travailler avec nous. Sous-entendu : ne nous poussez pas dans les bras d'autres ! Il y a bien entendu une part de dialectique.

En conclusion, je dirai que notre influence doit être assumée. Beaucoup se joue dans la perception. Aussi, la dimension militaire doit être ramenée à sa juste place. Elle ne doit pas empêcher de développer d'autres aspects tellement importants.

Le Président de la République, le 27 févier 2023, déclarait : « la terre africaine est tout sauf une terre d'angoisse et de résignation ; elle est une terre d'optimisme et de volontarisme ». Il en appelait alors à une nouvelle forme de partenariat y compris sur le plan militaire. Je tâche d'apporter ma modeste contribution à cette vision.

M. Cédric Perrin, président. - Je regrette que le Président de la République ne vous ait pas confié une mission plus globale sur l'Afrique. Nous sommes face à un paradoxe : on nous dit que l'Afrique est le continent du XXIe siècle ; dans le même temps, nous réduisons notre présence, de gré ou de force, et beaucoup d'autres pays s'y intéressent. Cette audition permettra de nourrir notre réflexion et les travaux des rapporteurs pour les mois qui viennent, en complément des visites effectuées par la commission dans six pays africains en 2024.

La réunion est close à 11 h 20.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Notre ordre du jour appelle maintenant l'examen du rapport de M. Akli Mellouli sur le projet de loi autorisant l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier.

M. Akli Mellouli, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier.

Cet accord s'inscrit dans le cadre de la politique de coopération avec l'Allemagne, qui a été particulièrement marquée par le traité de l'Élysée de 1963, puis, plus récemment, par le traité d'Aix-la-Chapelle sur la coopération et l'intégration franco-allemandes du 22 janvier 2019. Un approfondissement des liens bilatéraux en matière transfrontalière, d'éducation, de recherche, de climat ou encore de politique étrangère y est prévu.

C'est dans ce cadre que la région Grand Est a mis en place un dispositif d'apprentissage transfrontalier avec certains territoires frontaliers allemands. D'abord réalisé sur la base d'expérimentation dès 2010, le dispositif a été formalisé par deux accords-cadres : l'accord-cadre relatif à l'apprentissage transfrontalier dans le Rhin supérieur du 12 septembre 2013, puis celui pour la coopération transfrontalière en formation professionnelle et continue Sarre-Lorraine du 20 juin 2014.

Ces deux accords-cadres étaient déjà fragiles dans la mesure où le droit ne prévoyait pas la possibilité de réaliser la partie pratique ou théorique de sa formation dans un autre pays que la France.

Surtout, la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a retiré aux régions françaises la compétence d'organisation et de financement principal des formations par apprentissage. Alors que, depuis la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, ces dernières occupaient une place centrale dans la définition de la politique d'apprentissage, désormais, l'État et France Compétences en sont les pivots politique et financier.

Les accords ont donc pris fin. Une procédure dérogatoire a été toutefois mise en place afin de maintenir provisoirement le dispositif. Ce sont les opérateurs de compétences, organismes agréés par l'État créés par la loi de 2018, qui prennent en charge les contrats d'apprentissage jusqu'à l'entrée en vigueur du présent accord, et au plus tard le 31 décembre 2024.

Depuis les accords-cadres de 2013 et 2014, plus de 500 jeunes ont bénéficié du dispositif, essentiellement du côté français.

Comme l'a souligné le Comité franco-allemand de coopération transfrontalière, institué par le traité d'Aix-la-Chapelle, dans un avis du 31 mai 2021, une solution pérenne devait être trouvée.

Les acteurs locaux ont joué un rôle prépondérant pour que l'apprentissage transfrontalier trouve enfin un cadre légal, en introduisant dans la loi dite 3DS du 21 février 2022 de nouvelles dispositions dans le code du travail relatives au développement de l'apprentissage transfrontalier. C'est plus précisément dans le chapitre V du titre III du livre II de la sixième partie du code du travail.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée chargée de l'insertion lors de l'examen du projet de loi et ancienne présidente du conseil départemental du Haut-Rhin, a déposé un amendement visant à encadrer l'apprentissage transfrontalier. Cet amendement a été élaboré sur la base des recommandations d'un rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas). M. Sylvain Waserman, député, a également déposé un amendement relatif à l'apprentissage transfrontalier lors de l'examen du projet de loi, avec le soutien de la majorité présidentielle. Il a plus largement soutenu l'insertion dans le projet de loi d'un chapitre entier dédié à la coopération transfrontalière.

