Jeudi 14 novembre 2013

- Présidence de M. Simon Sutour, président -

Économie, finances et fiscalité - Commissions d'interchange pour les opérations de paiement liées à une carte : proposition de résolution européenne portant avis motivé de MM. Michel Billout et Aymeri de Montesquiou

M. Simon Sutour, président. - Le groupe de travail « subsidiarité » a retenu un texte relatif aux opérations d'interchange pour les cartes bancaires. C'est un sujet plutôt complexe sur le fond, mais aujourd'hui il s'agit seulement de la subsidiarité.

Je remercie Michel Billout et Aymeri de Montesquiou d'avoir bien voulu considérer le texte sous cet angle.

Bien entendu, compte tenu de l'importance du sujet pour les systèmes bancaires, nous aurons à l'étudier plus tard sur le fond, en prenant le temps nécessaire. Mais pour la subsidiarité, vous le savez, le Sénat dispose au total de 8 semaines, et après il nous faut prévoir l'examen par la commission au fond, en l'occurrence celle des finances. Nous devons donc aller vite.

Je donne la parole aux rapporteurs.

M. Aymeri de Montesquiou. - La subsidiarité me semble une notion extrêmement importante qui a été mise à l'ordre du jour dans les années 1990. C'est un terme un peu désuet mais qui est très important pour que les citoyens européens se sentent plus confortables dans ce grand ensemble et plus concernés par les décisions prises au plus près de chez eux. Depuis le traité de Lisbonne, contrôler le respect de la subsidiarité entre dans les responsabilités des parlements nationaux. Je le souligne à nouveau, je pense que c'est une très bonne chose. Mais pour exercer cette responsabilité, les parlements nationaux ont besoin d'être suffisamment informés. La Commission doit étayer sa proposition. C'est ce que prévoient les traités. Pour ce qui est du sujet des cartes bancaires, je pense que ce besoin n'est pas du tout satisfait.

Des points essentiels manquent comme par exemple les études approfondies permettant de comparer les coûts des paiements par carte et des paiements en liquide. Je reste surpris par cette comparaison car intuitivement les transactions en liquide me paraissent par nature moins onéreuse que les transactions par cartes mais en tout état de cause ces résultats sont nécessaires et sont manquants.

Je souligne aussi que nous devons connaître toutes les caractéristiques nationales des marchés des cartes bancaires car il y a une véritable hétérogénéité. Nous ne les avons pas et il est donc très difficile de se prononcer sur une règlementation qui pourrait être applicable directement dans tous les États membres.

Autre point d'importance : il n'existe pas aujourd'hui, à proprement parler, de marché européen de la carte bancaire. Il s'agit en réalité d'une juxtaposition de marchés nationaux avec des pratiques et des niveaux de maturité très hétérogènes. En Grèce et en Roumanie, les paiements se font à plus de 90 % en liquide, d'où peut-être la faiblesse des recettes fiscales en particulier en Grèce.

Il y a un point que je voudrais absolument souligner et qui replace le problème dans l'actualité. Le duopole Visa/MasterCard doit être analysé dans le contexte des activités de la NSA en Europe et des réactions en Europe. Les cartes bancaires sont, à l'évidence, une source d'information sur le comportement des individus. Il est plus que jamais nécessaire d'avoir une carte européenne.

Je vous propose d'interpeller la Commission afin qu'elle justifie davantage ses positions pour que notre contrôle puisse s'effectuer dans de bonnes conditions.

M. Simon Sutour, président. - Merci, monsieur le rapporteur de cette présentation. Nous nous proposons d'interpeller la Commission sous la forme d'un avis motivé puisqu'il s'agit de la subsidiarité. Si un tiers des parlements se prononcent en subsidiarité, la Commission doit revoir sa copie. L'examen au fond interviendra plus tard.

Il faut adresser un avertissement à la Commission : sur un sujet de cette importance pour les systèmes bancaires, elle doit se justifier. Elle doit fournir toutes les informations nécessaires. C'est tout l'intérêt d'adopter un « avis motivé ».

M. Aymeri de Montesquiou. - J'insiste de nouveau sur l'importance de ce sujet. Nous manquons d'éléments pour avoir une position étayée. La protection des individus doit être au centre de nos préoccupations. C'est essentiel dans l'éthique des rapports entre les États.

