Mercredi 18 décembre 2013

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

Nomination de rapporteurs

M. Jean-Pierre Sueur est nommé rapporteur sur le projet de loi relatif à la géolocalisation (sous réserve de son dépôt).

M. Simon Sutour est nommé rapporteur sur la proposition de règlement (E 8895) du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 861/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 instituant une procédure européenne de règlement des petits litiges et le règlement (CE) n° 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d'injonction de payer.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La commission mixte paritaire d'hier consacrée à la loi de modernisation de l'action publique et d'affirmation des métropoles a abouti, après plus de cinq heures de débats denses et passionnés, à un accord. L'Assemblée nationale a renoncé au Haut Conseil des territoires, qui aurait été difficilement acceptable pour le Sénat...

M. Jean-Jacques Hyest. - Totalement inacceptable !

M. Patrice Gélard. - Exactement !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le pôle territorial d'équilibre du dernier texte de l'Assemblée est redevenu rural ; ce n'est pas un gros mot pour nous. Les communes ne sont plus chargées de la rationalisation des pôles de proximité, mais de l'organisation des services publics de proximité, ce qui est plus compréhensible. M. Vandierendonck a exercé son talent, comme M. Dussopt, rapporteur pour l'Assemblée nationale, et le texte a finalement recueilli un large assentiment des sénateurs, sauf un. J'ai accueilli nos collègues députés en les félicitant d'avoir accepté de se rendre dans ce « triangle des Bermudes », dans ce « trou noir » qu'est le Sénat. Certaines appellations prêtent à rire ; certains d'entre nous, lorsqu'ils étaient députés, ont pu les employer...

M. Jean-Jacques Hyest. - Étant député, je n'ai jamais dit du mal du Sénat. Je savais que j'allais devenir sénateur !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - M. Hyest est un homme qui voit loin !

M. André Reichardt. - Je souhaiterais des éclaircissements sur l'article 20 de la loi de programmation militaire, qui nous a valu un déluge de récriminations.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous y reviendrons plus tard, peut-être en janvier, lors du débat sur la géolocalisation. Sans vouloir ouvrir le débat, je peux vous dire que l'article 13, devenu article 20, est issu de deux amendements très largement convergents de Jean-Jacques Hyest et de moi-même, qui ont donné lieu à d'intenses discussions entre Matignon, la Défense et l'Intérieur. Nous avons en fait apporté des garanties supplémentaires par rapport aux lois de 1991 et de 2006 : qui veut obtenir des fadettes doit désormais remonter non plus au ministre de l'intérieur, mais au Premier ministre ; une géolocalisation nécessite une demande écrite et motivée du ministre chargé de la défense, de la sécurité ou des douanes et l'autorisation ne vaut que pour un mois - moyen terme entre les dix jours que nous proposions et les quatre mois de la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Pendant un mois, ces dispositions n'ont recueilli que des commentaires positifs. Et puis est tombé un communiqué de l'association des services internet communautaires (Asic), regroupant les plus grandes entreprises du secteur telles que Facebook ou Google, qui dénonçait une grave atteinte aux libertés en l'absence d'accord préalable du juge. Mais il ne faut pas confondre les deux cas : celui de l'enquête judiciaire et celui des interceptions dans le cadre administratif, qui existent depuis 23 ans, et sont utilisées pour lutter contre le terrorisme ou libérer des otages. Si on ne l'accepte pas, il n'y a plus qu'à fermer la DGSE.

M. Jean-Jacques Hyest. - Et la DCRI.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - A moins d'être des enfants de choeur, chacun se rend compte qu'il faut des moyens pour lutter contre le terrorisme. Les géants d'Internet ont un toupet infernal ! Après l'avoir nié, ils ont avoué que la NSA avait eu accès à des millions de leurs données, et maintenant, ils osent se présenter en parangons de vertu ... C'est un peu fort de café ! Après leurs six communiqués sur tous les réseaux, la Ligue des droits de l'homme, dont je fais partie depuis quarante ans, la Fédération internationale des droits de l'homme s'interrogent, alors qu'elles n'ont ordinairement besoin de personne pour juger de ces questions lors des débats publics. Nous assistons à une instrumentalisation ; c'est un cas d'école sur notre société médiatique. J'entends qu'on parle d'intérêts économiques à propos de l'intervention des douanes... Aux mots près, les termes sont les mêmes qu'en 1991 ! Si vous le voulez, débattons de ce sujet en janvier.

