Mardi 14 mai 2013

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Approbation de l'accord entre la France et le Luxembourg en matière de sécurité sociale - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Daniel Reiner, rapporteur, et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 416 (2012-2013) autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg pour le développement de la coopération et de l'entraide administrative en matière de sécurité sociale.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - La France et le Luxembourg sont liés, en matière de sécurité sociale, par plusieurs textes. Tout d'abord, le règlement 883/2004/CE du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ainsi que son règlement d'application en matière de coopération administrative dans le champ de la sécurité sociale. Ensuite, un accord bilatéral de sécurité sociale, depuis 2008, visant à compléter les dispositions communautaires, en particulier en matière de prestations et de recouvrement des cotisations et trop-versés. Néanmoins, les autorités des deux pays ont souhaité développer encore plus cette coopération, répondant ainsi à une faiblesse du dispositif qui nécessite une coopération renforcée et directe entre les organismes de sécurité sociale eux-mêmes des deux États.

Ainsi, la France et le Luxembourg ont conclu un accord par échange de lettres, en avril et juin 2011, visant à moderniser leur coopération bilatérale en matière de sécurité sociale. C'est cet accord qui est aujourd'hui soumis à l'approbation du Sénat.

Les relations franco-luxembourgeoises sont excellentes, et la coopération, en particulier transfrontalière, est très développée. En termes d'échanges humains, le nombre de ressortissants français au Luxembourg est en progression constante, pour s'établir à 35 200 en 2013. A l'inverse, on dénombre un millier de Luxembourgeois établis en France, et plus de 75 000 travailleurs frontaliers. Au total, ce sont plus de 100 000 Lorrains qui travaillent à l'étranger.

Les flux financiers qui découlent de ces échanges humains sont donc, eux aussi, à un niveau très élevé. Ainsi, en 2011, les remboursements français de soins de santé effectués au Luxembourg s'élevaient à 2 millions d'euros, et à 114 millions d'euros dans l'autre sens, pour payer les prestations réalisées en France.

L'objectif affiché de cet accord est de lutter efficacement contre les fraudes en matière de sécurité sociale en permettant une coopération accrue entre les autorités compétentes des deux pays. Cette coopération est encouragée par Bruxelles, qui invite les États membres à prendre les mesures et adopter les procédures nécessaires en vue d'améliorer la coopération dans les domaines visés grâce aux modalités pratiques de coopération et d'entraide administrative.

Ainsi, cet accord pose les principes de la coopération en matière de sécurité sociale dans 3 secteurs :

- Le premier est la coopération en matière de prestations : il s'agit de permettre à l'une des parties de vérifier auprès de l'autre, en cas d'incertitude, si une personne peut bénéficier de l'affiliation à un régime de protection sociale ou de l'octroi d'une prestation. Outre les conditions d'éligibilité et de résidence, cela peut prendre la forme d'une appréciation des ressources dont la personne est susceptible de bénéficier sur son territoire, notamment dans le cas d'une prestation soumise à condition de ressources. Également, une partie peut vérifier que la personne n'est pas bénéficiaire de prestations dont le cumul avec une autre prestation versée par la partie contractante serait interdit. En fonction des informations obtenues, une partie est en droit de refuser, suspendre ou supprimer une prestation.

- Le deuxième est la coopération en matière d'assujettissement, notamment en cas de détachement de travailleurs : est prévu le contrôle par les autorités compétentes des conditions de détachement, afin de pouvoir déterminer la législation applicable. Les conditions devant être respectées sont celles de l'affiliation à la législation du pays d'envoi préalablement au détachement, de la justification par l'entreprise d'envoi d'une activité réelle, et du maintien du lien de subordination. Si les autorités compétentes s'aperçoivent qu'une attestation de détachement a été établie à tort, elles doivent en informer leurs interlocuteurs dans l'autre État, qui doivent alors, dans un délai d'un mois, se prononcer sur le maintien ou le retrait de l'attestation en question. Les autorités compétentes en charge du recouvrement peuvent interroger celles de l'autre Partie afin de vérifier que les cotisations ou contributions sont effectivement dues. Enfin, est prévue une transmission annuelle des fichiers des statistiques de détachement sur le territoire de l'autre Partie.

- Le troisième est la coopération en matière de contrôles : le soutien aux actions de contrôle est érigé en principe. Afin de permettre au mieux la réalisation des contrôles, des agents peuvent être échangés afin d'appuyer des opérations sur le territoire de l'autre Partie. Dans ce cas, ils ont uniquement le statut d'observateur. Enfin, en cas d'arrêt de travail, une Partie contractante peut demander à l'autre Partie de procéder aux mesures de contrôles prévues par la législation. Ces mesures doivent être mises en oeuvre sans délai et le résultat transmis aux autorités à l'origine de la demande. De même, un médecin peut être mandaté afin d'effectuer une visite de contrôle au domicile du salarié.

Les fraudes aux prestations sociales sont un problème et il convient d'encourager toute mesure permettant de les résoudre. Toutes branches de la sécurité sociale confondues, le montant des fraudes détectées (hors assurance-chômage) en France est estimé à 457 millions en 2010, dont 156 millions pour l'assurance maladie.

Il est difficile d'apprécier le montant des erreurs ou fraudes aux prestations sociales entre la France et le Luxembourg, mais il est probablement assez marginal, il s'agit donc d'un accord de clarification et non de sanction qui s'inscrit dans le prolongement des dispositions communautaires en la matière, et de l'accord de sécurité sociale précédemment conclu avec le Luxembourg en les complétant.

La Chambre des députés du Grand-Duché de Luxembourg a adopté le 30 janvier 2013 le projet de loi, et la loi portant approbation de l'Accord a été promulguée le 26 février 2013. C'est pourquoi je vous recommande d'adopter cet accord qui pourrait faire l'objet d'un examen selon la forme simplifiée en séance publique le 29 mai.

M. Michel Boutant. - Quelle est l'importance du travail transfrontalier ?

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Les échanges humains sont très importants et sont présents entre tous les pays transfrontaliers. Par exemple, on dénombre des travailleurs allemands, assez peu nombreux, mais en revanche beaucoup de Français travaillent en Allemagne, dans les usines automobiles notamment, alors même qu'on a une industrie automobile en Lorraine : Smart, Renault, les moteurs Peugeot. Pourtant on ne trouve pas de mécaniciens en Lorraine, ils préfèrent travailler en Allemagne où ils sont payés 20 % de plus.

Des Lorrains travaillent aussi en Belgique, en particulier dans la zone autour de Liège. A l'inverse, on dénombre peu de Belges travaillant en France, par contre de nombreux Belges travaillent en Belgique et habitent en France !

Enfin, Belges, Luxembourgeois et Allemands viennent faire leurs courses en Lorraine, où les prix dans les grandes surfaces sont moins élevés.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre la Communauté européenne et l'Indonésie - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. André Dulait, rapporteur, et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 417 (2012-2013) autorisant la ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d'une part, et la République d'Indonésie, d'autre part.

M. André Dulait, rapporteur. - Mes chers collègues, le projet de loi soumis à votre examen demande l'approbation d'un accord-cadre global de partenariat et de coopération signé le 9 novembre 2009 entre, d'une part, l'Union européenne et ses Etats membres et, d'autre part, la République d'Indonésie.

Cet accord-cadre se substitue à l'accord CEE-Association des Nations d'Asie du Sud-est ou ANASE qui comprend l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande signé en juin 1980 et qui portait sur la coopération dans les domaines commercial, économique et du développement.

L'accord-cadre conclu en 2009 étend de façon significative les secteurs de coopération entre l'Union et l'Indonésie.

De l'avis de votre rapporteur, la ratification de cet accord cadre ne soulève aucune difficulté.

En complément des indications fournies dans l'exposé des motifs du projet de loi et de l'étude d'impact, et pour que votre information soit parfaite, je souhaite très rapidement porter à votre connaissance les éléments suivants concernant, d'une part, la genèse de l'accord et, d'autre part, son contenu.

L'Union européenne a souhaité, dans les années 1990, inscrire sa relation avec les Etats tiers dans un cadre global et engager la négociation d'accords portant à la fois sur les domaines politique, économique et sectoriel. C'est pourquoi elle a proposé, en 2004, aux six Etats membres fondateurs de l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (Brunei, Malaisie, Indonésie, Philippines, Thaïlande, Singapour) de conclure des accords de ce type. L'Union européenne et ces six Etats n'étaient alors liés que par un accord de coopération interrégional (CE-ANASE), très général, conclu en 1980.

Des négociations ont été engagées avec les Etats les plus intéressés par cette démarche. Elles ont été lancées en 2005 avec l'Indonésie et conclues en 2007.

L'accord n'a cependant été signé que deux ans plus tard, les relations entre l'Union européenne et l'Indonésie ayant été affectées, entre 2007 et 2009, par l'interdiction d'exploitation dans l'espace aérien européen de toutes les compagnies aériennes indonésiennes, décision prise après la survenue de plusieurs accidents d'aéronefs en Indonésie.

L'accord a été signé fin 2009 après que l'Union européenne eut partiellement levé cette interdiction.

L'accord dont nous sommes saisis est le premier accord de ce type conclu en Asie. Depuis lors, l'Union européenne a signé des accords avec la Corée du Sud en 2010, avec le Vietnam en 2012, les Philippines en 2012 et la Mongolie en 2012 également.

Des négociations ont été engagées avec la Chine, le sultanat du Brunei, la Malaisie, la Thaïlande, Singapour, l'Afghanistan, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon.

Ces textes comportent, pour l'essentiel, des dispositions similaires : lutte contre la prolifération des armes de destruction massive ; lutte contre la criminalité et le terrorisme transnationaux ; coopération dans les instances régionales et internationales ; développement du commerce et des investissements ; coopération sur les secteurs d'intérêt commun (tourisme, fiscalité, douanes, politique macro-économique, politique industrielle, société de l'information, science et technologies, énergie, transports, éducation, culture, environnement, ressources naturelles, agriculture, pêche, santé, sécurité alimentaire, statistiques, protection des données à caractère personnel, modernisation de l'administration publique) ; coopération sur les questions de migrations et de trafic d'êtres humains ; dans le domaine des droits de l'Homme et de la justice ; promotion des liens entre les peuples. Aucun des accords évoqués précédemment n'est à ce stade entré en vigueur.

Si l'accord-cadre n'est pas encore entré en vigueur, il a déjà permis de renforcer les relations entre l'Union européenne et l'Indonésie dans plusieurs domaines : mise en place d'un dialogue annuel portant sur les droits de l'Homme, échanges en matière de lutte contre le terrorisme, notamment.

Les relations entre l'Union et l'Indonésie ont vocation à se développer selon les axes définis dans l'accord. Plusieurs secteurs de coopération prioritaires ont cependant été identifiés : commerce et investissement, environnement, éducation.

En décembre 2009, le président indonésien et le président de la Commission européenne ont décidé de mettre en place un groupe conjoint chargé d'examiner les moyens d'accroître le commerce et les investissements entre l'UE et l'Indonésie.

En mai 2011, le groupe s'est prononcé en faveur de la négociation d'un accord de libre-échange. Aucune décision n'a été prise à ce stade. Ces hésitations sont notamment liées aux débats internes à l'Indonésie sur l'impact pour le pays de l'association de libre-échange entre la Chine et l'ANASE, entré en vigueur en 2010.

En conclusion, le projet soumis à votre approbation sert les intérêts de l'Union européenne en général et de notre pays en particulier.

Je vous recommande donc de l'adopter et de procéder à son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Ratification de la convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. André Vallini, rapporteur, et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 419 (2012-2013) autorisant la ratification de la convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme.

M. André Vallini, rapporteur. - Mes chers collègues, le projet de loi soumis à notre examen demande l'approbation d'une convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme. Cette convention a été ouverte à la signature le 16 mai 2005 et signée par la France, le 23 mars 2011 à Strasbourg.

Elle vise à compléter la précédente convention du Conseil de l'Europe du 8 novembre 1990 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, sur le volet spécifique du financement du terrorisme.

Je souhaiterais compléter les éléments contenus dans l'exposé des motifs du projet de loi et l'étude d'impact annexée par quelques éléments d'information que j'ai obtenus auprès des services concernés. Ces éléments concernent essentiellement le dispositif actuel de lutte contre le blanchiment en matière de terrorisme.

Le dispositif national de lutte contre le financement du terrorisme s'appuie sur le dispositif préventif déjà prévu pour la lutte contre le blanchiment. Il est complété par un volet répressif plus spécifique.

Le dispositif préventif de lutte contre le financement du terrorisme était à l'origine limité au secteur bancaire. Il a été progressivement étendu à d'autres acteurs économiques et s'articule autour de deux grands types d'obligations : les obligations de vigilance et les obligations déclaratives.

Vous trouverez dans mon rapport écrit la liste des professions auxquelles s'appliquent les obligations de déclaration en vertu de l'article L 561-2 du code monétaire et financier. Retenez simplement que cette liste est très étendue et que sont concernés tous les intermédiaires susceptibles de concourir à la réalisation d'une transaction financière qu'elle qu'en soit la forme. Toutefois, les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, les avocats, les avoués près les cours d'appel, les notaires, les huissiers de justice, les administrateurs et mandataires judiciaires et les commissaires-priseurs judiciaires ne sont soumis aux obligations de déclaration que dans des cas précis et selon des modalités spécifiques.

