Mercredi 1er juin 2016

- Présidence de M. Jacques Legendre, président -

La réunion est ouverte à 14 h 35.

Audition conjointe d'Organisations Non Gouvernementales (ONG)

M. Jacques Legendre, président. - Mes chers collègues, mesdames, messieurs, je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de certains de nos collègues, retenus par le congrès des maires.

Nous accueillons aujourd'hui les représentants de plusieurs organisations non gouvernementales qui vont donner leur appréciation sur l'accord UE-Turquie, en partageant avec nous leur expérience du terrain et les témoignages qu'ils ont recueillis.

Je remercie donc vivement pour leur participation à cette table ronde l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT), la Cimade, le Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI), le Service jésuite des réfugiés (JRS), Médecins du monde, Human Rights Watch (HRW), ainsi que EuroMed Rights.

Je vous propose, mesdames, messieurs, de vous présenter brièvement, ainsi que votre organisation, puis je vous redonnerai la parole, selon vos souhaits, au fur et à mesure du déroulement des débats, structurés, si vous le voulez bien, en trois grandes parties : la situation en Grèce, la situation en Turquie et, enfin, la « philosophie » de l'accord et la gestion par l'UE de la crise actuelle.

M. Gérard Sadik, coordinateur national asile à la Cimade. - La Cimade est une association qui existe depuis 1939. D'origine protestante, elle s'occupe en France et ailleurs de la situation des personnes étrangères, qu'il s'agisse de demandeurs d'asile, de réfugiés ou de migrants.

Mme Violaine Carrère, chargée d'étude au GISTI. - Le GISTI existe depuis 1972. Il a pour objet la défense des droits des étrangers, en particulier par la publication d'informations et une aide en matière contentieuse.

Mme Mathilde Mase, responsable du programme asile à l'ACAT. - L'ACAT est une association de défense des droits de l'homme qui existe depuis 1974. Nous luttons contre la torture, les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que la peine de mort ; nous portons assistance aux victimes de ces crimes pour le dépôt de plaintes devant les juridictions pénales ou les instances internationales ; enfin, nous protégeons ces victimes, notamment en les aidant à invoquer le droit d'asile. Nos activités principales incluent analyses, enquêtes, plaidoyers et sensibilisations ; nous offrons également une permanence juridique aux réfugiés demandeurs d'asile.

Mme Irinda Riquelme, responsable du « plaidoyer » au JRS. - Le service jésuite des réfugiés a été créé dans les années 1980 à la suite de la crise des « Boat people ». Cette association est présente sur le terrain dans 18 pays d'Europe, y compris la Grèce. Nous entendons protéger les réfugiés et travailler pour leur intégration.

Mme Bénédicte Jeannerod, directrice « France » de HRW. - Notre organisation de défense des droits de l'homme a été créée en 1983. Nous sommes présents dans 90 pays. Notre rôle est d'enquêter sur les violations des droits humains, de les documenter et de plaider auprès des gouvernements pour tenter d'infléchir leurs politiques. Nous travaillons à toutes les étapes de la crise actuelle des réfugiés, tant dans les pays d'origine des personnes qui fuient la guerre que dans les pays de premier accueil et en Europe même. Nous travaillons aussi auprès des institutions internationales, qu'il s'agisse de l'Union européenne, des agences des Nations unies ou de l'Union africaine.

M. Loïc Blanchard, responsable du service juridique de Médecins du monde. - Médecins du monde est une association de médecins qui existe depuis le début des années 1980. Nous agissons principalement sur le terrain pour mettre en sécurité les populations les plus précaires et garantir leur accès aux soins. Nos statuts nous imposent également de témoigner des situations que nous rencontrons et de plaider en faveur des victimes. Médecins du monde est présent sur l'ensemble du parcours migratoire de la Syrie jusqu'à Calais en passant par la Grèce, la Macédoine et la Serbie.

Mme Marie Martin, administrateur du programme « migration et asile » à EuroMed Rights. - Notre réseau, connu auparavant sous le nom de Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme, a été constitué en 1997 dans le cadre du processus régional de Barcelone. Il rassemble des associations de différents pays du Proche-Orient et d'Afrique du Nord - la région dite « MENA - et d'Europe méridionale. Nous avons différents programmes thématiques et des programmes de soutien aux défenseurs des droits en Algérie, en Syrie et en Égypte. S'y ajoutent les programmes régionaux « migration et asile », « liberté d'association » et « défense des droits des femmes ». Nous suivons la situation à la frontière gréco-turque de très près.

M. Jacques Legendre, président. - Permettez-moi de nous présenter à notre tour. Notre mission commune d'information a été créée à l'initiative du groupe communiste, républicain et citoyen du Sénat. Elle est composée de sénateurs de tous les groupes politiques. Le rapporteur, M. Michel Billout, appartient au groupe à l'initiative de la mission ; la présidence est revenue à un représentant de la tendance politique opposée. Outre nos auditions, nous devrions nous rendre en Grèce et en Turquie prochainement. Notre rapport devrait être publié en octobre prochain.

J'en viens à notre premier point : la situation en Grèce. Quelle est la situation dans les centres de rétention dans les îles et sur le continent ? Quel jugement portez-vous sur le fonctionnement du système d'asile en Grèce ?

Mme Violaine Carrère. - Le GISTI a récemment envoyé une mission de trois personnes en Grèce durant une semaine. Ils ont pu se rendre à Athènes, Chios et Lesbos, et rencontrer des interlocuteurs institutionnels, des avocats et des migrants.

Les centres fermés - le terme « centre de rétention » me paraît discutable - servent de lieux de tri entre les migrants autorisés à formuler une demande d'asile en Grèce, ceux qui devront le faire en Turquie et ceux qui peuvent faire l'objet d'une relocalisation ou d'une réinstallation.

Les problèmes rencontrés dans ces centres sont multiples. On peut citer en premier lieu l'enfermement lui-même, qui consiste à retirer la liberté d'aller et venir à des personnes qui sont dans leur très grande majorité des demandeurs d'asile. La Grèce n'est pas le seul pays à enfermer ainsi des demandeurs d'asile, mais la France ne le fait pas, par exemple. Cet enfermement est particulièrement choquant quand il est imposé à des personnes vulnérables et malades, ou encore à des mineurs en famille ou isolés.

Les migrants retenus dans ces centres se plaignent de nombreux autres problèmes. Ils ne savent pas, si vous me permettez l'expression, « à quelle sauce ils vont être mangés ». Ils n'ont que très peu d'informations quant à la procédure à suivre. Ils craignent aussi de manquer de nourriture, notamment au camp de Suda, à Chios, où aucune distribution de nourriture n'est organisée, de n'avoir aucun accès à du personnel médical et à des soins, sans parler des problèmes de vêtements et d'hygiène, ou encore de la promiscuité qui règne dans ces lieux. Une mission de députés français a pu témoigner de ces conditions matérielles dramatiques ; selon elle, on est à l'aube d'une « catastrophe humanitaire » et il y aura des morts avant la fin de l'été. Que va-t-il se passer après un tel constat ?

Le problème qui intéresse plus particulièrement le GISTI est l'accès effectif au droit. La première étape de la procédure de tri est un entretien, dont l'objet est de savoir si ces personnes sont susceptibles ou non d'être renvoyées vers la Turquie. Le problème est qu'elles ne connaissent pas l'objet réel de cet entretien et pensent, souvent, qu'il s'agit d'un entretien préalable à l'octroi de l'asile : elles expriment leurs craintes ou narrent leur expérience de persécution dans la perspective d'une demande de protection ; en revanche, elles ne pensent pas en général à mentionner la Turquie et les risques qu'elles sont susceptibles d'y encourir. Elles peuvent en outre être renvoyées par la Turquie dans leur pays d'origine ; de tels retours ont eu lieu, en tout cas vers l'Afghanistan, postérieurement à la conclusion de l'accord UE-Turquie.

Durant l'entretien, ces personnes ne sont pas assistées par un conseil ou un avocat ; il est par ailleurs difficile de juger de la qualité des interprètes employés par les autorités grecques. La plupart des documents remis aux réfugiés sont en grec ; une minorité d'entre eux est traduite en anglais. J'ai ici le compte rendu d'un entretien, qui montre que la personne n'a pas été interrogée quant aux risques potentiels de son renvoi en Turquie. Il lui est simplement notifié par un agent, par le biais d'un interprète, que sa demande est non-admissible parce que la Turquie est considérée comme un pays tiers sûr.