M. Jean-Jacques Hyest. - La loi de 1991 ne concernait que les écoutes téléphoniques. Aujourd'hui existent les techniques d'interception des communications par internet et la géolocalisation. La loi de 2006 sur le terrorisme n'était pas satisfaisante : elle plaçait la plate-forme d'écoutes au ministère de l'intérieur. Nous la centralisons au groupement interministériel de contrôle. Ces gens-là sont des militaires ; je vous garantis qu'ils ne feront pas d'écoute sans autorisation du Premier ministre. Leur activité est contrôlée par la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), présidée par un ancien président de chambre criminelle de la Cour de cassation, et dans laquelle je siège, avec le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Je vous garantis qu'il n'y a pas d'écoutes injustifiées : il nous arrive de dire au Premier ministre que l'écoute demandée n'est pas justifiée. Si un tel dispositif est attentoire aux libertés, il faut fermer tous les services de renseignement. Vous croyez que les terroristes n'utilisent que le téléphone ? C'est de l'angélisme...ou, pour ces grandes entreprises, de la malhonnêteté.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - En effet, nous avons augmenté les pouvoirs de la CNCIS. Nous sommes tous bombardés de centaines d'e-mails. Des gens de bonne foi croient qu'il faut saisir le Conseil constitutionnel du projet de loi de programmation militaire ... mais aucun groupe politique ne l'a fait.

Haute autorité pour la transparence de la vie politique - Audition de M. Alain Delcamp

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous avons dû nous réunir à 9 heures car la nomination éventuelle soumise à notre accord doit pouvoir être annoncée à la sortie du Conseil des ministres. Je suis très heureux de vous accueillir, Monsieur Delcamp ; à vrai dire, vous êtes chez vous au Sénat. Je n'aurai pas l'outrecuidance de vous présenter, vous qui avez été secrétaire général de la présidence, puis secrétaire général du Sénat, qui êtes vice-président de l'association française de droit constitutionnel et professeur associé au groupe d'études et de recherche sur la justice constitutionnelle (GERC) de l'Université Paul Cézanne. Vous avez publié de très nombreux ouvrages, dont un sur le Sénat et la décentralisation - qui nécessitera bientôt un deuxième tome, Monsieur Vandierendonck ! Mais surtout, après votre réussite au concours difficile d'administrateur du Sénat en avril 1971, vous avez été pendant huit années administrateur à la commission des lois, puis, de 1984 à 1989, responsable du secrétariat de cette même commission...

Nous vous écouterons, puis nous retournerons dans notre salle habituelle pour voter. Votre nomination, proposée par M. Jean-Pierre Bel, président du Sénat, devra être approuvée par un vote positif des trois cinquièmes des suffrages exprimés. C'est la première fois que nous appliquerons ce dispositif sur le fondement de l'article 19 de la loi du 11 octobre 2013. En effet, en vertu de l'article 13 de la Constitution dans le cadre duquel nous sommes plus habituellement appelés à nous prononcer, les nominations sont validées sauf dans le cas d'une opposition exprimée aux trois cinquièmes des suffrages exprimés.