Première série d'obligation : tous les professionnels concernés sont tenus, avant l'entrée en relation d'affaires ou avant d'assister leur client dans la préparation ou la réalisation d'une opération, de procéder à son identification sur la base de tout document écrit probant. A défaut d'obtention de ces données, le professionnel doit renoncer. C'est ce que l'on appelle les obligations de vigilance.

La vigilance doit rester constante tout au long de la relation d'affaires mais elle peut être modulée en fonction du risque attaché au client, au produit ou à l'opération. Certaines opérations doivent toutefois faire l'objet d'un examen renforcé lorsqu'il s'agit d'une opération complexe ou portant sur un montant inhabituellement élevé ou qui paraît dépourvue de justification économique ou d'objet licite.

Par ailleurs, le dispositif actuel prévoit des obligations déclaratives, qui sont de trois types distincts :

a) l'obligation déclarative aux douanes des sommes, titres et valeurs d'un montant égal ou supérieur à 10 000 euros transportés par une personne physique, vers ou en provenance d'un autre Etat ;

b) la déclaration de certitude au procureur de la République : qui s'applique à tous les professionnels - autres que ceux visés à l'article L 561-2 du CMF qui, dans l'exercice de leur profession, « réalisent, contrôlent ou conseillent des opérations entraînant des mouvements de capitaux » ; ces professionnels sont tenus de déclarer au procureur de la République les sommes et les opérations s'y rapportant qu'ils savent participer au financement du terrorisme ;

c) la déclaration de soupçons à TRACFIN : les professionnels mentionnés sur la liste de l'article L 561-2 sont tenus de déclarer à la cellule de renseignement nationale TRACFIN les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu'elles proviennent d'une infraction passible d'une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme.

S'agissant du dispositif répressif spécifique au financement du terrorisme, je rappellerais que le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l'intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu'ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie en vue de commettre l'un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d'un tel acte, est considéré comme un acte de terrorisme. Le financement du terrorisme est puni de dix ans d'emprisonnement et de 225 000 euros d'amende.

Les infractions dites « terroristes », dont le financement du terrorisme, obéissent à un régime procédural particulier concernant la garde à vue, les techniques spéciales d'enquêtes et la prescription allongée à 30 ans pour les crimes et à 20 ans pour les délits.

Troisièmement, pour ce qui est des moyens mis en oeuvre et des résultats obtenus, selon les indications qui m'ont été fournies, il ne serait pas possible de quantifier le nombre de personnes impliquées dans le dispositif préventif de lutte contre le financement du terrorisme, qu'il s'agisse des professionnels assujettis ou des membres des administrations concernées (Ministère des Finances, l'Autorité de contrôle prudentiel ou TRACFIN).

Du point de vue judiciaire, la section anti-terroriste du parquet de Paris, service à compétence nationale, compte actuellement sept magistrats du parquet, auxquels s'ajoutent cinq fonctionnaires de greffe. Par ailleurs, huit magistrats instructeurs spécialisés ont été nommés, assistés de leur greffier. Un juge d'application des peines est également spécialisé dans le terrorisme.

Vous trouverez dans mon rapport écrit des statistiques précises concernant les infractions punies depuis 2005.

Retenons simplement qu'en 2011 on relevait 165 infractions de blanchiment simple, 76 infractions de blanchiment aggravé, 20 infractions de blanchiment douanier, soit un total de 216 infractions pour blanchiment, auxquelles il faut ajouter 6 infractions de blanchiment liées au terrorisme.

J'en viens maintenant à la genèse de l'accord.

Dix ans après l'entrée en vigueur de la convention de 1990, la nécessité s'est fait sentir d'actualiser dans un texte le rôle et le fonctionnement des cellules de renseignement financier dans le domaine spécifique de la lutte contre le terrorisme afin de tirer profit de l'expérience acquise, afin de prendre en compte les modifications de l'environnement normatif.

C'est la raison pour laquelle la convention de 2005 fait référence dans son préambule à la convention des Nations unies pour la répression du financement du terrorisme signée le 9 décembre 1999 qui traite notamment des mesures d'inopposabilité du secret bancaire et encadre l'entraide judiciaire et l'extradition. Elle reprend neuf recommandations spéciales du Groupe d'Action Financière (GAFI) adoptées fin 2001 et en 2004 sur le financement du terrorisme, avec notamment, la déclaration des transactions financières suspectes pouvant être liées au terrorisme et la coopération internationale, au sens large, incluant aussi bien l'entraide judiciaire que l'échange de renseignements et l'assistance dans le cadre de procédures pénales, civiles ou administratives. Ainsi, elle traite de façon approfondie du volet préventif du financement du terrorisme en intégrant tout à la fois des mesures pour dépister, rechercher, identifier, geler, saisir et confisquer les biens d'origine licite ou illicite utilisés ou destinés à être utilisés de quelque façon que ce soit, en tout ou en partie, pour le financement du terrorisme, mais également les produits de cette infraction, et de la coopération à ces fins, de la manière la plus large possible, qu'elle soit judiciaire ou administrative.

La convention se réfère également à la résolution 1373 pour la prévention et la répression du financement des actes terroristes adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 28 septembre 2001 pour ce qui concerne, notamment, l'interdiction du financement du terrorisme et le gel des avoirs.

La convention tient compte également des nouvelles techniques d'investigation qui ont pu être adoptées dans d'autres enceintes internationales, telles que celles prévues dans le cadre du Protocole de l'Union européenne du 16 octobre 2001 à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale.

Elle répond au constat que la rapidité de l'accès aux renseignements financiers ou aux renseignements relatifs aux actifs détenus par les organisations criminelles, y compris les groupes terroristes, est essentielle au succès des mesures préventives et répressives et, en dernière analyse, vise à déstabiliser les activités de ces organisations. Elle prévoit, en outre, un mécanisme destiné à garantir une application correcte de ses dispositions par les Parties.

Ces précisions étant apportées, j'irai beaucoup plus vite concernant le dispositif proprement dit de la convention soumise à notre examen.

La ratification de la convention s'inscrit pleinement dans le processus logique d'intégration de ce texte dans le corpus juridique national, suite à la signature du texte par la France, le 23 mars 2011.

Je vous renvoie pour cette partie de l'analyse à mon rapport écrit dont il faut retenir simplement que la convention contient quelques spécificités comme par exemple en matière de déclaration de soupçons des avocats et avoués. L'article 13 de la convention étend l'obligation de déclaration de soupçons aux avocats et aux avoués et prévoit que les professionnels assujettis à cette obligation ne peuvent divulguer, en particulier à leur client, le fait qu'ils ont procédé à une déclaration de soupçons. Au demeurant notre droit national est déjà conforme sur ce point à la convention depuis la transposition d'une directive européenne de 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme.

Enfin, s'agissant de l'état des signatures et des ratifications, notons qu'à ce jour trente-trois Etats membres du Conseil de l'Europe, sur l'ensemble des quarante-sept Etats parties et une organisation ont signé la convention. Vingt-deux Etats l'ont ratifiée. L'Union européenne a signé la convention le 2 avril 2009, mais ne l'a pas ratifiée. La France est le dernier des trente-trois Etats à avoir signé la convention, le 23 mars 2011.

En conclusion, je dirai que le projet de loi soumis à notre approbation oeuvre dans l'intérêt national et renforce la coopération européenne dans la lutte contre le financement du terrorisme. Je vous recommande donc de l'adopter et de procéder à son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense

La commission auditionne M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. - Je suis heureux de vous retrouver, alors que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a été remis au Président de la République, et approuvé par lui, et que s'engagent, dans un calendrier relativement contraint, les travaux de la loi de programmation militaire. Le Livre blanc est désormais en votre possession, et je veux saluer autant la contribution toujours pertinente et souvent décisive des parlementaires qui furent membres de la commission, que l'attention vigilante avec laquelle vous avez, plus largement, suivi l'ensemble des travaux.

Le Président de la République présentera prochainement sa vision d'ensemble de l'avenir de la politique de défense. Aujourd'hui, avant d'engager la discussion et de répondre à vos questions, je voudrais simplement vous présenter quelques remarques sur la situation de la défense en 2013, sur la réponse que ce Livre blanc apporte aux difficultés que nous traversons, sur le nouveau modèle d'armée en lui-même, enfin, sur la prochaine étape, qui est celle de la Loi de programmation militaire (LPM), avec six chantiers qui se distinguent.

Permettez-moi d'abord de revenir avec vous sur quelques traits de la situation actuelle de notre défense, parce que c'est aussi cette situation qui a justifié la démarche du Livre blanc et qui fonde une partie des orientations qu'il retient.

Premier constat, nous avons un outil de défense qui marche. Dans les années récentes, la Libye l'avait illustré, malgré quelques limites, et l'opération SERVAL au Mali fait une nouvelle fois la démonstration de l'excellence et en particulier de l'efficacité de nos soldats et de nos armées. Mais celles-ci, et c'est un constat parallèle que nous devons reconnaître, se trouvent prises dans une contradiction entre, d'une part, la crise de nos finances publiques, qui vient aggraver l'insuffisante soutenabilité budgétaire du projet de 2008, et, d'autre part, un certain nombre de bouleversements d'ordre géopolitique et géostratégique, qui commandent, eux, de ne pas baisser la garde.

En prenant mes fonctions, j'ai trouvé un ministère dans une situation financière critique. De cette situation, les exemples abondent et vous les connaissez mieux que d'autres : en juillet 2012, la Cour des comptes a relevé un écart d'au moins 3 milliards d'euros entre les prévisions et les réalisations, avec le risque que cet écart ne s'accroisse de façon vertigineuse du fait des perspectives de nos finances publiques ; aujourd'hui, le report de charges du ministère s'élève à plus de 3 milliards ; chacun sait, par ailleurs, que les annuités d'investissement prévues par le modèle 2008 étaient devenues irréalistes, parce que de 40% supérieures aux capacités de financement réelles.

Le modèle d'armée prévu par le Livre blanc de 2008 puis la loi de programmation 2009-2014, peut-être trop optimiste en son principe, était clairement devenu inatteignable avec les crises successives intervenues dès l'été 2008. Au plan financier, mais aussi au plan opérationnel, je me réfère ici notamment, aux avertissements énoncés par le chef d'état-major des armées, l'amiral Guillaud, début 2011, observant que les contrats opérationnels prévus étaient déjà, en pratique, inaccessibles aux armées.

Même constat sur le plan de l'organisation. Quel ministère a connu plus de réformes depuis 1997 ? Certaines de ces réformes ont été appliquées de façon trop brutale. Je pense notamment aux illustrations résultant de la RGPP, avec la mise en place des bases de défense, ou bien évidemment au système de paiement des soldes, à Louvois.

J'ajoute, au plan financier, un effet de ciseau qui menace pour certaines de nos capacités militaires : la combinaison de la pression à la réduction de la dépense publique, qui pèse inéluctablement sur le budget de l'Etat, et de la hausse tendancielle du coût des équipements et de l'activité militaire, liée à l'arrivée de nouveaux matériels technologiquement en pointe, ou, à l'inverse, à l'entretien coûteux de ceux qui vieillissent ... Desserrer cet étau pour préserver un outil performant, essentiel à notre souveraineté et notre sécurité, est aussi l'une des missions que je me suis fixées.

Cet ensemble de difficultés internes, redoutables, - qui ici le nierait ? -, justifiait à lui seul une remise à plat. Mais, au-delà, il fallait donc tirer les conséquences des bouleversements économiques mais aussi géopolitiques et géostratégiques intervenus depuis 2008.

D'un côté, les crises économiques et financières, qui ont constitué une donne nouvelle et imprévue pour notre défense alors qu'elles touchent par leur ampleur le coeur même de la souveraineté des Etats, avec une pression de la dette publique qui atteint des niveaux inconnus jusque-là. Une pression qui a d'ailleurs conduit la quasi-totalité des grands Etats occidentaux à réduire leurs dépenses militaires, y compris les Etats-Unis et tous les pays européens, à l'exception de la Pologne, parfois dans des proportions très importantes.

De l'autre, des évolutions géopolitiques et stratégiques majeures, que nous avons plusieurs fois évoquées et que je rappelle simplement : modification de la politique étrangère américaine, avec la fin des guerres en Irak et en Afghanistan, et le rééquilibrage vers l'Asie ; mais aussi révolutions arabes, qui ont fait naître des espoirs, mais qui, aujourd'hui, font redouter des situations d'instabilité grave, comme on le constate chaque jour en Syrie ou en Libye ; ou encore nouveaux développements du terrorisme international, en particulier au Sahel.

De ces évolutions, et plus largement de l'ensemble des risques et des menaces qui pèsent sur notre environnement, le Livre blanc de 2013 présente une vision clarifiée et renouvelée qui est l'un de ses apports, en distinguant trois catégories de dangers : les menaces de la force, les risques de la faiblesse, et l'impact de la mondialisation. Je les rappelle simplement ici.

