Mercredi 24 janvier 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de M. Robert del Picchia, vice-président de la commission des affaires étrangères -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Institutions européennes - Audition de MM. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne, Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman et Guntram Wolff, directeur de l'Institut Bruegel (en commun avec la commission des affaires étrangères)

M. Jean Bizet, président. - En notre nom à tous, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de nos deux commissions pour évoquer la relation franco-allemande. Après avoir célébré le cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée, il nous a paru important d'organiser au Sénat cet échange sur la façon dont cette relation peut répondre aux défis auxquels l'Union européenne est confrontée.

Nous avons désormais bon espoir que le contexte politique allemand se clarifiera dans les prochaines semaines.

M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne. - Moi aussi !

M. Jean Bizet, président. - Vous nous donnerez sans doute davantage de précisions sur ce point. L'Allemagne et la France pourront jouer ensemble tout leur rôle au service du projet européen. Au-delà de l'amitié entre nos deux pays, notre conviction commune est que la relation franco-allemande est essentielle pour bâtir de nouvelles avancées dans la construction européenne. Nous l'avions indiqué dans le rapport que nous avions rédigé au nom du groupe de suivi que j'ai eu l'honneur de présider avec Jean-Pierre Raffarin, puis avec Christian Cambon : pour nous, il n'existe aujourd'hui aucune alternative au moteur franco-allemand. Nous avons besoin de partager notre analyse des défis à relever.

Sur cette base, nous devons établir une feuille de route qui engagera les réformes nécessaires de l'Union européenne. À nos yeux, la relation franco-allemande doit aussi être le cadre approprié pour promouvoir une Europe des projets concrets à travers des coopérations renforcées, insuffisamment utilisées depuis un certain nombre d'années par les Vingt-sept, par exemple dans des domaines tels que le numérique, l'énergie ou la défense. Il nous semble indispensable, aussi, de nous orienter vers une convergence fiscale et sociale qui pourrait servir de modèle pour l'ensemble de l'Union.

Nous souhaitons recueillir votre analyse sur ces points. Peut-on partager notre point de vue concernant les défis que doit relever l'Union européenne ? Comment envisagez-vous une feuille de route conjointe sur la réforme de l'Union ? Enfin, comment concrétiser ces projets communs qui nous permettraient d'avancer ensemble ?

M. Robert del Picchia, président. - Je vous prie d'excuser le président de la commission des affaires étrangères, M. Christian Cambon, retenu par une obligation diplomatique. Merci d'avoir accepté de faire un point sur la relation franco-allemande et ses perspectives, alors que nous venons de célébrer le cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée. L'année 2018 sera-t-elle celle du retour de l'Europe ? Nous l'espérons, la configuration géostratégique le nécessite. Le Brexit l'impose. Mais le retour de l'Europe sera celui du moteur franco-allemand, ou ne sera pas. Les conditions sont-elles réunies pour avancer ? La situation politique s'éclaircit en Allemagne. Certains appellent à un nouveau traité de l'Élysée ; est-ce réaliste ?

De nombreuses incertitudes demeurent. Dans quelle mesure ce rapprochement est-il possible, et susceptible d'entraîner dans son sillage d'autres pays d'Europe ? Comment l'initiative commune du Président français et de la chancelière allemande est accueillie en Allemagne ? S'agit-il d'un tournant historique, ou d'une déclaration supplémentaire de bonnes intentions, alors que l'Europe est confrontée à des défis majeurs ?

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Messieurs les présidents, merci de votre invitation qui nous permet d'échanger sur la relation franco-allemande et d'approfondir certains points. Le contexte est important et conditionne les actions à venir. Nous vivons un grand moment de changements, notamment géopolitiques, avec des conflits militaires en Ukraine et en Europe, des afflux majeurs de réfugiés et migrants et des attentats terroristes en Europe. Face à ces phénomènes, la Russie réfléchit et agit plus en termes d'influence que de coopération. Nous assistons également à des conflits régionaux ayant des conséquences directes sur notre situation. Par ailleurs, la situation en Turquie se révèle préoccupante. Avec le Brexit, nous ne pouvons accepter, lors des négociations futures, ce qui pourrait détricoter le marché unique. Quant à la situation américaine depuis l'élection de M. Trump, elle nous plonge dans l'incertitude.

Des changements majeurs affectent d'autres sphères sans faire l'objet d'autant d'insistance. Je pense aux changements climatiques, à la digitalisation, à la modification de nos économies et de nos sociétés en profondeur, qui sont autant de défis à relever.

Dans ce contexte, il nous semble fondamental de préserver et de faire avancer l'ordre européen tel qu'il a été créé par les différents traités, ainsi que les principes et valeurs sur lesquels il repose, notamment l'État de droit dans toutes ses dimensions.