Le problème essentiel qui se pose dans tous les camps grecs est l'absence d'aide juridictionnelle effective. Une réforme de la législation grecque sur ce sujet a été adoptée voici quelques semaines. Il est désormais prévu un système d'aide juridictionnelle mais celui-ci n'a pas encore été mis en place et aucun budget n'y a été alloué. Les avocats qui voudraient engager des contentieux en faveur de migrants ou, tout au moins, les assister lors des entretiens, le font sans aucune indemnité compensatoire, difficile à envisager dans un pays qui connaît l'austérité que vous connaissez.

Ces circonstances produisent les effets prévisibles. Les réfugiés se voient déclarés « non recevables » à l'asile et risquent le renvoi vers la Turquie. Cela concerne non seulement les Syriens mais aussi des représentants de nombreuses autres nationalités. En admettant que la Turquie, aujourd'hui, ne renvoie personne vers la Syrie, il est à craindre qu'elle ne renvoie, en revanche, vers leur pays d'origine des personnes qui auraient à y craindre des persécutions.

Les conditions qui règnent dans les camps engendrent du désespoir. Un membre du GISTI a assisté au suicide d'un mineur par pendaison, qui a donné lieu à une grève de la faim d'autres jeunes occupants du camp. Nous sommes bien à l'aube d'une « catastrophe humanitaire » ; la catastrophe juridique, quant à elle, est déjà en cours. Les droits humains les plus fondamentaux, reconnus par l'Union européenne et ses membres, sont bafoués. Le manque de contrôle démocratique de l'accord UE-Turquie me choque lui aussi.

Mme Izza Leghtas, chercheuse « migrants et Europe » à HRW. - Nous contestons tout d'abord le principe de « fermeture » de ces camps. Enfermer des migrants et des demandeurs d'asile dans de tels centres sans démonstration qu'il s'agit du dernier recours possible constitue une détention arbitraire qui affecte des personnes vulnérables ou handicapées, des familles et des enfants.

Cette détention s'effectue dans des conditions déplorables, comme en témoignent nos collègues qui ont effectué une mission le mois dernier à Chios, Samos et Lesbos. Ces camps connaissent beaucoup de violence ; la frustration est grande et la pénurie de nourriture entraîne elle aussi des conflits. Cette violence, qui a conduit à l'hospitalisation de plusieurs personnes, ne suscite pas d'intervention de la police grecque : personne n'assure la sécurité des occupants des camps. Des femmes témoignent aussi de leurs craintes de harcèlement sexuel.

Nous demandons donc à l'Union européenne et à la France de critiquer le principe de « fermeture » de ces centres.

Je me suis moi-même rendue à Athènes au mois de mars. Des milliers de personnes vivaient au port du Pirée et dans un centre ouvert dans des conditions catastrophiques. Le système d'asile grec, par lequel ces personnes ont l'obligation de passer, est complètement saturé. J'ai rencontré des personnes qui se rendaient tous les jours, parfois avec des enfants en bas âge ou handicapés, faire la queue devant l'administration grecque de l'asile ; ils repartaient « bredouille » tous les jours, sans même avoir pu obtenir un rendez-vous.

La France, au 31 mai 2016, n'a relocalisé que 362 personnes depuis la Grèce et 137 depuis l'Italie, alors que 17 000 places auraient été mises à disposition. Nous voulons bien croire qu'une grande part de ce retard est due au système grec. En revanche, il nous semble que la France pourrait en faire plus et, notamment, apporter un soutien aux autorités grecques pour s'assurer que ces places soient pourvues.

M. Loïc Blanchard. - Notre prisme de lecture est de ne pas remettre en cause l'activité des États, qui font face à une pression très importante et ont essayé d'organiser des camps qui, malgré des problèmes indéniables, sont structurés et permettent du moins un accès à l'eau et à des infrastructures sanitaires ; les conditions y sont, somme toute, meilleures qu'à Calais.

Sur l'aspect sanitaire, force est de constater que les pathologies principales sont, très largement, des problèmes de santé mentale consécutifs aux traumatismes vécus par ces personnes. On peut également relever beaucoup de pathologies respiratoires ou d'hypertension, souvent dues à la rupture de soins reçus dans le pays d'origine mais auxquels elles n'ont plus accès.

Pour autant, du fait de la dissémination des camps en Grèce et de l'existence d'un système de santé fonctionnel dans ce pays, qui ne connaît pas de pénurie de médecins à la différence de la Turquie, la couverture primaire des urgences médicales est aujourd'hui acceptable. On peut constater une volonté de l'État et de la population grecs de garantir un niveau sanitaire correct dans ces camps. En revanche, nous dénonçons nous aussi le principe des camps « fermés », dont le but est clairement de maintenir captives ces personnes.

On peut par ailleurs constater certaines violences policières dans ces camps ; elles ne sont toutefois pas « institutionnalisées » et l'État grec tente de les sanctionner.

Nous relevons aujourd'hui deux problèmes principaux pour l'accès aux soins et au droit dans ces camps. En premier lieu, l'accord UE-Turquie fait peser sur les migrants une peur d'être fichés, ce qui entraîne une réticence à aller voir les médecins ou les avocats présents dans le camp. En second lieu, la barrière de la langue demeure très forte : aucune structure organisée n'existe pour assurer des capacités de traduction. L'accès à l'information légale sur le statut de réfugié et la capacité à le demander reste indisponible dans les langues des migrants, en dépit des exigences de la loi grecque. La barrière de la langue affecte aussi le système de santé, qui s'avère certes capable de prendre en charge des urgences mais non pas la vie courante de ces personnes.

Mme Irinda Riquelme. - Nous vous avons fait parvenir un document de synthèse sur les conditions d'accueil des migrants en Grèce et en Turquie. Je ne reviendrai donc pas dessus en détail. Je voudrais juste souligner qu'on ne voit pas de solution à moyen ou à long terme. Pour améliorer cette situation catastrophique, on comptait sur l'aide européenne, qui tarde à venir, mais surtout sur un retour rapide des demandeurs d'asile en Turquie. La justice grecque a néanmoins rendu une décision, le 17 mai dernier, qui change complètement la donne : elle a considéré que la Turquie n'était pas un pays d'origine sûr.

Je passe la parole à M. Nour Allazkani, réfugié syrien qui travaille dans notre organisation et souhaitait vous faire part d'un témoignage.

M. Nour Allazkani, chargé de mission au JRS. - Je suis arrivé en France voici presque deux ans. Je voudrais vous transmettre le témoignage d'un ami d'enfance avec qui je suis en contact. Il a décidé de venir demander l'asile en Europe après avoir été torturé en Syrie. Il est allé de Syrie en Turquie en empruntant un véhicule militaire officiel puis une voiture du Front Al-Nosra, ce qui lui a permis de passer les checkpoints de Daech : tout se passe bien quand on paye un passeur. Il est arrivé à Chios le 9 mars dernier, juste avant la conclusion de l'accord UE-Turquie, ce qui lui a permis de rejoindre Idomeni, où des milliers de personnes attendaient dans des conditions inhumaines l'ouverture éventuelle des frontières balkaniques. Il est retourné à Athènes le 11 mars et s'y est pré-enregistré pour bénéficier de la relocalisation. On lui a assuré qu'après quinze jours, les conditions matérielles d'accueil seraient réunies. Il a attendu plus d'un mois sans être recontacté et sans parvenir à joindre quiconque. Il ne pouvait pas continuer plus longtemps de payer l'hôtel et la nourriture ; il a donc décidé de retourner en Turquie, où se trouvaient certaines de ses connaissances. Pour ce faire, il devait payer un autre passeur. Il se trouve maintenant à Istanbul, illégalement. Il a peur de contacter les autorités et de ne pas avoir les moyens de payer un titre de séjour. Avoir déposé une demande de protection auprès du HCR ne lui apporte aucun avantage, que ce soit une allocation financière, un hébergement ou des cours de langue turque. Il ne peut travailler qu'au « noir » et poursuivre ses études d'informatique lui est impossible. Il vit dans des conditions très précaires : 18 personnes partagent un petit trois-pièces pour 60 euros par mois.