Les menaces dites de la force recouvrent les possibilités de résurgence de conflits entre Etats pouvant toucher notre pays et la sécurité de l'Europe, la prolifération nucléaire, balistique ou chimique, ou encore le développement des capacités informatiques offensives de certaines puissances.

Les risques de la faiblesse, quant à eux, rassemblent les conséquences négatives pour la stabilité et la sécurité internationale de la défaillance de certains Etats à exercer les fonctions de base de la souveraineté, favorisant ainsi le terrorisme, les trafics ou les atteintes à nos voies d'approvisionnement par exemple.

La mondialisation, enfin, intensifie la puissance d'un certain nombre de menaces : prolifération; terrorisme d'inspiration djihadiste ; attaques dans le cyberespace ; ou encore agressions dans l'espace extra-atmosphérique.

Voilà, en peu de mots, le point de départ du Livre blanc : un outil de défense qui fait la preuve de son efficacité, mais qui se trouve fragilisé par des tensions budgétaires et organisationnelles croissantes, dans un contexte plus général qui commande de ne pas baisser la garde.

La résolution du dilemme entre ces deux impératifs de souveraineté que sont la pérennisation de notre outil de défense et le rétablissement de nos comptes publics a donc été la question de fond de ces derniers mois. En approuvant le Livre blanc, le Président de la République a décidé de répondre à cette question d'une manière forte et crédible, en prenant quatre grandes orientations.

Premièrement, le maintien dans le temps de l'effort consacré par la Nation à sa défense, en dépit de la contrainte financière considérable qui s'exerce globalement sur le budget de l'Etat. Le modèle d'armée que nous portons pour la période qui nous sépare de 2025 garde ainsi un haut niveau d'ambition, fondé sur la mobilisation d'un total de 364 milliards d'euros. Pour ce qui est de la Loi de programmation militaire, le Président de la république a arrêté un montant de 179,2 milliards en euros constants pour 2014-2019. Notre entrée en programmation est fixée à 31,4 milliards, soit le même niveau qu'en 2012 et 2013, et je peux affirmer ici que ce montant restera le même en 2015 et en 2016 ; il nous appartiendra de préserver cette stabilité financière. Cette stabilité même exigera des efforts importants, mais la France restera le deuxième budget militaire de l'Union européenne. Elle consacrera à sa défense, en moyenne, 1,76% du PIB, en normes OTAN avec pensions, d'ici 2020. Je tiens également à l'inclusion dans la LPM d'une « clause de revoyure » à mi-parcours vers 2016, permettant d'augmenter le budget de la défense si les circonstances économiques s'améliorent. Au sein de ce montant de 179,2 milliards d'euros, les recettes exceptionnelles représentent un montant de 5,9 milliards d'euros, soit environ 1 milliard d'euros par an, ce qui représente un montant relativement modeste au regard de l'enveloppe globale mais néanmoins important pour la défense. Ces ressources exceptionnelles, provenant notamment de la vente des fréquences hertziennes, ont été au rendez-vous en 2012 et en 2013 et seront inscrites dans la loi, mais il faudra naturellement être vigilant sur leur réalisation.

Deuxièmement, l'adoption d'un modèle d'armées efficient, reposant sur une stratégie militaire renouvelée. Je vais bien évidemment m'y arrêter un instant.

Ce Livre blanc dessine une stratégie générale caractérisée par une articulation nouvelle de trois missions fondamentales : la protection de la France et des Français, la dissuasion nucléaire, l'intervention extérieure.

C'est une définition, je crois, simple et claire de nos priorités. Le caractère premier de la protection du territoire et de la population, le rôle de la dissuasion et son articulation avec les deux autres grandes missions, enfin l'importance et la dimension de profondeur stratégique qu'apporte la capacité d'intervention extérieure sont décrits de façon cohérente avec les risques à venir et le spectre des missions qui attendent nos forces armées.

Pour assurer ces trois missions, nous avons retenu quatre principes aboutissant à définir les contrats opérationnels et le modèle d'armée qui découlent de cette stratégie: l'autonomie stratégique, la cohérence avec les engagements les plus probables, la différenciation des forces, enfin la mutualisation des moyens.

Le principe d'autonomie stratégique vient en premier. Il s'agit pour la France de disposer à tout moment de sa liberté d'appréciation, de décision et d'action, d'être en mesure de prendre l'initiative d'opérations tout en pouvant y entraîner certains de nos partenaires, enfin de pouvoir peser dans les coalitions où elle déciderait de s'engager, de manière conforme à ses objectifs politiques propres.

Le deuxième principe est celui de la cohérence du modèle avec la diversité des missions dans lesquelles la France est susceptible d'engager ses armées. La gamme des missions est, certes, large, depuis la protection du territoire jusqu'aux opérations majeures de coercition, en passant par toute l'éventail de la gestion des crises. Les assumer toutes est plus que jamais indispensable. Certains jugent cette ambition exagérée : je n'ai vu pour ma part dans les travaux de la commission aucune recommandation qui permît de renoncer à l'une ou à l'autre de ces hypothèses d'engagement ! A l'heure des « surprises stratégiques », cela m'eût semblé au demeurant imprudent.

La différenciation est le troisième principe. Il consiste à équiper et entraîner prioritairement les différentes forces en fonction des exigences propres à leur mission. La différenciation se traduira notamment par l'existence de moyens lourds, médians et légers au sein de chaque armée. Il s'agit aussi d'appliquer un principe de réalité, en ne finançant les capacités les plus onéreuses que là où elles sont indispensables. Je préfère des armées bien équipées, renseignées et entraînées, avec des matériels adaptés, à une course aux merveilles technologiques vite hors d'atteinte et placées en partie sous cocon.

Pour vous donner un exemple concret, il est certes préférable de faire appel au Rafale pour une intervention militaire extérieure, telle que la Libye, mais pas forcément pour la surveillance du territoire national.

Le quatrième principe est la mutualisation, qui conditionne aussi la possibilité d'une armée efficiente. Il s'agira, lorsque cela apparaît nécessaire, d'affecter un noyau de capacités polyvalentes et rares à plusieurs missions, d'encourager fortement le partage de certaines capacités entre Européens comme le ravitaillement en vol, ou de mettre les mêmes plateformes techniques à la disposition de plusieurs services de renseignement.

Les contrats opérationnels et le modèle d'armée ont été définis à partir de ces principes.

Troisième grande orientation, la prise en compte résolue de l'impératif industriel. Je n'ai pas besoin de rappeler ici la valeur de notre base industrielle et technologique de défense, à la fois comme condition de notre autonomie stratégique et comme levier fort du redressement productif du pays, avec 4000 entreprises, près de 15 milliards d'euros de chiffre d'affaires, une capacité d'exportation dynamique et un emploi industriel concernant environ 165 000 personnes.

Pour toutes ces raisons, le Président de la République a décidé le maintien d'un volume significatif de crédits publics pour l'équipement de nos forces à l'horizon 2025. Le Livre blanc lui-même et le dossier que nous avons publié synthétisent déjà les premières conséquences pratiques de ce choix, en termes de programmes. Il appartient maintenant à la loi de programmation d'entrer dans le détail. Nous avons également intégré dans ce modèle une priorité continue, sur toute la période du Livre blanc, en faveur des études amont et de la recherche : elles seront maintenues au niveau atteint en 2013, c'est une orientation, vous le sentez bien, essentielle.

Certes, la modernisation de nos équipements, dont beaucoup sont, je le sais, vieillissants, se fera à un rythme plus lent que ce qui était prévu en 2008. Mais, tant le niveau de ressources choisi que le nouveau modèle d'armée nous permettront d'assurer progressivement le renouvellement de toutes les capacités critiques indispensables à nos armées. Ce cheminement devra respecter les priorités retenues par le Président, en faveur des capacités de dissuasion, de renseignement et de projection de puissance.

Quatrième et dernière orientation, la France doit tirer le meilleur parti, pour sa défense, de la construction européenne et de son insertion au sein d'alliances.

La construction de l'Europe de la défense, à laquelle je consacre beaucoup d'énergie depuis plusieurs mois, est un enjeu fort d'abord pour les opérations, comme on le voit avec le Mali et la mission EUTM. Il l'est aussi pour les capacités à mettre en commun, comme nous entendons le promouvoir dans le domaine du ravitaillement en vol, mais aussi du transport aérien, de l'aéronavale, des drones ou de l'espace. Il l'est en troisième lieu pour le rapprochement de nos industries qui doit impérativement connaître un nouvel élan dans les années à venir. Cette construction, je la veux pragmatique, et non idéologique ; à ce titre, elle se nourrit des relations bilatérales que nous devons plus que jamais développer, je pense notamment à la démarche franco-britannique, initiée par les traités de Lancaster House de novembre 2010, mais aussi à nos relations multiples avec, par exemple, l'Allemagne, l'Italie ou la Pologne. S'agissant du Royaume-Uni, nous privilégions depuis juillet dernier le domaine des drones de combat futurs et celui des drones tactiques, mais aussi l'intégration de nos industries missilières, que nous avons décidé d'accélérer par l'inclusion, toute nouvelle, du missile anti-navire-léger dans notre programmation. Ma conviction est que nous avons tout à gagner de ces interdépendances librement consenties.

Cette recherche d'intérêts partagés entre Européens va de pair avec un engagement plein et, je dois le dire, sans complexe de la France dans les structures militaires de l'Organisation atlantique.

À la suite de la mission confiée à M. Hubert Védrine par le Président de la République, le Livre blanc de 2013 est le premier qui tire toutes les conséquences de cette pleine participation de la France à l'OTAN. Elle entend y jouer un rôle actif, par les responsabilités qu'elle assumera à tous les niveaux du commandement militaire, comme par sa contribution aux opérations, à la planification, à la doctrine, comme enfin par la vision qu'elle entend promouvoir du rôle de cette alliance militaire.

L'ensemble de ces orientations, ajoutées au constat que je rappelais pour commencer, ont conduit à définir un modèle équilibré, adapté à nos besoins de sécurité et au rôle international que la France entend continuer de jouer.

J'en énonce ici les grandes lignes. Sur la base des quatre principes que j'énonçais tout à l'heure (autonomie stratégique, cohérence, différenciation des forces et mutualisation des moyens), le Livre blanc définit d'abord des contrats opérationnels les plus adaptés aux engagements potentiels de nos armées, en distinguant missions permanentes et missions non-permanentes.

Les forces armées devront être aptes à poursuivre en permanence la mission de dissuasion, reposant sur deux composantes, toutes les deux confortées par le programme de simulation. Je rappelle à cet égard que les risques auxquels notre dissuasion permet de parer sont loin d'avoir disparu. La prolifération est un fait. Le développement et la modernisation des arsenaux chez certaines grandes puissances également. Le risque que certains ne soient tentés de s'appuyer sur ce type de capacités pour paralyser, par toutes sortes de chantages, notre liberté de décision et d'action également.

Au sein de la commission du Livre blanc, la place de la dissuasion a parfois été remise en cause, d'une manière partielle parfois, avec l'option de l'abandon de la composante aérienne, voire même de manière totale. Ce n'est pas le choix qui a été fait par le Président de la République qui a réaffirmé le maintien de la dissuasion dans ses deux composantes. Je ne vous cacherai pas que le coût global de la dissuasion devrait augmenter sur la période de la LPM, d'environ 1 %, pour tenir compte de sa modernisation.

La protection permanente du territoire et de la population impliquera des moyens pour la surveillance des approches aériennes et maritimes, mais également pour l'intervention sur le territoire national, à cet égard, le parti que nous avons pris a été de ne pas modifier les contrats définis en 2008.

En ce qui concerne les missions non-permanentes, de stabilisation et de gestion des crises internationales, le Livre blanc présente des distinctions plus précises et nouvelles par rapport au précédent, en distinguant pour la première fois des objectifs qualitatifs et quantitatifs adaptés à chaque type d'intervention de nos armées.

Ainsi les armées devront toujours disposer d'une capacité d'action interarmées en urgence, mobilisant un réservoir de forces d'environ 5 000 hommes, avec les moyens aériens et navals nécessaires, dont 2 300 hommes projetables en sept jours.

Mais elles devront, en outre, pouvoir engager jusqu'à 7 000 hommes au total, relevables, répartis sur trois théâtres extérieurs, en opérations de gestion de crise.

Et, en cas d'opération majeure de guerre ou de coercition, elles pourront engager jusqu'à deux brigades interarmes comprenant environ 15 000 hommes des forces terrestre, 45 avions de combat et un groupe aéronaval avec son accompagnement.

Cette combinaison a été conçue pour sa souplesse et son réalisme face aux engagements les plus vraisemblables dans les années à venir. Elle préserve des possibilités de simultanéité dans la réponse aux crises que seuls peu de pays peuvent se permettre aujourd'hui. Elle autorise aussi, le cas échéant, une remontée en puissance de nos capacités si le besoin se faisait sentir. C'est pourquoi, je me sens très à l'aise pour répondre à ceux, peu nombreux il est vrai, qui nous ont accusé de « déclassement stratégique », qu'avec ce Livre blanc, la France disposera, sans doute plus que d'autres, des moyens adaptés aux besoins de sa sécurité et de son indépendance.