S'agissant de la relation franco-allemande, nous souhaitons que le nouveau gouvernement allemand soit formé le plus rapidement possible, ce qui devrait intervenir au mois de mars compte tenu de toutes les procédures impliquées dans le processus. Outre la CDU et le SPD, les Verts et le FDP ont aussi souscrit à la déclaration commune adoptée par le Bundestag et l'Assemblée nationale, ce qui montre que les partis majoritaires au Parlement ont la même vision des choses.

C'est une opportunité et une responsabilité majeure de faire avancer la construction européenne avec la France, comme en témoignent les premiers pourparlers entre le SPD et la CDU. Selon une volonté politique commune, les questions européennes ont été placées en tête de leur accord. Les responsables des deux partis ayant négocié cet accord savent que la législature qui a commencé sera adossée à un sujet majeur : la suite de l'intégration européenne. Cela étant, il faut reconnaître que, lors des récents débats du SPD, les questions européennes étaient beaucoup moins présentes qu'un certain nombre de sujets de politique intérieure. Mais absence de débat ne veut pas nécessairement dire absence de soutien en faveur de cette orientation.

Pour favoriser une négociation et un accord entre la France et l'Allemagne, cette dernière ne doit pas fixer les derniers détails de sa position pour former un gouvernement, qui constitueraient autant de limites dans la négociation avec les partenaires. Dans le même temps, tous les sujets sont abordés, y compris les questions financières comme l'augmentation des ressources de l'Union européenne, même s'ils ne sont pas clos. Cela donne une base de négociation pour l'ensemble des sujets évoqués par le Président français dans son discours.

Le travail franco-allemand comporte aujourd'hui trois volets. Le volet international a commencé dès le départ et continue d'être actionné de façon constante. Il englobe les grands sujets internationaux et les différents sommets qui ont eu lieu au printemps et à l'automne. À ce sujet, la coordination a été étroite et a permis l'adoption de positions souvent communes. Une vraie volonté de coopérer se manifeste en la matière. Le deuxième volet est plus bilatéral et comporte deux expressions de cette volonté de coopérer. D'une part, lors du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet dernier, la partie défense et le projet de coopération en matière d'armement ont été longuement abordés. De plus, malgré l'échéance électorale en Allemagne et les pourparlers qui ont lieu en ce moment pour former un gouvernement, des travaux extrêmement intenses entre les deux ministères de la défense, y compris les ministres elles-mêmes, ont eu lieu tout au long de l'automne. Le travail de fond repose sur cette action continue et produira bientôt des résultats. Certaines décisions relèveront du nouveau gouvernement, mais le travail de préparation est avancé. D'autre part, les déclarations adoptées en début de semaine sur le traité de l'Élysée, aussi bien au sein de l'Assemblée nationale et du Bundestag que par les deux chefs d'État et de gouvernement, ont montré leur volonté de rénover ce traité.

Trois éléments doivent être soulignés. Premièrement, le traité de l'Élysée tel qu'il a été conclu en 1963 ne doit pas être supprimé, car il conserve une valeur symbolique pour la mise en place des institutions et constitue une base de coopération. Il reste évidemment en vigueur.

Deuxièmement, il est important de savoir, parmi les domaines de coopération qui n'étaient pas au coeur du traité de l'époque, ceux qui représentent le défi de demain et qui requièrent un approfondissement de la coopération. Quant aux différentes déclarations à ce sujet, un travail de tri et de précision doit être opéré pour les concrétiser, y compris en matière économique, de digitalisation ou s'agissant des agences pour les innovations de rupture. Ce travail de fond prendra un peu de temps, mais il peut commencer, car la volonté est très claire et les paramètres sont maintenant définis ensemble.

Troisièmement, un travail doit être réalisé au niveau européen. Quand on se penche sur le discours de M. Macron, on s'aperçoit que des actions sont déjà en cours sur de nombreux sujets. Je citerais le Fonds européen de défense, adopté en décembre et qui représente une avancée majeure, ou la réforme du droit d'asile et de l'immigration. En l'espèce, ces sujets réunissent d'autres partenaires que la France et l'Allemagne, même s'il est important que nos deux pays définissent en commun leur approche.

Des décisions ont également été prises en décembre concernant les universités en Europe et la formation.

Ce qui est le plus important pour l'opinion publique, c'est l'avenir de la gouvernance de la zone euro. J'y insiste, l'Allemagne est prête à organiser la prochaine étape, et un travail de fond devra être effectué. Il faut bien définir les risques contre lesquels on veut se prémunir, mais il n'y a aucun doute sur la volonté des deux parties d'engager les négociations pour construire la prochaine étape.