M. Simon Sutour, président. - L'avis motivé est adopté à l'unanimité.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Monsieur le président, mon intervention ne porte pas directement sur le contenu de la proposition qui vient d'être adoptée mais sur votre intervention concernant le vote des autres parlements nationaux. Existe-t-il un intranet des commissions européennes des différents parlements nationaux. Comment se font les contacts entre parlements ?

M. Simon Sutour, président. - Oui, tout à fait, il s'agit du système IPEX. De plus, de nombreux contacts au sujet de la subsidiarité se font à l'occasion par exemple de la COSAC. Les échanges doivent se faire aussi avec nos collègues de l'Assemblée nationale mais ils n'ont pour l'instant pas suivi nos positions sur les avis motivés que ce soit sur le droit de grève des travailleurs détachés ou sur le parquet européen.

Je suis très prosélyte de cette procédure qui nous vient du traité de Lisbonne car c'est un moyen d'action important pour les parlements nationaux.

Nous avons le carton jaune, déjà expérimenté, puis le carton orange qui nécessite la moitié des parlements nationaux et enfin le carton rouge, où 60 sénateurs au moins doivent saisir la Cour européenne de justice. C'est un instrument très puissant. La Commission européenne est très attentive aux avis motivés et va même jusqu'à un certain interventionnisme, comme ce fut le cas par exemple sur le parquet européen. Sur le droit de grève des travailleurs détachés, nous avons fait valoir notre position par un avis de subsidiarité il y un an et demi. Depuis, cette problématique a pris de l'ampleur, car au-delà du droit de grève que nous défendions, les impacts sont importants sur l'égalité entre salariés, mais aussi entre entreprises. Nous avons eu par la suite un débat en séance sur une problématique plus large à l'initiative du groupe CRC, sur la base de la proposition de résolution d'Éric Bocquet votée en commission des affaires européennes. Rappelons d'ailleurs que les parlements nationaux ont obtenu plein succès, car la Commission a finalement retiré le texte sur le droit de grève des travailleurs détachés.

- Présidence de M. Simon Sutour, président, et de M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale -

Justice et affaires intérieures - Audition de Mme Michèle Coninsx, présidente d'Eurojust

M. Simon Sutour, président. - Nous accueillons aujourd'hui Mme Michèle Coninsx, présidente d'Eurojust, venue depuis La Haye, où la commission des affaires européennes s'était rendue il y a quelques années. Le Sénat a toujours défendu l'idée d'un espace judiciaire européen qui lutte notamment contre la criminalité transfrontalière et repose sur une collaboration efficace entre systèmes judiciaires avec notamment la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, le mandat d'arrêt européen, le système ECRIS, les magistrats de liaison et le réseau judiciaire européen (RJE). Le rôle d'Eurojust s'est progressivement renforcé, avec 1 400 demandes d'assistance chaque année.

La Commission européenne souhaite aligner le statut d'Eurojust sur celui des agences européennes ; qu'en pensez-vous ? Nous sommes favorables à un parquet européen collégial dont la compétence s'étende dès que possible à l'ensemble de la criminalité transfrontalière, et non à un procureur à l'anglo-saxonne qui ne s'occupe que de fraudes au budget européen ; c'est pourquoi nous avons participé au carton jaune adressé à la Commission européenne par certaines chambres des parlements nationaux - avec des positions très différentes il est vrai, puisque seuls les Tchèques sont pleinement d'accord avec nous. Nous attendons la réponse de la Commission, qui pourrait s'orienter vers une coopération renforcée. Comment concevez-vous l'articulation entre Eurojust et le futur parquet européen ?

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Je me réjouis de votre présence, en un moment où nous réfléchissons sur le droit européen, et notamment sur le parquet européen. Un procureur tout-puissant mais isolé pourrait être inefficace et mal compris ; mais un parquet ne doit pas être non plus une assemblée parlementaire débattant indéfiniment. Il nous faudra trouver un chemin où la pluralité aille de pair avec l'efficacité. Bien des sujets appellent aujourd'hui une coopération européenne, comme l'immigration - que faire à Lampedusa ? - ou les agissements de la NSA, qui nécessitent une réflexion sur le renseignement et la protection des libertés.