Le nouveau modèle d'armée qui permettra la génération de telles forces mobilisera, à côté de capacités de commandement, de renseignement, de cyberdéfense, à côté de forces spéciales renforcées, des forces terrestres qui reposeront sur une Force Opérationnelle Terrestre de l'ordre de 66 000 hommes projetables, correspondant à sept brigades interarmes, organisées en brigades lourdes, brigades multi rôles et brigades légères ; des forces navales reposant sur la FOST, avec ses 4 SNLE, des capacités de projection de puissance avec le porte-avions, 6 SNA, 3 bâtiments de projection et de commandement, 15 frégates de premier rang, des moyens plus légers pour la présence en mer et la protection avec 6 frégates de surveillance et une quinzaine de patrouilleurs ; des forces aériennes réparties en 225 avions de chasse - air et marine -, combinant Rafale et Mirage 2000 rénovés, une cinquantaine d'avions de transport tactique, une douzaine d'avions ravitailleurs multi rôles et 12 drones de surveillance de théâtre, ces deux dernières capacités étant attendues depuis trop longtemps, enfin une flottille légère d'avions de surveillance et renseignement.

Ce modèle, je veux le souligner, est adapté à un monde qui ne cesse de changer. Il retient ainsi de nouvelles priorités.

Priorités géostratégiques d'abord, inscrites dans l'environnement de l'Europe, autour de l'Afrique, et jusque dans l'espace de l'Océan Indien. Le continent africain reçoit, c'est vrai, une nouvelle priorité ; il présente aujourd'hui un formidable potentiel de croissance, et en même temps des défis de sécurité majeurs pour la France et l'Europe. Comme l'a indiqué le Président de la République à Dakar en octobre dernier, notre présence militaire en Afrique doit impérativement s'adapter à ces évolutions. Le Livre blanc dessine un autre ensemble géostratégique, avec l'objectif de stabilisation de l'espace situé au voisinage de l'Europe, sur ses marches orientales et méridionales. L'enjeu est que les membres de l'Union européenne puissent partager ainsi une vision commune de leurs intérêts de sécurité. Enfin, notre défense est engagée aujourd'hui au Moyen-Orient, dans le Golfe et sur l'ensemble de l'Océan Indien.

Priorités également données, ou confirmées, à des dimensions relativement récentes de notre défense, en phase avec la notion de sécurité nationale. Je pense à la cyberdéfense, nouveau champ stratégique auquel le Livre blanc accorde une place majeure, à la fois pour identifier l'origine des attaques et pour mettre en place une capacité de défense adaptée, y compris offensive. Je pense au renseignement, confirmé comme l'une des clés de l'autonomie stratégique et de l'efficacité opérationnelle ; à son profit, nous allons amplifier les efforts entrepris, rattraper des retards, mais dans le même temps, nous mettrons l'accent sur la mutualisation des moyens techniques et la nécessité d'un contrôle renforcé des services de renseignement, en particulier par le Parlement, vos représentants dans la commission y ont beaucoup travaillé et je suis partisan de cette évolution, conforme à notre démocratie.

Je pense aussi aux forces spéciales, dont les crises de ces dernières années ont rappelé toute l'importance lorsqu'il faut réagir dans l'urgence, par surprise, dans la profondeur de dispositifs hostiles ou complexes. Prenant acte de leurs qualités, le Livre blanc prévoit ainsi le renforcement de leurs effectifs, de leurs capacités, notamment de commandement et de leurs relations avec les structures interarmées comme avec le renseignement.

Au contraire d'un modèle d'urgence ou bien de pure attente, c'est bien un modèle d'avenir et de long terme, par l'importance qu'il attache au recrutement et à la formation initiale ou par les priorités qu'il porte en termes d'équipements (en vue du renouvellement de nos capacités, y compris dans le domaine de la dissuasion). L'effort de recherche que nous maintiendrons participe de cette même volonté de penser notre défense sur le long terme, de préserver l'avenir et de garantir notre autonomie stratégique.

Je voudrais enfin, avant de laisser sa place à la discussion et aux questions que vous voudrez me poser, vous dire un mot de la prochaine étape, qui est celle de la Loi de Programmation Militaire. À mes yeux, six chantiers la résument, que j'esquisse brièvement.

Premièrement, avant tout, nous devrons nous mobiliser collectivement pour garantir, dans cette période de crise, le niveau de ressources arrêté par le Président de la République. Je le rappelle : 179,2 milliards en euros constants pour 2014-2019, avec une entrée en programmation fixée à 31,4 milliards, soit le même niveau qu'en 2012 et 2013. Parmi les 179,2 milliards d'euros de la future programmation, il faut compter avec 5,9 milliards d'euros de ressources extrabudgétaires. Il est clair que leur mise en place et leur cadencement à temps, au bénéfice de la défense, est un défi difficile à relever. Il le faudra, et sur ce point, ma détermination est totale : les objectifs de recettes devront être atteints. Pouvions-nous prévoir plus ? Il me semble pour ma part, dès lors que les objectifs que je viens de rappeler sont effectivement tenus, que la voie choisie, certes étroite, est accordée aux besoins du modèle et qu'elle préserve l'essentiel. Aller plus loin risquait de vite apparaître comme irréaliste dans la situation financière que traverse la France. Réduire cette enveloppe conduirait sans aucun doute à devoir définir un autre modèle, inadapté aux ambitions que je viens de décrire et qui rassemblent, je crois, un grand nombre d'entre nous. C'est sur cette ligne que je me bats.

Deuxième chantier, le modèle que nous venons d'évoquer conduit à de nouvelles diminutions d'effectifs, certes inférieures à celles décidées en 2008 mais néanmoins très significatives, portant le total des réductions à réaliser sur la durée de la prochaine programmation à environ 34 000 postes. J'entends que cette diminution affecte le moins possible les unités opérationnelles et porte en majorité tant sur l'environnement et les services que sur les administrations. Elle nécessitera, d'une part des mesures d'accompagnement spécifiques, qui figureront dans la LPM (je pense à la retraite au grade supérieur, à la promotion fonctionnelle, à l'aménagement des statuts), d'autre part le renforcement du dialogue social, avec notamment une amélioration du dispositif de concertation pour les militaires.

Troisièmement, ce modèle demandera, par voie de conséquence, de prolonger le mouvement de restructurations déjà engagé par l'actuelle loi de programmation, c'est le troisième chantier. Nous sommes chacun bien placés pour connaître l'impact que de telles décisions peuvent avoir sur les personnes touchées, sur les territoires, sur les collectivités et bien évidemment sur le ministère. Nous allons les étudier avec le plus grand soin, et une fois les décisions prises, là encore, il faudra les accompagner, en prenant toujours la mesure des situations concrètes. Nous devons préserver au maximum les liens essentiels qui unissent les armées à nos territoires, et leur implication dans la vie locale du pays.

Quatrième chantier, nous devons renouveler notre mode d'acquisition des matériels. Pour ce faire, nous allons travailler avec les industriels de la défense pour coordonner les efforts d'acquisition et de maintien de nos compétences industrielles et technologiques ; nous allons devoir renégocier un certain nombre de grands contrats ; nous allons, enfin, étudier avec pragmatisme les possibilités de partenariat public-privé. Ce travail exigeant commence tout de suite, parallèlement à la préparation de la programmation militaire. Je le suivrai de près et en rendrai compte au Président de la République, qui a personnellement reçu, vous le savez, les responsables des principales entreprises et entend poursuivre le dialogue commencé. 

Cinquième chantier, et pas le moindre, nous devrons faire en sorte que les contrats opérationnels et le modèle d'armée qui leur est associé restent robustes et crédibles. Ici, l'enjeu est triple. Il faudra veiller à la bonne mise en oeuvre du principe de différenciation, que j'ai exposé tout à l'heure et qui est fondamental. Il faudra maintenir, au meilleur niveau possible, l'activité opérationnelle et j'ai personnellement engagé un travail particulier avec les armées et la DGA à cette fin. Il faudra enfin mener les réformes nécessaires dans le ministère et dans notre organisation pour que les déflations portent principalement sur le soutien et l'administration, plutôt que sur les forces opérationnelles. C'est je sais la volonté des chefs d'état-major et cela répond à une aspiration de nos soldats.

Enfin, c'est le sixième et dernier grand chantier que je voudrais citer, il nous appartient de conjuguer l'ensemble de ces mesures avec une démarche pragmatique de construction de l'Europe de la défense. Elle m'apparaît plus que jamais nécessaire, notamment pour la mutualisation des capacités que j'ai évoquée. Il est de bon ton de stigmatiser ces projets ou, pire, nos partenaires. Je suis pour ma part résolu à aller de l'avant avec ceux de nos partenaires qui le souhaitent et le peuvent. Et nous développerons simultanément notre présence et notre influence dans l'Alliance atlantique, avec un rôle actif, encourageant sa dimension européenne et réaliste dans l'adaptation de ses capacités militaires les plus utiles à la défense commune.

Voilà en quelques mots, forcément incomplets, mais déjà trop longs, ce que je voulais vous dire à l'occasion de la parution du nouveau Livre blanc et, déjà, de la préparation de la prochaine loi de programmation militaire. La difficulté est bien d'ouvrir les yeux, pour ajuster notre programmation au réel, et refonder la crédibilité de notre démarche, et en même temps affirmer un haut niveau d'ambitions pour que notre outil de défense continue d'être à la hauteur des enjeux sécuritaires comme des responsabilités internationales de la France.

Le combat de l'adaptation et de la pérennisation de nos capacités de défense continue. Je dois dire que j'ai été très heureux de pouvoir compter, ces derniers mois, sur la contribution et le soutien des parlementaires. Plus que jamais, nous en avons besoin.

Je vous remercie de votre attention et me tiens maintenant à votre disposition pour engager la discussion et répondre à vos questions.

M. Jean-Louis Carrère. président.- Nous avons pris bonne note du fait que les ressources exceptionnelles s'élèveront à 5,9 milliards d'euros et nous serons très attentifs, ici au Sénat, à ce qu'elles atteignent bien ce montant. Nous souhaiterions qu'une garantie puisse s'exercer. Nous avons compris que ces 5,9 milliards d'euros ne pourront pas être réduits en cours d'exercice, ce qui n'est pas le cas des crédits budgétaires qui sont soumis à des annulations ou des régulations fréquentes. Ce sont les parlementaires qui votent les crédits et en contrôlent l'exécution. Nous avons accepté que l'effort de défense ne descende pas en dessous de 1,5 %, mais en cas de retour à meilleure fortune, nous souhaiterions revenir à 2 %.

Sur le pragmatisme comme moyen de faire l'Europe de la défense, j'observerai que c'est déjà notre position. Cette proposition nous convient. Néanmoins, le moment venu, il faudra peut-être donner un grand coup pied dans la fourmilière. L'Europe de la défense doit reposer sur un trépied, constitué par le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France. Nous avons, au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, anticipé cette question en 2012, puisque les travaux que nous avons lancés pour le premier semestre portent sur le Mali, le Maghreb, l'Afrique et, précisément, l'Europe de la défense. Nous nous efforcerons de conclure ces travaux d'ici la fin de la session parlementaire.

M. Daniel Reiner. - Je ferai deux séries d'observations. Sur le fond, nous avons le sentiment, concernant la trajectoire financière contenue dans le Livre blanc, que, dans le contexte actuel de redressement de finances publiques, l'arbitrage du Président de la République a permis de sauvegarder l'essentiel, que nous avons fait collectivement de notre mieux et que, finalement, la solution proposées est un moindre mal. Nous serons d'une vigilance extrême sur le respect, chaque année, de la loi de programmation militaire. Nous sommes, en particulier, satisfaits par le fait que les programmes d'études amonts voient leurs crédits budgétaires augmenter. Nous avons toutefois besoin d'un certain nombre de confirmations. Vous avez évoqué le chiffre de cinquante avions de transport militaire, est-ce que cela inclut tous les avions de transport, y compris les petits avions de transport tactique, ou bien cela ne concerne-t-il que les A400M ?

Sur la méthode, nous serons en revanche plus critiques. Mon sentiment est partagé par mon collègue Jacques Gautier. Malgré la satisfaction d'avoir participé à ces travaux intéressants en compagnie de gens de qualité, nous avons ressenti un sentiment de frustration en fin d'exercice. Il faut donc s'efforcer de tirer les enseignements de ce qui s'est passé afin de ne pas recommencer les mêmes erreurs la prochaine fois.

M. Jacques Gautier. - Je partage la teneur des interventions du président Jean-Louis Carrère et de mon collègue Daniel Reiner. Je salue les travaux intellectuels de la Commission du Livre blanc et l'excellente ambiance. Les résultats sont le fruit d'un engagement fort de votre ministère et, en particulier, de Jean-Claude Mallet. L'essentiel a été sauvegardé, mais nous sommes à l'étiage. La trajectoire financière prévoit 179,2 milliards d'euros. Vous vous engagez à ce que le budget de la défense reste étalé à 31,4 milliards d'euros chaque année, en euros courants. Cela suppose de trouver un milliard d'euros de ressources supplémentaires par an. Il faut donc envisager la cession d'une partie du capital des entreprises de défense, et cela n'est pas un mal, car nous avons bien vu dans l'affaire EADS-BAE qu'avec 15 % du capital, les dirigeants français avaient eu moins d'influence que la chancelière allemande avec 0 % du capital. On peut assurer le contrôle de l'Etat sur ces grandes entreprises de défense par des golden share comme le font nos amis britanniques ou américains et plus simplement encore par la seule vertu de la commande publique.