M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. - Je ne m'exprimerai pas en langage diplomatique, mais plutôt au nom de la Fondation Robert Schuman, observateur attentif, engagé en matière franco-allemande et européenne, mais aussi lucide.

En premier lieu, la relation franco-allemande est une relation spéciale, bilatérale, à vocation européenne. Cette relation est exceptionnelle, car nous sommes parvenus, ne l'oublions jamais, à un degré exceptionnel de coopération entre nos deux États. C'était un choix de raison initié - cela est souvent ignoré - par Robert Schuman, un homme des frontières, sacralisées par le général de Gaulle, l'homme de la Résistance et du redressement de la France, et confirmé depuis par tous les Présidents de la République, toutes les majorités et tous les chanceliers en Allemagne.

Cette relation spéciale fait mentir la traditionnelle logique géopolitique selon laquelle, dans l'histoire de l'humanité, deux États voisins proches par l'histoire, la culture, l'économie et la puissance, ne peuvent que s'affronter. C'est un exemple unique, d'où le reproche que l'on nous fait parfois de la méthode Coué. Oui, nous n'avons pas le choix : la France et l'Allemagne doivent toujours travailler pour aller plus loin.

En deuxième lieu, cette relation spéciale doit être revigorée - pour employer un terme qui correspond à celui de « rénové » qu'a employé M. l'ambassadeur - car les habitudes, les certitudes, un certain confort ne suffisent plus à répondre aux nouveaux défis qui sont ceux de nos pays et de l'Union européenne. Ces défis sont la sécurité au sens large, y compris la défense et l'immigration, question qui nous occupera longtemps, ainsi que la gouvernance, tant économique que des institutions européennes et de nos propres démocraties.

En troisième lieu, nous travaillons dans notre laboratoire d'idées à de nouvelles méthodes pour lesquelles les parlements doivent jouer un rôle particulier. Entre nos deux pays, il est nécessaire, alors que nous sommes parvenus à un seuil de coopération exceptionnel avec l'échange de conseillers et de fonctionnaires, d'approfondir la confiance, pour dépasser les non-dits. Nous célébrons l'amitié franco-allemande par le vote d'une résolution commune, et les travées à l'Assemblée nationale sont aux trois quarts vides... Cela prouve que l'engagement fait défaut.

Nos concitoyens, favorables à la coopération entre nos deux pays, mériteraient que nous échangions davantage sur les questions identitaires, la globalisation, les bouleversements liés aux nouvelles technologies, autant de questions qui interpellent nos deux nations à un degré identique. Toutes les occasions de dialogue entre parlementaires permettront d'approfondir cette confiance, sans laquelle nous ne pourrons pas aller vite et loin. Les relations franco-allemandes et au niveau européen ne peuvent se limiter à la diplomatie. Elles doivent être concrétisées par des décisions politiques.

De la même façon, comme l'a évoqué M. l'ambassadeur, il faut faire des pas concrets dans les trois sujets que j'évoquais. Vous, parlementaires, allez examiner un nouveau texte de loi sur l'immigration. J'espère qu'il est négocié avec nos partenaires, car l'un des problèmes de l'accueil des réfugiés réside dans la différence des procédures, des statuts des réfugiés. Les besoins en matière d'immigration ne sont pas les mêmes entre les différents pays au sein de l'Union européenne. L'Allemagne et la France n'ont pas les mêmes besoins. Nous pourrions par exemple nous mettre d'accord sur des procédures proches, y compris avec l'Italie et l'Espagne, afin d'éviter les fraudes et les trous dans les filets destinés à réguler une immigration que nous ne pourrons jamais totalement empêcher.

En matière de gouvernance, entre l'ordolibéralisme et la dépense publique effrénée, entre la discipline et les solidarités, un vrai dialogue franco-allemand engagé par des groupes d'économistes doit se poursuivre. Chacun pourra faire quelques pas en direction de l'autre, en particulier dans le domaine de la fiscalité. À la Fondation Robert Schuman, nous sommes persuadés que nous devrions utiliser un calendrier franco-allemand concernant le rapprochement de notre fiscalité sur les entreprises. Les hautes administrations ne sont pas très enthousiastes tant ce sujet est compliqué, mais le Président Valéry Giscard d'Estaing avait déjà proposé une base et un taux proches pour l'impôt sur les sociétés. Cela devrait aboutir d'ici à cinq ans, voire dix si nous effectuons 5 % de la démarche chaque année.

En matière de défense, la situation est plus compliquée eu égard à la situation de nos deux pays. Nous devons montrer l'exemple, car nous sommes attendus. L'histoire, les constitutions, les lois, les traditions ne sont pas les mêmes. Pour résumer le chantier énorme et très difficile qui est devant nous, je dirai que nous devons changer de dépendances pour construire ensemble une nouvelle indépendance. Pour ce faire, nous devons prendre en compte la réalité allemande, ce que nous ne faisons pas suffisamment, mesurer l'engagement pacifique du peuple allemand, considérer ce que représente ou a représenté l'OTAN pour l'Allemagne et l'attachement particulier de ce pays à son outil industriel.