M. Michel Billout, rapporteur. -Tout d'abord, constatez-vous des différences de traitement entre les migrants arrivés avant la signature de l'accord et ceux arrivés après ?

Que pensez-vous du rôle de l'armée dans la gestion de la crise migratoire en Grèce ? Avez-vous eu l'occasion d'observer un tel rôle de l'armée dans d'autres pays ?

De nouvelles routes s'ouvrent-elles pour contourner la route des Balkans, aujourd'hui presque complètement fermée ?

Quelle est votre appréciation du dispositif de relocalisation et des blocages qui s'y opposent ? Que pensez-vous de la proposition de la Commission européenne du 4 mai dernier tendant à imposer des amendes aux États ne remplissant pas leurs obligations en la matière ?

Mme Violaine Carrère. - La différence de traitement entre migrants arrivés avant et après le 20 mars pose la question de l'articulation entre l'accord UE-Turquie et l'accord bilatéral préexistant entre la Grèce et la Turquie. On observe que les personnes arrivées avant le 20 mars, qui relèvent a priori de l'accord bilatéral, recevaient un document selon lequel leur demande d'asile ne pourrait pas être examinée en Grèce mais serait transmise à la Turquie. Munies de ce document, elles étaient laissées libres de se déplacer en Grèce ou de tenter d'emprunter la route des Balkans. En revanche, les personnes arrivées depuis le 20 mars subissent l'enfermement : la différence cruciale est là.

M. Gérard Sadik. - Les chiffres de relocalisation sont en effet très en-deçà des objectifs fixés par la décision européenne de septembre 2015, qui devait d'ailleurs, juridiquement, s'appliquer aux personnes enregistrant une demande jusqu'en septembre 2017, et non pas jusqu'au 20 mars 2016. Or les personnes arrivées après cette date, quand bien même elles ont les nationalités déclarées éligibles, n'ont pas accès à la relocalisation.

La France est le pays qui fait le plus gros effort mais le nombre de migrants relocalisés dans notre pays reste inférieur aux objectifs fixés à l'origine. Le ministère de l'intérieur nous annonçait l'arrivée de 1 200 personnes chaque mois ; on espère désormais faire venir 800 personnes par mois. On crée en ce moment 5 000 places dans des centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA), spécifiquement réservées aux relocalisations.

M. Loïc Blanchard. - La gestion de camps par l'armée grecque est ambivalente. D'une part, elle revêt un caractère anxiogène pour les occupants de ces camps. D'autre part, l'armée a travaillé de manière rapide et efficace : les camps ont été montés rapidement, l'accès à l'eau y est à peu près garanti.

Quant à l'existence d'autres routes de transit vers l'Europe, à notre connaissance, aucune ne s'est encore vraiment mise en place mais il ne faut pas se bercer d'illusions : les choses se feront et les parcours migratoires s'adapteront aux blocages. Les routes passant par l'Ukraine ou la Libye seront à n'en pas douter employées à nouveau.

Mme Irinda Riquelme. - Sur le même sujet, selon Interpol, 800 000 personnes attendraient le beau temps sur les côtes libyennes pour traverser la Méditerranée. Mais il en est qui n'attendent pas : le HCR a recensé au moins 700 morts en mer la semaine dernière.

M. Jean-Yves Leconte. - Certaines personnes arrivées en Grèce avant le 20 mars y sont toujours bloquées. La route des Balkans, sans avoir été rouverte, semble avoir été à nouveau percée : on a constaté ces derniers jours de nouvelles arrivées en Hongrie. Cette percée a-t-elle des conséquences sur la situation en Grèce ? Des personnes nouvellement arrivées parviennent-elles par ailleurs à échapper aux centres fermés ?

Comment la situation évolue-t-elle dans les centres fermés compte tenu des dernières décisions de la justice grecque, qui bloquent de fait les renvois vers la Turquie ? J'imagine que malgré des arrivées moins nombreuses, ces camps se trouvent toujours plus peuplés et que l'attente des réfugiés est toujours plus longue. Quels efforts sont faits pour améliorer la situation ?

M. Didier Marie. - Selon un rapport de l'UNICEF, près de 10 000 enfants ont disparu depuis le début de la crise. J'aimerais en savoir plus sur la protection de ces enfants. Avez-vous une idée du nombre d'enfants isolés présents aujourd'hui dans les camps ? Avez-vous connaissance de mesures spécifiques prises à leur égard ? Si ce n'est pas le cas, que conviendrait-il de faire en urgence pour répondre à la situation de ces jeunes ? Par ailleurs, pour élargir la question aux femmes isolées, avez-vous connaissance d'éventuels trafics d'êtres humains ?

M. Jean-François Rapin. - On sent bien, à l'écoute de vos témoignages, l'existence d'une convergence entre vos associations. L'organisez-vous afin de mieux porter votre message ?

Par ailleurs, quelle est votre relation sur le terrain ou dans les capitales avec le HCR ?

Mme Violaine Carrère. - Sur la question des mineurs disparus, plutôt que de craindre un éventuel trafic, le GISTI fait une hypothèse bien différente.

Selon nous, d'abord, des mineurs disparaissent lorsqu'on décide de ne plus voir qu'ils le sont. En France, les personnes se présentant dans les structures censées les accueillir - la Permanence d'Accueil et d'Orientation des Mineurs Isolés Etrangers (PAOMIE), par exemple, à Paris - subissent une procédure dont les principes ont complètement changé ces dernières années. Auparavant, un document d'état civil suffisait à un jeune à prouver qu'il était mineur ; on n'exigeait pas une expertise médico-légale, sauf à avoir démontré que les papiers étaient faux ou détournés ; la jurisprudence était constante sur ce point, sur le fondement de l'article 47 du code civil. La jurisprudence est désormais complètement « retournée » : les tribunaux, jusqu'au niveau des cours d'appel, jugent légitime de mettre en doute la minorité d'un jeune en dépit des documents qu'il détient. Ainsi, des mineurs deviennent majeurs et disparaissent ainsi des statistiques !

Les mineurs qui sont mal pris en charge disparaissent eux aussi. Plutôt que de leur apporter une réelle prise en charge, avec un hébergement et des éducateurs ou une famille d'accueil, on en héberge certains à l'hôtel avec la seule visite hebdomadaire d'une assistante sociale. Un jeune placé dans une telle situation fugue parce qu'il a bien compris qu'on n'allait pas s'occuper de lui. Ces mineurs aussi disparaissent !

Mme Izza Leghtas. - J'étais en Hongrie voici quelques semaines. Effectivement, de nouvelles arrivées avaient eu lieu ; néanmoins, plutôt que la route des Balkans, il semblerait que ces personnes aient emprunté un itinéraire passant par la Turquie et la Bulgarie. Elles avaient réussi à quitter les centres de rétention bulgares. En Hongrie, beaucoup de demandeurs d'asile sont privés de liberté dans des conditions absolument déplorables.

Quant aux mineurs disparus, j'ai été frappée en Hongrie par le témoignage de nombreux jeunes présents dans les centres de rétention : selon eux, ils avaient 16 ou 17 ans mais n'avaient pas été crus par les policiers des zones de transit, qui les avaient enregistrés comme ayant 18 ou 19 ans, sans même recourir à des tests osseux ou une autre technique.

Mme Irinda Riquelme. - On compterait 38 % de mineurs parmi les personnes arrivées en Grèce cette année. Fait préoccupant : plus de la moitié des occupants du camp d'Idomeni ont disparu lors de son évacuation, parmi lesquels de nombreux enfants.

Pour ce qui est de notre action avec d'autres associations, JRS Europe mène actuellement une campagne contre l'accord UE-Turquie auprès du Parlement européen.

M. Gérard Sadik. - Il existe une longue tradition grecque d'enfermement des mineurs. Je m'étais rendu en 2008 à Lesbos, dans le camp de Pagani : des mineurs de 13 ou 14 ans y étaient enfermés dans une cellule spéciale depuis plusieurs semaines.

