Mercredi 29 juin 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35

Approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Guinée, relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jeanny Lorgeoux et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 719 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Guinée, relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces.

M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et la Guinée relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces.

Cet accord vise à encadrer la coopération bilatérale de défense et à donner un statut aux personnels qui la mettront en oeuvre. Il succède à l'accord de coopération militaire technique signé, en 1985, avec ce pays mais jamais entré en vigueur, faute de ratification par la partie guinéenne.

Tout d'abord, quelques éléments de contexte :

Point 1 : la Guinée est un pays pauvre d'un peu plus de 12 millions d'habitants, dont le PIB par tête ne dépasse pas 590 dollars, même s'il est potentiellement riche avec son réseau hydrographique exceptionnel et ses nombreux gisements de minerais.

Point 2 : c'est un pays en phase de stabilisation politique, après une période particulièrement troublée entre 2008 et 2010. La mort du président Lansana Conté en décembre 2008, après 24 ans de règne, a conduit à la prise du pouvoir par une junte militaire. La période de crise politique qui s'en est suivie a été marquée par la répression sanglante, en septembre 2009, d'une manifestation pacifique qui se tenait dans le stade de Conakry pour réclamer la tenue d'élections libres. Ce massacre - plus de 150 morts et 1200 blessés - unanimement condamné par la communauté internationale, a conduit la France à suspendre sa coopération militaire jusqu'en 2010 et à ne maintenir que sa coopération à destination de la population. C'est en effet à partir de 2010 que s'est engagée une phase de stabilisation politique, avec l'élection en novembre 2010 de l'actuel Président de la République Alpha Condé, même si cela ne s'est pas déroulé sans heurt : le processus électoral a dû être suspendu du fait de violences et les élections législatives n'ont pu se tenir qu'en 2013 après la conclusion d'un accord politique dans le cadre du dialogue inter-guinéen. Avec la réélection du président Alpha Condé pour un second et dernier mandat en novembre 2015, le pays semble relativement stabilisé, même si l'on assiste depuis quelques semaines à une présidentialisation du régime et si les élections communales prévues au 1er semestre 2016 ont été reportées au mois d'octobre 2016.

Point 3 : le pays est néanmoins soumis à des tensions, d'ordre sanitaire. C'est en Guinée qu'a débuté l'épidémie liée au virus Ebola en décembre 2013, qui a fait plus de 10 000 morts en Afrique de l'Ouest. Le système sanitaire a été profondément déstabilisé par cette épidémie qui a duré 2 ans, entre mars 2014 et mars 2016. Le 1er juin 2016, l'OMS a annoncé pour la deuxième fois la fin d'Ebola en Guinée, le pays se trouvant désormais dans une phase dite de « surveillance soutenue ». L'épidémie a frappé profondément l'économie, notamment l'exploitation minière - le taux de croissance est de zéro en 2015 - et a obligé à suspendre partiellement la coopération militaire française. Toutefois, les actions de coopération conduites par le service de santé des armées - fourniture de 120 personnes et de matériels - ont grandement contribué à faire face à la crise sanitaire.

Point 4 : le pays doit par ailleurs faire face à des menaces de nature sécuritaire. Du fait de sa façade maritime, le pays est d'abord confronté à l'insécurité liée à la piraterie dans le Golfe de Guinée. Si les actions de grande piraterie se concentrent surtout aux abords du Nigéria, la Guinée doit néanmoins gérer des trafics illicites en tout genre et combattre la pêche illégale. La Guinée a été aidée par la France pour améliorer la surveillance de ses côtes, avec des effets tangibles : adoption d'un régime de l'action de l'État en mer inspiré du modèle français, création d'une préfecture maritime avec l'acquisition de 3 vedettes RAIDCO et équipement des sémaphores guinéens soutenu et partiellement financé par la France. Par ailleurs, si la Guinée n'est pas directement confrontée au terrorisme, elle est cernée par des foyers de tension et n'est donc pas à l'abri d'une contagion de la violence. Le pays partage une frontière avec le Mali. L'opération Serval et l'épidémie d'Ebola ont permis de stopper la poussée djihadiste vers la Guinée mais celle-ci prend très au sérieux la menace terroriste, la sécurité étant un préalable indispensable au développement de l'économie. Elle a ainsi contribué à hauteur de 144 hommes à la Mission internationale de soutien au Mali mise sur pied par la CEDEAO en 2013, en complément de l'opération Serval, et a envoyé une force de 850 hommes dans le cadre de la MINUSMA, la mission des Nations unies au Mali, pour servir dans la région très difficile autour de Kidal. Dans ce cadre, la France a mené des actions de formation à destination du contingent guinéen de la MINUSMA.

Face à ces menaces, le président Alpha Condé a fait de la réforme du secteur de la sécurité et, notamment, des forces armées, une de ses priorités pour poursuivre le processus de stabilisation et de modernisation du pays. La politique nationale de défense et de sécurité de la Guinée a été validée fin 2013 et une loi de programmation militaire pour 2015-2020 a été adoptée en 2014 - son financement risque cependant d'être difficile. L'armée guinéenne composée d'environ 20 000 hommes fait en particulier face à un problème de sureffectif d'officiers. 4 000 d'entre eux ont déjà été mis à la retraite depuis 2010. L'objectif global est d'atteindre un effectif de 15 000 hommes en 2020. L'équipement et la formation en sont les autres points faibles. L'armée guinéenne conserve par certains aspects un caractère « soviétique », avec un fonctionnement centralisé à l'extrême et des postes de surveillance répartis sur tout le territoire. À cela, il faut ajouter une gestion des ressources humaines inexistante et une chaîne de commandement très faible.

Pour mener à bien la réforme de l'armée, la coopération française est très appréciée de la Guinée. La coopération opérationnelle, longtemps interrompue, reprend cette année avec la planification par les éléments français au Sénégal de onze actions de formation, en particulier pour la préparation du contingent guinéen de la MINUSMA : secourisme au combat, lutte contre les engins explosifs improvisés, exploitation du renseignement. La coopération dite « structurelle », pilotée à Paris par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du ministère des affaires étrangères, bénéficie d'un tout petit budget de 2,44 M d'euros en 2016 et est mise en oeuvre par onze coopérants militaires, sous l'autorité de l'attaché de défense.

J'en viens donc maintenant à l'accord lui-même.

Il s'agit d'un accord très similaire aux accords de défense « nouvelle génération » passés depuis 2008 avec d'autres pays africains, comme les Comores, la Centrafrique, le Togo, le Gabon, le Cameroun, le Sénégal, Djibouti et la Côte d'Ivoire. Il ne comporte pas en revanche d'annexe décrivant les facilités opérationnelles accordées aux forces stationnées sur le territoire de l'autre Partie car la France n'a pas de forces stationnées ou de bases permanentes en Guinée. Ces accords visent à mieux répondre aux besoins actuels des États d'Afrique, dans un contexte qui diffère de celui qui prévalait au lendemain des indépendances, quand ont été signés les accords dits de « première génération ». Sur le fond, ces nouveaux accords se distinguent des accords précédents essentiellement par une approche plus partenariale. Ils visent aussi à associer davantage les pays africains à la défense collective de l'Afrique. En particulier, ces accords, à l'exception de celui signé avec Djibouti, ne comportent plus de clause d'assistance militaire automatique en cas de déstabilisation intérieure ou extérieure du régime en place.

L'accord est composé de 22 d'articles et s'applique de manière réciproque aux personnels français en Guinée et aux personnels guinéens en France.

La première partie de l'accord pose les objectifs et les grands principes de la coopération ainsi que les autorités chargés de sa mise en oeuvre, à savoir nos ministres de la défense et des affaires étrangères respectifs. Les domaines de coopération sont décrits de manière non exhaustive : politique de défense et de sécurité, organisation et fonctionnement des forces armées, opérations de maintien de la paix et humanitaires ainsi que les scolarités militaires. L'article 5 précise que les coopérants envoyés par une Partie ne peuvent pas participer aux opérations de guerre ou de maintien de l'ordre conduites par les armées de la Partie hôte.

La deuxième partie de l'accord est relative aux statuts des coopérants. Elle définit notamment les facilités d'entrée et de séjour des coopérants sur le territoire de la Partie qui les accueille, les règles de port de l'uniforme et de port d'arme. Elle précise que les coopérants sont imposés dans la Partie d'envoi et non celle d'accueil. L'accord établit également les priorités de juridictions applicables en cas d'infractions commises par les membres des forces. On retiendra que la Guinée n'ayant pas aboli la peine de mort, cette peine ne pourra être ni requise ni prononcée à l'encontre des personnels français.

Enfin, la troisième partie a trait aux conditions matérielles des activités de coopération. L'accord prévoit entre autre des facilités de circulation aérienne, la mise à disposition d'infrastructures et de facilités logistiques et un régime d'exemption de droits de douane pour les matériels importés et réexportés à des fins de coopération.

Les conditions d'entrée en vigueur sont fixés par le dernier article de l'accord : celui-ci est applicable dès sa ratification et valable pour une durée de cinq ans, renouvelable par tacite reconduction.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Cet accord a le mérite de donner un cadre juridique à notre coopération bilatérale en matière de défense et les stipulations relatives au statut des personnels offre à ceux-ci une vraie sécurité juridique. Cette coopération de défense est très bien perçue et même demandée par la Guinée, qui a accepté sans discuter le projet d'accord au moment des négociations et qui vient de ratifier ce texte. Il marque par ailleurs la solidarité de la France avec la Guinée, qui a traversé depuis 2010 des années très difficiles et qui fait partie du groupe des pays pauvres prioritaires que la France entend aider à se développer.

L'examen en séance publique est fixé au jeudi 7 juillet 2016. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Loi de finances pour 2017 - Nomination des rapporteurs pour avis

La commission nomme les rapporteurs pour avis pour l'examen du projet de loi de finances pour 2017.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La liste des rapporteurs pour avis pour le projet de loi de finances 2016 vous a été distribuée. Je pense que leur reconduction pour la loi de finances pour 2017 ne pose pas de problème ?

M. Henri de Raincourt. - En effet, mais ce qui pose problème, c'est le temps accordé aux rapporteurs en séance publique pour la présentation de leur avis ! Donner un avis en trois minutes à la tribune est impossible ! Cette course effrénée, au détriment des débats du fond, s'apparente à du « sabotage » du travail parlementaire.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je rejoins tout à fait mon collègue sur ce point. Je me souviens de l'avis que j'ai rapporté l'an dernier, nous n'avons pas pu engager de dialogue avec le ministre et nous avons dû trouver des astuces pour pouvoir intervenir par la suite dans la discussion sur le temps des orateurs ! Compte tenu du travail fourni, c'est du gâchis de n'avoir que trois minutes pour le présenter.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je souscris à votre analyse. Cette situation découle des propositions de la commission des finances qui fait un calcul purement mathématique pour répartir les temps de paroles, sans considération excessive pour le travail solide fourni par les rapporteurs pour avis. Il n'y a pas, ni au Bureau, ni à la Conférence des Présidents, de majorité pour soutenir notre position ...

M. Christian Cambon. - Mon collègue Claude Haut, membre du Bureau comme moi, peut en effet en témoigner. Ce point a été évoqué à plusieurs reprises, mais il n'y a pas d'ouverture en vue. On se heurte à deux difficultés. En premier lieu, la commission des finances qui estime que nous n'avons qu'à désigner un seul rapporteur pour avis au lieu de deux pour qu'il ait un temps de parole de six minutes au lieu de trois, et, en second lieu, les présidents des groupes politiques qui font pression pour conserver un temps de parole plus important que les rapporteurs.

Mme Nathalie Goulet. - La commission pourrait peut-être demander un débat avant le débat budgétaire qui pourrait permettre aux rapporteurs pour avis de s'exprimer et rendrait moins douloureuse la présentation rapide dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances ? On pourrait ainsi renvoyer à ce débat préalable ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La commission demandera déjà en octobre un débat de politique étrangère pour discuter des conclusions de nos rapports d'information. Mais c'est en effet une solution à examiner.

M. Jacques Gautier. - Je partage tout ce qui vient d'être dit mais je pense que cela va beaucoup plus loin. C'est un problème de fond avec une dérive du Sénat. Notre valeur ajoutée par rapport à l'Assemblée nationale tenait à ce que les commissions et leur expertise technique prenaient le pas sur le politique. Aujourd'hui, tous les groupes politiques - notre groupe a aussi sa part de responsabilité - ont mis la main sur le temps et le fonctionnement du Sénat. Nous devons nous battre pour que les commissions, la vraie valeur ajoutée du Sénat, reprennent la priorité sur les groupes politiques.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Puisqu'un large accord se dégage sur ce sujet, je m'en ferai l'écho auprès du Président du Sénat. Si vous en êtes d'accord la liste des rapporteurs est adoptée en l'état ? Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.