Nos amis allemands devraient, pour leur part, tenter de mieux appréhender la vision stratégique de la France, qui a une tradition d'engagement hors de ses frontières. S'agissant de l'industrie de l'armement, les Allemands estiment que les Français réfléchissent en termes de besoins opérationnels, tandis que nous considérons qu'ils prêtent d'abord attention aux intérêts de leurs entreprises. Pour la même raison, le sujet de l'exportation d'armes, qui voit s'opposer deux doctrines différentes, est hautement délicat. Sur ce dossier, la France devrait plus résolument aller de l'avant, car il sera difficile à l'Allemagne d'engager d'elle-même une évolution.

Pour ce qui concerne la gouvernance, des avancées concrètes peuvent aisément être réalisées. À titre d'illustration, un groupe d'éminents juristes propose de travailler à un code franco-allemand des affaires, comportant des dispositions en droit des faillites et en droit commercial notamment, dans une démarche proche de celle qui a permis l'instauration d'un code commun à plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest, qui fut un accélérateur considérable de développement de la région. Une réglementation commune en matière de droit des affaires constituerait un instrument favorable pour les investisseurs.

Il faut faire preuve de davantage de pédagogie autour de la relation franco-allemande : sa réussite représente un sujet de fierté, à l'heure où, trop souvent et notamment en France, les critiques relatives à l'efficacité européenne se banalisent. Pourtant, l'Union européenne a fort bien résisté à la crise des subprimes, si bien d'ailleurs que les Britanniques, malgré le Brexit, souhaitent conserver les bénéfices d'une participation au marché unique. Beaucoup reste certes à réaliser, mais les réussites européennes doivent être mieux valorisées auprès des populations ; c'est aussi le rôle des parlements nationaux.

M. Guntram Wolff, directeur de l'Institut Bruegel. - Je souhaiterais aborder trois points. Le premier concerne le rôle essentiel du couple franco-allemand pour l'avenir de l'Union européenne, malgré l'existence de points de discorde sur différents sujets. Pour autant, cette relation privilégiée et le leadership qui en découle doit, pour contribuer au succès de l'Union européenne, demeurer inclusif. Je citerai, à titre d'illustration, l'exemple de l'Institut Bruegel, que j'ai l'honneur de diriger : fondé par la France et l'Allemagne, avec la participation de l'Italien Mario Monti, à l'occasion du quarantième anniversaire du traité de l'Élysée, il rassemble aujourd'hui des chercheurs originaires de toute l'Europe (l'Institut est soutenu par dix-neuf États membres). Or, la relation franco-allemande me semble faire trop souvent l'objet de critiques de la part d'autres pays européens, qui peut-être s'en sentent exclus. Ainsi, les Pays-Bas considèrent-ils que la France et l'Allemagne souhaitent aller trop loin en matière d'intégration budgétaire, sans parfois se soucier de leurs partenaires. De fait, l'accord de Deauville relatif à la gouvernance économique de l'Union, conclu en 2010 par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, a eu des conséquences certaines, pour l'Italie par exemple. Soyons donc attentifs à ne pas confondre leadership et domination.

Mon deuxième point est une réflexion sur les conséquences institutionnelles de l'approfondissement de la coopération entre les deux pays, qui représente la contrepartie somme toute logique au manque de confiance croissant des gouvernements vis-à-vis de la Commission européenne, pourtant indispensable au fonctionnement de l'Union. Les institutions européennes jouent, en outre, un rôle majeur pour les États membres de taille modeste, qui y trouvent la possibilité de faire valoir leurs intérêts. La perte de confiance dans la Commission européenne s'explique-t-elle par les pratiques de l'institution, en particulier celle, récente, des Spitsenkandidaten, les candidats désignés à sa présidence en amont des élections européennes ? Le Parlement européen souffre, quant à lui, d'un inquiétant déficit de représentativité de nos concitoyens. Le Brexit, qui supprime mécaniquement 73  postes de députés, représente une occasion unique de réformer le mode d'élection, en instaurant par exemple des listes transnationales, comme le propose le Comité des régions.