La loi 3DS prévoit expressément que « l'apprentissage transfrontalier permet à un apprenti d'effectuer une partie de sa formation pratique ou théorique dans un pays frontalier de la France » et que « les modalités de mise en oeuvre de l'apprentissage transfrontalier sont précisées dans le cadre d'une convention conclue entre la France et le pays frontalier dans lequel est réalisée la partie pratique ou la partie théorique de la formation par apprentissage ».

La loi autorisait le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnance toute mesure relevant du domaine de la loi afin de définir les modalités d'organisation, de mise en oeuvre et de financement de l'apprentissage transfrontalier. Elle a été publiée le 22 décembre 2022.

C'est donc sur la base de ces dispositions législatives que le présent accord a été conclu. Il s'agit du premier accord signé dans ce cadre légal.

Dès le printemps 2022, des contacts ont été pris entre les ministères français et allemands concernés. La signature de l'accord a eu lieu à Lauterbourg, le 21 juillet 2023, par les ministres des affaires étrangères des deux parties. Il s'inspire largement des précédents accords-cadres de 2013 et 2014 qui donnaient satisfaction aux deux parties.

Le groupe SER a demandé un retour à la procédure normale pour l'examen de ce projet de loi. À mon sens, deux aspects du texte pourraient être améliorés : l'évaluation du dispositif, notamment sur les entrées et sorties, et la question de la langue, qui pourrait être un levier essentiel de la coopération entre nos deux pays et permettre aux jeunes Français de bénéficier de plus d'opportunités d'emplois.

Sous réserve de ces observations, je préconise l'adoption de ce projet de loi.

M. Cédric Perrin, président. - En tant qu'élu d'un département frontalier de la Suisse et de l'Allemagne, je peux vous assurer que ces questions de coopération transfrontalière en matière d'apprentissage sont absolument fondamentales, sachant qu'il y a une vraie culture de l'apprentissage en Allemagne dont nous pourrions nous inspirer.

Je suis heureux de pouvoir avancer sur ces questions avec ce texte.

Mme Michelle Gréaume. - Je suis également élue d'un département frontalier de la Belgique. Il me semble que nous devrions faire une analyse plus poussée, car je crains que nos forces vives ne soient attirées par l'Allemagne ou la Belgique, où les salaires sont supérieurs, notamment dans certains secteurs où nous avons besoin d'une main-d'oeuvre très spécialisée. Cela ne va-t-il pas entraîner la fermeture de structures d'enseignement public en France ?

M. Akli Mellouli, rapporteur. - C'est déjà un phénomène que nous observons dans le monde professionnel. Aujourd'hui, beaucoup de villages français vivent grâce aux travailleurs transfrontaliers employés en Suisse ou au Luxembourg. Mais ce texte porte sur l'apprentissage. Il s'agit pour nos jeunes d'obtenir un bagage plus complet. Avec ces échanges en matière d'apprentissage, il me semble que nous apportons notre pierre à la construction européenne.

Nous sommes en retard par rapport au système éducatif allemand. Ces échanges nous permettraient d'évoluer dans le bon sens. Le risque est plus du côté de l'Allemagne en l'occurrence.

M. Cédric Perrin, président. - Je souscris complètement à ces propos. J'ai toujours du mal à convaincre les préfets de mon département de travailler sur cette question. Par exemple, Swatch, et ses plus de 1 000 emplois, est installée à deux kilomètres de chez moi, de l'autre côté de la frontière : 80 % des salariés sont Français ; 100 % des apprentis sont suisses. Nos villes et villages vivent essentiellement de la richesse apportée par ce travail frontalier. Malgré tout, mon département est l'un des plus industrialisés de France, avec 43 % d'emplois industriels. Il faut travailler davantage sur ce sujet avec les organisations patronales et salariales.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je suis d'accord également. Il y a un vrai consensus aujourd'hui sur les bienfaits d'Erasmus pour les universités françaises. Pendant, trop longtemps, l'apprentissage a été délaissé en France. Ce type d'accord est l'occasion d'y remédier. Il est temps de nous inspirer de l'Allemagne pour ce qui est des structures technologiques et professionnelles. Nos jeunes ont actuellement trop de mal à trouver des stages pour valider leurs diplômes.

M. Cédric Perrin, président. - C'est gagnant-gagnant pour les territoires. Si les entreprises de part et d'autre de la frontière ne trouvent pas de main-d'oeuvre qualifiée, elles s'en iront.

M. Akli Mellouli, rapporteur. - Il y a une valeur ajoutée pour nos apprentis. Notre main-d'oeuvre va gagner en qualité.

Le projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de l'État indépendant de Papouasie-Nouvelle-Guinée relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Notre ordre du jour appelle enfin l'examen du rapport de M. Hugues Saury sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de l'État indépendant de Papouasie-Nouvelle-Guinée relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces.