La directive européenne du 26 juin 2013 prévoit que les mineurs non accompagnés ne doivent être placés en rétention qu'en dernier ressort ; des dispositions prévoient même leur libération assez rapide. Malheureusement, ces règles ne sont pas appliquées dans les camps fermés. Une avocate grecque a dû saisir la Cour européenne des droits de l'homme en urgence pour que son client, mineur, puisse être libéré.

Mme Violaine Carrère. - Dans le camp de Moria, à Lesbos, les mineurs non accompagnés ont été placés dans un lieu qui était auparavant une prison à l'intérieur du centre fermé, destinée aux personnes posant des problèmes de sécurité. On a justifié cette décision par le souci d'éviter une promiscuité entre mineurs et adultes : cette solution déborde d'imagination !

Mme Marie Martin. - Une association membre de notre réseau, le Conseil grec des réfugiés, est partenaire du HCR dans la mise en oeuvre de ses programmes. Le HCR, en effet, est moins présent en Europe qu'ailleurs pour l'application pratique de ses programmes. Au centre d'accueil d'Ellinikon, où 4 000 personnes étaient massées lors de ma visite, le HCR disposait d'une permanence : y travaillaient deux membres du Conseil grec des réfugiés, financés par le HCR dans le cadre de leur programme d'accompagnement à la demande d'asile. La collaboration entre le HCR et des ONG, en nombre limité, se fait généralement dans un tel cadre. Par ailleurs, la possibilité pour le HCR d'infléchir des politiques est, en tout cas en Europe, extrêmement faible.

Je m'interroge par ailleurs quant à l'action du Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO), qui est complètement opaque. Nos partenaires en Grèce lui ont fait parvenir de très nombreuses demandes d'information ; aucune réponse ne leur est parvenue. Les personnes « déployées » par cette agence en Grèce sont fréquemment renouvelées, ce qui entraîne une faible effectivité de leur action.

M. Jacques Legendre, président. - Je vous propose d'aborder maintenant notre deuxième séquence, consacrée à la situation en Turquie : quel est votre avis sur les garanties offertes par la Turquie en matière de protection internationale, au vu des dernières mesures adoptées ? Comment sont traités les migrants non protégés ?

Mme Marie Martin. - Deux associations turques sont membres de notre réseau : le comité citoyen Helsinki et l'Association des droits humains, qui reçoit un très fort soutien de la communauté kurde. Nous suivons les atteintes aux droits de l'homme commises en Turquie envers les Turcs comme les non-Turcs.

L'accord du 18 mars dernier s'appuie sur le présupposé selon lequel la garantie procédurale des libertés offerte par le droit turc est suffisante pour y déposer une demande d'asile. À tout le moins, les droits économiques et sociaux et le droit à la protection des réfugiés devraient y être respectés. Or tel n'est toujours pas le cas, en dépit des nombreuses réformes entreprises par la Turquie dans la perspective de sa candidature à l'adhésion à l'Union européenne.

À l'heure actuelle, la Turquie accueille environ 2,8 millions de réfugiés depuis la Syrie, y compris des Palestiniens et des apatrides. Par ailleurs, le HCR a recensé 400 000 personnes en besoin de protection internationale en provenance d'autres pays, tels l'Afghanistan ou l'Irak. Le HCR a cessé voici trois ans d'enregistrer les demandes d'asile des personnes non-syriennes car les quotas de réinstallation sont insuffisants, ce qui aggrave la vulnérabilité de ces personnes.

La loi turque sur les étrangers et la protection internationale a été adoptée en 2014 ; en revanche, ses décrets d'application n'ont été adoptés que le 17 mars dernier, à la veille de la signature de l'accord avec l'Union européenne... Cette loi prévoit certaines garanties procédurales compatibles avec le droit de l'Union européenne ; elle limite la privation de liberté au motif du renvoi dans un autre pays à six mois renouvelables une fois ; elle ouvre le droit à un conseil juridique ; elle précise aussi, à son article 4, l'obligation de non-refoulement.

Ce dernier point est très important. En effet, la Turquie avait émis des réserves à son adhésion à la Convention de Genève sur le statut des réfugiés et au protocole de 1968 qui en élargit l'application : seules les personnes revenant d'un pays européen pourraient obtenir le statut de réfugié, ce qui en limitait considérablement l'utilité. Une personne provenant de Syrie peut en revanche bénéficier d'un statut de protection temporaire en vertu d'une directive de 2014. Les autres nationalités ne sont pas concernées par cette directive ; toutefois, le gouvernement turc a fait quelques efforts, notamment pour ce qui est de l'obtention d'un permis de travail.

Cette différence entre les réfugiés Syriens et les réfugiés d'autres nationalités est cruciale dans plusieurs domaines.

En pratique, les Syriens ont une obligation de visa depuis le 8 janvier 2016 pour entrer en Turquie et ce, pour essayer de limiter le flux de personnes arrivant de Jordanie et du Liban. Ils n'ont pas d'accès effectif à un permis de travail.

La société civile, les journalistes et les avocats n'ont aucun accès aux camps de réfugiés qui, quoique de bonne qualité - on a pu parler de camps « cinq étoiles » -, limitent très largement la liberté d'aller et venir de leurs occupants, quand elle n'est pas tout simplement interdite. Ces camps sont gérés d'une main de fer par le Croissant rouge, organisation qui n'est pas pleinement non-gouvernementale. La plupart des réfugiés vivant en zone urbaine, en dehors de ces camps, n'ont pas accès à de nombreux services.

Nous avons aussi relevé, avant la signature de l'accord UE-Turquie, des cas d'expulsions maquillées en opérations de retour volontaire, ainsi que des privations de liberté motivées, soit par le séjour irrégulier, soit par d'éventuelles menaces à la sécurité nationale. Le conflit syrien et la lutte entre l'État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan - le PKK - pèsent dans ces décisions : une loi antiterroriste très forte a été adoptée et est régulièrement utilisée. Des tirs de l'armée turque contre des populations civiles ont eu lieu à la frontière syro-turque, qui reste fermée aux personnes ayant fui Alep qui s'y massent. Relevons néanmoins que bien des réfugiés de Syrie ont pu bénéficier d'une certaine protection en Turquie. Cela se joue souvent au cas par cas : certaines personnes peuvent bénéficier de faveurs de l'administration mais le respect des droits et des garanties procédurales n'est pas systématique.

En ce qui concerne les réfugiés des autres nationalités, on constate un durcissement des conditions d'obtention de visas pour les Irakiens, qui constituent un tiers des entrées irrégulières dans l'Union européenne via la Turquie. Les décisions turques sont très liées aux pressions effectuées par l'Union européenne. Les Irakiens n'ont pas d'accès effectif à la procédure d'asile, y compris dans les lieux de privation de liberté. La Turquie a par ailleurs systématiquement refusé la protection temporaire aux personnes arrivant du Liban et de la Jordanie. La Commission européenne note, dans son rapport d'évaluation des réformes en vue de l'adhésion de la Turquie à l'UE de mai 2016, que des refus systématiques ont eu lieu, mais elle ne les condamne pas. En outre, depuis l'entrée en vigueur de la loi sur la protection internationale de 2014, aucun Afghan dont la demande a été examinée en procédure accélérée n'a vu sa demande d'asile acceptée.

Quelles différences peut-on relever depuis le 20 mars dernier ? L'accord UE-Turquie a tout d'abord eu très peu d'effets sur le nombre de personnes mortes en mer, ce qui représentait pourtant l'une des motivations de son adoption urgente. Les renvois se font sans respect des garanties procédurales. Toutefois, depuis le 29 avril 2016, les autorités turques donnent au HCR accès à tous leurs centres de rétention ; il n'avait jusqu'alors qu'un accès partiel aux centres d'Istanbul et d'Izmir. Toutefois, nous avions constaté en 2013 et 2014 que le HCR se contentait en général d'un simple appel téléphonique aux centres auxquels il avait théoriquement accès : si leur interlocuteur niait la présence de demandeurs d'asile privés de liberté, le HCR ne vérifiait pas sur place.

L'accord UE-Turquie a permis au gouvernement turc d' « empocher » une enveloppe budgétaire considérable. Selon le rapport de la Commission européenne de mai 2016, sur les 3 milliards d'euros prévus, 77 millions d'euros lui ont d'ores et déjà été accordés : un premier versement a eu lieu le 18 mars dernier. L'aide aux réfugiés doit se voir consacrer 165 millions d'euros ; un fonds spécial de soutien à l'accueil des migrants renvoyés depuis la Turquie devrait, quant à lui, gérer 60 millions d'euros. Beaucoup d'argent est en jeu dans cet accord mais nous ne sommes pas certains qu'il va réellement servir les personnes concernées.