Mon troisième et dernier point porte sur les défis auxquels est confrontée l'Union européenne et sur les moyens d'y répondre. Le premier d'entre eux est évidemment la crise migratoire, qui a conduit l'Union à une petite révolution depuis que, selon le souhait de la majorité des membres du Conseil européen, la protection des frontières extérieures est assurée par Frontex, quand bien même certains États membres s'y opposeraient. L'attention portée à ce sujet au coeur des préoccupations de nombre de nos concitoyens est essentielle pour l'avenir de l'Union européenne. Ainsi, en Allemagne, le parti Alternative für Deutschland (AFD) ne dépassait guère 4 % des suffrages lorsqu'il défendait uniquement le retour au Mark. Depuis qu'il s'est positionné, en 2015, sur la lutte contre l'immigration, il rassemble près de 14 % des électeurs. L'approfondissement de la zone euro représente également un défi majeur. Il s'agit d'achever l'union bancaire avec la mise en place de garanties européennes de dépôt pour les banques placées sous la supervision de la Banque centrale européenne (BCE). Le ministre des finances par intérim de l'Allemagne, Peter Altmaier, a fait état de son souhait de faire aboutir ce dossier, même si cela pourrait prendre une dizaine d'années. Il convient, par ailleurs, d'améliorer le fonctionnement de la zone euro, afin de lui permettre de disposer des ressources nécessaires pour faire face à un choc asymétrique. Un tel mécanisme peut s'envisager hors comme au sein du budget de l'Union ; je plaide pour ma part, à l'instar de la Commission européenne, en faveur de la seconde solution, qui m'apparaît à la fois plus cohérente et plus efficace, en particulier depuis qu'avec le Brexit, 85 % du produit intérieur brut (PIB) de l'Union appartient à la zone euro. Elle pose néanmoins la question de la faible légitimité de la Commission européenne, notamment en matière financière. Comment dès lors mener démocratiquement à bien une telle réforme ? Un dernier défi réside, selon moi, dans la gestion de la transition énergétique et climatique, qui fait l'objet de nombreuses discussions franco-allemandes. Le projet de créer une taxe sur le charbon évoqué dans ce cadre est certes intéressant, mais le dispositif ne sera que peu effectif s'il se limite à deux pays.

L'enjeu, pour faire face aux défis que je viens d'évoquer, est de réfléchir aux différents niveaux auxquels l'Union européenne pourrait ou devrait fonctionner. La Commission est favorable à une égalité entre États membres dans ce domaine mais, en pratique, des coalitions se forment et varient selon les sujets. Le prochain gouvernement allemand pourrait vouloir avancer sur certains points aux côtés de la France, mais quel serait le cadre juridique et démocratique de telles décisions ? J'insiste : bien que l'axe franco-allemand soit essentiel, prenons garde à la qualité de nos relations avec les autres États membres comme avec la Commission européenne. Des degrés variés d'intégration à l'Union sont acceptables, à la condition qu'ils ne soient pas arbitrairement définis.

M. Jean Bizet, président. - Vous avez, monsieur l'ambassadeur, eu raison d'insister sur les enjeux économiques. J'ai également particulièrement apprécié l'optimisme affiché par Jean-Dominique Giuliani et la nécessité qu'il a rappelée de fixer un calendrier, même si son intervention m'a interrogé sur le concept de souveraineté tel qu'envisagé par les Britanniques. Je partage enfin, monsieur Wolff, votre analyse sur la crise migratoire et sur l'importance de veiller à un leadership inclusif.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur l'ambassadeur, vous êtes le seul à ne pas avoir évoqué le sujet de l'immigration. Est-ce parce que vous ne le considérez pas crucial ? Monsieur Wolff, comment mettre en oeuvre un leadership inclusif si la France et l'Allemagne ne rencontrent pas les mêmes difficultés ou en ont une vision opposée ? De fait, comme l'indiquait M. Giuliani dans son propos introductif, l'Allemagne a besoin d'immigrés, même si ses dirigeants ont récemment fait les frais électoraux de leur généreuse politique d'accueil, tandis que, s'agissant de la France, les immigrés cherchent à quitter le pays pour se rendre en Grande-Bretagne. Une minorité veut aussi y revenir après avoir combattu dans les rangs de Daech. Les problématiques semblent donc quelque peu différentes. Quant à la Pologne, à la Hongrie, à la République tchèque et à la Slovaquie, leurs gouvernements ont choisi de lutter contre l'immigration illégale à leurs frontières. Quelle coopération européenne peut être mise en oeuvre dans ces conditions ?

M. Ronan Le Gleut. - Le traité de l'Élysée comprend un volet relatif aux lycées franco-allemands, qui a permis la création des établissements de Buc, Sarrebruck et Fribourg. Cinquante-cinq ans après sa signature, un nouvel établissement va prochainement ouvrir à Hambourg. Ces initiatives masquent toutefois mal les difficultés de l'apprentissage de l'allemand en France, qui a considérablement pâti de la fermeture, même temporaire, des classes bilangues, comme du français en Allemagne. Quel tableau pouvez-vous dresser de la situation de part et d'autre de la frontière ? Je souhaiterais, par ailleurs, vous interroger sur les chances qu'a l'Allemagne de disposer prochainement d'un gouvernement, alors que la majorité ne s'est établie qu'à 56,45 % des six cents délégués de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) et que l'initiative de Kevin Kühnert contre l'union du Parti social-démocrate (SPD) avec la CDU semble avoir quelque succès auprès des adhérents. Selon vous, un gouvernement pourra-t-il être installé s'il était issu d'une coalition minoritaire ou faudra-t-il impérativement organiser de nouvelles élections ?