M. Hugues Saury, rapporteur. - Le projet de loi qui vous est aujourd'hui soumis concerne l'accord entre la France et la Papouasie-Nouvelle Guinée relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces, signé à Port-Moresby le 31 octobre 2022.

Le contexte de cet accord est celui du renouveau, depuis 2018, de la stratégie indopacifique française, avec, notamment, un partenariat renforcé avec la Papouasie-Nouvelle Guinée.

Avec un territoire de plus de 462 000 kilomètres carrés, soit l'équivalent de la superficie de la Suède, la Papouasie-Nouvelle Guinée occupe une place centrale dans le Pacifique Sud, entourée par l'Indonésie, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie, la Chine, et le Japon plus au nord.

Les îles papouasiennes présentent le paradoxe d'être un territoire à la fois très méconnu et très courtisé par ses puissants voisins, pour lesquels elles constituent un enjeu d'influence majeur. Il demeure l'un des pays au monde les moins explorés.

Occupé aux trois quarts par une forêt primaire particulièrement dense, il est l'un des pays les plus ruraux au monde, avec une population vivant à 87 % hors des centres urbains ; sa société est majoritairement constituée de communautés traditionnelles, offrant une très grande diversité culturelle et linguistique - on y recense, suivant les sources, entre 700 et 850 langues, soit 10 % des langues parlées dans le monde. Ces tribus sont le plus souvent organisées de manière autosuffisante, sans accès aux capitaux étrangers.

Cet important isolement culturel et économique contraste avec l'intérêt qu'il suscite pour des partenariats dans les domaines les plus divers. En effet, du fait de sa situation géographique, il représente un enjeu majeur dans la compétition géopolitique à laquelle se livrent les principaux acteurs de la région, notamment la Chine, qui mène une politique d'influence très active dans la région, et l'Australie, qui, du fait de son passé colonial et de sa proximité, demeure un partenaire très présent. Pour illustrer cette rivalité acharnée, je ne vous citerai que les visites concomitantes, fin avril dernier, du ministre des affaires étrangères chinois, qui oeuvre à un futur accord de libre-échange, et du Premier ministre australien, qui entendait réaffirmer l'excellence de la relation bilatérale entre les deux pays. De leur côté, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France multiplient également leurs efforts pour renforcer leur présence et leur influence dans l'état papouasien. Il est à noter que la France est le seul pays européen à disposer d'une ambassade dans ce pays.

La Papouasie-Nouvelle-Guinée adopte, face à cet environnement complexe, une stratégie prudente et ouverte. Faisant sienne la formule d'Houphouët-Boigny, elle se dit officiellement « amie de tous, ennemie de personne ». Ainsi, l'Australie, qui finance près de la moitié de son développement, demeure son principal partenaire commercial et financier, mais dans le même temps, la Papouasie-Nouvelle Guinée entretient des relations privilégiées avec la Chine, dont elle est le principal partenaire commercial du Pacifique insulaire, et qui détient 25 % de sa dette publique.

Cependant, il est intéressant de souligner que la Papouasie-Nouvelle Guinée entend clairement limiter l'influence chinoise aux domaines économique, commercial et de développement. En ce qui concerne les questions d'ordre politique et sécuritaire, elle demeure résolument tournée vers ses partenaires occidentaux, avec notamment la signature, le 23 mai 2023, d'un important pacte de sécurité avec les États-Unis, et, le 7 décembre dernier, d'un accord de sécurité approfondi avec l'Australie comportant un projet ambitieux de police du Pacifique et impliquant un volet de lutte contre la cybercriminalité.

La France, pour sa part, cherche à se positionner dans cet échiquier en multipliant les contacts au plus haut niveau, comme la visite du Président de la République à Port-Moresby en juillet 2023 et l'accueil à Paris du Premier ministre James Marape en septembre 2023 le montrent. La coopération franco-papouasienne est particulièrement approfondie dans le domaine environnemental, avec le projet de « plateforme pays », initié par la France en vue de rassembler des bailleurs internationaux pour financer la protection de la biodiversité et la préservation de la forêt. L'Agence française de développement (AFD) intervient en outre sur les enjeux liés au changement climatique. Enfin, la France participe aux opérations dites HADR (Humanitarian Assistance and Disaster Relief), la Papouasie-Nouvelle Guinée étant très exposée aux risques météorologiques, sismiques et volcaniques.