M. Alain Delcamp. - Monsieur le président, chers membres de cette chère commission des lois, malgré l'accueil très aimable que vous me réservez, vous pouvez imaginer mon émotion au moment de me retrouver en ces lieux, mais de l'autre côté de la barrière. Compte tenu des années passées près de vous, c'est un très grand honneur. Je me réjouis de l'évolution institutionnelle qui a soumis les nominations importantes à une validation parlementaire j'y vois le signe d'un rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement et une garantie pour la démocratie. Je me réjouis que cette audition soit publique et télévisée, ce qui valide les choix faits par les deux assemblées de se doter de moyens audiovisuels indépendants. Je mesure les risques de ce dispositif spécifique : pour la première fois, une nomination requerra une majorité positive des trois cinquièmes des suffrages exprimés, et non pas seulement une absence d'opposition à cette même majorité. Cela correspond à un choix qui vous est cher, Monsieur le Président, et que vous souhaiteriez voir étendu, point de vue que je partage. Cette inversion de position devant une instance que j'ai servie pendant vingt années est d'autant plus nécessaire que je me présente à vous, qui me connaissez encore, en insistant sur le système de valeurs qui est le mien et que j'ai conforté pendant ma carrière de fonctionnaire parlementaire.

J'ai grandi dans un milieu familial très classique, dans un département qui peut paraître reculé, le Cantal, très proche des racines de ce pays longtemps rural, ordonné autour de ses villages et dur au mal. L'Auvergne produit, comme le disait Alexandre Vialatte, des ministres, des fromages et des volcans. Jules Michelet voyait avec raison ses habitants comme « une race méridionale qui grelotte au vent du nord ». Dans ce pays à cheval sur la ligne de partage des eaux, originaire du côté qui descend en pente douce vers le Sud-Ouest, et non de celui qui domine la vallée du Rhône, je me sens du midi moins le quart. Je lui suis reconnaissant de cette architecture forte qu'il m'a donnée, confortée par l'éducation républicaine classique et sérieuse de ces grands lycées de la IIIème République construits comme des forteresses. J'ai découvert une forme d'injustice, des rivalités liées par exemple à la guerre scolaire. J'en ai conservé un sûr instinct de tolérance et un grand esprit d'indépendance, qui se trouvèrent renforcés par le climat que je découvrais au Sénat : le pluralisme abrité et garanti par l'esprit d'institution.

Le pluralisme était le fruit de la composition même du Sénat et du caractère de son mode de scrutin aujourd'hui mieux compris, si je me réfère à la dernière réforme que vous avez votée. L'esprit d'institution était la conscience d'une appartenance à une réalité singulière qui, si elle possédait des pouvoirs méconnus mais certains- l'égalité avec l'Assemblée nationale en matière constitutionnelle - paraissait sans doute à tort plus fragile et au moins inconsciemment tenue de justifier son existence. Ma rencontre avec le Sénat fut fortuite ; ce n'était pas une vocation. Tout au plus la combinaison de mes études à Paris depuis l'âge de dix-sept ans et le hasard d'un référendum perdu par le général de Gaulle. Le concours de recrutement d'administrateurs de 1969, le plus important depuis la guerre, fut le signe du retour de la confiance du Sénat en son avenir. De fait, l'inquiétude de ces années incertaines est restée lisible pendant très longtemps. Je fus sensible à la découverte de traditions politiques que je ne connaissais pas et qui avaient subsisté malgré le rouleau compresseur de la République nouvelle, aux nuances infinies des terroirs, à la singularité des itinéraires, aux solidarités d'appartenance. J'y ai découvert une institution en re-formation faisant, avec le président Poher, le pari de l'ouverture. Pas de nostalgie de la Troisième République, le même désir d'être apprécié que le Conseil de la République, qui avait conduit à la reconnaissance du bicamérisme en 1958.

Ma carrière, encouragée par la mobilité, m'a conduit à servir les deux versants de l'institution : l'ouverture et la permanence. L'ouverture, ce fut la diversité des activités, tant juridiques ou de conseil que d'administration humaine et gestionnaire. Ce furent aussi les voyages outre-mer et à l'étranger, l'accueil de délégations à Paris, la participation à des rencontres internationales, l'assistance à de multiples auditions, l'organisation de colloques. Le président Monory, avide de réformes, me projeta dans un domaine qui ne m'était pas familier, la communication, sujet moins d'apparence qu'on ne le dit, tant il fallut d'abord savoir quoi et comment communiquer avant de penser aux outils. Ce fut le temps de l'apparition d'internet, où le Sénat, grâce à son président d'alors, s'affirma comme un pionnier, de la création de la chaîne Public Sénat, des événements divers à Paris et en province, les expositions de photos sur les grilles, toutes initiatives amplifiées par le président Poncelet, qui contribuèrent à modifier l'image du Sénat et à surprendre.