M. Gilbert Bouchet. - La politique énergétique, notamment nucléaire, constitue un important point de discorde entre les deux pays. Pourrait-il prochainement exister une position commune dans ce domaine ?

M. François Patriat. - Malgré les difficultés qu'il peut rencontrer, le couple franco-allemand présente à l'Europe et au monde une voix raisonnable, à l'opposé actuellement des États-Unis, et nous devons nous en féliciter. À l'occasion du cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée, le Bundestag et l'Assemblée nationale ont adopté une déclaration commune dans laquelle il est notamment proposé de développer des eurodistricts, qui auraient compétence, dès lors que les législations nationales auront été adaptées, en matière de santé, d'éducation ou encore de transports publics. Quelle est, monsieur l'ambassadeur, la position du gouvernement allemand sur cette initiative ?

Mme Fabienne Keller. - L'anniversaire du traité de l'Élysée représente une excellente occasion de réfléchir ensemble à la relation franco-allemande. Je partage votre analyse, monsieur Giuliani, sur la nécessité de disposer d'un calendrier. Comme Ladislas Poniatowski, je crois indispensable de fixer en Europe des règles convergentes en matière de droit d'asile et, surtout, de les appliquer. Comment pourrait-on avancer sur ce dossier, si possible avant les prochaines élections européennes ? Je suis élue dans un département frontalier, où les coopérations avec l'Allemagne sont déjà nombreuses. Elles gagneraient néanmoins à être renforcées et étendues à l'ensemble du territoire. Pourquoi, par exemple, ne pas réfléchir à un partenariat entre nos deux pays en matière d'apprentissage à l'occasion de la réforme à venir, sur le modèle du processus de Bologne pour l'enseignement supérieur ?

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Vous comprendrez qu'il m'est difficile de m'exprimer au nom d'un gouvernement allemand qui n'est pas installé. Je puis répondre toutefois à certaines de vos interrogations. Monsieur Poniatowski, je n'ai pas, il est vrai, évoqué la question de l'immigration, mais, cela va sans dire, il reste un travail considérable à mener auprès des pays d'origine et de transit. Sur ce dossier, la dimension extérieure est d'ailleurs plus avancée que la dimension européenne : l'Allemagne s'est engagée en soutien auprès de plusieurs pays. Les progrès sont également notables en matière de contrôle aux frontières extérieures de l'Union européenne, même si certains États, de l'Est de l'Europe notamment, sont plus efficaces et volontaires que d'autres.

Troisième volet, ce qui se passe à l'intérieur de l'Union européenne. Le droit d'asile est un droit fondamental qui exige que toute demande soit examinée. En aucun cas le gouvernement allemand ne fera de compromis sur cette question. Mais la durée et les conditions de la procédure, notamment en cas de refus, devraient être rapprochées. La Commission a mis des propositions sur la table. La présidence a proposé d'adopter ces textes avant la fin de l'été.

En 2015, l'Allemagne n'a ni ouvert, ni fermé ses frontières. La différence d'appréciation n'est pas sans importance : ses frontières étaient ouvertes, elle aurait pu les fermer, mais elle ne l'a pas fait.

Un parti qui obtient plus de 30 % aux élections, ce n'est pas si mauvais, même si cela ne suffit pas en Allemagne pour obtenir la majorité des sièges au Parlement... Ensuite, qu'il ait 32 % ou 37 %, au moment de chercher un partenaire pour former un gouvernement, le défi reste identique même si l'équation est un peu différente.

Je suis assez confiant sur la possibilité d'avoir un gouvernement. Il y aura des négociations, dans un cadre défini. Les adhérents du SPD auront leur mot à dire. Je ne suis pas spécialiste du comportement de ces adhérents, mais je sais une chose : dans ces domaines, plus on avance et plus il est coûteux de faire marche arrière.

L'Allemagne a pour objectif de recevoir un nombre net de réfugiés et de migrants compris entre 180 000 et 220 000. En 2017, nous y sommes parvenus, puisqu'ils ont été un peu plus de 180 000. Cet objectif doit pouvoir être poursuivi sans nuire au droit fondamental d'asile. Nous évaluons la part des gens employables la première année à 10 % et ceux qui le deviennent d'ici quatre à cinq ans à 50 %. Il ne s'agit pas d'immigration de travail, mais de réfugiés qu'il faut donc former et intégrer au marché du travail.