S'agissant des grands programmes d'armement, vous devrez nécessairement procéder à des étalements et à des réductions de cible, dont tout le monde sait parfaitement le caractère néfaste. Sur les A400M, il nous faut des précisions. C'est un contrat négocié par l'OCCAr au nom des Etats, il est juridiquement très contraignant, et nous aurons beaucoup de mal à le renégocier une nouvelle fois.

Je voudrais également appeler votre attention sur le fait que commander des équipements c'est bien, mais commander les pièces de rechange qui vont avec c'est mieux. Par exemple, le cas des hélicoptères Tigre est tout à fait déplorable. Nous avons commandé quarante Tigre dans la version HAP, mais nous n'avons commandé les lots de rechange que pour vingt machines, si bien que, actuellement, les vingt autres sont clouées au sol pour servir de magasin de pièces détachées. C'est inacceptable !

La presse s'est fait l'écho, d'une part, de rapprochements entre l'industriel français Nexter et son homologue allemand Krauss-Maffei-Wegmann, et, d'autre part, d'un rachat de DCNS par Nexter. Dans les deux cas qu'en est-il ?

S'agissant des faiblesses de la Commission du Livre blanc, nous avons travaillé pendant six mois sans données budgétaires. Cela n'est ni satisfaisant, ni cohérent. Comme le dit notre ami Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, il y a deux façons de construire un Livre blanc : se donner les moyens de ses ambitions ou bien réduire ses ambitions à la hauteur de ses moyens. Nous en avons inventé une troisième : ne parler que des ambitions sans considérer les moyens. Cela n'est pas sérieux et cette castration budgétaire a été très mal ressentie par tous les membres de la Commission. J'ajouterai que les ministères ne travaillent pas tous du même pas et que le ministère de l'intérieur a tardé à nous fournir ses engagements opérationnels.

Enfin, nous souhaiterions avoir des garanties sur la bonne fin des programmes et vous seriez évidemment surpris si je ne vous demandais pas où nous en sommes sur le programme de drones MALE.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. - Sur les 5,9 milliards de ressources exceptionnelles, effectivement, la vigilance s'imposera. Les moyens de mobiliser ces ressources seront très divers, mais je ne suis pas en mesure de vous en dire plus pour l'instant. Soyez assuré qu'il y aura une clause de revoyure en 2016 et que je serai attentif à ce qu'il y ait une garantie budgétaire accordée sur ces ressources, une clause de sauvegarde, ce qui ne soulève guère d'enthousiasme à Bercy.

En réponse à MM. Reiner et Gautier et sur l'état d'apesanteur financière de la Commission, cela est dû au fait que les trajectoires financières n'étaient pas finalisées et que la discussion financière entre le ministère de la défense et celui du budget se poursuivait pendant les travaux de la Commission. Cette discussion a été rude. Nous étions dans un étau et il a fallu que le Président de la République tranche.

S'agissant des capacités, je ne suis pas en mesure de m'engager aujourd'hui sur les calendriers, ni sur les cibles. Il faut que nous ayons des discussions avec les industriels et ce n'est que lorsque ces discussions auront abouti que l'on y verra plus clair. Il y a une formulation que je ne partage pas, c'est celle d'incohérence. Le Livre blanc dessine un schéma cohérent, et cette cohérence s'activera en le mettant en oeuvre. Il y a une stratégie, il y a des contrats opérationnels pour la mettre en oeuvre et il y a des effectifs et des capacités pour y arriver. En matière d'équipements, il y a des programmes existants qu'il faudra étaler, mais il y a aussi des programmes nouveaux qu'il faudra lancer. C'est un défi que je suis prêt à relever.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Des précisions capacitaires seraient bienvenues d'ici le débat en séance publique le 28 mai prochain, monsieur le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense.- Il nous faut quelques semaines pour les préparer en liaison avec les industriels. En tout état de cause, elles figureront dans le projet de loi de programmation, qui sera déposé avant la pause de l'été.

M. Robert del Picchia. - Les recettes exceptionnelles sont comme un « fusil à un coup » : lorsqu'elles seront cédées, il faudra trouver d'autres solutions de financement. Pour l'Europe, vous nous parlez d'« Europe de la défense », formulation à laquelle nous souscrivons, et qui me paraît plus pertinente que celle de « défense européenne efficace », termes utilisés dans la préface du Président de la République, et qui ne recouvre pas tout à fait la même réalité.

Quelles sont les premières réactions des militaires face aux perspectives tracées par le Livre blanc ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense.- Oui, c'est une réalité, les recettes exceptionnelles ne sont par nature pas des financements renouvelables indéfiniment. Nous disposerons toutefois de 5,9 milliards d'euros jusqu'en 2019. Au-delà, il faudra financer les dépenses militaires par une remontée du « socle » des ressources budgétaires. Les ressources exceptionnelles ne peuvent financer que de l'investissement, ce qui est à la fois un avantage et une faiblesse.

J'ai présenté le Livre blanc aux 700 cadres du ministère de la défense, et encore hier aux futurs chefs de corps de l'armée de terre. Beaucoup s'attendaient à pire, même si les contraintes budgétaires ne sont naturellement pas réjouissantes. Les déflations d'effectifs soulèvent des inquiétudes. D'un autre côté, les militaires voient les contractions parfois brutales que subissent les outils de défense de certains de nos voisins européens, je pense en particulier à l'Italie ou à l'Espagne, ou à ce qui se prépare au Royaume-Uni. Je leur dis que notre projet a sa cohérence, et qu'il nous permet d'accomplir nos missions. Ce qu'ils veulent c'est de l'opérationnel et des moyens d'accompagnement tant pour les personnels qui quitteront les forces que pour les territoires qui seraient éventuellement touchés par de nouvelles mesures de restructuration.

M. Alain Néri. - Je prends acte du maintien des crédits, du maintien de l'industrie de défense, et donc de nos emplois sur nos territoires. Vous indiquez ne pas vouloir porter atteinte aux recrutements indispensables pour éviter le vieillissement, mais le retour à la vie civile est parfois difficile pour nos militaires qui ont servi en opérations. Il faut être vigilant sur le maintien des recrutements et de la formation.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je me félicite que l'Afrique figure au centre des préoccupations géostratégiques du Livre blanc. Elle émerge des ténèbres coloniales et avec 2 milliards d'habitants dans 30 ans, et 7 à 8 % de croissance, elle est une part de notre avenir. Serval nous a montré l'importance du pré positionnement : sera-t-il à effectifs constants ? Va-t-on vers un allégement du collier de perles des bases autour de la bande sahélienne ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je me réjouis de la nouvelle impulsion donnée par le Livre blanc à la réserve citoyenne, ce qui n'était pas le cas en 2008. Hors sujet, mais dans l'actualité et pour répondre aux nombreuses qui nous sont posées, pouvez-vous nous faire le point sur les déboires du logiciel de paie des militaires (LOUVOIS) ?

M. Jean-Pierre Chevènement. - Ce Livre blanc est un beau résultat. Je m'inquiète cependant à propos des recettes exceptionnelles sur les cessions d'actifs dans les industries de défense. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'un « golden share » remplace une majorité au capital ou une minorité conséquente, surtout dans un domaine aussi important et convoité.

Le précédent Livre blanc insistait beaucoup sur la convergence « défense-sécurité intérieure » avec l'invention du concept de sécurité nationale. Le nouveau Livre blanc n'aborde pas la question sous l'angle théorique mais considère le concept comme un acquis. Je reste pour ma part sur l'idée de la spécificité de la défense et de la sécurité intérieure.

A-t-on une idée de la répartition entre les différentes armées des réductions d'effectifs et des suppressions d'unités, ce qui risque d'entraîner certaines difficultés en termes d'aménagement du territoire ?

Avec le concept de différenciation, je crains que l'on aille vers une armée à plusieurs vitesses.

Enfin, avec le recentrage sur l'Afrique, envisage-t-on de quitter la base d'Abou Dhabi.

M. André Trillard. - Il est dommage que les Zones économiques exclusives ne soient pas traitées dans le Livre blanc. Elles représentent un potentiel économique, notamment pour l'outre-mer. Ne pourrait-on envisager, au titre des recettes exceptionnelles de la défense, des royalties sur les contrats d'exploitation qui pourraient être contribution aux actions des unités de la Marine nationale pour la sécurisation de ces zones ?

Lorsqu'on aborde la défense européenne, il n'est pas interdit d'aborder les financements par l'Europe de certaines missions, je pense notamment au rôle en haute-mer de la Marine pour assurer la sécurité du commerce international.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense.- Le dispositif d'accompagnement des réductions d'effectifs par le reclassement et l'action des agences de reconversion sera conforté.

L'organisation de notre dispositif en Afrique connaîtra une inflexion significative pour lui donner plus de flexibilité et de réactivité, plutôt que des points de stationnement fixe lourds.

Les réserves sont un volet important du Livre blanc, je suis prêt à revenir devant la commission pour m'exprimer plus longuement sur ce sujet.

S'agissant de LOUVOIS, je rappelle que ce logiciel a été introduit dans les armées de manière précipitée et incohérente. Je n'ai découvert les difficultés qu'en septembre 2012 à l'occasion d'une visite en unité à Varces. La remontée d'information des unités qui aurait pu permettre d'apprécier l'ampleur du problème a été défaillante, notamment parce que les commandants pensaient qu'il s'agissait d'un problème spécifique à leur unité. J'ai pris le problème à bras le corps en mettant en place un numéro vert pour permettre aux militaires de faire part de leurs difficultés, il est toujours en service, en redonnant des moyens financiers aux chefs de corps pour traiter les difficultés dès leur apparition et enfin en lançant des études qui n'ont pas encore abouti pour savoir si le logiciel est réparable et pour rechercher un dispositif alternatif dans le cas contraire. Mon unique objectif est que les militaires ne connaissent aucun préjudice y compris sur le plan fiscal en raison de ces dysfonctionnements.

S'agissant des recettes exceptionnelles, il n'y a pas que les cessions d'actifs d'industries de défense qui peuvent contribuer à atteindre le résultat.

Concernant les suppressions d'unités, la répartition n'est pas arrêtée, ni entre les armées ni au sein de chacune d'elles, ni entre les militaires et les personnels civils, ni la localisation. D'ailleurs il n'est pas certain que nous puissions annoncer les fermetures de sites d'un coup. On estime qu'au niveau de l'armée de terre, cela pourrait représenter l'équivalent d'une brigade sur les huit dont nous disposons actuellement. Il n'est pas envisagé la fermeture de la base d'Abou Dhabi. Outre les déflations d'effectifs, nous regardons aussi les réductions de postes de généraux en administration centrale, cela représente peu en effectifs mais l'effet sur la masse salariale est significatif.

Enfin, s'agissant des zones économiques exclusives, je suis vigilant et notamment sur nos capacités et sur le renouvellement des navires affectés à cette mission dans le cadre de la loi de programmation et au-delà.

Mercredi 15 mai 2013

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Approbation de l'entente entre la France et le Québec relative à l'Office franco-québécois pour la jeunesse - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Christian Cambon, rapporteur, et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 418 (2012-2013) autorisant l'approbation de l'entente entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Québec relative à l'Office franco-québécois pour la jeunesse.

M. Christian Cambon, rapporteur - L'intensification des relations entre la France et le Québec dans les années 1960 s'est traduite en 1965 par la signature d'ententes sur un programme d'échanges et de coopération dans le domaine de l'éducation d'une part, sur la coopération culturelle, d'autre part. Elle a débouché sur la création de l'Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ), par le protocole du 9 février 1968, sur le modèle de l'Office franco-allemand pour la jeunesse créé en 1963. Ce protocole a été renouvelé le 23 mai 2003. Afin d'améliorer sa gouvernance et sa gestion, une nouvelle entente a été signée le 8 décembre 2011, qui est soumise au Parlement pour approbation.

L'Office contribue au rapprochement des jeunesses française et québécoise par la mise en oeuvre de programmes de mobilité. Il conseille et soutient chaque année environ 4 000 jeunes.

La culture constitue toujours l'une des dimensions les plus fécondes de la coopération entre la France et le Québec. Les collaborations entre créateurs, organismes et entreprises se multiplient dans tous les domaines. Elle est un axe moteur pour la promotion de la diversité culturelle sur le plan international et pour le développement de la Francophonie. Mais, la relation franco-québécoise se traduit également par des actions concrètes de la société civile. Ainsi, 3 500 Français s'installent chaque année au Québec et 15 000 Français viennent y étudier, faire un stage ou travailler de façon temporaire.

La relation économique est également très vivante. La France est le 2ème investisseur étranger au Québec. Les entreprises françaises emploient environ 30 000 salariés au sein de leurs 350 filiales. Plus de 140 entreprises québécoises sont établies en France, employant environ 11 000 salariés. Les premiers ministres et les membres des gouvernements se rencontrent régulièrement et en alternance.