La permanence, ce fut la participation au travail législatif, obscur, patient, continu, tenace, surtout en commission ou avant : incertitude de la navette, bonheur de la commission mixte paritaire lorsqu'elle réussit, témoignage de la nouvelle lecture, recours au Conseil constitutionnel. Autant d'efforts, d'énergie que de droit. Le Parlement est peut-être une des dernières institutions qui ne comptent pas leur temps, ce dont les citoyens n'ont pas conscience. Une institution très ancienne, mais en même temps si jeune, au regard de la connaissance qu'en ont nos concitoyens, et dont la nécessité résulte de la démocratie, du pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple. La question de la médiatisation du Parlement demeure. Certains se demandent encore, à l'heure de ce que d'aucuns ont appelé à l'Assemblée nationale la « démocratie Paparazzi », si le gain de la fameuse transparence peut être mis en balance avec la volonté de dialogue et la recherche patiente de positions de conciliation qui constitue la raison d'être des assemblées et de celle-ci en particulier. Travail législatif dont on conserve trop souvent une image pointilliste, alors qu'il dissimule des enjeux concrets et démocratiques : l'affrontement parfaitement sain des opinions.

J'ai aussi participé à des travaux de contrôle, facilité par la position politique plus distanciée du Sénat, mais aussi par une conscience aiguë de la position des citoyens face à un État certes affaibli, mais à qui il convient toujours de faire contrepoids. J'ai eu la chance d'éprouver toutes les facettes de ce travail au sein d'une administration parlementaire, y compris la trésorerie ou le cabinet des questeurs, jusqu'à sa direction au plus haut niveau. Plusieurs présidents m'ont fait confiance ; ce furent des moments d'intimité rare, toujours marqués, qu'il s'agisse des présidents Poncelet, Monory ou Bel, par le souci de l'autonomie du Sénat mais aussi de son utilité au service de ceux qui l'avaient élu.

La question de la déontologie, au centre de la vie du fonctionnaire quel qu'il soit, prend au Parlement une importance renforcée, car s'exerçant non seulement envers l'employeur public mais aussi toutes les familles politiques, qu'il doit servir également. La déontologie est affaire de règles, mais aussi de qualités morales, d'expérience et d'exemple. Elle augmente à proportion de la position dans la hiérarchie. La liberté en est indissociable, mais ne peut être conciliée avec elle que par un effort permanent, par une ascèse. Je ne crois pas que le politique attende de ses collaborateurs une forme de grisaille, au contraire ; mais il a besoin de savoir qu'il peut leur faire confiance. Nous rejoignons là le thème de vos débats sur l'apparence. On ne peut servir le public, a fortiori dans un milieu où les positions publiques des fonctionnaires sont exclues, que si l'on développe sa propre éthique dans des domaines compatibles. Ainsi s'explique mon engagement dans l'université et la recherche universitaire. J'y ai quelque peu servi le Sénat en le faisant mieux connaître. Cet engagement m'a aidé à conserver une certaine distance avec la quotidienneté de ce milieu si prenant et si confortable à la fois. Il m'a donné l'occasion d'affermir quelques idées et m'a tenu en éveil pour conserver un regard encore neuf. Il demeure un aliment pour contribuer même modestement à faire évoluer ce vieux pays qui reste, comme moi comme pour vous, si je puis me permettre, ma vraie passion.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour cet exposé dont nous sentons combien vous l'avez longuement mûri et écrit avec soin.

Mme Catherine Tasca. - Vous avez eu raison d'évoquer de façon détaillée votre parcours ; dans le choix proposé par le président Jean-Pierre Bel, le facteur personnel est déterminant.