Mme Michèle Coninsx. - C'est un honneur pour moi de venir vous parler d'Eurojust, dont je fais partie depuis le tout premier jour, il y a onze ans, et dont je suis la présidente depuis un an et demi, après en avoir été la vice-présidente pendant quatre ans. Ce qui passait pour de la science-fiction est devenu une réalité. Eurojust est l'unité de coopération judiciaire par excellence, unique en son genre : il n'y a pas d'Arabjust, d'Asiajust, d'Africajust. Nous organisons des réunions de coordination, nous établissons des centres de coordination opérationnelle, nous assurons les fonctions de soutien opérationnel, financier ou technique aux équipes communes d'enquête, nous sommes partenaire du RJE et d'Europol et produisons des outils tels que le Terrorism Conviction Monitor (TCM), le Maritime Piracy Judicial Monitor ou nos deux rapports stratégiques sur la traite des êtres humains et le trafic de stupéfiants, deux domaines prioritaires pour le Conseil. Nous coordonnons 31 systèmes légaux dans 28 pays - avec des différences énormes entre systèmes anglo-saxon et continental qui expliquent que l'harmonisation ne soit pas toujours facile - dans 24 langues, même si notre langue de travail est l'anglais.

L'immigration illégale est notre quotidien. Ainsi, en 2012, la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille nous a demandé de mettre en place une coordination avec la Belgique, puis avec le Royaume-Uni. Chaque jour, des immigrants allaient de la Grèce ou de la Turquie au Royaume-Uni en passant par la France et la Belgique : 4 000 personnes par an étaient transférées dans des conditions inhumaines et contre des sommes considérables. Nous avons mis en place une équipe commune d'enquête au début de 2013, puis en février un centre de coordination opérationnelle qui consiste à réunir dans une salle de conférence des représentants de chaque pays le jour de l'opération, pour que le juge dirigeant l'équipe puisse suivre les mouvements en temps réel. Le bilan est éloquent : 35 personnes arrêtées, 40 perquisitions, deux mandats d'arrêt européens exécutés. S'il avait fallu utiliser des commissions rogatoires, il aurait été impossible de traiter efficacement ce problème transfrontalier, comme peut l'être aussi le terrorisme. En consultant notre rapport annuel 2012 présenté à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, dite Libe, du Parlement européen le 29 mai 2013, vous apprendrez que nous avons traité 1 533 cas, que nous avons été liés à une soixantaine d'équipes communes d'enquête, toujours plus nombreuses, peut-être parce que nous leur apportons un soutien administratif depuis cinq ans. Nous avons facilité 250 mandats d'arrêt européens, bien plus efficace que l'extradition : la France a mis onze ans à obtenir l'extradition d'un terroriste bien connu de tous qui se trouvait au Royaume-Uni, alors que dans le cadre de l'attaque terroriste de Londres en 2005, le mandat d'arrêt européen a été émis en dix jours. Entre le TGV et l'omnibus, je préfère le TGV ! Depuis onze ans, cela fonctionne bien. Nous sommes confrontés à des phénomènes tels que le terrorisme avec le 11 septembre, les effets du Printemps arabe ou la recrudescence de la criminalité due à la crise financière. Or le budget d'Eurojust sera stable pour les sept ans à venir ; cela exige de nous d'être efficaces.

Eurojust comporte une task force consacrée à son avenir. Nous réfléchissons aux évolutions fondées sur les articles 85 et 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, mais aussi au développement du comité permanent de sécurité intérieure (COSI) et du forum consultatif des procureurs généraux, ainsi qu'à la coopération avec Europol, Frontex, et le collège européen de police (Cepol). Le 14 et 15 octobre, nous avons organisé une conférence sur notre avenir, réunissant 150 personnes représentant les États membres et les différentes institutions ; il y a lieu de se poser des questions lorsqu'on lit les propositions de la Commission sur Eurojust - qui déterminent une liste que j'espère ne pas être limitative - ou sur le parquet européen. Il ne faudrait pas enlever des possibilités aux praticiens, qui doivent, sans perdre de temps aux tâches administratives, se consacrer à 100% aux tâches horizontales ou policy tasks ayant un impact sur le travail opérationnel. La coopération avec Europol va de soi, comme avec le RJE ; il faut éviter la compétition au bénéfice de la complémentarité. L'évaluation par le Parlement européen, pour lequel nous produisons un rapport annuel suivant des objectifs qu'il fixe, prend la forme d'une présentation orale chaque année. L'évaluation par les parlements nationaux est, elle aussi, essentielle. La Commission nous évalue aussi ; il faudrait préciser selon quels objectifs. Les capacités d'Eurojust en matière de conflit de juridiction doivent être augmentées. Les recommandations doivent être appliquées. Un trafic de cocaïne mêlant la Belgique mais aussi la mafia italienne avait ainsi fait l'objet de trois réunions où il avait été décidé de remonter aux têtes pensantes ; cela n'a pas empêché la douane de saisir la marchandise. Prévoyons une obligation plus forte que la recommandation ou l'amical agreement, et donnons le droit à Eurojust de déclencher des enquêtes.