La mission première de l'OFQJ est de favoriser la mobilité internationale des jeunes par des programmes qui développent leur employabilité et leur capacité d'entreprendre. L'Office propose des stages dont la caractéristique est de lier le séjour dans l'autre communauté à une formation qualifiante, à l'acquisition d'une compétence professionnelle, à l'accès à un emploi ou à la création d'entreprise. Il intervient au niveau de la préparation des projets, de leur réalisation et de leur évaluation. Il peut aussi réaliser des activités de coopération avec des pays tiers ou des organisations internationales.

L'OFQJ est un organisme bi-gouvernemental régi par un conseil d'administration coprésidé par les ministres concernés. Deux secrétaires généraux constituent conjointement son exécutif et s'appuient sur deux sections autonomes, équipes pluridisciplinaires d'une vingtaine de professionnels. Les différences de contexte rendent en effet pertinente une différenciation des prestations selon les pays et les publics.

On constatera qu'au Québec, la création de l'Office a ouvert la voie à celle de trois autres Offices : l'Office Québec Wallonie Bruxelles en 1984, l'Office Québec-Amériques en 2000, puis, en 2009, l'Office Québec-Monde. En outre, le regroupement des offices en un guichet unique : « Les Offices jeunesse internationaux du Québec » (LOJIQ) est intervenu en 2007 afin de mutualiser les fonctions « supports ».

Le modèle québécois semble donc beaucoup plus intégré que le modèle français. En France, les opérateurs ont des cibles et des programmes différents les uns des autres. Ils sont nombreux du fait de l'absence de répartition des compétences. En résumant à grands traits, la compétence est éclatée entre l'Union européenne (programme Erasmus, Leonardo da Vinci, Comenius), l'Etat (OFAJ, OFQJ, dispositif « Volontaires internationaux »), les établissements d'enseignements supérieurs à travers des partenariats noués avec des établissements étrangers et enfin, les régions.

Si un travail en commun existe entre ces différentes entités, on peut légitimement se demander s'il n'y aurait pas intérêt, pour faciliter la lisibilité des démarches et réduire les coûts de structures, à envisager une clarification des compétences et le regroupement de certaines structures.

Le budget annuel consolidé de l'Office s'élève à environ 6 millions d'euros. La section française bénéficie d'un budget de plus de 3,3 millions d'euros, alimenté par la contribution du ministère chargé de la jeunesse (1,9 M€ environ soit environ 60 %) à laquelle s'ajoutent des contributions de certaines régions, et la participation demandée aux bénéficiaires. La section québécoise a un budget de 3,2 millions d'euros. Son financement est principalement budgétaire. Chacune des deux sections fait un appel croissant à la contribution des participants (28 % pour la section française, de 20 à 35 % selon les dossiers pour la section québécoise) et on observe une tendance à la diminution des coûts de structure rapportés aux coûts des programmes (62,2 % pour la section canadienne et 53,9 % pour la section française), ce qui est signe de meilleure gestion.

Les activités de l'Office se développent. Outre les 2 362 participants aux programmes en 2011, près de 8 000 jeunes Français ont été accompagnés dans leurs démarches. Les programmes proposant des stages en entreprises et des emplois temporaires continuent de prédominer. La section québécoise a soutenu 1 821 participants. Les étudiants représentent la part la plus conséquente (72 %).

La négociation d'une nouvelle entente est la conséquence de l'évolution du contexte. La création au Québec d'un guichet unique a renforcé l'autonomie de fait des sections et posé la question de l'intervention en pays tiers. Parallèlement, l'Office a évolué dans ses missions et dans sa gouvernance. L'entente signée le 8 décembre 2011 vise à répondre à ces enjeux.

Avant d'en examiner les stipulations, il convient de rappeler le cadre juridique dans lequel la province du Québec a pu conclure ce protocole avec la France. Il est en effet peu courant que la France, Etat souverain, signe une convention internationale avec une entité fédérée, membre d'un Etat souverain. Aucune disposition constitutionnelle ne l'interdit dans la mesure où ces derniers y sont habilités ou autorisés par leur Constitution fédérale selon l'avis de l'Assemblée générale du Conseil d'Etat du 7 février 1991.

En vertu de la Constitution canadienne, l'éducation relève des compétences exclusives des provinces. Le Québec assumant la compétence externe de ses attributions internes, il a donc bien compétence pour négocier et signer des accords internationaux en la matière. En outre, l'accord culturel entre la France et le Canada, signé le 17 novembre 1965, prévoit que « l'éducation et les relations culturelles (...) pourront faire l'objet d'ententes conclues avec les provinces du Canada. Dans ce cas, le Gouvernement français en informera le Gouvernement canadien.». Le Protocole établissant l'OFQJ en 1968 n'a pas été formellement approuvé par les autorités canadiennes mais a été pris sur la base de l'Entente du 27 février 1965 entre la France et le Québec, approuvée par le Gouvernement du Canada dans un échange de lettres.

Au vu de ces éléments, les autorités françaises ont donc valablement pu signer la présente Entente avec le Québec et en ont informé les autorités canadiennes. L'entente ne règle que l'objet et la gouvernance de l'Office. Elle ne modifie ni le public bénéficiaire, ni la nature des actions.

Le titre 1er concerne le statut de l'Office et n'appelle pas d'observations particulières.

Le titre 2 inscrit la relation bilatérale dans le cadre de la Francophonie, redéfinit les missions de l'Office, développe l'orientation relative à l'employabilité et à la capacité d'entreprendre des jeunes, et réaffirme la possibilité d'activités avec des pays tiers.

Le titre 3 rappelle les moyens d'action de l'Office et précise la responsabilité de chaque section en matière de budget et de mise en oeuvre des programmes. Chaque section de l'Office applique la législation en vigueur sur son territoire.

Le titre 4 précise la composition et les règles de réunions du conseil d'administration. Paradoxalement, la rédaction du protocole de 2003 n'intégrait pas les ministres comme membres du Conseil d'administration alors qu'ils le présidaient conjointement.

Le conseil est composé en outre de 4 membres représentants les « pouvoirs publics », ce qui renvoie aux ministères, mais aussi aux assemblées parlementaires car les présidents des groupes d'amitié France-Québec étaient auparavant dans le collège des personnalités qualifiées, et de 4 membres représentant la « société civile » dont la présence est renforcée. La nomination de 2 personnalités de moins de 35 ans sur les huit membres permet de rapprocher la gouvernance de l'OFQJ de son public cible.

Le titre 5 définit les pouvoirs du conseil d'administration et leur articulation avec ceux des conseils de section.

Le titre 6 porte sur les conseils de sections qui se voient confier les pouvoirs relatifs à l'adoption des programmes élaborés par les secrétaires généraux et des budgets de section. C'est la principale innovation de l'entente.

Chaque conseil de section adopte le budget de sa section, les prévisions et révisions budgétaires, ainsi que le bilan financier, et transmet ces informations au conseil d'administration qui approuve le budget et le bilan financier de l'Office. L'autonomie des sections, qui a toujours existé, est accrue et trouve ainsi une traduction en droit.

Le conseil d'administration conserve ses pouvoirs ; il veille à la cohérence des actions des deux sections et à la mise en oeuvre d'actions conjointes, mais on peut légitimement s'inquiéter d'une distanciation progressive des objectifs des sections de l'OFQJ et du rétrécissement des points d'intérêt communs.

Le titre 7 précise les missions et définit les responsabilités des secrétaires généraux.

Le titre 8 fixe les modalités de contrôle des comptes et prévoit les modalités de modification et d'entrée en vigueur de l'entente. L'harmonisation de la procédure de contrôle avec un vérificateur commun permet d'avoir une vision globale des comptes de chaque section et de l'Office dans son ensemble.

Aucun des textes concernant l'OFQJ, depuis sa création en 1968, n'a été soumis à l'approbation du Parlement. Je me suis dès lors interrogé sur la nécessité de soumettre celui-ci aux assemblées parlementaires.

Selon une jurisprudence constante du Conseil d'État, les traités et accords « qui engagent les finances de l'État au sens de l'article 53 de la Constitution sont ceux qui créent une charge financière certaine, directe et immédiate pour l'État ». « Toutefois, lorsque les charges financières impliquées par un accord n'excèdent pas, compte tenu de leur nature et de leur montant limité, les dépenses de fonctionnement courant incombant normalement à l'administration, elles ne peuvent pas être regardées comme engageant les finances de l'État au sens de l'article 53 de la Constitution ».

Les dépenses nécessaires au fonctionnement et aux missions de l'OFQJ, en ce qui concerne la section française, sont à la charge du Gouvernement français qui lui attribue des subventions lui permettant de fonctionner, de distribuer bourses et subventions, et de mettre en oeuvre des activités de coopération et d'échange. Ainsi, les charges entraînées dépassent les dépenses de fonctionnement courant. Le Conseil d'État a considéré lors du débat qui a eu lieu en Assemblée générale sur ce projet, le 31 janvier 2013, que, même si l'OFQJ existait depuis 1968, l'entente signée en 2011 était un nouvel accord et qu'il convenait de considérer les dépenses entrainées par cette Entente comme étant de nature à engager les finances de l'Etat.

En conclusion, cet accord consolide les relations avec le Québec.

En conséquence, je propose son adoption et son examen en séance publique sous forme simplifiée. J'appelle néanmoins l'attention du gouvernement sur la nécessité qu'il y aurait de s'assurer de la cohérence des objectifs des différentes politiques développées en faveur de la mobilité des jeunes Français à l'étranger comme des jeunes étrangers en France et d'envisager une rationalisation des outils et des structures mises en oeuvre.

Mme Josette Durrieu.- Il m'a été indiqué qu'environ 1 200 infirmières françaises exerçaient au Québec alors que nous manquons souvent dans nos hôpitaux de personnels qualifiés et que nous sommes obligés de solliciter des infirmières espagnoles, au demeurant très compétentes, dans le Sud-Ouest.

M. Marcel-Pierre Cléach.- Ce chiffre ne m'étonne pas. Présidant le groupe France-Canada, il y a trois ans, on m'avait indiqué que 1 000 infirmières exerçaient au Québec.

M. Christian Cambon, rapporteur.- Le Canada a une politique d'immigration très attractive pour certaines catégories de main d'oeuvre qualifiée et les émoluments servis par les hôpitaux canadiens sont probablement plus élevés.

Mme Nathalie Goulet.- Existe-t-il d'autres structures avec d'autres pays à l'image de l'Office franco-québécois et une coordination de ces structures ?

M. Christian Cambon, rapporteur.- Il existe l'Office franco-allemand pour la jeunesse, créé en 1963 et fruit des accords historiques de Gaulle-Adenauer dont nous avons célébré le cinquantenaire. Contrairement au Québec où les offices sont regroupés dans une structure commune, en France, les compétences sont très éclatées entre l'Union européenne, l'État, les régions et les établissements d'enseignements supérieurs avec une coordination très souple.

M. Joël Guerriau.- Les statuts auraient pu prévoir une présidence alternée du conseil d'administration plutôt qu'une coprésidence en fonction du lieu de réunion par exemple. Dans une structure avec deux secrétaires généraux et deux sections, qui assure la coordination ?

M. Christian Cambon, rapporteur.- Comme je l'ai indiqué, il s'agit de fait de la juxtaposition de deux structures qui disposent chacune d'une grande autonomie dans leur mode de fonctionnement, chapeauté par un conseil d'administration commun qui s'assure une certaine cohérence des actions menées.

M. Jeanny Lorgeoux.- La constitution du Canada est une constitution fédérale, mais n'y a-t-il pas eu une crainte du gouvernement canadien à voir le Québec, qui a constamment sollicité son autonomie voire son indépendance, conclure de tels accords avec la France.

M. Christian Cambon.- Il faut distinguer les aspects constitutionnels des aspects politiques. Dans le cadre fédéral, comme d'ailleurs dans de nombreux Etats, l'Allemagne, la Suisse par exemple, les compétences en matière éducative et culturelle sont souvent l'apanage des entités fédérées. Sur le plan politique, cette crainte a probablement été ressentie par les autorités fédérales du Canada, dans les années soixante. Les gouvernements français successifs ont su dissiper ces inquiétudes.