C'est la première fois, pour le Sénat, que les questions de déontologie seront traitées hors de ses murs. Vous connaissez notre attachement à l'indépendance du Parlement et à la responsabilité confiée à chaque chambre de gérer l'ensemble de ses règles de vie. Comment cette nouvelle institution pourra-t-elle remplir pleinement les missions que lui donne la loi - vérifier à travers leurs déclarations que les parlementaires sont irréprochables - et laisser à notre assemblée son autonomie de jugement ?

M. Patrice Gélard. - Je souhaiterais souligner le rôle important que M. Delcamp a joué dans la création et le fonctionnement de l'association française de droit constitutionnel, dont il est un vice-président remarquable ; le fait qu'il ait fait entrer le droit parlementaire dans les préoccupations scientifiques internationales ; le fait qu'il soit docteur en droit, ce qui est important, pour moi du moins ; son rôle dans la création d'un organisme de recherche sur le fonctionnement des parlements à Sciences Po, ayant étudié notamment le problème du cumul des mandats, à propos duquel je me rappelle une discussion très intéressante avec le regretté professeur Carcassonne ; il est l'un des fondateurs du prix de thèse du Sénat, une réussite remarquable qui a permis de développer la recherche en fait de droit parlementaire. Je partage par ailleurs les préoccupations exprimées par Mme Tasca.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Lors du vote de la loi sur la transparence, en nouvelle lecture, le Sénat avait voté la publication des déclarations au journal officiel mais l'Assemblée nationale a préféré que celles-ci, déposées en préfecture, soient consultables par le public, leur publication étant punie de 45 000 euros d'amende. Cela vous paraît-il réaliste ? Que se passera-t-il si quelqu'un consulte une déclaration, la publie sur un site hébergé à l'étranger, et que toute la presse française la reprend ? Assisterons-nous à une avalanche d'amendes ?

En plus de son rôle, la Haute autorité de la transparence pourra-t-elle exercer une mission de conseil ? Comment procéder face à un risque de conflits d'intérêt pour les membres de la Haute autorité ?

M. Alain Delcamp. - La question de Mme Tasca, présidente du comité de déontologie du Sénat, est assurément la plus importante. L'autonomie des assemblées est très mal comprise. Elles ont accompli un gros travail préalable, sans lequel elles auraient été dans l'incapacité d'accepter un tel contrôle. Les parlementaires ont pris en main leur propre destin, à travers des instances et des règles, le Sénat en tout premier lieu avec son comité de déontologie créé en 2009. Sur les propositions générales de ce comité, le bureau a invité la commission des lois, alors présidée par Jean-Jacques Hyest, à engager une réflexion en dehors de toute actualité. J'ai lu parfois que les règles sur la transparence étaient liées à une affaire récente : il n'en est rien ! En fait, les assemblées se sont inspirées de leurs travaux. L'autonomie du Parlement a été prise en compte dans la loi. Vous avez modifié l'ordonnance de 1958 en prévoyant que le bureau de chaque assemblée, après consultation de l'organe chargé de la déontologie parlementaire, détermine des règles en matière de prévention et de traitement des conflits d'intérêts et veille à leur respect. La compétence du Parlement en ce domaine est donc réservée.

Monsieur le président, vous avez remarqué dans votre rapport avec raison l'absence de définition du conflit d'intérêts ; c'est, sinon une zone de non droit, du moins une zone de droit à construire. Sans vouloir m'avancer au nom d'une institution qui sera collégiale, je pense que des ponts sont inévitables. C'est sain. Une autorité administrative indépendante trouve dans son indépendance même, comme l'a dit M. Nadal, les raisons de recourir à la coopération avec toutes les institutions qui poursuivent le même but ou peuvent l'aider à l'atteindre. L'acceptation de l'intervention d'un organisme extérieur par le Parlement est un signe de maturité. Son autonomie n'en sera pas affectée ; on le comprendra mieux. Le fait d'avoir un regard extérieur est peut-être un avantage. Par méconnaissance, on soupçonne le Parlement d'être juge et partie. Les citoyens verront clairement son travail considérable et sauront qu'il n'est pas un des lieux où même les tentations de corruption sont les plus grandes.