Il est intéressant de constater que cet argent va être versé non pas à la direction générale en charge des questions migratoires créée par la loi turque de 2014, mais à l'agence qui en était chargée auparavant, l'Autorité de gestion des désastres et des urgences, qui relève du ministère de l'intérieur, ce qui pourrait avoir des conséquences néfastes pour le respect des droits et la transparence financière. En outre, cette organisation témoigne d'une gestion de crise plutôt que d'une vision durable.

Depuis la signature de l'accord, un officier de l'agence Frontex est en poste à Ankara ; réciproquement, un officier turc est posté au siège de l'agence, à Varsovie, et un autre au siège d'Europol. On assiste donc à une coopération accrue dans la gestion des contrôles migratoires d'un point de vue sécuritaire. Les entretiens avec les migrants mentionnés par Mme Carrère alimentent cet échange d'informations sans que les personnes en soient informées. Aucun droit personnel à la protection des données n'existe en Turquie ce qui est problématique. Que ce droit ne soit pas offert non plus lors des entretiens réalisés en Grèce l'est encore plus.

Les réfugiés syriens renvoyés depuis la Grèce sont répartis dans des centres de réfugiés, qui se situent le plus souvent dans le sud du pays et dans les villes frontalières avec la Syrie, où la situation sécuritaire s'est beaucoup dégradée.

L'ouverture de la protection temporaire et l'accès à l'enregistrement pour en bénéficier avaient été suspendus en janvier et février dernier. Cette procédure est réouverte depuis mars. En revanche, le nombre de bureaux accessibles pour effectuer une telle demande a été diminué : à Izmir, par exemple, de 5 bureaux, nous sommes passés à 2, ce qui est trop peu. Le principe de la protection temporaire est similaire au statut de réfugié : si vous quittez la Turquie, vous perdez cette protection. Qu'en est-il des personnes parties en Grèce ? La Turquie a amendé la loi en vigueur pour permettre à celles-ci de maintenir ce droit une fois renvoyées en Turquie. Ce maintien ne s'applique néanmoins qu'aux ressortissants syriens : les Palestiniens et les apatrides, tels les membres de la communauté Ajanib, n'y ont pas droit. Ils peuvent donc être privés de liberté et renvoyés en Syrie.

Les ressortissants d'autres nationalités sont quant à eux transférés directement dans des centres de rétention ; certains sont expulsés. Les associations turques et européennes ont énormément de mal à connaître leur sort : aucun accès n'est accordé. Il est certain que la Turquie multiplie actuellement les tractations pour signer des accords de réadmission ; un tel accord a été signé le 7 avril dernier avec le Pakistan. Des accords avec l'Iran, l'Irak, l'Afghanistan, l'Algérie, le Bangladesh, le Cameroun, l'Érythrée, le Maroc, le Ghana, le Myanmar, le Congo, la Somalie, le Soudan et la Tunisie devraient prochainement conclus. Se pose la question du coût élevé de ces expulsions : il est à craindre que l'argent versé par l'UE dans le cadre de l'accord serve à expulser ces personnes vers des pays où elles peuvent subir des traitements inhumains et dégradants.

Le mandat de l'agence censée remplacer Frontex, s'il est adopté dans les termes proposés par la Commission, permettra à celle-ci d'effectuer des vols retour depuis un pays signataire de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui est le cas de la Turquie. Cette clause, si elle est maintenue, pourrait permettre de financer ces expulsions.

En tout état de cause, les personnes non réfugiées de Syrie n'ont aucun accès aux droits économiques et sociaux en Turquie. Lorsqu'elles se trouvent en situation irrégulière, elles sont privées de liberté.

Mme Izza Leghtas. - Human Rights Watch a été très présente à la frontière syro-turque. Nous avons pu documenter des abus de la part des garde-frontières turcs. Des demandeurs d'asile syriens ont été blessés, certains ont été tués. Des dizaines de milliers de Syriens essayent de fuir les violences de Daech mais se trouvent bloqués à la frontière sans nulle part où aller. Alors que l'on parle beaucoup de combattre Daech, que fait-on pour aider ceux qui en fuient le risque réel ?

L'accord UE-Turquie se fonde sur la notion de pays d'origine sûr : la Turquie, selon lui, est un pays sûr pour les demandeurs d'asile. Deux conditions principales, en droit européen, sont nécessaires pour considérer un pays comme étant sûr. En premier lieu, il doit respecter le principe de non-refoulement. Or la Turquie empêche l'entrée sur son territoire depuis la zone de guerre qu'est la Syrie. S'y ajoutent des cas de renvoi de Syriens dans leur pays d'origine : selon des témoignages que j'ai recueillis, des retours prétendument volontaires s'effectuaient sous la contrainte. La Turquie ne remplit donc pas cette condition. En second lieu, un pays doit respecter les droits dont jouissent les réfugiés en vertu de la Convention de Genève. Tel n'est pas le cas en Turquie, notamment pour les non-Syriens, comme Mme Martin nous l'a expliqué.

Près de 3 millions de Syriens vivent en Turquie, principalement hors des camps de réfugiés ; la plupart d'entre eux sont extrêmement démunis. J'ai pu rencontrer en particulier des mères élevant seules leurs enfants ; elles travaillent durant un nombre d'heures incroyable parce qu'elles n'ont pas d'autres choix pour payer un logement complètement inadapté très cher. On voit également des enfants syriens mendier dans les villes turques ou être exploités dans des usines textiles. Les difficultés d'accès au système de santé sont elles aussi réelles : un réfugié syrien m'a affirmé que certains hôpitaux refusaient de soigner les Syriens.

Il faut réfléchir à la manière dont les réfugiés arrivent en Europe. Nous avons connaissance du système français de visa pour asile, destiné aux personnes présentant des vulnérabilités particulières ou ayant des liens particuliers avec la France. Nous demandons depuis longtemps une voie d'accès légale et sûre au système d'asile européen. Il faudrait que ce système soit davantage mis en oeuvre, en Turquie notamment au-delà d'Ankara. La France devrait également inciter d'autres pays européens à adopter un système comparable au sien.

Mme Mathilde Mase. - L'ACAT n'est pas directement présente en Grèce et en Turquie ; nous n'avons donc sans doute pas d'éléments factuels à ajouter aux interventions des représentants des organisations qui y travaillent. Notre analyse va en tout cas dans le même sens.

Je voudrais revenir sur la notion de pays tiers sûr et sur la stratégie de la Commission européenne vis-à-vis de la Turquie. La Commission, dans son rapport d'étape publié en mai, se félicite des progrès effectués par la Turquie. Pour autant, à qui incombe la charge de la preuve ? Appartient-il au demandeur d'asile de prouver, lors de son entretien individuel avec les autorités grecques, que la Turquie n'est pas pour lui un pays sûr, ou bien appartient-il aux autorités grecques de prouver qu'il s'agit d'un pays sûr pour ce demandeur d'asile ?

Je veux par ailleurs rappeler les déclarations de M. Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France, lors de son audition devant votre mission d'information. Selon lui, la Turquie aurait adressé deux lettres, les 6 et 24 avril derniers, à la Commission européenne dans lesquelles elle aurait présenté des assurances tendant à établir qu'elle constitue un pays tiers sûr. Ces lettres n'ont pourtant pas été rendues publiques : personne ne peut connaître aujourd'hui la teneur des garanties offertes par la Turquie et présentées par la Commission comme des critères devant être pris en compte par les autorités grecques quand elles apprécient le caractère de pays tiers sûr de la Turquie. Cette opacité nous pose problème.

Je voudrais enfin comparer la notion de « pays tiers sûr » à celle de « pays d'origine sûr ». La Commission, le 9 septembre 2015, avait présenté une proposition de liste européenne commune de pays d'origine sûrs, où l'État de droit, la démocratie et les droits de l'homme seraient respectés. Dans cette liste figurait la Turquie. Toutefois, 23,1 % des demandes d'asile présentées par des citoyens turcs au sein de l'UE reçoivent une réponse positive, contre, par exemple, 1,8 % pour la Serbie, 0,9 % pour la Macédoine, etc. Un seul État membre de l'UE, à savoir la Bulgarie, reconnaît d'ailleurs la Turquie comme pays d'origine sûr. Quelle est donc la stratégie de la Commission à cet égard ?