Sur l'apprentissage des langues, nous avons certes un problème avec l'anglais. Mais il ne faut pas chercher la compétition avec cette langue ; comme les maths, il est absolument nécessaire de la maîtriser, tandis que le français ou l'allemand sont un atout qui fait la différence.

Nous sommes ouverts sur les eurodistricts, comme sur le travail transfrontalier. Mais l'application en France des règles relatives aux travailleurs détachés est actuellement un obstacle pour ce dernier. Pour chaque heure que vous travaillez, vous devez vous inscrire sur un site en français, en indiquant toutes vos données... Nous discutons actuellement avec le gouvernement français pour rendre les choses plus faciles.

M. Jean-Dominique Giuliani. - Lorsque j'entends Guntram Wolff parler de coalition arbitraire ou de coopération inclusive, je reconnais bien un langage communautaire habituel. Je préfère pour ma part parler de coopération ouverte et de coalition exemplaire. Par ces expressions, la Commission veut continuer comme avant, alors que nous touchons au coeur de la souveraineté de nos États. La méthode communautaire traditionnelle ne fonctionnera pas si l'impulsion ne vient pas des capitales. Or nous sous-estimons le degré d'intégration considérable - les Britanniques sont en train de s'en rendre compte - de nos pays. Un pays ne peut pas adhérer à l'Union s'il pratique la peine de mort, ce qui n'est pas le cas pour les États-Unis.

Il faut des exemples. Il faut que la France et l'Allemagne donnent l'exemple - que cela plaise ou non aux autres. Ce qu'il faut, c'est que ces exemples s'inscrivent dans une démarche européenne, en vue d'avoir un jour une politique commune d'immigration, une gouvernance économique de la zone euro plus intégrée, une politique de défense plus commune. Mais le chemin est long.

Tout renvoyer sur la Commission, qui n'en peut mais et a déjà beaucoup fait
- avec les orientations plus politiques du président Juncker - c'est se décharger de nos responsabilités nationales. C'est particulièrement vrai en matière de défense. M. Le Drian et Mme von Der Leyen veulent partager une base aérienne commune pour le transport stratégique. Que se passe-t-il aussitôt ? Tout le monde veut y participer, et nous nous retrouvons avec une coopération structurée permanente à 25 sur 28, ce qui ne veut rien dire. Chacun est content d'avoir 19 projets, mais en réalité, stratégiquement, nous n'avons pas avancé.

Il faut que nous soyons des Européens exemplaires et que nous montrions l'exemple par des réalisations concrètes. Cela s'appelle la méthode Schuman : « L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait », disait-il le 9 mai 1950. Nos amis de l'Est ne partagent pas notre politique migratoire. Mais s'ils voient que nous avons des règles communes, ils devront bien un jour s'y intéresser.

M. Guntram Wolff. - Je ne crois pas qu'il y ait un désaccord sur ce sujet. Pour la crise migratoire, il faut aller au-delà de la coopération franco-allemande. Les réfugiés arrivent en Grèce ou en Italie ; il faut donc parler avec nos partenaires de ces pays. C'est ce que nous avons fait. Nous avons trouvé des budgets européens très importants pour financer le coût de l'accueil des populations en Grèce en 2016 et l'accord avec la Turquie. Oui, la France et l'Allemagne sont des moteurs, mais il faut travailler avec les autres.

Un des grands sujets - nous venons de sortir une note sur le sujet - sont les critères différents d'attribution de l'asile. Si vous venez d'Afghanistan, la probabilité d'obtenir l'asile peut être selon les pays de 10 %, de 50 % ou de 90 %. C'est un problème si nous partageons un espace de libre circulation comme Schengen. Il faudra y travailler.

Les pays d'Europe de l'Est ont fait beaucoup de progrès sur la protection des frontières. Mais concernant la redistribution des réfugiés, la résistance est très forte et la sensibilité politique très importante ; l'existence d'une décision approuvée par la Cour européenne de justice n'y fait rien. C'est un véritable problème, mais c'est une question politique. Le Sondierungspapier de la coalition appelée à former le prochain gouvernement allemand pourrait être lu comme une déclaration de guerre à la Pologne, tant il insiste sur l'application du droit européen au sein de l'Union européenne. Cela va dans la bonne direction. Au-delà des réfugiés, la question est celle de la Cour constitutionnelle polonaise.