Suivant l'avis de son rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Russie - Audition de M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie-NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

La commission auditionne M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI), sur la Russie.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Je vous remercie d'être venu devant notre commission pour cette audition consacrée à la politique étrangère de la Russie. Je rappelle à mes collègues que vous êtes à la fois directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales, et un spécialiste reconnu de la Russie, et, plus largement, de l'espace post-soviétique. Avec votre audition, nous débutons un cycle d'auditions consacré à la Russie. En effet, les relations entre l'Occident et la Russie semblent connaître actuellement certaines tensions, en particulier à propos de la Syrie. Nous pouvons notamment le constater lors des réunions de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, où la Russie est représentée et où nous avons des discussions parfois très vives, par exemple en ce qui concerne la Géorgie ou le déploiement du système de défense-antimissiles de l'OTAN. Nous serions donc intéressés de connaître votre sentiment sur l'évolution de la politique étrangère de la Russie depuis l'élection de Vladimir Poutine pour un troisième mandat présidentiel. Quels sont les grands axes de la politique étrangère russe ? L'« étranger proche », c'est-à-dire l'Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Géorgie et le Caucase du Sud ou encore l'Asie centrale, est-il toujours la première priorité de la politique étrangère russe ? Qu'en est-il des relations de la Russie avec les Etats-Unis, l'OTAN et l'Union européenne ? La Russie est-elle tentée de se détourner de l'Europe pour se tourner vers l'Asie ? La Russie partage-t-elle toujours les mêmes intérêts que les nouvelles puissances émergentes, comme on a pu le voir avec le rôle des BRICSA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) lors de l'intervention en Libye ? La Chine est-elle considérée par Moscou comme un partenaire ou une menace ? Enfin, que pensez-vous de la diplomatie française à l'égard de la Russie, à la lumière notamment du poids de l'Allemagne et du récent déplacement du Président de la République à Moscou ?

M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Je vous remercie pour votre invitation car c'est un très grand honneur pour moi de représenter l'IFRI pour cette audition consacrée à la politique étrangère de la Russie.

Avant de tenter de répondre à vos questions, je commencerai mon propos par trois remarques liminaires.

La première observation est d'ordre méthodologique. Dans le cadre de l'IFRI, nous étudions la place actuelle de la Russie sur la scène internationale, son évolution depuis dix ans et sa trajectoire à l'horizon 2024, c'est-à-dire à l'horizon d'une dizaine d'années. Cela nous permet de comprendre et de mesurer à quel point ce pays s'est transformé depuis dix ans et de dessiner des perspectives pour l'avenir. Je crois, en effet, qu'il est nécessaire aujourd'hui, en France comme en Europe, de modifier notre perception, de renouveler notre « logiciel d'interprétation », de la Russie, afin de mieux appréhender les mutations très profondes de ce pays et son repositionnement international.

Ma deuxième remarque liminaire porte sur la problématique générale de la Russie -qui pourrait peut-être s'appliquer aussi à la France- et qui concerne l'important décalage entre le niveau de ses ambitions et ses capacités de peser réellement sur la scène mondiale. A la différence de la France, où cet écart semble s'être élargi ces dernières années, dans le cas de la Russie, cet écart paraît aujourd'hui moins grand qu'il y a encore quelques années.

Troisième précision liminaire, lorsque l'on veut étudier la politique étrangère de la Russie, il faut essayer de dépasser les crises et les aspects conjoncturels, la recherche des différents leviers d'influence au-delà du kremlin, afin d'identifier le socle idéologique, le ressort de la politique étrangère russe, qui a été profondément renouvelé par Vladimir Poutine, qui est une réalité bien ancrée et qui fait l'objet d'un assez large consensus au sein des élites russes et qui bénéficie d'un soutien de la population.

J'en viens maintenant à mon intervention que j'articulerai en trois grandes parties :

- Tout d'abord, une présentation des principaux acteurs et de la vision du monde de la Russie ;

- Ensuite, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les différentes zones géographiques, même si je laisserai volontairement de côté le cas de la Syrie et du Moyen-Orient, qui feront certainement l'objet de questions de votre part ;

- et, enfin, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les grandes thématiques, en matière énergétique, militaire, mais aussi dans le domaine moins connu du numérique, où la Russie se montre très active.

Quels sont, tout d'abord, les principaux acteurs de la politique étrangère russe et la vision du monde de Moscou ?

Il ne fait pas de doutes que le maître incontesté reste Vladimir Poutine, même s'il semble actuellement en déclin. Le Président russe sait incontestablement jouer de son image, y compris sur la scène internationale, comme l'illustre la violence de sa réponse et de son attitude à une question d'un journaliste, Laurent Zechini du journal Le Monde, sur la Tchétchénie lors de la conférence de presse à l'issue du Sommet Union européenne-Russie de 2002, et le silence très gêné du Président de la Commission européenne de l'époque, M. Romano Prodi, de l'ancien Premier ministre danois, M. Anders Fogh Rasmussen, et de l'ancien Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M. Javier Solana. Il paraît garder la haute main sur les aspects militaires et surtout la politique énergétique, qu'il maîtrise à la perfection, ce qui lui procure un avantage incontestable sur les autres dirigeants lors des réunions internationales.

Parmi les acteurs institutionnels, on trouve le ministère des affaires étrangères russes, le MID, qui a une longue tradition et dont les compétences et l'habileté sont reconnues à l'étranger. En particulier, les diplomates russes ont l'art de faire croire à toutes les capitales et notamment aux Français que la France représente pour eux un partenaire de premier plan, alors que le partenaire le plus important de la Russie en Europe est incontestablement l'Allemagne. Les militaires jouent aussi un rôle important dans la politique étrangère russe, en particulier sur les questions de défense, ainsi que les services de renseignement. On trouve aussi, parmi les autres acteurs des grands groupes, en particulier en matière de gaz et de pétrole, comme Gazprom et Rosneft, qui entretiennent des relations très étroites avec le Kremlin et qui interviennent de plus en plus dans ce domaine, ce qui entraîne certaines frictions. On trouve enfin des acteurs plus « classiques », comme les médias, la diaspora russe ou l'Eglise orthodoxe, qui peuvent aussi avoir une influence sur la politique extérieure russe.

Quelle est la vision du monde de la Russie ? On trouve un fort attachement, au sein des élites comme au sein de la population, y compris dans l'opposition, à la « spécificité russe », c'est-à-dire à l'idée selon laquelle la Russie occupe une place particulière dans le monde, qu'il existe une voie spécifique russe, qui n'est pas celle de s'aligner sur le modèle occidental. Après l'humiliation et le traumatisme ressentis au début des années 1990, avec la disparition de l'URSS et la perte de ses satellites et la grave crise économique et sociale, le redressement économique de la Russie depuis la fin des années 1990, grâce aux ressources tirées du gaz et du pétrole, a donné lieu à un sentiment de revanche sur l'occident, accentué par la récession économique de l'Europe. Un autre sentiment très fort est la crainte de l'islamisme radical et de la menace qu'il représente pour la Russie, notamment à ses frontières au Sud et sur son propre territoire.

Ce sentiment très ancré d'une « spécificité russe », d'une sorte de « troisième voie », et du rejet tant du modèle occidental que du danger islamiste peut expliquer l'attitude critique de la Russie à l'égard de la « responsabilité de protéger », mise en avant lors de l'intervention de l'OTAN en Libye et qui est pourtant un concept ancien de l'ONU, mais dont le principe même est contesté par la diplomatie russe. Aux yeux des Russes, ce concept n'a pas de fondement et la souveraineté de l'Etat lui accorde le droit de recourir à la force sur son territoire, y compris à l'encontre de sa propre population, ce qui explique notamment la position russe sur le dossier syrien.

Quelles sont, ensuite, les principales zones d'influence de la Russie ?

L'« étranger proche », c'est-à-dire les pays de l'ex-URSS, à l'exception des trois pays baltes, demeure la première priorité de la Russie. A cet égard, on peut mentionner l'Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, qui a été considérée avec scepticisme en France, mais qui semble fonctionner. En particulier, les cadres ayant négocié l'entrée de la Russie à l'OMC, s'occupent aujourd'hui de l'union douanière, ce qui témoigne de l'importance de cette union douanière aux yeux des responsables russes. La principale inconnue demeure l'Ukraine, ce pays partagé entre une attirance vers l'Union européenne, qui n'a pas de véritable politique, et une attirance vers la Russie et dont le destin semble encore très incertain mais qui joue un rôle clef pour l'avenir des relations avec la Russie. L'Ukraine est pourtant délaissée par les Etats-Unis et ne suscite qu'un faible intérêt de la part de l'Union européenne. Le Caucase, mais aussi l'Asie centrale, en particulier avec la perspective du retrait des Etats-Unis et de l'OTAN d'Afghanistan en 2014, sont une forte source d'inquiétude pour la Russie, en raison des risques de déstabilisation de la région, notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan, par le risque de terrorisme, mais aussi en raison du développement de tous les trafics, en particulier le trafic de drogue, la Russie n'étant plus aujourd'hui seulement un pays de transit de la drogue venue d'Afghanistan mais aussi un marché de consommation.

Concernant les relations avec les Etats-Unis, l'échec du « reset » lancé par le Président américain Barack Obama, malgré l'entrée de la Russie à l'OMC, ne semble guère inciter les responsables américains à de nouvelles avancées avec Moscou. La révolution du gaz de schiste a écarté les chances d'un véritable dialogue stratégique sur les questions énergétiques et l'anti-américanisme reste un sentiment largement répandu au sein de l'opinion russe.

Les relations entre la Russie et l'Union européenne n'ont pas non plus beaucoup progressé, comme l'illustrent les difficultés rencontrées dans les négociations sur le nouvel accord de partenariat et de coopération, ce qui témoigne d'une certaine incompétence de l'Union européenne à mettre en place des relations avec des puissances, à l'image de la Turquie.

La vraie question est de savoir quelles seront les conséquences pour la Russie du basculement vers la zone Asie-Pacifique ? La Russie va-t-elle se tourner de plus en plus vers l'Asie ou bien se « provincialiser » de plus en plus, à l'image de l'Europe ?

Structurellement la Russie regarde vers l'Europe, mais depuis 2010, la Chine est le premier fournisseur de la Russie et les relations entre la Russie et la Chine se développent considérablement. Il faut également mentionner les relations avec le Japon, malgré le contentieux des îles Kouriles, et la Corée du Sud.

Enfin, la Russie reste présente au Moyen-Orient et entretient des relations étroites avec certains pays, comme la Syrie et l'Iran, mais aussi avec la Turquie et Israël, mais sur ce point nous aurons certainement l'occasion d'y revenir dans le débat.

Comment se décline la politique étrangère russe sur les grandes thématiques ?

La première et principale priorité reste la diplomatie énergétique, avec Gazprom dans le domaine du gaz naturel, mais aussi, et de plus en plus, Rosneft, dans le domaine du pétrole. Cette diplomatie énergétique est toutefois fragilisée par des facteurs externes, comme la révolution du gaz de schiste, mais aussi internes, en raison de la raréfaction des ressources, de l'augmentation des coûts d'extraction et de la diminution des ressources, de la déperdition, et d'une absence de véritable stratégie à long terme. Le paysage énergétique russe risque donc d'être soumis à des bouleversements.

En matière de défense, on assiste à un important réarmement russe, qui suscite des inquiétudes au sein de l'OTAN, notamment au sein des pays Baltes et des anciens pays satellites comme la Pologne, mais qui fait débat au sein des élites sur le poids de la puissance militaire par rapport à d'autres secteurs, comme l'illustre le départ de l'ancien ministre des Finances Koudrine.

Enfin, le numérique fait l'objet d'un fort investissement de la diplomatie russe, de même que de la diplomatie chinoise, comme nous avons pu le voir lors de la conférence de l'Union internationale des télécommunications à Dubaï, où la Russie, inquiète du rôle joué par Internet et les médias sociaux lors des révoltes du « printemps arabe » ou lors des manifestations ayant suivi les élections législatives russes à l'automne 2011, s'est alliée avec des pays comme la Chine, l'Arabie Saoudite, le Soudan, l'Algérie ou les Emirats arabes unis pour réclamer une réforme de la gouvernance de l'Internet et une régulation de l'Internet dans le cadre de l'ONU, permettant aux Etats de retrouver leur souveraineté sur la toile.

En conclusion, nous avons assisté depuis les années 1990, où l'influence russe était à son plus bas niveau comme l'a illustré notamment l'intervention de l'OTAN dans les Balkans, à un retour assez marqué de la Russie sur la scène internationale. La Russie est plus influente aujourd'hui sur la scène internationale qu'il y a quelques années. La question reste de savoir s'il est dans l'intérêt de la Russie de maintenir l'actuelle « solitude stratégique », qui n'est d'ailleurs pas totalement étrangère pour la France, alors que son environnement est aussi varié, avec l'Union européenne, le Caucase, l'Asie centrale et l'Asie.

A l'issue de cet exposé, un débat est intervenu.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Il est toujours utile de retracer, comme vous l'avez fait, la dimension historique. On ne peut comprendre, en effet, l'attitude actuelle de la Russie sans prendre en compte le sentiment d'humiliation ressenti par la Russie dans les années 1990, avec la grave crise économique et sociale, l'élargissement de l'OTAN aux anciens pays satellites et aux pays baltes, voire la porte ouverte à l'Ukraine et à la Géorgie, ou bien encore sans prendre en compte l'importante présence musulmane, avec de l'ordre de 20 millions de personnes, en Russie, au Caucase, mais aussi au coeur même de la Russie, comme à Kazan, et la présence de nombreux pays musulmans à ses frontières. Cela explique le sentiment actuel d'une « revanche » sur l'occident et la crainte de l'islamisme radical et du terrorisme, la Russie ayant été victime à plusieurs reprises de ce fléau, à Moscou, en Tchétchénie ou au Daghestan.

La renationalisation des entreprises du secteur énergétique n'est pas non plus une singularité russe.