Désignation des rapporteurs pour avis pour le projet de loi de finances pour 2017

Rapports

Majorité

Opposition

Mission Action extérieure de l'Etat

   

Programme 105 - Action de la France en Europe et dans le monde

M. Christian Cambon
(Les Républicains)

Mme Leila Aïchi (ECO)

Programme 185 - Diplomatie culturelle et d'influence

M. Jacques Legendre
(Les Républicains)

M. Gaëtan Gorce (Socialiste et républicain)

Programme 151 - Français à l'étranger et affaires consulaires

M. Jean-Pierre Grand
(Les Républicains)

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont (Socialiste et républicain)

Mission Aide publique au développement

   

Programme 110 - Aide économique et financière au développement et

Programme 209 - Solidarité à l'égard des pays en développement

M. Henri de Raincourt
(Les Républicains)

Mme Hélène Conway-Mouret (Socialiste et républicain)

Mission Défense

   

Programme 144 - Environnement et prospective de la politique de défense

M. André Trillard
(Les Républicains)

M. Jeanny Lorgeoux (Socialiste et républicain)

Programme 178 - Préparation et emploi des forces

M. Yves Pozzo di Borgo
(UDI-UC)

Mme Michelle Demessine (CRC)

Programme 212 - Soutien de la politique de défense

M. Robert del Picchia
(Les Républicains)

M. Gilbert Roger (Socialiste et républicain)

Programme 146 - Equipement des forces et

Programme 402 - Excellence technologique des industries de défense

M. Jacques Gautier
(Les Républicains)

M. Xavier Pintat
(Les Républicains)

M. Daniel Reiner (Socialiste et républicain)

Mission Direction de l'action du Gouvernement 

   

Programme 129 - Coordination du travail gouvernemental

M. Jean-Marie Bockel
(UDI-UC)

M. Jean-Pierre Masseret (Socialiste et républicain)

Mission Compte de concours financier : avances à l'audiovisuel public

   

Programme 844 - France Médias Monde et

Programme 847 - TV5 Monde

Mme Joëlle Garriaud-Maylam
(Les Républicains)

M. Philippe Esnol (RDSE)

Mission Sécurités

   

Programme 152 - Gendarmerie nationale

M. Alain Gournac
(Les Républicains)

M. Michel Boutant (Socialiste et républicain)

Questions diverses

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, je viens de recevoir un courrier de M. le Président du Sénat estimant que le Sénat doit suivre pleinement le processus de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et la nécessaire refondation de l'Europe. Il demande que le Président de la commission des affaires européennes et moi-même lui fassions, dès que possible, des propositions à cet effet. Nous pourrions ainsi proposer à la commission des affaires européennes de constituer un groupe de suivi en commun sur ces deux enjeux majeurs, sur lesquels notre commission travaille d'ailleurs depuis des mois : audition de notre ambassadeur du Royaume-Uni en mars, examen d'une proposition de résolution, mission en mai à Londres, réunion à l'ambassade britannique cet après-midi, réunion parlementaire franco-britannique sur la défense le 12 juillet...

Je vous en parle dès maintenant car il serait souhaitable d'installer ce groupe rapidement, d'ici la suspension des travaux.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Le Bureau de la commission des affaires européennes doit se réunir pour discuter de ce point également. Personnellement je prône, comme je l'ai toujours fait, un travail conjoint entre les deux commissions. La commission des affaires européennes est souvent à Bruxelles et je peux vous dire que le Conseil des chefs d'Etat a pris beaucoup d'importance et, plus encore, les directeurs du Conseil européen ! Dès lors, il faudrait peut-être étendre le cadre de la réflexion à une évaluation du fonctionnement de l'Europe, si possible.

M. Jean-Marie Bockel. - Je profite de l'occasion pour parler d'un problème qui me tient à coeur. La commission des affaires européennes est importante et son rôle n'est pas contesté ici, mais, du fait des règles de nomination, il y a ceux des commissaires qui peuvent siéger dans les deux commissions, et les autres. Insidieusement, ne met-on pas en place un système à deux vitesses ?

M. Jean-Pierre Masseret. - Un groupe de suivi conjoint parait inévitable, pour des raisons fonctionnelles et institutionnelles. Je ne suis pas convaincu que nous devions nous mobiliser sur tous les aspects techniques de l'organisation du « Brexit », en revanche, l'enjeu majeur, c'est bien « la refondation » de l'Union européenne, à partir de l'acte politique posé par les Britanniques. Je rejoins Jean-Marie Bockel. Tous les sénateurs qui vont y participer vont disposer d'une présence politique sur le sujet majeur des années qui viennent. Il y aura ceux qui en seront et ceux qui n'en seront pas : il est très important que notre commission y soit pleinement représentée et que l'ensemble de notre commission soit associée à ces travaux. En conséquence, il faudrait prévoir des communications régulières des travaux du groupe de suivi à notre commission pour que nous puissions continuer à y avoir des débats nourris sur ces sujets et conserver la possibilité d'évoquer ces enjeux politiques qui nous mobilisent pleinement.

M. Daniel Reiner. - Nous n'avons pas eu de discussion dans notre groupe politique à ce sujet. Il y a deux sujets distincts ; le suivi du sujet du Brexit pose des problèmes techniques alors que le sujet du fonctionnement de l'Europe est hautement politique et relève clairement du débat présidentiel à venir. Je comprends bien que le Sénat ne doit pas être absent de ce débat, mais quel rôle objectif, intelligent peut-on y jouer ? Je pense qu'il faut se donner le temps de la réflexion pour voir ce que l'on peut faire d'utile pour le Sénat sur ce sujet.

Mme Nathalie Goulet. - Sur la commission des affaires européennes, et la double appartenance des sénateurs qui en sont membres, le sujet n'est pas nouveau ! Sur le problème du « Brexit », le Rapporteur général du budget a rédigé un rapport sur les conséquences financières de la sortie du Royaume-Uni. Il me semble donc qu'il ne peut pas y avoir de groupe de travail efficace sans une association de la commission des finances. Par ailleurs, je crois savoir que le Sénat a un bureau permanent à Bruxelles et ce serait peut-être le moment de l'utiliser...

M. Jean-Paul Emorine. - Le Règlement du Sénat prévoit aussi la possibilité de structures temporaires réunissant plusieurs commissions...

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Certes, mais nos deux commissions, qui préparent cet enjeu depuis plusieurs mois, souhaiteront naturellement poursuivre leur travail pour pouvoir aller plus vite sur ces enjeux. Il nous faut préparer les échéances qui, pour les premières, sont dès le mois de septembre. C'est pourquoi la formule d'un groupe de suivi entre les deux commissions paraît la plus adaptée et la plus opérationnelle.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Effectivement, la commission des finances a déjà fait un excellent travail. Il y a bien un fonctionnaire du Sénat qui est basé en permanence à Bruxelles. D'expérience, je peux vous dire que le Sénat a du pouvoir pour dire les choses et que nous pourrions peser dans les discussions à venir.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je retire de nos échanges qu'un groupe de suivi commun à nos deux commissions serait la formule la plus adaptée et la plus efficace, en associant ponctuellement et, en tant que de besoin, les autres commissions concernées. Compte tenu de la question soulevée par plusieurs commissaires, relative à la double appartenance aux deux commissions de certains d'entre nous, je veillerai à une représentation paritaire entre les deux commissions ainsi que, naturellement, à l'équilibre entre les groupes politiques. Pour reprendre ce que disait Jean-Pierre Masseret, il sera nécessaire que des communications régulières soient présentées devant l'ensemble de notre commission. C'est la meilleure formule pour répondre à la demande du Président du Sénat avant la mi-juillet et pour que le Sénat prépare une réponse à la hauteur de cet événement, historique.

Groupe de travail « Quelle approche globale au Sahel ? » - Examen du rapport d'information

La commission examine le rapport d'information de M. Henri de Raincourt et Mme Hélène Conway-Mouret, co-présidents du groupe de travail sur « Quelle approche globale au Sahel ? ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, nous examinerons d'abord le rapport d'information de nos collègues Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret sur l'aide publique au développement au Sahel ; nous nous pencherons ensuite sur le rapport d'information de nos collègues Claude Malhuret et Claude Haut sur la Turquie comme puissance émergente et pivot géopolitique.

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - Le 16 décembre dernier, notre commission a demandé à Hélène Conway-Mouret et moi-même de préparer un rapport d'information sur le thème de l'aide au développement au Sahel, en particulier à travers l'exemple du Mali.

Pendant cinq mois, Mme Conway-Mouret et moi-même avons rencontré de très nombreux responsables et spécialistes du sujet. En mars, nous nous sommes rendus à Bamako, où nous avons visité des chantiers financés par l'Agence française de développement, l'AFD, et nous sommes entretenus avec les chefs de coopération des autres principaux bailleurs, ainsi qu'avec les militaires de l'opération Barkhane et ceux de la mission de formation de l'Union européenne au Mali, l'EUTM Mali ; nous avons également rencontré le Premier ministre malien, ainsi que d'autres ministres et responsables de ce pays.

Nous nous sommes surtout appuyés sur les travaux antérieurs menés au nom de notre commission par Gérard Larcher, Jean-Pierre Chevènement, Jeanny Lorgeoux, Jean-Marie Bockel, Christian Cambon et Josette Durrieu. Venant après d'aussi prestigieuses personnalités, Mme Conway-Mouret et moi-même avons abordé notre travail avec une très grande humilité !

Je commencerai par vous expliquer quels sont, pour nous, les traits saillants de la situation des pays du Sahel, ainsi que les principaux enjeux qui se posent dans cette région.

Avant tout, les pays du Sahel sont marqués par une très grande pauvreté et un très faible développement. Tous en effet figurent à la fin du classement des pays selon l'indice de développement humain : sur un total de 188 pays, le Niger est à la 188e place, le Tchad à la 185e, le Burkina Faso à la 183e et le Mali à la 179e.

Ces pays n'ont pas entamé la deuxième phase de leur transition démographique, celle de la diminution de la natalité. La population du Mali et celle du Niger doublent ainsi tous les quinze ans, et 250 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail dans chacun de ces pays, alors que le nombre de postes à pourvoir n'est que de quelques milliers ; il faut mesurer l'ampleur du décalage qui en résulte à la longue. Aucun pays au monde n'a réussi à se développer vraiment avec une croissance démographique aussi forte !

Par ailleurs, la croissance économique, quoiqu'elle s'élève régulièrement à plus de 5 %, est insuffisante pour permettre un réel décollage, d'autant qu'il s'agit d'une croissance sans profondeur, comme disent les spécialistes, c'est-à-dire limitée à quelques points forts, surtout miniers et agricoles.

Les pays du Sahel souffrent en outre de nombreux conflits et d'une forte insécurité, qui entravent les efforts de développement. Les conflits ethniques sont anciens, de même que les conflits identitaires, à l'instar des rebellions des Touaregs. D'autres conflits naissent de la rareté des ressources et s'exacerbent avec le changement climatique, opposant notamment les populations pastorales aux populations agricoles. Sans compter les conflits religieux, en particulier l'opposition entre l'islam malékite et le salafisme, bien installé dans la région depuis des décennies. Enfin, l'intrusion d'Al-Qaïda au Maghreb islamique, ou AQMI, ainsi que d'autres groupes radicalisés dans le nord et le centre du Sahel a entraîné une violence considérable à partir de 2010, le point culminant ayant été atteint en 2013, obligeant la France à intervenir.

Une autre cause d'insécurité et de déstabilisation réside dans les trafics, lesquels ont pris une ampleur inédite dans la zone saharo-sahélienne. En particulier, le trafic de cocaïne se développe très rapidement depuis 2005, comme l'a révélé, en 2009, l'affaire fameuse du Boeing retrouvé carbonisé à Gao. Affectant le noyau des États en alimentant la corruption et la mauvaise gouvernance, ces trafics ont accéléré la décomposition du Nord-Mali, où l'État doit désormais quasiment négocier sa présence avec les populations.

Si, après l'intervention réussie de la France au Mali, l'élection d'un président et l'accord d'Alger signé en 2015 devaient marquer le retour à la gouvernance saine indispensable à la relance du développement, la mise en oeuvre de cet accord ne progresse, hélas, pas bien vite. Les autorités locales intérimaires ne sont toujours pas en place et leur installation est désormais annoncée pour l'automne, alors que les groupes armés en font une condition préalable à leur entrée dans le processus « désarmement, démobilisation, réintégration », ou DDR. La décentralisation marque le pas, tandis que les populations attendent toujours des résultats concrets en termes de services publics et d'opportunités de développement.

Parallèlement, la situation sécuritaire s'aggrave, avec la multiplication des attaques contre la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, la MINUSMA, comme contre Barkhane, la reprise des accrochages entre groupes armés rivaux et l'extension des troubles vers le centre, voire le sud du Mali.

Devant ces constats un peu décourageants, reconnaissons-le, que penser des efforts considérables accomplis pendant des années en matière d'aide au développement ?

La France est, depuis plusieurs années, le deuxième bailleur bilatéral au Sahel, après les États-Unis. Les engagements de l'AFD dans la région ont atteint 1,5 milliard d'euros sur la période 2008-2012. Au Mali, après une interruption liée aux événements, nos engagements ont repris à partir de 2014 de manière importante, puisqu'ils se montent actuellement à environ 85 millions d'euros par an.

En outre, les moyens consacrés aux six pays sahéliens dans le cadre du dixième fonds européen de développement (FED) se sont élevés à plus de 2,7 milliards d'euros entre 2008 et 2013.

Enfin, en ce qui concerne plus particulièrement le Nord-Mali, on estime à 2,9 milliards d'euros les dépenses engagées entre 1992 et 2011, ce qui va à l'encontre de la thèse selon laquelle cette partie du pays aurait été totalement délaissée. Elle ne l'a pas été, en tout cas, par l'aide au développement. En revanche, elle l'a davantage été par les autorités maliennes elles-mêmes.

Or, si ces montants non négligeables ont permis de construire des écoles, des dispensaires et des infrastructures de toute nature, les objectifs finaux de réduction de la pauvreté et de développement économique n'ont jamais été atteints. D'une certaine manière, on peut dire que les bailleurs ont pratiqué, pendant des années, l'aide sans le développement...

Cet échec résulte de plusieurs causes.

D'abord, certains principes de la Déclaration de Paris de 2005 sur l'efficacité de l'aide ne sont toujours pas vraiment respectés, comme celui d'appropriation par le pays partenaire. De fait, il n'y a toujours pas de dialogue stratégique de haut niveau avec les gouvernements aidés sur les besoins et sur les priorités, ni de vision partagée du développement. En d'autres termes, si nos partenaires ne refusent jamais les projets que nous leur proposons, ils ne se les approprient que rarement.

Ensuite, les bailleurs ont parfois fermé les yeux sur la mauvaise gouvernance, trop heureux de disposer de bons élèves de l'aide, comme le Mali, souvent cité en exemple de démocratisation et de décentralisation. Partant, ils ont parfois contribué à la déconsidération, aux yeux des populations, du développement, voire de la démocratie.

Par ailleurs, la coordination des bailleurs est encore insuffisante, au point que, pour les dirigeants des pays aidés, les bailleurs sont comme un « troupeau de chats », selon la formule d'une des personnes que nous avons entendues, M. Serge Michaïlof.