Les liens avec le futur parquet européen proposé sont en principe étroits, du moins tels que l'article 86 les prévoit. Nous nous sommes penchés sur la manière dont Eurojust pourrait être une plus-value pour le parquet européen, même si nous poursuivons un objectif très différent : faciliter la coopération horizontale, améliorer la confiance sans s'immiscer dans les décisions des États membres. Après les 18 voix pour le carton jaune, c'est à la Commission de réagir. Nous avons eu l'occasion auparavant d'avertir cette dernière sur le caractère déséquilibré de ce qu'elle prévoit : une tête, le parquet, et vingt-huit jambes, les États membres ; il faut entre ces deux extrêmes un corps qui pourrait être Eurojust. C'est particulièrement vrai dans un contexte de coopération renforcée. Notre souci le plus grand est la possibilité d'un accord prévoyant qu'Eurojust fournirait au futur parquet un soutien administratif, qui pourrait nous empêcher d'assurer nos missions. Il faut bien écouter les parlements nationaux sur ce sujet. L'article 86 décrit les rapports d'Eurojust avec Europol, mais pas avec l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), qui sont difficiles.

M. Simon Sutour, président. - En écoutant votre exposé, que je compare avec celui de votre prédécesseur que j'avais pu écouter, j'observe des progrès très sensibles. Votre point de vue correspond largement, me semble-t-il, aux préoccupations que nous avons exprimées dans notre avis motivé. Il faut en effet consulter les parties concernées : parlements nationaux comme Parlement européen. Le traité de Lisbonne, si vilipendé, a beaucoup d'aspects positifs, comme cette procédure du carton jaune, orange et rouge, ou la plus grande participation du Parlement européen dans l'adoption des perspectives financières 2014-2020. Montesquieu disait qu'il ne fallait toucher à la loi que d'une main tremblante ; c'est vrai aussi du carton jaune. Il faut cependant parfois s'en servir d'une main ferme, et c'est ce que nous avons fait.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Vous réussissez pragmatiquement, dans votre souci d'efficacité, à lutter contre la traite des êtres humains et le trafic de drogue, malgré les différences considérables entre procédures, en établissant une stratégie que je partage, car elle va à la source des trafics et remonte jusqu'aux décideurs. C'est peut-être une leçon, selon laquelle les coopérations pragmatiques seraient plus efficaces que les systèmes complexes. Je suis très admiratif ! Comment y parvenez-vous ?

J'ai compris - éclairez-moi si je me trompe - que vous craigniez qu'Eurojust perde en efficacité s'il devenait le service d'un parquet mal défini ou omnipotent. L'articulation entre les deux est donc une vraie question. J'ai bien perçu la nécessité d'un corps entre une tête et dix-huit jambes ; mais comment concevoir un parquet qui soit pluriel sans être une machinerie trop complexe ?

Mme Michèle Coninsx. - Il n'y a pas de formule magique ; nous nous mettons autour de la table et comprenons qu'il faut s'attaquer à la totalité des aspects d'une activité criminelle : chacun à un rôle à jouer dans des stratégies définies au cas par cas. C'est là sans doute notre vraie plus-value. Vous avez bien traduit ma préoccupation : il ne faut pas perturber un dispositif qui fonctionne ou du moins il faut établir un nouveau dispositif clair. Le parquet européen est un objectif noble, mais il faut l'intégrer dans un paysage existant. Il ne faut pas réinventer la poudre.

Mme Esther Benbassa. - Avez-vous des chiffres, des résultats sur la traite des êtres humains ? Parvenez-vous à circonscrire les réseaux de proxénètes ? Comment procédez-vous à cet égard ? A Paris, seuls douze policiers s'y consacrent, et 25 pour toute la France. Ils n'y arrivent pas.