Dans ce contexte de lutte d'influence, l'accord qui nous occupe aujourd'hui vient renforcer la coopération franco-papouasienne en matière de défense en établissant bilatéralement un statut des forces armées, ce que l'on appelle communément un Sofa (Status of Forces Agreement).

Du point de vue opérationnel, la Papouasie-Nouvelle Guinée relève de la zone de responsabilité des Forces armées en Nouvelle-Calédonie (Fanc), soit un effectif de 1 500 militaires, essentiellement structuré autour du régiment d'infanterie de marine du Pacifique, de la base navale de Nouméa et de la base aérienne de Tontouta.

De son côté, l'armée papouasienne compte 3 600 soldats, pour un budget de 80 millions d'euros. Nettement sous-dimensionnée compte tenu de la superficie du pays et des troubles tribaux qui l'agitent périodiquement, elle compte sur ses partenaires pour pallier ses lacunes capacitaires.

La coopération actuelle entre nos deux armées se déroule actuellement dans le cadre d'arrangements techniques, voire informels, et permet d'ores et déjà la participation des forces papouasiennes aux exercices Équateur et Croix du Sud. Néanmoins, un cadre juridique plus solide et protecteur sera bienvenu afin de développer une coopération pérenne.

Pour ce qui est du contenu de l'accord en lui-même, il correspond en tous points aux standards français. Sa rédaction a été proposée par la France en 2022 et acceptée sans négociation par la partie papouasienne la même année.

Les formes de coopération impliquées par l'accord concernent notamment la formation, l'entraînement des forces, l'aide humanitaire, le conseil, le soutien technique et logistique. L'article 3 les définit par une liste non exhaustive. Aussi ai-je interrogé les commissaires du Gouvernement afin de m'assurer que cette rédaction n'était pas de nature à entraîner la France au-delà des domaines cités, dans des interventions qui s'avéreraient étrangères à la philosophie de ce texte. Les commissaires du Gouvernement m'ont pleinement rassuré sur ce point, confirmant qu'une telle dérive n'était pas possible dans le cadre de cet accord, qui régit la coopération bilatérale en temps de paix.

L'accord reprend par ailleurs les clauses standards des Sofa, précisant notamment les modalités de financement des opérations, de séjour et de circulation des troupes, de port d'arme, de règlement des dommages, de fiscalité, d'accès aux soins, d'échange d'informations. Il intègre enfin, bien que la peine de mort ait été abolie en Papouasie-Nouvelle Guinée en 2022, la clause de précaution selon laquelle la peine capitale ne peut être prononcée à l'encontre de personnels poursuivis sur le territoire de l'autre partie. Il s'agit là d'un garde-fou prudent, en cas de retour en arrière, même si rien ne laisse supposer que cela puisse être un jour le cas.

Compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ce texte, qui viendra consolider un partenariat stratégique que la France, comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée, appelle de ses voeux, et renforcer la présence de la France dans une zone d'importance majeure, à savoir l'Indo-Pacifique. L'Assemblée nationale l'a, quant à elle, adopté le 10 avril dernier. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le 19 juin prochain, selon une procédure simplifiée.

M. Rachid Temal. - Nous y sommes favorables. La Papouasie-Nouvelle-Guinée a-t-elle des accords de ce type avec d'autres pays ?

M. Hugues Saury, rapporteur. - Oui, avec l'Australie, l'Indonésie, les Fidji... Elle a des accords à la fois militaires et commerciaux avec des polarités différentes selon le domaine.

Le projet de loi est adopté, à l'unanimité, sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part et de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Alain Cazabonne rapporteur sur le projet de loi n° 544 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Arménie, d'autre part, et de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Étienne Blanc rapporteur sur le projet de loi n° 545 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense.

Proposition de résolution sur le règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense - Désignation d'un rapporteur

M. Cédric Perrin, président. - Dans le cas où la commission des affaires européennes adopterait une proposition de résolution sur le règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense, je vous propose de nommer comme rapporteur notre collègue Jean-Luc Ruelle. Nous devons travailler sur ce sujet dans un délai très resserré, le passage en commission devant se faire début juin.

M. Rachid Temal. - Sur le dernier, point, il serait bien que nous ayons un temps de discussion politique avant la présentation du rapport, car il y a des enjeux stratégiques importants, notamment pour notre base industrielle et technologique de défense.

M. Cédric Perrin, président. - Je suis d'accord sur le principe. Vous pouvez prendre langue avec M. Ruelle pour présenter vos observations. Je propose que nous en reparlions lors du Bureau de la commission du 22 mai.

La commission désigne M. Jean-Luc Ruelle rapporteur sur la proposition de résolution sur le règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense.

La réunion est close à 11 h 45.