Enfin, l'insécurité croissante depuis la seconde moitié des années 2000 empêche la réalisation de nombreux projets ou oblige à les laisser inachevés, comme c'est le cas pour certaines routes, commencées mais non terminées.

En ce qui concerne plus spécifiquement la France, deux facteurs principaux contribuent selon nous à réduire l'efficacité de notre aide.

En premier lieu, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, nous manquons d'une stratégie globale du développement de l'Afrique francophone. Si l'on compare les résultats obtenus en Afrique francophone et en Afrique anglophone, les conséquences de ce manque de stratégie se voient !

Vous n'ignorez pas que la gouvernance de l'aide française est éclatée entre plusieurs ministères et une agence de développement que nous apprécions beaucoup, mais qui est assez autonome. En outre, la réforme de 1998 fut en grande partie dirigée contre le tropisme africain de la France, si bien que les grands axes de notre politique actuelle - développement durable et biens publics mondiaux, notamment - concernent autant et même davantage les pays émergents d'Amérique latine ou d'Asie que les pays du Sahel.

En second lieu, nos financements en dons sont devenus bien trop faibles pour avoir un impact réel : 228 millions d'euros de subventions font moins de 15 millions d'euros par pays pauvre prioritaire... Une misère !

Ces subventions ne nous permettent pas non plus de mobiliser les financements des organisations multilatérales. Je pense qu'il nous faudra sans doute dégager des moyens supplémentaires, y compris - il faudra regarder cela de près - en diminuant certaines contributions multilatérales trop élevées qui, peut-être, déséquilibrent une partie de notre aide.

M. Jeanny Lorgeoux. - Très bien !

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - En outre, l'approche globale, qui tente de combiner développement et sécurité, pourrait encore être améliorée.

Certes, de nombreux acteurs ont pris conscience qu'une telle approche était indispensable. Notre pays s'est ainsi engagé dans une stratégie interministérielle dès 2008, sous l'égide du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, le SGDSN. Cette stratégie a permis de mobiliser les partenaires de la France, au premier rang desquels l'Union européenne, qui a créé trois missions dans le cadre de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC) au Niger et au Mali. Toutefois, les initiatives des différents acteurs pèchent par un manque de coordination et un manque de moyens.

Ainsi, la coordination manque lorsque la direction de la coopération, de la sécurité et de la défense du Quai d'Orsay, la DCSD, lance un projet combinant sécurité et développement dans la région des trois frontières du Mali, du Niger et du Burkina Faso, sans parvenir à obtenir le soutien de l'AFD, qui considère, d'une part, que la sécurité ne fait pas partie de son mandat et, d'autre part, qu'elle est plus qualifiée que la DCSD pour mener des projets de développement.

La coordination et la cohérence manquent encore lorsque le ministère des affaires étrangères et du développement international confie des missions très proches à la cellule « Crises et conflits » de l'AFD et à la mission pour la stabilisation du centre de crise et de soutien.

La coordination manque enfin lorsque le SGDSN, du fait de son positionnement, n'a pas une autorité suffisante face aux ministères des affaires étrangères et de la défense pour imposer un véritable échange d'informations, ce qui contraint les acteurs à se coordonner par le bas, en concluant entre eux de multiples accords ad hoc qui peinent à déboucher sur une cohérence globale.

Quant au manque de moyens, il est flagrant lorsque la DCSD, dont les compétences en matière de renforcement des capacités sécuritaires des États sont au coeur de la politique dont le Sahel a aujourd'hui besoin, voit son budget fondre année après année.

Le constat des insuffisances passées de l'aide au développement et des errements de l'approche globale ayant été dressé, allons-nous tirer comme il convient les leçons du passé ? Comment pouvons-nous améliorer les choses ? À cet égard, votre attente est grande, et Hélène Conway-Mouret va maintenant la combler...

Mme Hélène Conway-Mouret, co-rapporteur. - Comme vous l'avez compris en écoutant Henri de Raincourt, nous avons décidé de tenir un langage de vérité, sans complaisance, sur l'aide publique au développement, une aide dont nous pouvons être fiers, mais qui doit être appréciée à l'aune de ses résultats. Les interlocuteurs que nous avons rencontrés au Mali, très honnêtes, nous ont dit : demandez-nous des résultats ! C'est dans cet esprit que M. de Raincourt et moi-même avons élaboré nos propositions.

À l'issue des conférences des bailleurs du Mali tenues en 2013 et 2015, un montant d'engagements d'environ 6,5 milliards d'euros a été annoncé. En outre, le sommet de La Valette de novembre 2015 a permis le lancement du fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne, dans le cadre duquel la Commission européenne a annoncé, le 14 juin dernier, de nouvelles actions ciblées sur le Sahel et le lac Tchad. Cette mobilisation est positive, mais risque, selon nous, d'échouer à nouveau, si certaines réformes ne sont pas appliquées.

La première grande orientation que nous recommandons consiste à réaffirmer la priorité de l'Afrique francophone pour notre aide au développement. Je pense que ce n'est pas M. Legendre qui dira le contraire...

En effet, le contexte a changé depuis la réforme de 1998, conçue pour mettre fin à la « Françafrique ». Les États-Unis sont le premier bailleur de la région et la Chine y construit de nombreuses infrastructures. Pendant ce temps, la France consacre plus de 1,5 milliard d'euros par an à des opérations militaires certes indispensables, mais sans retombées immédiates en matière de développement.

Parce que notre développement économique futur passe par l'Afrique de l'Ouest et que le Sahel est aujourd'hui un enjeu de sécurité nationale pour nous, nous devons à nouveau considérer la stabilité et le développement de cette région comme des priorités. Il nous faut donc une véritable stratégie pour le Sahel, et une seule, alors qu'il y en a actuellement une quinzaine ! Comment justifier qu'il y ait une stratégie de la France, une stratégie de l'AFD, une stratégie de l'Union européenne, une stratégie du l'ONU et d'autres encore ? Il faut que tous les acteurs se coordonnent pour établir une stratégie unique.

Dans un second temps, cette stratégie devra être discutée avec chacun des pays destinataires de notre aide. Ce n'est que si nous avons en face de nous, émanant des autorités locales, une volonté politique suffisante et une véritable vision du développement, garantes de la bonne appropriation de notre aide, que nous pourrons décliner notre stratégie en programmes et en projets.

En outre, il nous faut impérativement revoir les priorités sectorielles de notre aide.

La première des priorités doit être la maîtrise de la croissance démographique. Nous avons évoqué le sujet avec le Premier ministre du Mali, M. Keita, qui nous a dit, en substance, qu'il n'y avait de richesses que d'hommes... Dans ce domaine, il faut nous efforcer de tenir un langage de vérité à nos partenaires. Nous devons aussi soutenir davantage les initiatives de la société civile, qui parviennent très progressivement à faire évoluer les mentalités.

Notre contribution au Fonds des Nations unies pour la population est très faible : environ 550 000 euros par an, soit 1 % de la contribution des Pays-Bas ! Nous devrions revoir ce montant à la hausse pour crédibiliser notre action. Notre apport au partenariat mondial pour l'éducation, trop modeste, doit également être réévalué, car celui-ci vise notamment à encourager l'éducation des filles, qui est l'une des clefs de la maîtrise démographique.

Plus largement, la question de l'éducation est centrale. Or la situation n'est pas bonne dans ce domaine, notamment au Mali, malgré une dépense budgétaire aujourd'hui importante. N'ayant pour l'instant aucune assurance que nos financements seront utilisés de manière pertinente et efficace dans ce domaine, nous devons cependant agir avec prudence. Il est d'ailleurs possible d'avoir un impact important avec un investissement modéré ; je pense à un projet de création de manuels scolaires que j'ai personnellement soutenu.

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - Avec succès !

Mme Hélène Conway-Mouret, co-rapporteur. - Enfin, il faut réinvestir dans l'agriculture, qui est passée de 15 à 7 % des financements versés au titre de l'aide au développement au cours des quinze dernières années, et concentrer davantage notre aide sur le secteur productif et sur les petites entreprises, afin de créer des emplois pour les jeunes.

Par ailleurs, deux évolutions transversales nous semblent indispensables.

Premièrement, notre aide au développement doit s'appuyer davantage sur la société civile et sur la jeunesse. C'est une recommandation déjà ancienne, mais que nous peinons à mettre en oeuvre.

Deuxièmement, il est indispensable d'avoir un discours clair sur la corruption et la mauvaise gouvernance et de soutenir les initiatives dans ce domaine. En effet, dans certains des pays du Sahel, la montée en puissance des mouvements citoyens et l'immédiateté de la communication due aux nouvelles technologies et à l'urbanisation rendent les contestations beaucoup plus fortes que par le passé. Nous devons donc prendre garde à ne pas être associés aux mauvaises pratiques qui perdurent.

Le deuxième grand axe de nos recommandations se rapporte au pilotage de l'aide française au développement.

À la suite de nos collègues Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel, auteurs du rapport « L'Afrique est notre avenir », nous préconisons d'abord la création d'un ministère du développement de plein exercice, regroupant les services compétents actuellement rattachés aux ministères des affaires étrangères et des finances, afin de remédier à la complexité et à la déperdition considérable d'énergie qu'entraîne l'organisation actuelle.

Ensuite, vu que le transfert récent à l'AFD de la coopération en matière de gouvernance a accru encore le poids de cette agence, désormais responsable de la quasi-totalité de l'aide française au développement, et que le service de coopération et d'action culturelle a été recentré presque exclusivement sur la dimension culturelle, l'AFD ne peut plus se cantonner dans un rôle technique de banquier : comme l'a expliqué devant notre commission M. Rioux, son nouveau directeur général, elle doit développer une vision sur les objectifs globaux de l'aide française, ainsi qu'une capacité à influer sur l'impact final de cette aide.

Pour parachever cette réforme qui fait vraiment de l'AFD le visage de l'aide française, nous proposons que les directeurs des agences locales deviennent les chefs de coopération auprès des ambassadeurs, chargés de représenter la France dans les réunions des représentants de coopération des grands bailleurs ; nous suggérons aussi que les projets des agences locales soient transmis au siège sous couvert des ambassadeurs, et non plus avec leur seul avis, de manière à assurer la compatibilité de ces projets avec notre politique étrangère.

Enfin, il nous semble nécessaire de consacrer l'importance de l'évaluation, actuellement éclatée entre trois ministères. Il suffirait pour cela de mettre en oeuvre une disposition insérée par notre commission dans la loi du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale et qui prévoit la fusion des trois services d'évaluation des ministères chargés des affaires étrangères et des finances, ainsi que de l'AFD en un unique organisme indépendant, l'Observatoire de la politique de développement et de solidarité internationale.

Une telle réforme permettrait par exemple de rendre plus systématiques les évaluations cinq ans après la fin de la mise en oeuvre des projets, afin de déterminer si leur impact est durable. Des évaluations fiables et indépendantes nous permettraient également d'arrêter les projets qui ne fonctionnent pas, ce que nous faisons très peu aujourd'hui.

La troisième de nos orientations est l'amélioration de l'approche combinée sécurité-développement.

Si le discours sur l'importance de l'approche globale est devenu un lieu commun, les instruments ne suivent pas.

Nous avons pu observer au Mali un exemple très représentatif de cette problématique. Un projet avait été lancé visant à mettre en place de petites infrastructures à impact immédiat dans la région de Kidal. L'ambassadeur a demandé aux soldats de Barkhane d'identifier les besoins des communautés, puis de surveiller autant que possible les chantiers dans une zone marquée par l'insécurité. On se plaçait donc dans une optique post-intervention militaire de « projet à impact rapide ». Toutefois, pour avoir un impact plus significatif et durable, il fallait aller plus loin, vers un vrai projet de développement.

Or l'AFD était réticente : d'une part, parce que ses procédures sont longues, ce qui est la contrepartie d'un haut niveau de qualité, et, d'autre part, parce que pour préserver son capital de neutralité, l'agence ne doit pas être associée à la force militaire. Finalement, l'AFD a trouvé des modalités d'intervention acceptables pour elle et réussi à agir en un temps record. Une deuxième phase est désormais prévue, avec un financement du fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne.

Cette réussite ne pourra toutefois faire école que si l'AFD dispose de moyens plus élevés en subventions, car ce type d'interventions post-crise fonctionne rarement avec des prêts.

À cet égard, lors de l'audition préalable à sa nomination à la direction générale de l'AFD, Rémi Rioux a évoqué un projet de création d'une « facilité dédiée pour la lutte contre les vulnérabilités et la réponse aux crises » ; dotée d'au moins 100 millions d'euros par an prélevés sur l'enveloppe de 370 millions d'euros supplémentaires annoncée par le Président de la République, cette facilité serait logée à l'AFD. Je crois que cet outil répondrait tout à fait à l'enjeu. C'est pourquoi nous proposons que le principe en soit acté au plus tard lors du prochain comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID), qui se tiendra à l'automne, afin que cette facilité soit inscrite dans la prochaine loi de finances.

Enfin, nous proposons de revaloriser les crédits de la coopération militaire structurelle, qui ont été drastiquement réduits au cours des dernières années. Cet effort nous paraît indispensable pour réduire le déséquilibre entre les financements disponibles pour l'aide au développement et ceux destinés au renforcement des administrations régaliennes des États fragiles, clef de la stabilisation de ceux-ci.

Mes chers collègues, ces préconisations visent à améliorer nos politiques de développement, mais aussi à éviter que nous perdions notre lien particulier avec cette région du monde, où d'autres puissances s'investissent désormais davantage. Il y a là un grand risque qu'il nous faut conjurer, car notre effacement dans la région ferait à coup sûr de la France une puissance de deuxième ou de troisième rang, dont l'influence sur la marche du monde deviendrait de plus en plus faible.

M. Jean-Marie Bockel. - Je félicite nos deux collègues pour la qualité de leur travail, qui présente le double avantage de dresser un diagnostic juste et d'avancer des propositions assez concrètes.