M. Jean-Yves Leconte. - Je m'étonne, madame Martin, de vos déclarations relatives à l'emploi des 3 milliards d'euros promis par l'Union européenne. J'ai rencontré la semaine dernière la personne chargée de la gestion de cette somme à la Commission européenne ; selon elle, il ne s'agissait en rien d'une aide budgétaire à la Turquie. Cet argent est destiné à des organisations et des associations qui développent des projets humanitaires. Il est possible que, au vu de l'urgence, les organisations partenaires classiques de la Commission soient privilégiées pour assurer l'accès aux soins, à l'éducation et aux besoins quotidiens des réfugiés syriens en Turquie. Peut-être même que les associations membres de votre réseau en Turquie seraient-elles éligibles, à ce qu'on nous a dit.

Quant à la notion de « pays tiers sûr », la décision de la justice grecque apporte une réponse. De fait, quelle que soit la volonté politique, quand la justice fonctionne, on a la réponse ! En revanche, j'aurais souhaité savoir si l'on commençait à ressentir une évolution de la demande d'asile en provenance de Turquie compte tenu de la situation problématique dans le Sud-Est de ce pays ?

M. Didier Marie. - Personne n'a évoqué, à mon étonnement, la situation des Syriens kurdes. Avez-vous des informations relatives au traitement qui leur est réservé par les autorités turques ?

Mme Izza Leghtas. - Sur ce dernier point, je n'ai pas d'éléments concernant leur traitement en Turquie mais j'ai pu interroger plusieurs demandeurs d'asile en Grèce à ce sujet. Les Kurdes faisaient montre d'une grande crainte à l'idée de devoir retourner en Turquie.

M. Didier Marie. - Y a-t-il des Kurdes parmi les quelque 3 millions de Syriens présents en Turquie ?

Mme Marie Martin. - Oui, ils sont présents en tant que citoyens syriens.

M. Loïc Blanchard. - Nous sommes inquiets à leur sujet mais notre accès aux camps est extrêmement limité ; il nous est donc compliqué d'avoir une perception précise de la situation des Kurdes syriens en Turquie.

L'accord UE-Turquie a été fondé sur la lutte contre les passeurs et la qualification de « pays tiers sûr » donnée à la Turquie. Or, pour ce qui est des passeurs, force est de constater qu'ils se portent toujours aussi bien ; l'accord ne semble pas avoir changé grand-chose au rythme des arrivées. Quant à la notion de « pays tiers sûr », je rejoins tout ce que mes collègues ont dit à ce sujet. Pour autant, la décision de justice grecque a été immédiatement remise en cause par les autorités de ce pays, qui ont déclaré qu'il s'agissait d'une décision isolée concernant un seul individu et ne reflétant en rien leur perception de la Turquie. À ce jour, ni l'UE, ni le gouvernement grec, n'ont commenté le fait que cette décision a été pour le moins bafouée et remise en cause ; ils ne semblent pas vouloir en tirer de conséquences globales.

Or, à l'heure actuelle, la Turquie négocie des accords de réadmission avec le Pakistan, le Yémen et d'autres pays dont la « sûreté » est aussi sujette à caution. Nous pouvons également constater sur le terrain des violences policières caractérisées à la frontière syrienne et le refoulement presque systématique de Syriens désirant entrer en Turquie. Les condamnations de ce pays par la Cour européenne des droits de l'homme sont monnaie courante.

Je voudrais enfin revenir sur les conditions de vie dans les camps turcs, qualifiés de « cinq étoiles ». On constate que l'État turc y a beaucoup travaillé et que les conditions, là encore, sont meilleures qu'à Calais, ce qui interroge sur nos capacités d'accueil. Le chiffre de 2,8 millions de réfugiés syriens en Turquie correspond aux personnes enregistrées seulement ; j'ai, pour ma part, entendu évoquer la présence de 3 à 4 millions de réfugiés. Si les camps sont plutôt de bonne facture et que certains critères fixés par le HCR, comme l'accès à l'eau, sont bien respectés, pour autant l'aspect aux soins pose véritablement question aujourd'hui. La Turquie connaît déjà un déficit de médecins sur son territoire ; le problème se pose évidemment avec beaucoup plus de prégnance dans ces camps de réfugiés. Les problématiques de santé mentale n'y sont quant à elles, semble-t-il, pas du tout traitées.

M. Michel Billout, rapporteur. - J'insiste sur la problématique de l'utilisation des 3 milliards d'euros annoncés par l'Union européenne. Je confirme ce que disait Jean-Yves Leconte quant aux informations qui nous ont été communiquées à ce sujet : ces moyens ne seraient pas versés directement au gouvernement turc. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette question ? Vos organisations peuvent-elles répondre à des appels à projet ?

Il nous a été dit par ailleurs que cet argent serait destiné en priorité aux réfugiés qui ne sont pas dans les camps. À ce propos, les représentants du HCR en France nous ont dit ne pas avoir accès à tous les camps en Turquie. En tout état de cause, puisque seuls 10 % environ des réfugiés enregistrés en Turquie sont dans les camps, l'urgence va plutôt à ceux qui sont dispersés en dehors, on ne sait trop où. Vos organisations ont-elle la possibilité de travailler efficacement en dehors des camps ?

Enfin, considérez-vous que le dispositif de réinstallation prévu dans le cadre du programme dit « un pour un » constitue une voie légale sûre pour permettre l'installation de réfugiés dans l'Union européenne ?

M. Loïc Blanchard. - Oui, nous avons la capacité de travailler sur le territoire turc, mais de manière extrêmement compliquée. En effet, les ONG internationales ne sont pas toujours les bienvenues en Turquie. La législation turque pose beaucoup d'obstacles à l'emploi salarié de Syriens pour notre compte en Syrie même. Nous avons dû assumer plusieurs amendes fiscales dernièrement pour cette raison.

Par ailleurs, notre autorisation d'exercice sur le territoire expire demain matin et n'a toujours pas été prolongée, alors même que nous en avons fait la demande il y a plus de trois mois. Nous avons dû créer une structure juridique associative en Turquie, qui n'est pas encore opérationnelle, pour contourner ce problème ; pour ce faire, il nous a fallu, outre de nombreuses autorisations, recueillir plus de 50 personnes de nationalité turque comme créateurs de l'association. Vous comprendrez la difficulté que de tels obstacles peuvent poser à des organisations internationales.

Mme Violaine Carrère. - Une seule décision a été rendue par la justice grecque. Nous ne pouvons pas du tout être certains que la jurisprudence soit établie et durable. L'administration grecque continue quant à elle à qualifier la Turquie de « pays tiers sûr » quotidiennement.

J'ajouterai que de telles décisions ne peuvent être rendues que pour autant que les personnes intéressées aillent devant la justice. Or bien peu de réfugiés ont, de fait, accès à la justice du fait du manque d'aide juridictionnelle. Il faudra donc attendre quelque peu pour connaître la décision finale de la justice grecque.

Si nous faisons tous le même constat quant aux manques et aux illégalités constatés, il n'est pas sûr que nous ayons la même convergence quant aux solutions à apporter. Le GISTI plaide pour la liberté de circulation et considère qu'il n'y a pas lieu d'exiger qu'une personne qui a besoin d'une protection se résigne au choix qui a été fait pour elle en matière d'obligation de demander l'asile dans le pays d'entrée dans l'Union.