Mme Michèle Coninsx. - Notre rapport stratégique sur la traite des êtres humains, fondé sur une trentaine d'actions d'Eurojust, qui ne peuvent avoir lieu que sur la requête d'un pays membre, ne reflète qu'une partie de la réalité. La Commission, en se penchant sur sa directive sur le sujet, avait constaté l'absence de chiffres, à laquelle on peut remédier en incitant les États à davantage faire appel à nous pour ce domaine, transfrontalier s'il en est. Nous avons établi un plan d'action sur cinq ans, avec notamment la promotion d'une approche multidisciplinaire telle que la pratiquent les Pays-Bas, incluant inspection du travail, sanctions administratives, etc. Nous avons organisé en mars de l'année dernière, sous la présidence danoise, une conférence sur le sujet.

M. André Gattolin. - Vous recommandez, pour lutter contre le trafic de drogue, de remonter aux sources. La justice et la police, mises sous pression, sont souvent amenées à montrer des résultats à court terme. J'ai une voix dissidente sur le parquet européen : je suis favorable à un renforcement du parquet européen, dont les compétences doivent être bien distinguées des parquets nationaux. Je suis favorable à la collégialité, comme mes collègues, et un procureur central, quasi-fédéral me gêne. Mais je crains que la collégialité n'induise en réalité une représentation nationale qui paralyse tout.

L'indépendance de la justice est réelle, mais les juges qui lancent des enquêtes transnationales reviennent tôt ou tard dans le giron de leur juridiction nationale. Ne craignez-vous pas que les intérêts nationaux puissent l'emporter sur l'intérêt général européen ?

Mme Michèle Coninsx. - Comme vous, j'estime que la confiance est le mot-clé. En matière de terrorisme, c'est le cas, alors que c'était inimaginable il y a onze ans.

Le nombre de requêtes traitées par Eurojust s'accroît d'année en année, ce qui prouve que la confiance est une réalité. Les juges d'instruction se déplacent et nous sollicitent de plus en plus. L'intérêt national peut être compatible avec l'intérêt général. Pour le terrorisme, nous privilégions le long terme et le travail au niveau national ne suffit pas.

M. André Gattolin. - Eurojust intervient-elle en matière de drogue ? La pression médiatique nationale n'entrave-t-elle pas la coopération européenne ? Travaillez-vous dans d'autres domaines où le long terme serait préféré à l'immédiateté ?

Mme Michèle Coninsx. - La piraterie maritime nous préoccupe depuis trois ou quatre ans. Tous les six mois, nous rassemblons les représentants de neuf pays de l'Union européenne et de pays tiers qui ont de l'expérience en la matière. Nos bateaux sont pris en otage dans des circonstances inacceptables et inhumaines. La piraterie maritime a un impact énorme sur l'économie et sur les victimes. Pour contrer ce phénomène, nous avons développé la coopération judiciaire internationale, ce qui était compliqué puisque chaque pays avait sa propre législation. Nous avons désormais une vision beaucoup plus précise sur les règles de droit et les bonnes pratiques. Très prochainement, une coopération opérationnelle sera mise en oeuvre à la demande d'un pays qui a arrêté deux pirates.

Comment évaluer la plus-value d'Eurojust en matière de terrorisme ? Un exemple : en août 2005, nous avons surveillé un réseau terroriste entre la France et la Belgique. Nous avons suivi les mouvements de ce groupe de recrutement pendant trois mois. En novembre, une femme terroriste est partie en Irak pour s'y suicider et son mari voulait suivre la même voie. Il a été neutralisé par les Américains et, grâce à notre réseau de renseignements, nous avons eu une vision exacte de ce mouvement djihadiste. C'est d'ailleurs au même phénomène que nous assistons actuellement, avec des individus qui partent en Syrie et qui reviennent en Europe. Ainsi, grâce à Eurojust, nous avons neutralisé un réseau qui aurait continué à recruter et dont certains membres, de retour d'Irak, auraient commis des attentats en France ou en Belgique.

Après les attentats de Madrid de mars 2004, nous nous attendions à ce que l'Espagne nous sollicite. À notre grand regret, ce ne fut pas le cas. En revanche, la Belgique nous a saisis, car certains membres du réseau se trouvaient dans ce pays, comme en France et en Italie. Nous avons assuré la coordination sur la base de la demande belge et nous avons sécurisé les enquêtes dans différents pays, ce qui a permis d'aboutir à des condamnations.