Puisque, comme l'on sait, qui trop embrasse mal étreint, donner la priorité à l'espace francophone peut tout à fait faire sens. Faisons attention aussi, à une époque où nos moyens sont limités, aux fonds multilatéraux. Non qu'ils soient inutiles - notre engagement très fort en faveur du fonds mondial de lutte contre le sida, par exemple, a fait sens à une certaine époque -, mais ils finissent par absorber une part importante de nos capacités financières. Dans notre rapport, M. Lorgeoux et moi-même avions déjà souligné que la France devait davantage sur le plan bilatéral. Le renforcement de notre action dans l'Afrique francophone suppose cette montée en puissance de notre aide bilatérale.

Cette évolution nous permettra de mener une action visible, susceptible d'être évaluée et propre à enclencher des dynamiques, alors que, aujourd'hui, trop souvent, nos moyens n'atteignent pas la masse suffisante pour que notre action soit vraiment efficace.

Par ailleurs, il faut bien mesurer que, au Mali comme dans d'autres pays africains, il y a les mots et il y a la réalité. Nos amis africains sont aussi intelligents que nous ; ils ont une vision assez lucide et la volonté que les choses aillent mieux. Après, il y a la vie, qui est compliquée. Le discours qu'on peut nous tenir sur la corruption et la bonne gouvernance, nous avons plaisir à l'entendre et, du reste, il est bon qu'il soit tenu, car cela n'a pas toujours été le cas ; mais, ensuite, il y a la réalité, qui est complexe.

Il y a, bien sûr, la grande corruption, et des pratiques dans le fonctionnement des États qui doivent absolument changer. Il y a aussi la vie de chacun au quotidien, dans sa famille, dans son clan, qui rend très difficile le passage de l'intention à la mise en oeuvre. Le résultat n'est pas non plus tout à fait le même selon que l'argent de la corruption est ou non réinvesti sur place, même si cela n'excuse rien.

Nous avons tous à l'esprit des expériences qui montrent que les mots et la réalité sont deux choses distinctes. Pour ma part, je songe aux projets que j'ai menés dans le cadre de la coopération décentralisée, l'une des actions dont nous pouvons légitimement être fiers. Le Mali était champion dans ce domaine, les partenariats conclus avec ce pays se comptant par centaines. J'en ai mené pendant vingt ans, ce qui m'a permis de sillonner, notamment, le nord du pays, où, en maints endroits, on ne peut plus aujourd'hui ni coopérer ni même se rendre.

Nous avons expérimenté à nos dépens que l'enfer est pavé de bonnes intentions, au point de conclure, dans le contexte de l'époque - mais a-t-il aujourd'hui fondamentalement changé ? -, que, pour mener à bien un projet qui profite réellement aux populations, il ne fallait confier aucune somme aux acteurs locaux, fussent à des intermédiaires de la société civile, mais contrôler directement l'intégralité des dépenses. Souvent, nos interlocuteurs nous disaient eux-mêmes : surtout ne nous donnez pas d'argent, car vous mettriez sur nous une pression ! Moyennant quoi, il s'agit d'agir dans un esprit de partenariat fraternel en associant les familles, en particulier les femmes.

Cette histoire, nombre d'entre nous peuvent la raconter à partir de leurs exemples vécus, tant il est vrai que changer peu à peu les choses dans le cadre d'une démarche de coopération et de codéveloppement est un exercice difficile.

Une opportunité de faire bouger les lignes se présente aujourd'hui au Mali. Du sommet à la base, toutes les personnes de bonne volonté aspirent à ce changement. Nous sommes donc à un bon moment pour lancer de nouvelles dynamiques, mais il nous faudra être extrêmement attentifs, car le diable est dans les détails...

M. Alain Joyandet. - Comme M. Bockel, je félicite les auteurs du rapport d'information pour l'excellente qualité de leur travail et pour la pertinence de leurs orientations.

L'idée de créer un nouvel organisme d'évaluation a été avancée. Nous avons déjà pléthore d'organismes et je crois qu'il faudrait plutôt réfléchir aux moyens d'en supprimer...

Par ailleurs, je considère que l'AFD devrait devenir beaucoup plus qu'aujourd'hui le bras séculier du Gouvernement pour la mise en oeuvre des politiques de coopération. Mme Conway-Mouret a dit que cette agence avait su préserver un peu d'indépendance. Pour moi, celle-ci n'a pas d'indépendance à rechercher ; elle doit disposer de compétences plus larges, mais au service de l'application des orientations définies par le Gouvernement.

Les auteurs du rapport proposent également la création d'un ministère de la coopération de plein exercice. De façon complémentaire, je me demande si le ministre de plein exercice ne devrait pas être aussi le directeur général de l'AFD. Dans certains pays, comme le Canada, le patron de l'agence du développement est, en clair, le ministre de la coopération ; il est nommé par le pouvoir exécutif pour mettre en oeuvre la politique du Gouvernement et remplacé en cas d'alternance. En d'autres termes, il n'y a pas une administration qui travaille parallèlement au Gouvernement, mais une organisation conçue pour assurer l'exécution des orientations de l'exécutif. Je me demande si nous ne devrions pas nous aussi emprunter cette direction.

Mme Nathalie Goulet. - Coordonner et évaluer sont deux mots que nous entendons depuis un certain temps dans le domaine du développement.

Il ne faut pas oublier le rôle des fondations, notamment internationales, comme la fondation Bill et Melinda Gates, très active en Afrique. Pensons aussi aux banques de développement, qui se sont multipliées, ainsi qu'à la coopération décentralisée, avec laquelle l'action nationale doit être coordonnée. La coopération décentralisée est de la compétence d'un service situé au ministère des affaires étrangères.

Par ailleurs, Mme Conway-Mouret a parlé d'un système d'évaluations à cinq ans. Ne pourrait-on pas inclure dans les accords de développement une clause rendant possible une interruption assez rapide des programmes ? Un délai de cinq ans me paraît très long et je me demande si un processus plus rapide ne pourrait pas être imaginé pour le cas où un programme ne fonctionnerait pas. Je pense par exemple à une évaluation aléatoire sur les projets mais continue sur la durée. Quand un programme ne fonctionne pas, ce n'est pas la peine d'attendre cinq ans pour l'interrompre ! En outre, ces évaluations devraient donner lieu à un rapport au moins tous les ans.

L'évaluation des programmes est une question récurrente. Des mesures ont déjà été adoptées dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, mais nous ne disposons d'aucune évaluation de leur mise en oeuvre !

M. Jacques Gautier. - Je crois que nous sommes tous d'accord pour saluer le travail approfondi, intelligent et constructif de nos deux collègues.

On décrit les mêmes problèmes depuis des années, mais, nous le voyons bien, tout reste à faire.

Plusieurs d'entre nous, dont je suis, travaillent sur l'approche globale des OPEX ; nous rendrons notre rapport le 13 juillet. Nos conclusions sont identiques à celles des auteurs du présent rapport d'information et, en ce qui concerne le Mali, qui est un des deux exemples que nous étudions, nous mettons au jour les mêmes dysfonctionnements. Je pense au projet des trois frontières défendu par l'amiral Marin Gillier, pour lequel il a fallu aller chercher de l'argent japonais parce que l'AFD n'a pas permis de répondre aux problématiques locales...

Dès qu'il y a une intervention militaire, il faut prévoir un accompagnement par des fonds, sous la forme de micro-crédits ou de subventions fortes, selon, notamment, le degré de corruption de l'État central et l'ampleur des problèmes ethniques ; il s'agit d'éviter que les fonds ne se diluent dans les sables.

Par ailleurs, comme l'a souligné M. Joyandet, un coordinateur est nécessaire. Doit-il être ministre ou pas ? Il doit, en tout cas, disposer d'une reconnaissance absolue aux niveaux national et international ; il doit commander à l'AFD et assurer une liaison permanente avec les services de la diplomatie, les militaires et les organismes internationaux.

Nous n'avons pas parlé ce matin des faiblesses de la MINUSMA et des autres missions des Nations unies ; nous serons forcés d'en traiter dans notre rapport sur les OPEX.

Nous voyons bien qu'il y a un problème de fond : nous réussissons le volet militaire, mais nous échouons sur le plan de l'approche globale, parce que nous n'avons toujours pas un patron en la matière.

M. Jeanny Lorgeoux. - Lorsqu'on examine l'intérêt de la France en Afrique, on doit se poser cette question : faut-il suivre une vision stratégique et géopolitique à très long terme ou caboter en réagissant uniquement sur le moment ? On peut aussi essayer de concilier ces deux approches.

Je me souviens d'avoir, jeune député, prononcé après la chute du mur de Berlin un discours complètement à contre-courant : si tout le monde regarde à l'est, disais-je, l'intérêt supérieur de la France est probablement, à long terme, en Afrique. Comme vous pensez, j'ai été taxé de ringardise et de néocolonialisme... Aujourd'hui, il m'apparaît toujours que, du point de vue de l'intérêt de la France à long terme, le choix stratégique doit être celui de l'Afrique. C'est la position que M. Bockel et moi-même avions défendu dans notre rapport.

Reste à savoir comment agir à court terme sur un continent où la situation est très disparate : on y voit des rémanences de pouvoirs autoritaires liés à ce qu'on appelle la « Françafrique » et des phénomènes de corruption qui, comme M. Bockel a essayé de l'expliquer, ont aussi une fonction redistributive au niveau local compte tenu de la structuration sociologique des villages, des lignages et des tribus, toutes réalités qu'il ne faut pas évacuer, mais aussi des interventions de différents pays destinées à soulager les misères, à régler des problèmes et à encourager le développement, sans oublier le rétablissement de l'ordre international, vu que l'ONU reste un machin splendide, qui coûte très cher, mais qui s'avère beaucoup moins efficace que l'intervention de nos armées.

Cette situation très complexe nécessite absolument, selon moi, la restauration d'un ministère de la coopération de plein exercice, dirigé par un patron politique qui fasse entendre la voix de la France et réunisse sous son autorité des structures aujourd'hui dispersées.

Pour le court terme, je souscris tout à fait aux propositions avancées par les deux auteurs du rapport d'information.

Nous voyons par ailleurs que la montée en puissance actuelle de l'AFD pose un certain nombre de problèmes, puisque, sans le dire, cette agence s'érige en quelque sorte sur un plan égal à celui du pouvoir politique, mais je pense que ces problèmes peuvent être réglés. L'essentiel est que, politiquement, nous ayons conscience que, d'un point de vue historique et géopolitique, le choix de l'Afrique est pour notre pays le bon choix à terme.

M. Philippe Esnol. - Je me permets de poser une question un peu annexe.

J'entends bien que notre pays doit conserver une certaine place sur la scène géopolitique, mais notre situation économique et financière ne laisse pas de m'inquiéter. N'oublions pas que notre dette dépasse aujourd'hui 2 000 milliards d'euros ! J'aimerais donc savoir si Thierry Breton, qui s'est livré devant nous voilà quelques semaines à un exposé très intéressant sur la perspective de création d'un fonds européen de défense, a pu avancer dans son projet.

Il est bon d'intervenir par la coopération décentralisée, et je l'ai moi-même beaucoup fait en tant que maire. Je vois seulement que ma commune a beaucoup dépensé dans un pays où, aujourd'hui, on ne peut plus mettre les pieds... Je crains donc que tout notre effort n'ait pas servi à grand-chose. C'est pourquoi j'aimerais savoir si les autres pays européens sont prêts eux aussi à participer aux financements.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Depuis dimanche, le projet a pris de l'ampleur, puisque Thierry Breton a rencontré Wolfang Schaüble, Angela Merkel et s'est rendu à la Banque centrale européenne. Il a réalisé une étude qui a été communiquée à tous les membres de notre commission. Je pense que ce projet de fonds avance bien.

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - Je remercie nos collègues pour leurs observations et leurs questions, ainsi que pour l'extrême amabilité dont ils ont fait preuve à l'égard de Mme Conway-Mouret et de moi-même.

Il est parfaitement clair dans mon esprit que toute la politique d'aide publique au développement doit correspondre à la vision stratégique qui inspire la politique que mène la France, en liaison avec l'Europe, à l'égard du continent africain. C'est sur le fondement de cette stratégie à long terme que nous devons définir nos actions à court terme, qui toutes doivent tendre vers le même objectif.

De ce point de vue, l'Afrique est, à l'évidence, une grande part de l'avenir du monde ! Elle l'est à la fois par les capacités qu'elle recèle et par les défis qu'elle nous pose, liés en particulier à sa croissance démographique et à sa proximité géographique avec les côtes françaises et européennes.

Fort de cette conviction que l'Afrique jouera un rôle déterminant dans les décennies qui viennent, on peut essayer de reprendre un certain nombre d'idées que vous avez émises, les uns et les autres, pour nous permettre de mener une politique d'aide publique au développement claire et qui ne soit pas bousculée en permanence par des réminiscences de la « Françafrique », un passé qui doit être révolu bien qu'il continue de nous mettre du plomb dans les chaussures. Notre politique doit être transparente et crédible, mais aussi constante par-delà les alternances démocratiques ; à cet égard, je me réjouis que, ces dix dernières années, aucune rupture majeure ne soit intervenue dans la politique de la France. C'est une politique d'intérêt général dont nous avons besoin, qui dépasse nos idées et nos engagements particuliers !

D'un point de vue plus concret, le débat soulevé par M. Bockel sur les parts respectives de la composante multilatérale et de la part bilatérale est ancien au Parlement. Nous sommes tous persuadés qu'il faut mettre l'accent sur la composante bilatérale, mais cela suppose une reconfiguration de la structure de notre aide financière.

Depuis des années, notre politique d'aide au développement consiste à diminuer les dons et à augmenter les prêts. Or nous savons très bien que ce système à une limite : la capacité de remboursement des pays bénéficiaires. Il est donc absolument fondamental de trouver des ressources financières à hauteur de l'effort annoncé par le Président de la République visant à augmenter les dons à 400 millions d'euros d'ici à 2020.