Le système de relocalisation ou de réinstallation est régi par la même philosophie, qui nous semble contraire aux droits de l'homme en ce qu'elle prive le demandeur d'asile de sa liberté de choix et d'initiative. En outre, cette philosophie ne fonctionne pas. Chaque État, y compris la France, s'est empressé d'expliquer pourquoi il n'avait pas les moyens d'accueillir grand-monde. À lire le compte rendu de l'audition de M. Pascal Brice, directeur général de l'OFPRA, j'ai peine à comprendre sa position. M. Brice accepte d'aller en Grèce et de s'occuper du programme de relocalisation mais il n'est pas question selon lui de s'occuper de l'identification des personnes renvoyées vers la Turquie. Il distingue ensuite les personnes en fonction de leur date d'arrivée sur le territoire grec, ce qui est tout de même problématique. On ne comprend en outre pas très bien quelle aide à l'enregistrement l'OFPRA entend offrir à la Grèce. Ce qui est clair, c'est que rien n'est transparent pour les migrants : ils ne peuvent guère savoir de quel dispositif ils sont susceptibles de faire l'objet. Les citoyens français comme les migrants mériteraient d'en savoir plus.

Tout le monde s'accordera à penser qu'il est grotesque de n'accueillir que 362 personnes. Certes, me dira-t-on, il est compliqué d'identifier et d'acheminer les personnes, de trouver des lieux où les installer, etc. Néanmoins, j'ai visité plusieurs villes en France, cette année, qui s'étaient portées volontaires pour accueillir des réfugiés, avaient organisé leur accueil avec la préfecture, les associations locales et les bailleurs ; or ces villes attendent encore « leurs » réfugiés ! Il faudrait réfléchir aux capacités d'accueil de la France : il n'est pas sûr qu'elles soient aussi maigres qu'on ne le pense. Le programme de relocalisation pourrait sans doute être très grandement accéléré ; on pourrait du moins atteindre sans problème l'objectif de 30 000 réfugiés accueillis en deux ans.

M. Jacques Legendre, président. - Nous avons commencé à aborder des thèmes relevant de la troisième partie de cette audition.

M. Philippe Kaltenbach. - J'ai eu l'occasion d'aller en Grèce, à Lesbos et Athènes, en février dernier. Nous y avons constaté qu'il y avait très peu de demandes de relocalisation en France. En effet, outre des raisons de délai de traitement des dossiers, les passeurs promettaient alors de conduire leurs passagers à Berlin en vingt-quatre heures, pour des sommes qui restaient acceptables. La relocalisation s'effectuera désormais, pour une grande part, depuis la Turquie. Le système actuellement mis en place là-bas est-il selon vous efficace pour atteindre l'objectif d'accueil de 30 000 réfugiés supplémentaires venant du Moyen-Orient ? Les ratés observés en Grèce ne risquent-ils pas de se reproduire ?

M. Gérard Sadik. - Quant à la réinstallation, j'estime que l'accord « un pour un » est un simple baume au coeur. Il est très discriminatoire dans la mesure où il ne concerne que les réfugiés syriens. Sur deux ans, 6 000 personnes seraient réinstallées en France dans le cadre de cet accord, en plus des réfugiés accueillis dans le cadre de l'accord signé le 20 juillet 2015. On commence à avoir des données statistiques sur l'application de ce dernier : il s'avère que c'est le Royaume-Uni qui a réinstallé le plus de réfugiés dans ce cadre - 1 835 personnes au 30 mai 2016 -, alors que ce pays ne voulait pas à l'origine participer à la mise en oeuvre de cet accord. L'accord « un pour un », c'est « cacahuète » ! Très peu de réinstallations ont eu lieu dans ce cadre : 54 personnes en Allemagne, quelques-unes aux Pays-Bas seulement. Le plus grave est la discrimination introduite entre réfugiés éligibles et non-éligibles, qui bafoue les décisions de septembre 2015. L'accord UE-Turquie n'existe pas en droit !

Les décisions de relocalisation ne concernaient déjà que les nationalités les plus manifestement en besoin de protection, à savoir, principalement, la Syrie, l'Irak, l'Érythrée, la Centrafrique et le Burundi, mais non pas l'Afghanistan ou le Soudan. Cela pose déjà question.

Pour répondre à la question de M. Leconte sur les demandes d'asile en provenance de Turquie, les données de l'OFPRA montrent de fait une relative stabilité, sinon une baisse des demandes. En revanche, on observe une hausse importante des réexamens, ce qui est logique au vu du durcissement de la situation au Kurdistan.

Mme Mathilde Mase. - Sur le principe, le programme « un pour un », ou plutôt « un réfugié pour un réfugié », est éthiquement inacceptable : on troque une personne qui a besoin de protection contre une autre. Par ailleurs, on sanctionne des personnes entrées irrégulièrement dans l'Union européenne en les renvoyant en Turquie et en leur retirant la priorité dans les programmes de réinstallation, sanction pourtant interdite par la Convention de 1951.

Quant à la réinstallation elle-même, on estime qu'entre 54 000 et 72 000 places sont offertes dans toute l'Union européenne. Comparé aux quelque 3 millions de réfugiés présents en Turquie, il s'agit vraiment d'une approche a minima, dont je doute qu'elle pourra résoudre la situation actuelle en Turquie. Par ailleurs, seuls les 300 000 réfugiés syriens présents dans des camps turcs officiels peuvent bénéficier de la réinstallation ; les autres, déjà livrés à eux-mêmes, sont une fois de plus laissés de côté par ces programmes de réinstallation.

En outre, comme l'a souligné Gérard Sadik, ces programmes sont discriminatoires. Ils excluent des personnes dont l'OFPRA même reconnaît le « besoin de protection manifeste ». En effet, dans le cadre des accords de relocalisation à partir de la Grèce, les Érythréens et Irakiens sont considérés comme prioritaires : pourquoi sont-ils ignorés par les programmes de réinstallation ? Comment justifie-t-on cet écart de traitement entre les deux dispositifs ?

Énormément de réfugiés, quand bien même ils ne proviennent pas de ces pays « prioritaires », sont exposés à des risques de persécutions. Ils sont de vrais réfugiés qui craignent personnellement pour leur vie ou leur sécurité en cas de retour dans leur pays. Or cet accord les laisse de côté. Plus pratiquement, alors que le système d'asile turc est déjà saturé, les réfugiés non-syriens se trouvent face à une absence totale de perspective de réinstallation : ces personnes se sentent à coup sûr encouragées à s'en remettre plutôt aux passeurs et à employer des routes toujours plus dangereuses pour rejoindre l'Europe de manière irrégulière.

Mme Marie Martin. - Nous constatons, au vu des enveloppes budgétaires disponibles, que l'argument selon lequel l'Europe n'a pas les moyens d'accueillir les personnes en besoin de protection internationale ne tient pas. L'argent est visiblement disponible ; il s'agit donc de priorités politiques.

Concernant les financements à destination de la Turquie, nos informations nous ont été fournies par le Comité citoyen Helsinki, association membre de notre réseau. Je leur demanderai des précisions, que je vous ferai parvenir.

En tout état de cause, il faut se demander quelles associations vont profiter de ces financements, si ce n'est le gouvernement turc. Les organisations internationales, comme vous l'a expliqué Loïc Blanchard, rencontrent déjà des obstacles ; une nouvelle loi sur les associations pourrait encore compliquer les financements depuis l'étranger. Les gages donnés verbalement par le gouvernement turc lors de la conclusion de l'accord ne sont pas effectifs à nos yeux. Nous venons de publier un rapport sur la situation dans le Sud du pays, où nous suivons de très près les atteintes aux violations des droits des populations, en particulier des minorités kurdes. Au vu de cette situation, on peut se poser la question de l'efficacité de l'action associative dans un tel pays.

Par ailleurs, des financements de l'Union européenne ont servi à financer les centres de rétention utilisés depuis novembre 2015 pour priver de liberté les personnes renvoyées de Grèce.

Il serait intéressant de proposer la mise en place d'un mécanisme de contrôle indépendant pour s'assurer précisément de la destination des 3 milliards d'euros promis. Cela permettrait à la société civile de bénéficier d'une forme de transparence sur ces questions.

Quant à la réinstallation, elle se fait normalement par le biais d'une recommandation par le HCR. Il s'agit, pour ainsi dire, d'une tractation avec le pays d'accueil. Le gouvernement turc a ainsi déclaré qu'il pouvait refuser la réinstallation dans un autre pays d'une personne utile à l'économie turque par ses qualifications. L'indépendance du système de réinstallation est en cause.