Je suis confus de ce que M. le doyen Gélard a rappelé. Il m'a toujours semblé nécessaire que ceux qui connaissent et aiment le Parlement puissent en parler : c'est une zone d'ombre dans l'enseignement, dans la perception qu'en a le public. La France a tendance à ne voir que l'exécutif : croire que le législatif n'existe plus serait une grave erreur. Il suffit de considérer vos amendements, vos votes, vos échanges avec l'Assemblée. Le public qui voit les auditions ne peut qu'être impressionné par leur sérieux. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que l'exécutif accepte que le Parlement soit associé à des décisions importantes pour le fonctionnement de la démocratie ? Tout ce qui s'est passé ces dernières années n'est qu'une reconquête de ses droits et pouvoirs par le Parlement.

Je pourrais, comme vous, faire état de mon scepticisme quant à l'efficacité de mesures trop complexes. On est pour la transparence ou on ne l'est pas ! Le Sénat est d'ailleurs allé plus loin que la loi finalement votée. Pour certains d'entre vous, vous avez même pris l'initiative de publier vos propres déclarations. La décision du Conseil constitutionnel, dont l'importance n'a pas été assez soulignée, a répondu à beaucoup d'attentes du débat parlementaire et a débouché sur de grands changements en matière de publicité. Si je m'interroge sur le fait qu'il n'a pas jugé compatible avec le respect de la vie privée des grands exécutifs locaux ce qui a été mis en place pour les parlementaires, la distinction entre la publication des déclarations des élus et des non-élus peut en revanche se comprendre. Enfin, la réaffirmation de la séparation des pouvoirs, tant vis-à-vis du Parlement que vis-à-vis de l'autorité judiciaire, me paraît satisfaisante.

La loi a envisagé que des membres de la Haute autorité soient eux-mêmes confrontés à des questions de déontologie : il avait même été question de suppléants notamment au cas où un membre aurait un lien direct avec l'affaire traitée. Je réfléchis à ma propre position concernant les sénateurs. Ma préoccupation est-elle excessive ? En tout cas, cela fera partie des sujets à traiter en amont, probablement par le règlement intérieur.

La loi prévoit que la commission aura un rôle de conseil. Que les Assemblées soient rassurées : le principe du contradictoire est assuré, et leur Bureau, qui sera le premier destinataire des observations de la Haute autorité s'agissant des parlementaires, fera connaître son point de vue.

La Haute autorité informera, répondra aux demandes d'avis, émettra un rapport. Au-delà, de l'administratif et de la technique, c'est surtout affaire de communication. La Haute autorité joue un rôle dans la redécouverte des principes de la démocratie : la transparence est une chose, la liberté d'action des décideurs politiques en est une autre. Les racines de la défiance doivent certes être éradiquées, comme l'a voulu le président de la République ; reste qu'un homme n'est pas que ce qu'il a, mais surtout, comme le disait Malraux, ce qu'il fait. Et qui est plus important que de se préoccuper de façon excessive de ce qu'il a. Je demeure cependant favorable à cette évolution.

La première autorité administrative indépendante a été créée en 1977, durant l'élaboration de la loi Informatique et libertés. Administrateur à la commission des lois, j'ai assisté à la naissance de l'expression elle-même au cours d'une réunion de travail dans le bureau du rapporteur, Jacques Thyraud, à laquelle participait Herbert Maisl, alors doyen de la faculté de droit d'Orléans. Le législateur avait voulu un outil qui veille à l'exécution des lois, et qui ne soit pas l'exécutif. Il était alors assez original, compte tenu du caractère rigide des institutions françaises, de définir un espace qui ne soit plus tout à fait l'exécutif sans être un prolongement du législatif. Nous avions résolu cette contradiction par le pluralisme et l'idée d'indépendance. Si l'aspect administratif a pris plus d'importance par la suite, peut-être cette nouvelle Haute autorité fera-t-elle évoluer l'équilibre entre indépendance et administration, étant entendu que sa mission est d'abord démocratique.