C'est pourquoi je suis favorable à la taxe sur les transactions financières, même si je suis peut-être minoritaire à ce sujet. Tout le monde s'est battu pour obtenir cette taxe ; il faut maintenant se battre pour qu'elle soit généralisée au niveau européen et pour que, en interne, son produit ne soit pas capté au service d'autres objectifs que l'aide au développement... C'est d'ailleurs une raison supplémentaire de recréer un ministère de la coopération de plein exercice.

Il est normal que cette taxe sur les transactions financières soit appliquée, car, aujourd'hui, les opérations financières profitent de la mondialisation sans participer à la politique de développement. Ce dispositif est donc à la fois financièrement indispensable et moralement justifié. Les ressources qui en résulteront doivent servir à renforcer notre action bilatérale.

Par ailleurs, je signale à M. Joyandet que l'Observatoire de la politique de développement et de solidarité internationale a vocation à fondre en un seul organe trois services dépendant aujourd'hui de trois ministères. Notre proposition est donc parfaitement cohérente avec l'objectif de coordination qui a été l'un des fils conducteurs de notre travail.

En ce qui concerne l'AFD, je tiens à souligner qu'il s'agit d'une pépite pour la France, au même titre que la Caisse des dépôts et consignations - je dresse ce parallèle à dessein, car il ne faut pas rayer d'un trait de plume l'idée avancée par le Président de la République à la fin de l'année 2015, mais la retravailler, ce qui, du reste, va être fait.

Outil déterminant du rayonnement de la France, l'AFD est, du point de vue de son fonctionnement, une institution soumise à des contraintes bancaires. Elle doit donc aussi fonctionner comme une banque.

Le bon équilibre reste encore à trouver pour concilier sa capacité d'intervention sur le plan bancaire, une direction plus politique à laquelle je suis moi aussi favorable et une crédibilité fondée sur l'objectivité ; ce n'est pas que les responsables politiques ne soient pas objectifs, puisque c'est l'intérêt général qui les guide, mais il faut être réaliste quant au regard extérieur.

Le conseil d'administration de l'AFD, dont je suis membre, a décidé la semaine dernière, sur la proposition de Rémi Rioux, directeur général, de réfléchir aux moyens de mieux prendre en compte la dimension politique de l'action de l'agence, avec une présence accentuée du Parlement et du Gouvernement. À cet égard, je suis d'accord avec M. Joyandet : le ministre du développement ou de la coopération doit être le patron politique de la maison, étant entendu qu'un patron fonctionnel est également nécessaire.

Si j'insiste beaucoup pour que le Parlement, en particulier, soit plus présent dans toutes les instances de l'AFD, c'est pour que son organisation corresponde à celle de la Caisse des dépôts et consignations, dans la mesure où, je crois, des coopérations très importantes vont s'établir entre les deux institutions. Or, comme vous le savez, la Caisse des dépôts et consignations est placée sous le contrôle du Parlement. Une sorte de parallélisme doit s'établir de ce point de vue ; il contribuera à l'équilibre dont j'ai parlé il y a quelques instants, ainsi qu'au renforcement réciproque des deux établissements.

Mes chers collègues, nous devons avoir à l'esprit trois priorités : l'approche globale, les réalisations concrètes à court terme et la bonne utilisation des fonds publics. Quant à la corruption, les acteurs de terrain eux-mêmes nous demandent de la combattre plus fermement, au besoin en stoppant certaines opérations.

Mme Hélène Conway-Mouret, co-rapporteur. - M. de Raincourt vient de balayer très largement les questions soulevées par nos collègues ; je me contenterai de compléter son propos sur quelques points de détail.

Notre réflexion a été guidée par la volonté de nous inspirer de ce qui marche aujourd'hui. De ce point de vue, il est certain que la tendance française à la dispersion des acteurs et au saupoudrage des quelques moyens que nous pouvons avoir a entraîné, à la longue, une rétrogradation de notre pays. C'est pourquoi nous proposons la fusion des trois services d'évaluation. Il s'agit de faire l'analyse des structures existantes en vue de les rassembler. Quand il y a un décideur, le travail est bien meilleur et la visibilité à l'étranger beaucoup plus forte !

Il convient d'analyser aussi la manière dont nous distribuons notre aide. Quelque volonté que nous ayons de bien faire, nous avons tendance à expliquer aux Africains ce qui est bon pour eux et ce qu'ils devraient faire. Or les Maliens, par exemple, sont tout à fait responsables et savent exactement ce dont ils ont besoin. Il faut donc commencer par les interroger, puis seulement leur proposer notre aide, au lieu de leur expliquer de l'extérieur ce que nous allons faire pour eux. Dans un partenariat, il faut d'abord écouter son partenaire pour comprendre ses besoins et ses attentes !

M. Bockel a parlé de l'espace francophone. Même s'il ne faut pas négliger les parties lusophone et anglophone de l'Afrique, il est certain que nous ne tirons pas suffisamment parti de la place privilégiée que nous occupons dans cet espace. Je pense qu'il faut revendiquer cette place, l'histoire qui nous lie aux pays francophones et la langue que nous avons en partage avec eux, laquelle peut nous aider à nous imposer face à nos concurrents, qui n'opèrent pas forcément selon les mêmes normes que nous.

Quant au renforcement de l'aide bilatérale, il est en effet souhaitable. C'est pourquoi nous proposons de mettre l'accent sur les dons, qui sont le meilleur moyen de travailler directement avec un pays.

S'agissant de la corruption, nous suggérons d'accompagner les autorités locales pour aider les pays à gagner en stabilité juridique et financière. Il ne s'agit pas de proclamer de l'extérieur que la corruption doit cesser. Pour être efficace, ce travail de fond doit être mené de l'intérieur.

Enfin, si nous n'avons pas traité de la coopération décentralisée dans nos exposés, madame Goulet, c'est simplement que nous voulions privilégier une présentation orale concentrée. Notre rapport écrit est beaucoup plus fourni ; vous y trouverez, je l'espère, des réponses plus détaillées à vos questions.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Ce rapport d'information est très important, d'autant que notre commission partage cette vision d'un destin euro-africain.

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - Absolument.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La question du partage entre le national et le multilatéral est essentielle et parfaitement cohérente avec nos débats sur l'Europe.

Il y a des causes importantes, comme la lutte contre le sida. Reculer dans un domaine comme celui-ci est très difficile, même si certains estiment qu'on devient un peu l'otage du système dans lequel on est entré.

M. Daniel Reiner. - C'est bien le cas !

M. Jeanny Lorgeoux. - La contribution de la France au fonds sida s'élève à 360 millions d'euros !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - De tels sujets engagent toutefois l'image de la France. Il faut donc fixer des règles, pour ne pas s'exposer au reproche qui peut parfois nous être adressé de faire des choix d'opportunité.

Pour finir et en conclusion, mes chers collègues, j'attire votre attention sur la nécessité de bien surveiller les débats à venir sur le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, au cas où des amendements reprendraient l'idée, refusée par notre commission, d'intégrer l'AFD dans la Caisse des dépôts et consignations. Nous comptons sur votre vigilance à ce sujet !

M. Henri de Raincourt, co-rapporteur. - Un amendement risque en effet d'être présenté. Pour ma part, j'inciterai nos collègues à ne pas le voter, car cette idée est tout à fait prématurée et risque de provoquer des désordres !

M. Christian Cambon. - Bien sûr !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Une réforme de ce type ne doit pas se faire par un amendement.

Je mets aux voix le rapport d'information sur l'aide publique au développement au Sahel.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

Groupe de travail « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique » - Examen du rapport d'information

La commission examine le rapport d'information de MM. Claude Malhuret et Claude Haut, co-présidents du groupe de travail sur « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La parole est aux auteurs du rapport d'information, MM. Claude Malhuret, Claude Haut et Mme Leïla Aïchi.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - « La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique », tel était le titre initial du rapport qui nous été demandé.

Si vous me le permettez, mes chers collègues, je souhaite faire une remarque préliminaire. Ce rapport, que Leïla Aïchi, Claude Haut et moi-même allons présenter, comporte une particularité : la situation de ce pays et de son voisinage immédiat change tellement vite que ce qui était vrai il y a quelques semaines ne l'est plus aujourd'hui -  nous avons pu nous en rendre compte à mesure que nous rédigions ce rapport - et que ce que nous écrivons aujourd'hui peut même être déjà dépassé. Nous en avons malheureusement eu quelques exemples au cours des derniers jours.

Je pense tout d'abord à l'attentat d'hier. Je veux saluer la mémoire des victimes de cet effroyable attentat qui a de nouveau ensanglanté Istanbul, comme le Président de la République l'a lui-même fait hier soir. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'un énième attentat car, si on l'ajoute aux multiples autres qui ont frappé la Turquie au cours des derniers mois, à la situation aux frontières et à la situation quasi insurrectionnelle du Kurdistan, la Turquie n'est pas seulement soumise à un risque récurrent d'attentats, comme c'est le cas en France ou dans d'autres pays, mais encore à un système de violence qui s'installe et qui risque de déstabiliser profondément le pays.

Le deuxième évènement majeur - imprévu, même s'il était en préparation - des derniers jours réside dans le changement de la politique étrangère turque : regrets à la Russie après de fortes tensions liées à la destruction d'un avion russe par un chasseur turc, changement des relations avec Israël, donnant lieu ce matin même à une polémique au sein du parlement israélien et nouveau langage vis-à-vis du président Sissi. Ainsi, les évènements des 72 dernières heures ou, plus largement, des derniers jours remettent en cause un rapport déjà terminé, que nous avons dû compléter.

Enfin, dernier point, le Brexit, par les changements profonds qu'il suscitera en Europe, qu'on ne connaît pas encore mais qui auront nécessairement un impact sur les relations avec les pays voisins, notamment la Turquie, ne peut pas ne pas changer la donne.

Je voulais commencer par cette remarque préliminaire pour vous demander, mes chers collègues, de bien vouloir faire preuve d'indulgence si, par hasard, des éléments nouveaux contribuaient d'ici deux ou trois semaines non à démentir nos conclusions mais à faire évoluer la situation décrite dans notre rapport.

J'en viens à notre présentation proprement dite. La Turquie est aujourd'hui, dans le contexte de la guerre syrienne et de la crise migratoire, un partenaire inévitable de l'Europe. Aussi, nous ne pouvons pas nous passer de coopérer avec elle étant donné sa position géostratégique essentielle - c'est le sens du titre initial de notre rapport.

Cette position est fondamentalement celle d'un pays pivot pour l'Europe par rapport au Proche et Moyen-Orient et à la Russie. Comme le disait un historien devant l'Assemblée nationale en 1994, « la Turquie surveille le nord, empêchant que la mer Noire devienne russe ; elle contrôle l'accès à la mer Égée ainsi que la défense de la Grèce ; elle est la première puissance régionale et stabilisatrice dans les Balkans et contrôle la Méditerranée orientale. Elle est le prolongement et le contrefort de l'Occident. »

Or, au cours des derniers mois, la voix de la France a été relativement discrète vis-à-vis de la Turquie. Dans la crise migratoire, c'est l'Allemagne qui est apparue comme le principal interlocuteur de la Turquie et l'artisan de l'accord du 18 mars dernier. En ce qui concerne la transition en Syrie, ce sont les États-Unis et la Russie qui sont les acteurs clefs de négociations, d'ailleurs aujourd'hui enlisées.

Alors que le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit, la France ne risque-t-elle pas d'être marginalisée sur la frange ouest du continent par une Allemagne devenue centrale et entreprenante à l'égard de ses partenaires des flancs est et sud de l'Europe ?

C'est avec cette question en tête que nous avons tenté de définir ce que devrait être la ligne de conduite de la France vis-à-vis de la Turquie, dans un dialogue et une relation qui sont, reconnaissons-le, de plus en plus difficiles après une éphémère détente. Cette ligne de conduite doit être affirmée et assumée au plan international ; elle doit nous permettre de renouer avec la Turquie, pour autant que celle-ci le souhaite car, en effet, ce pays est aujourd'hui en proie à de fortes tensions, et le pouvoir y est de plus en plus virulent à l'égard d'une Europe moins attractive qu'avant. Ainsi, le 23 juin dernier, le jour même du référendum sur le Brexit, le président Erdogan a envisagé d'organiser un référendum en Turquie sur l'opportunité de poursuivre ou non le processus d'adhésion à l'Union européenne.

Nous tenterons dans cette synthèse de répondre à trois questions. D'abord, pourquoi la Turquie semble-t-elle être passée à côté des opportunités majeures qui s'offraient à elle au début des années 2000 ? Ensuite, quelle ligne de conduite promouvoir pour ce qui concerne les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Enfin, quelle feuille de route la France devrait-elle suivre dans ses relations avec la Turquie, ce qui pourrait nous inciter à sous-titrer, voire à titrer, ce rapport « La Turquie, une relation complexe mais incontournable » ?

Pour répondre à la première question, je passe la parole à M. Claude Haut.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Pour traiter cette question, commençons par un peu d'histoire et retraçons les opportunités majeures qui se sont successivement présentées à la Turquie.

La Turquie a rejoint le camp des puissances occidentales dès 1945 : elle est entrée au Conseil de l'Europe en 1949, puis à l'OTAN en 1952 et elle a adhéré à l'OCDE en 1960 ; ce processus s'est donc étalé sur une quinzaine d'années. Le 12 juillet 1963, elle a conclu un accord d'association avec la Communauté économique européenne, la CEE, dit accord d'Ankara, qui ouvrait déjà la perspective d'une adhésion à la CEE.

Après avoir présenté sa candidature en 1987, la Turquie a obtenu en 1999 le statut de pays candidat à l'Union européenne. Les négociations d'adhésion ont démarré le 3 octobre 2005, selon un cadre qui précise toutefois que leur « issue ne peut être garantie à l'avance » et qu'elles « dépendent de la capacité d'assimilation de l'Union, ainsi que de la capacité de la Turquie à assumer ses obligations ».