L'accord de réadmission conclu entre l'UE et la Turquie contient une clause applicable aux ressortissants tiers non-turcs, dont l'application devait à l'origine être effective en octobre 2017 mais semble avoir été avancée à ce jour, le 1er juin 2016. C'est très préoccupant : qu'en sera-t-il des personnes dont on considérera que la demande d'asile est inadmissible, qui arriveront en Turquie sans papiers mais seront réadmises ? On assistera là à une expulsion « en chaîne ».

Enfin, s'il y a peu de demandeurs d'asile turcs en Europe, c'est aussi parce que les Turcs, comme beaucoup d'autres nationalités, ont besoin d'un visa pour entrer dans l'espace Schengen. Se rendre dans une ambassade européenne pour demander un visa Schengen peut s'avérer problématique pour une victime, même potentielle, de persécutions dans la Turquie actuelle, véritable État policier où les droits humains sont moins respectés que jamais durant les dix dernières années.

Par ailleurs, je rappellerai que la France impose des visas de transit aéroportuaires aux ressortissants syriens, ce qui constitue une atteinte au droit de demande d'asile ; en dépit de la validation par le Conseil d'État de ce dispositif, nous nous y opposons très fortement. Une audition a eu lieu à ce sujet à l'automne dernier à l'Assemblée nationale.

Mme Irinda Riquelme. - Le programme « un pour un » représente pour nous aussi une vaste opération de communication. Les chiffres montrent bien que la proportion entre Syriens renvoyés en Turquie et Syriens réinstallés en Europe est loin d'être de « un pour un » : 383 demandeurs d'asile ont été réinstallés en Europe et 14 ont été renvoyés en Turquie.

L'idée même de substitution de flux migratoires légaux aux flux illégaux est aussi fausse. Ce programme n'ouvre pas de nouvelle voie légale : on ne fait que reprendre les réinstallations promises depuis juillet 2015 par les différents gouvernements européens au HCR. En revanche, les conséquences de ce programme sont très préoccupantes : on donne aux autorités turques le pouvoir de choisir ceux qui iront en Europe. Der Spiegel a récemment révélé que si, officiellement, c'est le HCR qui prend la décision en coopération avec les autorités turques, ces dernières ont de fait la main sur la décision sans droit de regard du HCR. Il s'avère que les personnes retenues pour la réinstallation depuis la Turquie sont de faible niveau éducatif ou présentent de sérieuses pathologies médicales.

Enfin, s'il permet de tarir aujourd'hui certains flux illégaux, combien de temps y parviendra-t-il ? Cet accord est très précaire ; ainsi, les autorités turques menacent régulièrement de le dénoncer. Pas plus tard qu'avant-hier, le ministre turc des affaires étrangères déclarait qu'il leur était impossible de modifier la loi antiterroriste, ce qui était pourtant l'un des points essentiels de l'accord ; il demandait en outre la libéralisation des visas pour les ressortissants turcs.

En somme, il s'agit d'un accord très fragile dont les conséquences sont préoccupantes.

Mme Izza Leghtas. - Je me demandais aussi pourquoi si peu de relocalisations avaient eu lieu en France. En effet, la plupart des réfugiés à qui je demandais où ils voulaient aller mentionnaient l'Allemagne, parfois la Suède. Pour l'Allemagne, le rôle personnel d'Angela Merkel n'est pas à négliger, de même que le bouche-à-oreille. Il est vrai aussi que beaucoup de familles ont été séparées. J'ai parlé à beaucoup de femmes seules, à Athènes, qui voyageaient avec leurs enfants pour retrouver leur mari déjà arrivé en Allemagne. Ces femmes avaient peur de s'inscrire au programme de relocalisation et préféraient risquer le chemin par elles-mêmes. Cela dit, j'ai aussi rencontré des personnes désireuses de s'installer en France : beaucoup d'efforts restent à faire à mon sens pour l'information des réfugiés et le traitement de leurs demandes.

Mme Bénédicte Jeannerod. - Pour nous, la crise des réfugiés n'est pas une crise de capacités : c'est bien une crise de volonté politique. Il y va de même pour la France : elle aurait pu prendre une position plus forte sur la question, sans limiter cette crise à un problème de politique intérieure et craindre l'effet de cette crise sur le vote Front national. Nous appelons vraiment la France à renforcer ses efforts. Certains dispositifs, comme les visas pour asile, sont intéressants et la France pourrait se montrer beaucoup plus volontariste sur cette proposition.

Nous avons aussi une grande inquiétude vis-à-vis de la Libye et des discussions qui se tiennent actuellement à l'échelon européen à son sujet. Elles pourraient aboutir sinon à un accord identique à celui conclu avec la Turquie, du moins à des discussions quant aux moyens d'endiguer les flux provenant de Libye. La situation des droits humains dans ce pays est extrêmement préoccupante ; le refoulement de réfugiés vers la Libye serait donc une véritable catastrophe. L'accord UE-Turquie ouvre ainsi des perspectives pour nous très menaçantes dans d'autres ensembles géographiques.

M. Gérard Sadik. - Je voudrais aborder la façon dont l'Europe réagit à la question des réfugiés. Un certain nombre d'initiatives ont été prises par la Commission européenne, notamment en matière de relocalisation, mais aussi la révision annoncée le mois dernier du règlement Dublin. Il s'agit là d'une proposition radicale car elle pose comme principe l'application de la notion de pays tiers sûr par tous les États. Cela pose en France un problème de constitutionnalité.

Cette proposition inclut aussi l'examen très rapide des demandes issues de pays d'origine sûrs, avant même la détermination de l'État responsable et ce, ad vitam aeternam. La particularité du système actuel, qui explique peut-être l'absence d'explosion en Italie ou en Grèce, est que, après un délai de transfert pouvant aller de six à dix-huit mois, la responsabilité relevant à l'origine de la Grèce ou de la Hongrie disparaît parce que l'intéressé n'a pu être transféré depuis, par exemple, la France.

Or dans ce projet de « Dublin IV », la responsabilité resterait pour toujours à l'État initialement responsable. Les critères fixés dans ce projet restent sensiblement les mêmes. Certes, un système d'allocation serait mis en oeuvre lorsque les capacités d'un pays sont dépassées de plus de 150 %, suivant une distribution complexe.

On entrerait ainsi dans un système qui risque de provoquer des situations dramatiques dans les pays « frontières » de l'Union européenne, la Grèce au premier chef. Certes, depuis 2011, les États européens ne transfèrent plus personne vers la Grèce, à la suite d'une décision de la Cour européenne des droits de l'homme. Au-delà de la Grèce, on peut penser à la Hongrie, premier pays saisi par la France en 2015. Si les transferts restent peu nombreux, la situation en Hongrie est néanmoins catastrophique. Même si l'on peut relocaliser des Syriens, s'ils prennent la route des Balkans ils seront transférés vers la Hongrie, où on les enfermera. L'audience de grande chambre de la CEDH du 17 décembre 2015 pourrait peut-être conduire à un moratoire similaire à celui en vigueur pour la Grèce.

Quant aux femmes qui se trouvent en Grèce alors que leur mari est en France ou en Allemagne, le règlement Dublin devrait normalement s'appliquer de façon positive : la Grèce pourrait le saisir pour les transférer. Or cela reste statistiquement marginal, sauf pour l'Allemagne.

En 2015, 1 200 000 demandeurs d'asile sont arrivés en Europe. Cela ne représente que 0,23 % de la population européenne : ce n'est donc pas totalement ingérable ou massif au sens du HCR. La zizanie et les décisions unilatérales de chacun des États ont provoqué cette crise.

Deux systèmes sont possibles. Soit on maintient un système obsidional, ultra-sécuritaire, qui externalise les procédures d'asile - cette logique, développée depuis quelques années, commence à être mise en oeuvre avec l'accord UE-Turquie et va encore provoquer des drames -, soit on choisit une approche plus fédérale. Une des idées possibles serait de développer une sorte d'OPFRA européen, dont les critères de détermination seraient du plus haut niveau de protection. Nous sommes vraiment à la croisée des chemins. Si l'on s'en tient à une logique nationale, le système explosera quoi qu'il arrive et quelque mur qu'on construise. Il faudrait plutôt aller vers une plus grande intégration des politiques européennes.

M. Jacques Legendre, président. - Nous avons pris note de vos remarques, qui nous seront utiles. Nous essaierons de creuser les points que vous nous avez indiqués.

La réunion est levée à 16 heures 40.