Il est vrai que le budget de la défense a augmenté ces dernières années, mais il ne représente que le double de celui de la France pour une armée d'un million d'hommes et il reste très inférieur à celui des Etats-Unis.

Concernant les relations de la Russie avec la Chine, il faut bien comprendre que la Russie est un peuple européen dans un pays eurasiatique et que la Chine représente à terme une menace pour la Russie, notamment en raison de la pression démographique dans l'extrême orient russe, même si la Chine représente aujourd'hui 17 % des parts de marchés en Russie, l'Allemagne 12 % et la France 8 %. Il existe environ quatre cents implantations économiques françaises en Russie, contre 3 000 allemandes.

Enfin, ce que vous appelez « solitude stratégique », n'est-ce pas ce que nous appelons en France « l'indépendance stratégique » ?

Mme Nathalie Goulet. - J'ai deux questions à vous poser, l'une sur la Géorgie, l'autre sur le Haut-Karabagh.

Concernant les relations entre la Russie et la Géorgie, faut-il s'attendre à une amélioration des relations avec l'arrivée du nouveau gouvernement en Géorgie ?

Quel rôle joue la Russie dans le dossier du Haut-Karabagh et quelles seraient les conséquences pour la Russie de la fermeture de la base russe de Gabala en Azerbaïdjan ?

M. Alain Gournac. - Pensez-vous que l'on s'oriente vers un changement de la position de la Russie sur le dossier syrien et quelle est l'importance, d'après vous, de la base navale de Tartous pour la Russie ?

Considérez-vous que la situation actuelle en Géorgie est stable et faut-il craindre une reprise des tensions à l'approche des Jeux Olympiques de Sotchi de février 2014 ?

M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI).- La Russie n'est pas aujourd'hui une menace pour l'Europe. Elle présente cependant un risque, en raison des fragilités du régime politique actuel. L'Europe et les Etats-Unis ont une responsabilité particulière et ont commis une faute historique dans les années 1990 en n'accordant pas suffisamment de place à la Russie ou en essayant de détacher de son orbite des pays comme l'Ukraine ou la Géorgie, où la Russie a des intérêts légitimes à défendre. Aujourd'hui encore, la renationalisation du secteur énergétique en Russie ne paraît pas en soi contestable, d'autres pays s'étant engagés dans cette voie, à commencer par le Royaume-Uni avec BP. La Russie souffre aussi d'une mauvaise image dans l'opinion, comme l'ont illustré l'affaire des « Pussy Riot » ou l'« affaire Depardieu ». Récemment encore, les mesures restrictives à l'égard des ONG prises par les autorités russes ont été présentées en Europe comme une régression démocratique et une manière pour le pouvoir de s'attaquer à des organisations de défense des droits de l'homme, voire même à des centres culturels, alors que le premier objectif des autorités russes était de mieux contrôler l'activité de certaines ONG financées par l'Arabie Saoudite et le Qatar, notamment au Caucase du Nord.

La question de la définition d'une véritable politique russe de la France comme à l'échelle de l'Union européenne se pose donc.

Cela étant, le recul en matière de droits de l'homme est réel, de même qu'en ce qui concerne le système politique, même si Vladimir Poutine continue de bénéficier d'un fort soutien au sein de l'opinion. Face au développement de la xénophobie et de l'antisémitisme, la question du modèle d'intégration de la Russie se pose.

L'abaissement du seuil de la dissuasion est une conséquence directe de l'inquiétude de la Russie devant la montée en puissance de la Chine.

Le leadership géorgien de Sakachvili a bénéficié d'un bel effet d'image mais cela s'est arrêté à partir du sommet de Bucarest. Je pense que les Géorgiens ont surestimé la garantie de sécurité dont ils pensaient bénéficier de la part des États-Unis et qu'ils ont reçu des signaux contradictoires d'une administration Bush divisée sur le sujet. La cohabitation avec le Premier ministre Ivanichvili est compliquée. La politique étrangère du Président Sakachvili a été un échec, je ne vois pas la Russie accentuer son emprise mais le message a été reçu dans toute la zone de l'Azerbaïdjan à la Turquie, selon lequel la Russie reste la puissance dominante dans le Caucase.

S'agissant de l'Azerbaïdjan, le président Aliev est dans une relation très tendue avec Poutine, notamment depuis l'affaire de la base de radar russe de Gabala et se trouve en période électorale. Il bénéficie de la rente énergétique, ce qui lui confère une certaine autonomie et mène une politique étrangère très équilibrée, bonnes relations avec les États-Unis et avec Israël, attitude prudente à l'égard de l'Iran. Il sait cependant qu'il va devoir allouer des ressources politiques à l'établissement de meilleures relations avec la Russie.

S'agissant de la Syrie, la position de la Russie en faveur du maintien du régime de Bachar El-Assad s'inscrit dans sa lecture géopolitique de la poussée sunnite depuis le début des années 2000, que les occidentaux et notamment les franco-britanniques ne veulent pas en raison de leurs relations étroites avec le Qatar. Ils considèrent aussi qu'ils ont été floués dans la guerre en Libye, non seulement par l'interprétation qu'ils contestent de la résolution des Nations unies, mais aussi parce qu'ils ont pris conscience de leur incapacité à mener une opération de telle envergure, tant sur le plan diplomatique que militaire, allant du mandat en place des Nations unies à la chute d'un régime en place. Il y a un parallèle entre leur ratage en Géorgie et le succès occidental en Libye, au moins dans la phase militaire. Enfin, il y a leur attachement à la base de Tartous, qui semble assez modeste mais qui est peut-être important dans la reconstitution en cours d'une force navale russe en Méditerranée. Il existe aussi une forte coopération militaire, avec d'ailleurs de nombreux mariages mixtes. Enfin, il y a une dimension qui est très peu évoquée, mais qui doit intervenir dans la réflexion, c'est l'évolution de la relation entre la Russie et Israël, qui devient plus structurante et qui s'explique par la présence d'une forte minorité russophone en Israël et l'existence d'une coopération importante en matière de sécurité et d'échanges d'information. Y-a-t-il un sortie de crise en gestation avec Kerry qui laisserait un peu la France hors du champ, ce n'est pas exclu ? Enfin se posera la question de quoi faire après la chute éventuelle de Bachar El-Assad.

- Présidence de M. Daniel Reiner, vice-président -

M. Christian Cambon. - L'évolution démographique de la Russie n'est-elle pas un handicap dans son aspiration à retrouver un statut de grande puissance ?

L'absence ou la présence insuffisante de la Russie pose problème dans la résolution de certaines crises, mais l'image internationale dégradée de la Russie en raison de son fonctionnement politique interne et de la situation des droits de l'homme ne pose-t-elle pas un problème dans l'accès à la restauration de ce statut ?

Mme Josette Durrieu. - Où en est l'opposition en Russie ? Le peuple russe est-il inapte à la mise en oeuvre d'un processus démocratique ?

Quelle est la place et l'influence de la Russie dans les pays d'Asie centrale ?

Thomas Gomart.- La question démographique est tout à fait centrale. La population étudiante russe est aujourd'hui de 7 millions soit 10 % de la population active. A l'horizon 2024, elle tombe à 3,5 millions. Quel modèle politico-économique met-on en place dans une telle situation. Il faut aussi tenir compte de la répartition de la population sur le territoire (70 % à l'ouest de l'Oural) et de son aspiration à vivre sur un modèle européen qui est beaucoup plus attractif, ne serait-ce que parce que les Russes, y compris dans la classe moyenne, aujourd'hui voyagent et prennent conscience des progrès de leur pays en termes économiques mais de ce qui le distingue en terme de modèle politique. Enfin, il faut observer que la Russie est devenue un pays d'immigration notamment en provenance d'Asie centrale et du Caucase. C'est le deuxième pays d'immigration au monde après les États-Unis. Elle met en place des politiques d'aide au retour de sa diaspora avec des fortunes diverses. L'une des grandes questions également en Russie, dont je le rappelle 20 % de la population est musulmane, ce sont les politiques d'intégration. Ces politiques ne sont pas affichées mais elles fonctionnent plus ou moins. Cela n'empêche pas néanmoins des poussées soudaines de xénophobie et d'antisémitisme. Enfin, l'asymétrie grandissante avec le voisin chinois est un sujet d'inquiétude. La crainte d'être aspiré par cette croissance chinoise est de plus en plus clairement formulée. La redéfinition de la doctrine nucléaire, avec un abaissement du seuil d'emploi, est un signe tangible de cette inquiétude et de la perception d'une menace.

Dans l'attitude des autorités russes vis-à-vis des ONG, ce ne sont pas tant les ONG qui reçoivent de l'argent de l'Europe ou des États-Unis, qui quantitativement sont visées, mais les ONG qui sont financées par les pays du Golfe.

Il est incontestable qu'on observe un durcissement du régime et une limitation des libertés publiques avec un retour, mais très maîtrisé, de la police politique et une certaine tolérance à l'égard des manifestations. Actuellement, les autorités sifflent la fin de la récréation. Si les autorités sont intelligentes, elles pourraient neutraliser politiquement Navalny en le condamnant à une peine avec sursis qui le rendrait inéligible sans le stigmatiser. Il faut aussi considérer que Poutine reste populaire même si son socle de popularité s'érode, parce qu'il n'y a pas d'alternative et parce qu'il contrôle les médias traditionnels et notamment la télévision. Mais ceci va disparaître très rapidement avec la montée en puissance des médias en ligne. On sous-estime le degré de maturité politique de la société russe. Le web est devenu un espace public à part entière avec un niveau de critique politique important. On reste sur un schéma d'analyse de la façon dont les forces politiques vont se structurer au Parlement mais l'enjeu n'est plus là, il est davantage dans le développement d'une contestation au niveau local qui a des répercussions au niveau national et qui crée déjà un niveau de stress politique important pour les autorités fédérales russes. D'ailleurs mais c'est un autre débat, il y a des nouvelles formes politiques qui ne passeront pas par la représentation mais qui sont en train de s'inventer sur le web. Il y a actuellement des luttes d'influence et de contre-influence sur le web. L'anticipation politique est difficile à faire. Poutine aura des difficultés à se maintenir jusqu'en 2018 sans apporter de réponse politique. Navalny est susceptible d'apparaître comme le principal opposant, parce qu'il comprend bien la Russie, peut s'adresser aux nationalistes comme aux libéraux et conserve une capacité d'entrainement forte.

La Russie dispose de quatre outils de politique étrangère : un espace informationnel important et la langue russe qui la rendent présente en Asie centrale, dans le Caucase et en Europe orientale, les deux autres sont la politique énergétique d'une part, les ventes d'armes et la coopération militaire d'autre part. L'organisation du traité de sécurité collective est encore considérée comme apportant des garanties de sécurité indirecte à des pays à régime autoritaire d'Asie centrale qui sont très perturbés par la survenance quasi-concomitante des printemps arabes et les manifestations en Russie.

M. Joël Guerriau. - L'IFRI est considéré comme l'un des 22 think tank les plus influents dans le monde. Quel est l'état des relations de la Russie avec l'Afrique. La Russie semble très sollicitée par les pays africains.

M. Jeanny Lorgeoux. - Pourriez-vous préciser vos développements sur les risques de déstabilisation des entreprises comme Gazprom ou Rosneft par l'exploitation américaine de l'huile et du gaz de schiste ? Quel est le degré de consubstantialité entre ces groupes industriels et le pouvoir ?

M. Thomas Gomart.- Nous sommes le seul think tank français à publier systématiquement en français, en anglais et en russe, ce qui nous a permis de nouer des contacts très riches avec des experts russes qui ne s'expriment pas en anglais. Par ailleurs, pour avoir une place en amont de la structuration du débat intellectuel mondial, la publication en anglais est obligatoire.

L'axe Russie-Afrique me semble encore prématuré. S'il y a un pays décisif, c'est l'Algérie, mais ce n'est pas facile depuis Paris de réaliser des études sur ce sujet. Vous avez à Alger une ambassade russe de grande importance et des accords de coopération énergétique et des ventes d'armes. La porte d'entrée reste l'Algérie et l'influence reste limitée actuellement à l'Afrique du nord.

Dans l'invitation faite à l'Afrique du sud de rejoindre les BRICS alors qu'elle n'a pas les mêmes capacités que les autres, il y a la volonté de faire se coaliser les émergents ou les ré-émergents pour trouver des positions diplomatiques intermédiaires entre les positions occidentales et des pays au ban ou en difficulté avec la communauté internationale comme l'Iran.

La Russie est dans une situation particulière mais qui a envie aujourd'hui de s'allier avec la Russie ? Sa diplomatie est bonne sur le plan tactique mais sa capacité d'entrainement est encore très limitée.

Ce que l'on observe sur le développement des pétroles de schiste aux États-Unis passe par des petits groupes agiles et mobiles capables d'inviter des modes de productions spécifiques. Or cette couche d'entreprises n'existe pas en Russie. Il y a un chaînon manquant qui va rendre cette exploitation difficile en Russie. Ce faisant l'exploitation des pétroles de schiste en Russie est perçue comme un potentiel, une seconde richesse, mais elle devra passer nécessairement par des partenariats avec des entreprises étrangères.