Malgré cet ancrage à l'ouest, la Turquie a gardé depuis la Première Guerre mondiale un rapport ambivalent à l'Occident, au travers de ce qui a été appelé le « syndrome de Sèvres ». Ce syndrome traduit l'idée que les puissances occidentales auraient l'objectif dissimulé de diviser la Turquie à leur profit et en faveur des minorités kurde et arménienne. Le traité de Sèvres de 1920 avait en effet prévu l'existence d'un État arménien et d'un territoire autonome kurde. Ces entités ont disparu trois ans plus tard lors du traité de Lausanne qui a tracé les frontières actuelles de la Turquie.

On retrouve d'ailleurs aussi ce type d'inquiétude du côté européen avec l'« angoisse de Vienne » qu'évoquait devant nous M. Ahmet Insel voilà deux semaines, faisant référence aux deux sièges de Vienne par l'Empire ottoman, en 1529 et en 1683. Ces éléments psychohistoriques demeurent vivaces.

À partir de 2002, l'arrivée au pouvoir du parti conservateur musulman AKP - le parti de la justice et du développement - a constitué un tournant politique et une transformation sociale, sans doute la plus importante depuis la fondation de la république turque par Mustafa Kemal en 1923. Ce parti est issu du courant modernisateur qui préexistait au sein de l'ancien parti islamiste. Il a occupé le vide laissé par un modèle kémaliste en perte de vitesse, décrédibilisé par de nombreux scandales et confronté à plusieurs crises économiques successives. Réaffirmant des valeurs traditionnelles tout en prônant le développement économique et l'ancrage en Europe, l'AKP a semblé incarner, au moins pendant un temps, une synthèse des différentes composantes et aspirations de la société turque et un modèle de conciliation entre islam politique et démocratie.

Après 2002, la Turquie a connu pendant plus d'une décennie un développement économique rapide - croissance de 6,7 % par an en moyenne entre 2002 et 2007 -, accompagné d'une stabilité politique, d'une ouverture diplomatique et d'un accroissement de son pouvoir d'influence dans le monde.

Elle s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux grâce à une diplomatie dite « à 360 degrés » inspirée par la vision d'Ahmet Davutoðlu, ancien universitaire devenu ministre des affaires étrangères puis premier ministre. Le fil directeur de cette diplomatie repose sur l'idée selon laquelle la Turquie doit jouer le rôle d'un pays central, contribuant à l'ordre régional, grâce à la mise en oeuvre du principe « zéro problème avec ses voisins ». Cette politique d'ouverture s'est traduite par un rapprochement avec la Syrie, l'Arménie, la Grèce et par un soutien au plan de réunification de Chypre. Elle a également conduit la Turquie à se rapprocher du gouvernement régional du Kurdistan irakien, dont elle est l'un des principaux partenaires économiques.

La Turquie s'est aussi efforcée de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux : entre la Russie et la Géorgie, entre la Syrie et Israël ou encore, conjointement avec le Brésil, dans le dossier du nucléaire iranien. Elle s'est affirmée comme l'un des leaders du monde émergent grâce à une diplomatie économique et à une politique volontariste d'aide au développement, notamment en Afrique.

L'influence, le soft power, de la Turquie s'est également développée dans les domaines religieux, éducatif et humanitaire grâce notamment au réseau du mouvement Hizmet de Fethullah Gülen, très présent à l'étranger.

La Turquie est apparue progressivement comme un modèle possible aux yeux des opinions publiques du monde arabe. Après les printemps arabes de 2011, elle s'est rapprochée des nouvelles formations politiques au pouvoir en Tunisie et en Égypte, puis elle a approuvé l'opération qui a conduit à la chute du régime libyen. Après avoir tenté une médiation auprès de Bachar Al-Assad, elle a rompu avec le régime syrien en août 2011 au profit d'un soutien à l'opposition syrienne.

Je laisse maintenant la parole à la troisième voix, Mme Leïla Aïchi, pour présenter la suite de cette synthèse.

Mme Leila Aïchi. - Abordons le second temps de la première question : la Turquie, une puissance fragilisée.

Alors que la Turquie semblait bien partie pour occuper une place de pays pivot entre l'Orient et l'Occident, la situation a basculé au début des années 2010. Elle connaît aujourd'hui une spirale de violences internes et un isolement diplomatique croissant.

La guerre syrienne a modifié le positionnement de la Turquie, qui a sous-estimé la capacité de résistance du régime de Bachar Al-Assad. Partageant une frontière de 900 kilomètres avec la Syrie, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde, ce qui a réduit ses marges d'initiative et sa capacité de jouer un rôle de médiation. Elle a adopté une position très hostile aux Kurdes du PYD, qu'elle considère comme la branche syrienne du PKK. Durant nos entretiens, nos interlocuteurs ont effectivement confirmé l'existence d'un lien entre PYD et PKK ; les analyses divergent, en revanche, quant à la nature exacte de ce lien et au degré d'autonomie du PYD par rapport au PKK.

En conséquence de la priorité accordée à la question kurde, la Turquie a été accusée d'entretenir une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, du moins jusqu'en 2015. Elle a maintenu la porosité de sa frontière à la circulation de biens et de personnes au bénéfice de Daech, et s'est ainsi éloignée de ses alliés occidentaux. Le blocus du PYD a évidemment été mal perçu par la population kurde et la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané.

Alors qu'elle est membre de l'OTAN, ce n'est qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç - le premier attribué à Daech sur le sol turc -, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases. Trois autres attentats, à Ankara et à Istanbul, ont depuis lors été attribués à Daech ; manifestement, c'est encore le cas pour celui d'hier.

Par ailleurs, à l'été 2015, la guerre a repris contre le PKK alors que le pouvoir turc s'était engagé dans une politique plus conciliante depuis l'appel au cessez-le-feu lancé en 2013 par le chef historique du PKK Abdullah Öcalan. Le président Erdogan espérait notamment rallier l'électorat kurde conservateur pour mener à bien son projet de présidentialisation du régime mais les élections législatives de juin 2015, lors desquelles le parti prokurde HDP a obtenu 13 % des voix, ont mis cette stratégie à mal.

En outre, le pouvoir est confronté à l'arrivée de 2,7 millions de réfugiés, syriens pour la plupart. Ceux-ci sont plutôt bien accueillis par la population mais les responsables politiques turcs chiffrent le coût de leur accueil à 10 milliards de dollars. Les coûts sociaux, les tensions sur les marchés du travail et du logement risquent d'engendrer des tensions au sein de la société turque.

La Turquie a d'autre part connu une détérioration de ses relations avec la Russie, pourtant partenaire économique majeur, après avoir abattu un avion russe à la frontière syrienne le 24 novembre 2015, bien que les relations avec ce partenaire tendent à se normaliser. Cet incident a privé la Turquie de marges de manoeuvre dans le conflit syrien. Il a incité la Russie à se rapprocher du PYD, qui a ouvert une forme de représentation, non reconnue internationalement, à Moscou. Il pourrait avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie et la Turquie exercent une lutte d'influence, notamment dans le conflit récemment réactivé du Haut-Karabagh.

Enfin, la Turquie connaît des relations difficiles avec l'Égypte depuis la chute du président Morsi, ainsi qu'avec l'Irak et avec Israël depuis l'assaut contre le navire Mavi Marmara, même si, encore une fois, les relations avec ces acteurs tendent à s'apaiser.

Ainsi, la diplomatie turque n'a pas atteint ses objectifs. Le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie et d'Israël, avec qui un accord a été conclu voilà quelques jours.

Au plan interne, le pouvoir a connu un tournant autoritaire dès 2010. Cette évolution s'est accélérée en 2013 avec la répression du mouvement contestataire de Gezi et la rupture avec le mouvement güleniste. La mise en cause de proches du pouvoir dans des affaires de corruption a conduit à de vastes mouvements dans la justice et dans la police et à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires.

Le président Erdogan poursuit aujourd'hui son projet de présidentialisation du régime. Il ne lui manque que quelques voix au parlement turc pour pouvoir soumettre son projet à un référendum. Cette volonté s'accompagne d'atteintes aux libertés publiques et à la séparation des pouvoirs, dénoncées par un récent rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe : escalade de violences dans les régions sud-est, extension de l'usage de la notion de terrorisme pour punir des déclarations non violentes, atteintes à la liberté des médias, à la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Nous avons été alertés de cette situation par des universitaires et journalistes francophones que nous avons rencontrés à Istanbul, dont la situation personnelle est très préoccupante et dont nous saluons le courage et l'engagement.

Le 20 mai 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie a décidé de rendre possible la levée de l'immunité d'un grand nombre de parlementaires, notamment ceux du parti prokurde HDP, accusés de délits en lien avec le terrorisme. Cette levée d'immunité reporterait pour longtemps toute perspective de reprise du dialogue politique sur la question kurde. Elle rendrait en outre l'évolution actuelle du pouvoir difficilement réversible.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous abordons, avec la seconde partie du rapport, la question de la ligne de conduite que l'Union européenne doit adopter vis-à-vis de la Turquie.

Le premier sujet réside dans l'accord du 18 mars 2016, par lequel l'Union européenne a répondu, dans l'urgence, à une situation de crise humanitaire.

Depuis 2011, Leïla Aïchi le disait, la Turquie réalise un effort considérable pour l'accueil des réfugiés syriens. Malgré un flux en constante augmentation, elle a progressivement amélioré les droits de ces réfugiés et la qualité de leur accueil. La Turquie, pays de 75 millions d'habitants, compte sur son sol 2,7 millions de réfugiés, voire davantage puisque certaines ONG évaluent leur nombre à 4 ou 5 millions de personnes. Seulement 300 000 d'entre eux sont accueillis dans les camps du sud-est de la Turquie. Plus de 150 000 enfants syriens seraient nés en Turquie depuis 2011.

L'Union européenne s'est préoccupée tardivement de cette question. Confrontée à l'arrivée d'un million de réfugiés en 2015, elle a pris des mesures exceptionnelles afin de soutenir les pays d'Europe méridionale les plus exposés, l'Italie et la Grèce. Elle s'est également tournée vers la Turquie, dans la mesure où 885 000 personnes ont franchi illégalement la frontière grecque depuis ce pays en 2015.

Une première aide financière de 3 milliards d'euros a été décidée lors du sommet du 29 novembre 2015, qui a également permis d'améliorer les conditions d'accueil des réfugiés en Turquie. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 organise la réadmission en Turquie de migrants arrivés en Grèce et la réinstallation de réfugiés syriens en Union européenne. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE, dans la limite de 72 000 réinstallations.

Visant à casser le modèle économique de la migration, cet accord s'est accompagné d'engagements de l'UE à accélérer les négociations d'adhésion et la libéralisation des visas, promise pour juin 2016. Enfin, l'UE s'est engagée en mars dernier à accélérer le versement de la facilité de 3 milliards d'euros précédemment mise en place et à mobiliser 3 milliards d'euros supplémentaires d'ici à la fin 2018.

Quel premier bilan peut-on faire de cet accord ? Au 15 juin 2016, il a permis la réadmission en Turquie de 462 migrants irréguliers, dont 31 Syriens. Par ailleurs, 511 Syriens ont été réinstallés de la Turquie vers l'UE, soit davantage que ce que prévoit le principe « un pour un », mais ces chiffres restent très faibles. L'accord a surtout permis une diminution sensible du nombre de personnes quittant la Turquie pour la Grèce : alors que près de 2 000 migrants traversaient chaque jour la mer Égée, ce nombre est passé à une cinquantaine par jour. L'accord a donc permis de gagner du temps et de répondre dans l'urgence à un risque d'effondrement de l'espace Schengen.

Toutefois, il est très critiqué par les ONG et il présente l'inconvénient de constituer un précédent vis-à-vis d'autres pays, notamment d'Afrique du Nord, qui forment également une barrière sur les routes migratoires menant vers l'Europe, sans bénéficier des contreparties, notamment financières, octroyées à la Turquie.

À long terme, deux préalables paraissent indispensables à la résolution de la crise migratoire. D'une part, l'UE doit mieux contrôler ses frontières extérieures et parvenir à organiser plus efficacement l'accueil des réfugiés sur son sol ; d'autre part, le fragile processus de paix entre les parties au conflit syrien doit être relancé.

Notre commission a désigné un groupe de travail et le Sénat a nommé une mission d'information à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. Néanmoins, en tout état de cause, nous préconisons de bien dissocier cette question de celles des négociations d'adhésion et de la libéralisation des visas, toute forme de marchandage devant être, selon nous, exclue.

En ce qui concerne le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, les négociations n'ont pas connu d'avancée entre 2010 et 2013, la France ayant gelé les négociations sur cinq chapitres. Ces négociations ont repris en 2013 avec l'ouverture du chapitre 22 sur la politique régionale. Elles ont connu une accélération à la suite de l'accord UE-Turquie de novembre 2015, avec l'ouverture du chapitre 17 sur la politique économique et monétaire. Au total, 15 chapitres de négociation ont été ouverts. Un seizième, le chapitre 33, intitulé « dispositions budgétaires et financières », doit l'être prochainement en application de l'accord du 18 mars.

La Commission européenne a présenté, en octobre 2014 puis en novembre 2015, deux rapports comportant de nombreuses critiques sur les progrès accomplis par la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE. Nos observations précédentes sur la situation des libertés publiques et de l'État de droit suggèrent que la Turquie ne respecte plus les critères de Copenhague de 1993 sur les valeurs promues par l'Union européenne.

Ainsi, étant donné l'évolution du régime turc, la question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose. L'Union européenne est elle-même en grande difficulté à la suite du référendum britannique et ne saurait envisager cette adhésion à un horizon proche.

Dans ce contexte, certains proposent de mettre fin au processus d'adhésion au profit d'un partenariat privilégié entre l'UE et la Turquie. Toutefois, ce processus d'adhésion a été utile en ce qu'il a eu par le passé de nombreux effets - politiques, juridiques, économiques - bénéfiques. Il a notamment permis l'abolition de la peine de mort et le retour de l'armée dans les casernes, pour ne citer que les évolutions les plus emblématiques.