M. François Pillet. - Comment s'assurer du respect de la volonté du législateur d'interdire radicalement la publication des patrimoines ? Est-il concevable que le nom de la personne ayant consulté les déclarations soit conservé à la préfecture afin de retrouver plus facilement l'auteur d'une fuite ? Bien entendu ces informations ne seraient pas communiquées aux parlementaires.

Mme Catherine Tasca. - La Haute autorité aura-t-elle intérêt à tisser des liens avec les instances déontologiques européennes ? S'inscrire dans un réseau d'échanges des organes comparables nous ferait sortir de l'exception française.

M. Jean-Jacques Hyest. - Confier le contrôle des parlementaires à une instance extérieure est une exception française !

M. Alain Delcamp. - Il faut attendre le décret en Conseil d'État pour répondre de manière précise sur la mise en oeuvre du dispositif. Comme l'a dit M. Nadal, il serait hautement souhaitable que ce décret soit élaboré en concertation au moins avec le président de la commission. De même, plusieurs décrets seront pris après avis de la Cnil. L'affaire n'est pas seulement technique : la rédaction des déclarations n'est pas neutre. Il serait bon que l'exécutif tienne compte de l'avis de la commission. L'application des lois passe par le respect de l'esprit dans lequel le législateur les a votées. Il manque un contrôle du contrôleur.

Si l'on a toujours intérêt à savoir ce qui se passe à l'étranger, ce n'est pas la panacée. Un réseau suppose des organismes comparables. Un réseau des parlements pour déterminer comment ils établissent leur déontologie semble indispensable ; en revanche, j'ai l'intuition que nous ne devons pas être très nombreux à avoir créé une autorité nationale qui s'occupe de tout.

Il est plus important de connaître les critères à partir desquels on considère à l'étranger qu'il y a conflit d'intérêts. J'ai toujours cru que l'éthique du service public prévenait de comportements existant dans d'autres pays. Nous sommes désormais victimes de l'inadaptation de notre modèle : il était tellement cohérent et beau que nous peinons à le faire évoluer. Nous sommes obligés de procéder à une opération de déconstruction-reconstruction...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - M. Derrida approche...

M. Alain Delcamp. - ... afin d'intégrer des idées qui ne sont pas les nôtres sans renier notre originalité. Le sujet est typique des mauvais jugements portés sur notre pays. Il nous faut connaître les lunettes à travers lesquelles nous sommes regardés. Cela ne signifie nullement que nous n'avons pas pris autant de précautions que les autres. Aussi bien cette loi marque-t-elle le couronnement d'une évolution. Il s'agit, suivant l'expression du président de la République, d'éradiquer la défiance. Le Parlement n'est pas le sujet premier.

M. Jean-Jacques Hyest. - A côté des parlementaires, il y a les élus locaux. Le point de vue peut être différent.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous pouvons remercier M. Delcamp qui s'est efforcé de répondre avec précision à des questions délicates. Nous aurons l'occasion de poursuivre ces débats.

Haute autorité de la transparence de la vie publique - Résultat du scrutin

La commission procède au vote sur la proposition de nomination de M. Alain Delcamp par le Président du Sénat comme membre de la Haute autorité de la transparence de la vie publique en application de l'article 19 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. 

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous allons tout d'abord désigner deux scrutateurs. Je vous propose de désigner nos deux collègues plus jeunes présents, à savoir MM. Antoine Lefèvre et Thani Mohamed Soilihi.

Je rappelle que les délégations sont admises. Ceux qui sont favorables à la nomination inscriront « pour », ceux qui sont défavorables inscriront « contre ».

Il est procédé au vote et au dépouillement.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Mes chers collègues, voici le résultat des votes :

- nombre de votants : 36

- blancs ou nuls : 1

- suffrages exprimés : 35

- pour : 35.

La commission a donc donné un avis favorable à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés à la nomination de M. Alain Delcamp aux fonctions de membre de la Haute autorité de la transparence de la vie publique.