La décision-cadre de 2005 a obligé les États membres à désigner des correspondants nationaux en matière de terrorisme. C'est sur cette base que nous avons obtenu plus d'informations et que nous avons pu être plus proactifs.

Chaque année, nous organisons avec les 28 correspondants nationaux des réunions stratégiques en matière de terrorisme.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Vous avez évoqué vos relations avec Frontex. Récemment, un journal français titrait : « L'Europe se barricade ». Un mur est en cours de construction entre la Bulgarie et la Turquie, mur qui d'ailleurs n'est pas continu, si bien que l'on peut passer très facilement la frontière à certains endroits. La Grèce, quant à elle, n'a pas les moyens de maîtriser l'immigration.

Nous devons à la fois maîtriser l'immigration en Europe, mais aussi respecter le droit d'asile. Quelle est la place d'Eurojust en matière de police de l'immigration ?

En matière de renseignement, tout le monde semble espionner tout le monde. Dans les pays d'Europe, des règles sont nécessaires. En France, nous avons la CNIL, mais en Europe, il existe également une instance de coopération. Le renseignement est nécessaire dans de nombreux domaines, ce qui implique une réelle coopération entre pays européens, mais aussi un code de bonne conduite. Ce concept est-il pertinent ? Peut-on imaginer une déontologie et des règles du renseignement qui puissent s'appliquer sans contrôles ? Un État acceptera-t-il qu'on contrôle ses services de renseignements ? Nous sommes devant la quadrature du cercle : nécessité du renseignement, respect des libertés et de la vie privée, nécessité d'établir des règles et donc des contrôles.

Mme Michèle Coninsx. - Ce débat n'a pas eu lieu au sein d'Eurojust. Vous devrez donc vous contenter de mon avis personnel. Le 18 décembre, nous allons signer un mémorandum avec Frontex afin de pouvoir échanger des informations stratégiques et techniques pour disposer d'informations plus précises sur la façon dont les Européens, notamment les jeunes, voyagent en Europe et dans le reste du monde. Une réunion a déjà eu lieu avec Frontex qui a décrit les tendances et les modes opératoires. Il est indispensable que ces échanges se multiplient.

Pour assurer la coopération judiciaire européenne, tous les acteurs compétents doivent être impliqués. C'est pourquoi nous invitons Frontex à travailler avec nous, comme c'est déjà le cas avec Europol.

Nous devons trouver le juste milieu entre les services de renseignements, la police et la justice, mais ce débat n'est pas nouveau. En matière de terrorisme, la justice criminelle est indispensable : les délits, quels qu'ils soient, doivent être punis par les tribunaux. Les États-Unis ne partagent pas notre approche sur bien des points.

Nous devrons avoir un débat au sein de l'Union pour parvenir au plus juste équilibre. La police doit travailler sur la base des renseignements qui lui sont fournis. En Belgique, un accord de coopération a été conclu entre les renseignements et le parquet fédéral qui donne de bons résultats. En Allemagne, les choses sont plus compliquées, du fait des seize Länder. Pendant des années, tous les services ont fait leur travail, mais pas de façon structurée ni coordonnée. Une fois cette étape achevée, le dialogue européen est nécessaire pour harmoniser les pratiques et définir la notion de renseignement. Lors d'une réunion stratégique en matière de terrorisme, j'ai demandé aux participants de définir la notion d'« intelligence security » ce qui a suscité un vaste débat. En 2005, lors de l'affaire terroriste dont je vous ai parlé, nous avons pris le risque de réunir la police, la justice, les services de renseignements américains et britanniques afin de sauver des vies humaines. Grâce à cette coopération, un procès et des condamnations ont été possibles.

Je suis persuadée qu'il faut mettre tout le monde autour d'une table pour obtenir des résultats concrets.

M. Simon Sutour, président. - Merci de vous être déplacée jusqu'à nous. Peut-être la prochaine fois nous déplacerons-nous jusqu'à vous.

Je regrette que nos collègues ne soient pas plus sensibilisés aux enjeux européens. Les propositions de résolutions que nous votons ne sont pas des textes qui s'imposent à l'Europe mais des recommandations à notre gouvernement qui n'est qu'un des 28 gouvernements de l'Union. Pour exercer une influence, nous nous devons d'être vigilants.

Mme Michèle Coninsx. - Merci de m'avoir reçue. Je vous invite à rendre visite à Eurojust.