La tentation d'interrompre ce processus est compréhensible et semble gagner du terrain dans la classe politique. Toutefois, le faire brutalement, au moment où l'Europe est en crise et où la Turquie, pilier sud-ouest de l'OTAN, est elle-même confrontée à des crises majeures sur ses frontières et accueille des millions de réfugiés, risquerait d'ajouter une crise supplémentaire et de remettre en cause, de façon difficilement réversible et dans les pires conditions, le dialogue et la solidarité stratégique de la Turquie et de l'Europe.

Il est évident que, à ce jour, la Turquie ne remplit pas plusieurs conditions essentielles pour adhérer à l'Union européenne. Il est également évident que l'urgence est à la consolidation de l'Union, qui ne serait pas aujourd'hui en mesure d'assumer son élargissement vers un pays amené à terme à être à la fois le plus peuplé et l'un des plus pauvres d'Europe. Toutefois, fermer définitivement et dès maintenant la porte à la Turquie risquerait de rendre un peu plus irréversibles encore les évolutions qu'elle connaît et contribuerait à la fragiliser un peu plus, avec le risque d'une déstabilisation plus profonde à l'avenir, par contagion des conflits moyen-orientaux. Cela constituerait, pour l'Europe, un risque majeur du point de vue de la sécurité.

Au demeurant, l'hypothèse d'une reconfiguration de l'Europe, dont personne ne connaît encore la forme ni le contenu, à la suite du Brexit exige une certaine prudence et un délai de réflexion sur ce que nous pourrons peut-être proposer, demain, aux pays voisins.

La problématique de l'adhésion doit dans tous les cas poursuivre une logique autonome, à détacher du traitement de la question des migrations. Le niveau d'exigence, concernant l'intégration de l'acquis communautaire et des libertés publiques, doit être maintenu.

In fine, le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution. Cet article, modifié par la révision constitutionnelle de 2008, prévoit que tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum, sauf vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, autorisant son adoption par le Parlement réuni en Congrès.

Dans la perspective des discussions sur l'instauration d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie, il importe que ce pays respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE qui date de 2013. Ces critères portent sur la sécurité des documents, la gestion des migrations, l'ordre public et la sécurité ainsi que sur les droits fondamentaux et la réadmission des migrants irréguliers. Ces critères ne sauraient être respectés simplement sur le papier, de façon formelle, par le vote de normes non réellement mises en application, comme c'est le cas actuellement pour plusieurs d'entre eux.

Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que 7 critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces 7 critères sont tous essentiels. Il s'agit notamment de la lutte anticorruption, de la législation sur la protection des données personnelles, de la coopération avec Europol, de la coopération judiciaire ou encore de la révision de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme.

Cette dernière question est particulièrement cruciale ; elle touche aux poursuites engagées contre des journalistes et universitaires, ainsi qu'aux levées d'immunités des députés de l'opposition, qui constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. À ce sujet, il serait positif, selon nous, d'exprimer notre solidarité à l'égard des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure de levée d'immunité.

Le président Erdogan a refusé de modifier la législation antiterroriste, ce qui a conduit à reporter l'échéance de la libéralisation des visas. Si le pouvoir turc poursuit dans sa logique actuelle, il est peu probable que les conditions puissent être réunies à l'automne prochain. En tout état de cause, le processus de libéralisation des visas doit poursuivre son cours autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, sur l'initiative de l'Allemagne, n'est pas viable à long terme.

Enfin, sur la question des relations entre la Turquie et l'UE, il faut profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île. En effet, le nouveau président de République turque de Chypre du nord, élu en avril 2015, est favorable au rapprochement avec la partie sud, et les élections de mai 2016 à Chypre ont confirmé le parti du président en place, également ouvert à la négociation. L'UE doit donc aider les deux parties à surmonter les principaux obstacles à la réunification : d'une part, la question des compensations à accorder aux réfugiés grecs expropriés et, d'autre part, le problème des garanties à apporter à l'accord.

À ce sujet, la détérioration des relations turco-russes n'est pas une bonne nouvelle car Chypre est proche de la Russie d'un point de vue tant stratégique qu'économique. Les regrets que vient d'adresser le Président Erdogan à la Russie comme la reprise des relations avec Israël semblent illustrer une nouvelle orientation de la politique étrangère turque, qu'il est sans doute prématuré d'analyser mais qui paraît témoigner d'une prise de conscience de la nécessité de rebattre les cartes.

Si l'on ajoute à cela le changement de ton à l'égard du président égyptien Sissi, il n'est pas douteux qu'un changement majeur de la politique étrangère turque est en train de se produire. La Turquie semble enfin réaliser que la position idéologique de volonté de leadership du monde sunnite serait avantageusement remplacée par une prise en compte de la realpolitik. Seul l'avenir nous dira si cette inflexion est destinée à se poursuivre et avec quels moyens.

Je passe la parole à Claude Haut pour aborder la troisième question annoncée en introduction.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Cette troisième question porte sur la feuille de route que la France devrait suivre dans ses relations avec la Turquie ; après l'Europe, la France.

Plutôt que de se focaliser sur des processus de long terme, qui doivent poursuivre leur logique autonome, il nous paraît souhaitable de tout mettre en oeuvre pour développer les solidarités concrètes avec la Turquie, en favorisant autant que possible un rapprochement politique, économique et culturel, incluant les échanges et le dialogue entre sociétés civiles. Beaucoup reste à faire de part et d'autre pour surmonter les préjugés et les difficultés objectives qui entravent la relation euro-turque.

Les relations politiques entre la France et la Turquie s'inscrivent dans une longue histoire qui remonte à l'alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique, en 1536, considérée historiquement comme la première alliance entre un État chrétien et un empire non chrétien.

Au cours des années récentes, la relation franco-turque a été marquée par des divergences sur les questions de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et du génocide arménien. Un rapprochement s'est toutefois opéré ; le président François Hollande s'est rendu en janvier 2014 en Turquie, ce qui a donné lieu à l'établissement d'un cadre stratégique de coopération institutionnalisant la relation franco-turque.

En octobre 2014, un plan d'action conjoint pour la coopération entre la France et la Turquie a été adopté. Cette feuille de route réaffirme l'objectif d'une coopération étroite pour poursuivre le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE et mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé en 2013. L'objectif est de conclure le dialogue sur la libéralisation des visas.

Une coopération renforcée est mise en place dans les domaines de la sécurité, de la lutte contre toutes les formes de terrorisme, contre la criminalité organisée, et en matière d'immigration clandestine, de traite des êtres humains et de fraude documentaire. Le plan d'action conjoint comporte par ailleurs des dispositions relatives à la coopération dans le domaine de la défense, y compris entre les industries de défense, dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, ainsi que dans les secteurs de la culture, de l'éducation et de la science.

De fait, en 2015 et en 2016, dans le contexte de la lutte contre Daech, de la lutte antiterroriste et de la crise migratoire, les contacts de haut niveau se sont multipliés, au travers notamment des déplacements, en début d'année, du ministre de la défense et du ministre de l'intérieur français en Turquie.

Nous avons aujourd'hui des positions convergentes avec la Turquie sur le conflit syrien. La France condamne le PKK, qui est une organisation terroriste. Les bonnes relations qu'entretiennent la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan irakien montrent que le dialogue n'est pas par essence impossible entre la Turquie et une entité kurde autonome, susceptible de constituer un allié dans la région. Cela implique que le soutien apporté au PYD ne serve pas à alimenter le PKK dans sa lutte contre le pouvoir turc. En outre, ce soutien ne doit pas être exclusif mais concomitant au soutien apporté à des forces arabes syriennes.

La Turquie doit être rassurée sur la pérennité de ses frontières, étant rappelé que l'objectif de la France en Syrie est la création d'un État démocratique, unitaire, multiconfessionnel et laïque.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - La dernière partie de ce rapport concerne la relance du dialogue politique et les relations économiques.

Les négociations de Genève sont aujourd'hui dans l'impasse et la France pèse peu dans le processus. Elle doit reprendre l'initiative sur le plan diplomatique en associant mieux la Turquie, avec qui nous partageons certains objectifs. Selon nous la France devra soutenir, dès que les conditions de sécurité seront réunies, l'objectif turc d'instauration d'une « zone sûre » pour les réfugiés en Syrie, assortie d'une zone d'exclusion aérienne, afin de permettre aux déplacés de rester en sécurité dans leur pays et non pas d'être contraints de migrer.

Le dialogue politique avec la Turquie est difficile mais il doit être entretenu de façon volontariste, en évitant les tensions inutiles sur des objectifs lointains et en procédant par petits pas. Cette approche doit permettre d'avancer, y compris sur les questions les plus difficiles.

En ce qui concerne le génocide arménien, nous pensons qu'il faut tirer les enseignements de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui permet de ne pas relancer les tensions diplomatiques. La France a reconnu publiquement ce génocide par la loi du 29 janvier 2001 ; c'est désormais le processus de réflexion historique qui doit être privilégié et engagé de bonne foi par les Turcs et par les Arméniens, qui ont signé un accord en ce sens en 2009. Cela dit, cette question va sans doute resurgir après le vote du Bundestag et nous devons nous y préparer.

L'urgence est à l'application de la feuille de route existante pour la coopération entre la France et la Turquie, qui doit être considérée comme une priorité, de même que sa réactualisation régulière. Les contacts de haut niveau, ainsi que le dialogue à tous les échelons politiques et administratifs, doivent être intensifiés. La coopération dans le domaine de la sécurité, notamment les échanges d'informations et la coopération institutionnelle pour combattre toutes les formes de terrorisme, doit être renforcée.

Le développement des échanges universitaires, linguistiques et culturels est en particulier souhaitable, ainsi que le renforcement de la coopération dans le domaine de la recherche. De façon générale, l'intensification des échanges doit être favorisée en vue d'une meilleure compréhension interculturelle dans tous les secteurs d'activité.

Enfin, le dialogue stratégique sur les questions militaires entre la France et la Turquie doit être développé, étant donné l'engagement désormais commun dans la lutte contre Daech. En outre, la Turquie investit dans sa défense, ce qui ouvre des opportunités de coopération entre les industries de défense française et turque, pour créer des partenariats.

Je laisse la parole à Leïla Aïchi pour aborder, pour finir, les relations économiques entre la France et la Turquie.

Mme Leila Aïchi. - Sur le plan économique, la Turquie a connu en 2015 une croissance de 4 %. Elle est la quinzième puissance mondiale, et elle vise la dixième place d'ici au centenaire de la République turque en 2023.

En 2014, la Turquie était notre sixième client hors Union européenne. Plus de 300 entreprises françaises y sont présentes, employant plus de 50 000 personnes. Par exemple, Renault est la troisième entreprise exportatrice de Turquie et assure 52 % de la production locale de véhicules de passagers. Dix-sept équipementiers français sont implantés, ainsi que de grandes entreprises - Thales, Airbus group ou encore Air Liquide. Aéroports de Paris détient 38 % du gestionnaire aéroportuaire turc TAV, présent dans de nombreux pays.

Dans le domaine de l'énergie, Engie et EDF sont présents ; cela dit, Total a récemment annoncé la cession de son réseau et de ses activités en Turquie.

Sont également présentes en Turquie des entreprises françaises des secteurs de la pharmacie, de l'agroalimentaire, de l'assurance, du commerce et du tourisme.

Pour les entreprises françaises, la Turquie présente aujourd'hui de nombreuses opportunités. Pour répondre aux ambitions spatiales de ce pays, Arianespace, Thales Alenia Space et Airbus group ont remporté des contrats et sont bien placés pour en remporter de nouveaux.

Dans le domaine ferroviaire, plusieurs appels d'offres ont été lancés pour des trains à grande vitesse, pour lesquels Alstom est en bonne position. Un projet d'accord de coopération est en cours de négociation entre la SNCF et les chemins de fer turcs.

Des projets sont également en cours dans le secteur de la « ville durable ».

En matière d'énergie nucléaire, dans le cadre d'un accord intergouvernemental de coopération signé en 2013, le Japon et la Turquie négocient un contrat pour la construction et l'exploitation à Sinop d'une centrale nucléaire, composée de quatre réacteurs franco-japonais ATMEA-1. Dans le sud du pays, un projet de centrale est conduit par l'entreprise russe Rosatom, pour lequel des contrats de sous-traitance sont possibles avec des entreprises françaises.

Enfin, dans le domaine de la défense, la Turquie souhaite développer un programme national de défense antiaérienne. Elle a abandonné en 2015 son choix initial, portant sur un système de défense antimissile chinois, qui avait suscité des craintes de la part de pays de l'OTAN. La Turquie négocie désormais avec le consortium franco-italien Eurosam l'achat de systèmes de défense aérienne portables à moyenne portée.

La Turquie représente donc un enjeu économique majeur souvent méconnu pour la France. Elle présente en outre des opportunités souvent ignorées des PME. Son potentiel comme marché émergent est moins bien perçu que celui de l'Afrique ou de l'Asie. Comme nous l'ont indiqué les représentants des milieux économiques français rencontrés en Turquie, elle semble souffrir d'une mauvaise image injustifiée.

Or les entreprises turques sont dynamiques et souhaitent investir en France. En particulier, La France est perçue comme une plateforme pour des échanges et investissements vers l'Afrique francophone. En retour, la Turquie peut servir de plateforme aux entreprises françaises vers l'Asie centrale et le Moyen-Orient - c'est l'esprit, par exemple, du partenariat entre Aéroports de Paris et TAV. Cette complémentarité pourrait offrir davantage de perspectives de coopération, notamment entre les PME françaises et turques.

Toutefois, l'environnement des affaires en Turquie reste marqué par une forte instabilité des règles en matière de marchés publics, de concurrence et de propriété intellectuelle. Les incertitudes politiques y sont également dommageables et freinent l'investissement étranger.

L'Union européenne devrait être plus attentive au respect des règles de concurrence que la Turquie a acceptées dans le cadre de l'union douanière. Des négociations sont en cours pour moderniser cette union. Elles portent sur un élargissement de son périmètre aux services, aux biens agricoles et aux marchés publics. Sous réserve que les études d'impact actuellement en cours en confirment le bénéfice mutuel, cette modernisation de l'union douanière doit être poursuivie et accompagnée d'un contrôle renforcé du respect par la Turquie de ses obligations.

En conclusion, précisons que la Turquie est aujourd'hui un partenaire important pour la sécurité de l'Europe, ce qui doit nous inciter à clarifier nos relations avec elle. Les relations euro-turques sont multiformes. Elles comportent des enjeux portant sur des horizons temporels différents.

Ne nous enfermons pas dans les irritants, comme le génocide arménien, ni dans la gestion de la crise des migrants ; ayons au contraire une approche pragmatique, fondée sur une intensification de la coopération et des échanges dans tous les domaines, afin de ne pas tourner le dos à ce partenaire difficile mais incontournable.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, mes chers collègues, vous avez produit un travail important, avec beaucoup d'informations de grand intérêt. Votre rapport pose aussi beaucoup d'interrogations et présente des options à prendre. Cela doit nourrir le débat.

M. Robert del Picchia. - Je connais bien les problèmes turcs et nos relations avec ce pays et j'étais très inquiet de votre rapport. Je m'attendais en effet à ce qu'il soit beaucoup plus dur, plus concentré sur les points d'actualité - migrants, Arméniens, adhésion à l'Union européenne. J'étais donc très réservé et je comptais, sinon voter contre, du moins m'abstenir.

Néanmoins, je vous ai écoutés très attentivement et j'ai relevé quelques phrases qui m'ont réconforté et incité à changer de position. Je voterai donc pour parce que vous avez mis l'accent exactement sur ce qu'il faut.

Tout d'abord, attention à l'adhésion Union européenne ; il ne faut pas bloquer prématurément le processus actuel. C'est ce que vous avez dit, me semble-t-il ?

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Nous avons surtout dit que ce processus s'interrompt, dans les faits, tout seul.

M. Robert del Picchia. - Il n'est pas utile de l'interrompre et ce serait contreproductif. Je sais ce que pensent certains Turcs, un peu partout y compris à très haut niveau : ils affirment que, in fine, la Turquie ne voudra pas entrer dans l'Union européenne. Pour ma part, je pense le contraire - Erdogan et tous les leaders poussent pour entrer dans l'Union européenne et crient au scandale dès qu'on arrête quoi que ce soit dans la négociation - mais on ne connaît pas encore la position définitive de la Turquie.

Pour ces interlocuteurs, deux obstacles importants se poseront. D'une part, l'adhésion turque sera soumise à des référendums en Europe - par exemple en Autriche, où je suis élu, ou au Luxembourg -, et un ancien président turc appelait mon attention sur la perception que les électeurs auraient de lui, lors des élections suivantes, si 80 000 ou 100 000  Luxembourgeois rejetaient d'Europe 80 millions de Turcs. Pour lui, les extrémistes gagneraient toutes les élections.

D'autre part, deuxième obstacle selon ces interlocuteurs, si les pays où seront organisés des référendums rejettent la Turquie, cela détériorera fortement nos relations avec ce pays.

Aussi, comment éviter ces deux obstacles ? Il faut négocier jusqu'au bout puis, selon eux, la Turquie renoncera probablement à l'adhésion à l'Union européenne, telle qu'elle sera à ce moment-là - qui peut dire à quoi elle ressemblera dans cinq ans, après le Brexit ? Peut-être même, ajoutent-ils en manière de plaisanterie, que l'Europe demandera à la Turquie d'adhérer parce qu'elle aura besoin, en raison des développements au Proche-Orient, de cet allié militaire au sein de l'OTAN. En outre, économiquement, l'Union européenne pourrait aussi avoir besoin du marché turc. Ainsi, l'usine Renault, que j'ai visitée l'année dernière, a produit 1,43 million de voitures en 2015 ; c'est énorme !

Par conséquent, attention aux annonces d'interruption des négociations d'adhésion à l'Union européenne ; à chaque fois qu'on a fait des annonces allant à l'encontre de nos relations amicales avec la Turquie, nous avons eu des problèmes économiques. Je ne donnerai qu'un exemple : Air France négociait avec Turkish Airlines pour prendre une position majoritaire dans son capital quand la France a voté son texte sur l'Arménie. On n'en a pas parlé dans les journaux mais Air France a vu le projet se bloquer et n'a pas pu racheter Turkish Airlines, qui est aujourd'hui une grande compagnie aérienne. En outre, l'aéroport d'Istanbul est énorme. C'est donc un grand marché que nous avons perdu.

Par conséquent, faisons attention aux décisions que nous prenons et aux déclarations que nous faisons.

Cela dit, j'approuverai ce rapport.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je veux moi aussi remercier nos collègues de leur mesure dans le traitement de cette question extrêmement difficile.

Analysons simplement la carte de la région en termes géopolitiques. À terme, voulons-nous que ce grand vaisseau de pierre situé au milieu de la Méditerranée soit le glacis protecteur de l'Europe, sur son flanc sud-est, contre un sunnisme dévoyé et échevelé, ou voulons-nous, à l'inverse, favoriser par une position trop rigide un cheval de Troie de ce sunnisme échevelé contre l'Europe ?

Pour ma part, j'ai fait mon choix. Je considère que la Turquie doit être, sous une forme difficile à trouver, je le conçois bien, un partenaire très proche de l'Union européenne voire en être éventuellement un membre à terme. En tout état de cause, la position des auteurs du rapport consistant à ne pas claquer la porte dès maintenant à la Turquie est assurément très responsable à court terme et historiquement nécessaire ; je leur en sais gré.

M. Bernard Cazeau. - Je félicite nos collègues pour cet excellent document, qui fait à la fois de l'histoire, de la politique, de l'économie ; bref il est très complet.

En revanche, je ne le trouve pas assez dur vis-à-vis d'un gouvernement et d'un parti, l'AKP, qui, depuis quelques années, font ralentir tant politiquement qu'économiquement ce pays que je connaissais bien.

Ainsi, sur le plan de la politique intérieure, on observe un certain déterminisme religieux alors que c'était un pays laïque - c'était presque une exception à l'époque - et je ne parle pas de l'évolution des libertés...

En outre, ce pays n'a pas non plus su définir - cela le marquera pendant longtemps - une attitude vis-à-vis du Kurdistan. Ce refus d'une partie des Turcs de reconnaître l'identité kurde de manière plus importante fait émerger des conflits, notamment dans la région kurde et à la frontière. Cela s'amplifie aujourd'hui et l'évolution de la situation du côté syrien avec le PYD risque de susciter un nouveau conflit dans ce secteur. Il faudrait aussi regarder ce problème de près.

Je trouve que la politique extérieure du président Erdogan est incohérente - il est avec ou contre Bachar Al-Assad, il attaque ou non la Russie ou Israël... On ne peut pas faire confiance à cet homme, qui semble développer un pouvoir dictatorial, concernant la politique étrangère !

Il a joué avec l'Europe et ses difficultés pour gagner de l'argent - les 6 milliards d'euros que la Turquie va toucher ne sont pas négligeables. En outre, je souligne l'ambivalence vis-à-vis de Daech et des trafics dans le conflit syrien - refus de Bachar Al-Assad et peut-être complicité avec Daech ?

Pensez-vous, madame, messieurs les rapporteurs, qu'il y ait une connivence entre le PYD et le PKK ? Certains disent que ce n'est pas le cas quand d'autres affirment que le PKK, à cheval sur la frontière, va d'un côté et de l'autre.

Cela étant dit, je félicite les auteurs du rapport pour la grande qualité de leur travail.

M. Daniel Reiner. - Je suis un peu dans le même état d'esprit que Robert del Picchia. Vous êtes sur le point de rendre un rapport équilibré et c'est positif ; ce n'est pas le moment de souffler sur les braises. Les circonstances sont telles que la Turquie est un pays pivot et il serait inopportun de donner le sentiment que l'on va décider, aujourd'hui, de son avenir pour l'éternité.

Par ailleurs, s'il y avait un seul message à faire passer, ce serait qu'il ne faut pas faire de la question turque un enjeu politicien. C'est une difficulté à laquelle on aura du mal à échapper. On aura beau s'inscrire dans l'histoire - je suis de ceux qui le font et je pense que l'Europe aurait eu intérêt à associer la Turquie à son avenir - mais les mots brutaux prononcés depuis quelques années pour fermer brutalement la porte à Turquie ont des conséquences.

Nous avons nous-mêmes pu constater ces risques ; nous avons reçu il y a dix ans une délégation parlementaire turque, qui exprimait, à propos de l'Union européenne, son aspiration à retrouver les standards internationaux et une vie plus démocratique. Maintenant, quand on rencontre des parlementaires, ils nous disent : « Vous ne voulez pas de nous, ne vous étonnez pas si nous nous tournons dans une autre direction. »

Il serait essentiel de sortir ce sujet du débat politicien français. La sagesse dont le Sénat fait preuve dans ce rapport devrait se diffuser à l'intérieur du monde politique.

M. Alain Gournac. - C'est un voeu pieux !

M. Daniel Reiner. - Mais on peut en faire ! Il n'est pas interdit d'être sage, ou tout simplement de se taire... Par ailleurs, le discours du professeur turc Ahmet Insel que nous avons auditionné il y a peu avait clarifié, pour moi, les perspectives de ce pays. Je suis rationaliste et je comprenais bien la situation. Or, aujourd'hui, brutalement, on assiste à un revirement à 180 degrés !

Je trouve cela très étrange. Ce pays avait des valeurs proches des nôtres, par l'action du kémalisme des années 1920. Puis M. Insel nous a expliqué que c'était une parenthèse, qui s'est fermée, et qu'on retrouve l'esprit ottoman et l'islam. Enfin, depuis deux ou trois jours, les décisions prises relèvent de la realpolitik. Je me réjouis que la Turquie se réconcilie avec la Russie et avec Israël ; mais quelle est sa ligne en définitive ?

Par conséquent, c'est le moment d'être sage et non définitif sur ce sujet. En ce qui concerne la France, dont la relation à la Turquie est longue mais n'est pas très riche - elle l'est moins que celle de l'Allemagne, où l'immigration turque est une réalité quotidienne -, elle doit considérer ce pays à sa juste taille et non comme un pays mineur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pour rebondir sur ce que vient de dire Daniel Reiner - c'est le moment d'être sage et non définitif -, je pense néanmoins qu'il conviendrait d'ajouter une phrase à ce texte parce que nous sommes, en Europe, dans une situation où tout le monde parle de refondation. Il ne faudrait pas donner le sentiment que nous pensons que tout peut continuer sans tenir compte de cette situation !

Si les auteurs du rapport et les membres de la commission l'acceptent, il s'agirait de bien préciser dans le rapport que s'agissant de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, « L'avenir du partenariat avec la Turquie pourra être redéfini en fonction de la nature géopolitique de la refondation que l'Europe doit engager. »

Cette formulation me paraît plus conforme à ce que nous ressentons sur ce sujet de l'élargissement à l'issue du vote britannique, et qui s'est exprimé dans le débat tenu hier au Sénat.

M. Claude Malhuret, co-rapporteur. - Je veux répondre brièvement à trois questions.

Certains commissaires nous reprochent de ne pas être assez durs et d'autres nous félicitent de ne l'être pas trop. En réalité, nous avons présenté une synthèse mais notre rapport contient des chapitres intitulés « Le risque d'une fuite en avant », « Une dérive autoritaire », « La perspective d'une présidentialisation » ou encore « Des atteintes aux libertés publiques ». Nous avons privilégié dans cette synthèse orale ce qui pose question concernant la feuille de route - adhésion, visas -, mais le rapport tient un langage de vérité comme le montrent ces titres de chapitres, et comme nous y ont incités nos entretiens avec notamment les universitaires et les journalistes que nous avons rencontrés à Istanbul ou à Ankara.

Je veux répondre aussi à la question de Daniel Reiner. Pour moi, ce revirement à 180 degrés de la politique étrangère tient à deux facteurs. Tout d'abord, Erdogan a toujours été, tout au long de son parcours, un remarquable tacticien ; d'ailleurs il le fallait pour réussir à prendre le pouvoir comme il l'a fait, malgré les tentatives de l'armée de le destituer. Il recourt pour cela à la takia, notion islamique qui autorise la dissimulation quand on fait face à un ennemi. Il est donc un remarquable tacticien et cela n'est pas nouveau. En l'occurrence, il a compris qu'il fallait reculer aujourd'hui et a gardé toute sa souplesse tactique.

D'ailleurs, seuls des régimes autoritaires sont capables d'inflexions aussi subites... Enfin, la tonalité du rapport est tout à fait celle de la formulation qui a été suggérée par notre président à l'instant, que j'intègre bien volontiers dans le rapport.

Mme Leila Aïchi. - Je confirme pour ma part l'impression de dégradation évoquée par Daniel Reiner. J'ai eu l'honneur, voilà 18 mois, de faire un déplacement en Turquie avec le président Larcher et on sent aujourd'hui la dégradation de la situation dans ce pays, où les tensions sont palpables. Nous avons rencontré des membres de l'élite, des intellectuels, qui nous ont alertés sur les atteintes graves à la liberté d'expression.

Pour autant, je rejoins aussi ce que vous venez de dire, monsieur Reiner, à propos des relations avec l'Union européenne. Il est moins question de l'adhésion turque à l'Union européenne que du chemin pour conduire ce pays, cette société - faisons abstraction de Erdogan -, vers les normes européennes et les droits de l'homme. Pour cela, il vaut mieux que la Turquie regarde vers les canons européens que vers un Orient complètement déstructuré.

M. Claude Haut, co-rapporteur. - Il faut être sage mais il ne faut pas être dupe de la réalité turque ni des difficultés qui ne manqueront pas de se poser, que ce soit à propos de l'adhésion, du terrorisme ou des partenariats à nouer.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il était important que nous allions au bout de cette question, particulièrement stratégique pour notre pays. Je vous remercie tous de ce débat et je remercie les auteurs de ce travail passionnant.

Je mets aux voix le rapport.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

La réunion est levée à 12 h 23