Mme Colette Mélot. - Si la relation franco-allemande a été exceptionnelle pour deux générations, elle est devenue une évidence - ce qui peut expliquer l'absence de certains députés à l'Assemblée nationale hier... Les projets, tant pour les scolaires que les associations, sont en diminution, d'après la secrétaire générale de l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ). M. Giuliani dit que la relation doit être revigorée. Peut-être y a-t-il assez de lycées en Allemagne, mais pas assez en France. Il existe bien une université franco-allemande, mais sans existence physique, puisqu'il ne s'agit que de financements de cursus dans différents établissements. Il faut absolument avancer sur l'apprentissage.

M. Robert del Picchia, président. - L'OFAJ marche très bien. À 17 ans, j'ai été dans le premier groupe expérimental envoyé en Allemagne, qui allait le préfigurer...

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Vous avez raison, madame la sénatrice. On aurait pu espérer plus de députés présents, mais ce que je trouve important, c'est que pour la première fois, deux parlements signent un accord sur la structure de leur coopération à l'avenir. S'il est mis en oeuvre, ce sera un niveau de coopération sans commune mesure.

Il faut faire le maximum sur la jeunesse et l'apprentissage, mais c'est encore compliqué pour la formation professionnelle car les parcours sont différents. Il faudrait mettre autour d'une table ceux qui s'en occupent dans les régions. Peut-être faudrait-il identifier quelques pilotes. Pour rétablir la paix entre les deux autres intervenants, je dirais que le seul noyau légitime, c'est le franco-allemand !

M. Jean-Dominique Giuliani. - Nos diplomates ont des calendriers, mais les opinions publiques ne les connaissent pas. Or c'est important, que ce soit un calendrier de rapprochement sur la fiscalité pour les investisseurs, ou un calendrier sur l'immigration pour les citoyens... Cela ferait passer le message : « on s'en occupe. » La Commission a fait beaucoup ; mais qui le sait ?

M. Guntram Wolff. - Il très important que les échanges ne concernent pas seulement les élites mais se fassent à tous les niveaux.

M. Jean Bizet, président. - Merci. J'ai noté quelques points : l'importance du rôle des capitales ; la bonne vieille méthode Schuman, avec des réalisations concrètes sur les éléments du quotidien ; un accord franco-allemand avec, si possible, un calendrier. Nous vivons depuis quelques temps une période de transition avec la problématique du Brexit. Nos amis britanniques s'aperçoivent de toute la pertinence du marché unique et de l'union douanière, de cet environnement dont avaient rêvé nos prédécesseurs. L'Union européenne est la première zone économique mondiale, en face des États-Unis, qui se recroquevillent sur eux-mêmes, et de la Chine, qui cherche des partenaires. Nous n'avons jamais signé autant d'accords de libre-échange, et ce faisant, nous sommes en train d'imposer les normes européennes, qui deviennent des normes mondiales. Cette puissance de l'Europe permet de vrais moments d'optimisme qui devraient être expliqués à nos concitoyens.

M. Robert del Picchia, président. - Nous vous remercions. Pour rassurer M. l'ambassadeur, nous sommes très proches des parlementaires allemands, avec qui la commission travaille depuis longtemps.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 25.

Jeudi 25 janvier 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Institutions européennes - Rencontre avec les institutions européennes (déplacement à Bruxelles des 15 et 16 janvier 2018) : rapport d'information de MM. Jean Bizet, Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Mmes Gisèle Jourda, Fabienne Keller et M. Pierre Médevielle

M. Jean Bizet, président. - Les 15 et 16 janvier derniers, une délégation du bureau de notre commission s'est rendue à Bruxelles dans le cadre de nos échanges continus et réguliers avec les institutions européennes. Cette délégation était composée de Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Fabienne Keller, Gisèle Jourda, Pierre Médevielle et de moi-même.

Les multiples rencontres que nous avons eues nous ont tout d'abord permis de prendre la mesure d'un véritable changement d'atmosphère, très palpable au sein des institutions bruxelloises. Voilà encore un an, après une décennie d'accumulation de crises, culminant avec le référendum sur le Brexit et l'élection de Donald Trump, l'ambiance était morose et l'on craignait que la « vague populiste » ne finisse par emporter la construction européenne à l'occasion des élections néerlandaises et françaises. Tel n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Le regain d'optimisme tient pour partie à la façon dont notre pays est perçu.

Le moment semble donc favorable à la fois pour le projet européen, mais aussi pour la France. Nous sommes servis par la conjoncture politique et le retrait relatif de l'Allemagne, depuis l'été dernier et pour quelques mois encore. L'ambassadeur d'Allemagne à Paris, M. Nikolaus Meyer-Landrut, que nous avons entendu en commission, a aussi été reçu en entretien par le président Larcher. Il envisage un gouvernement en ordre de marche début mars, sans imaginer l'échec de la grande coalition, car le vote des membres du SPD ne peut être discordant. Dans le même temps, à Bruxelles, on parle plutôt du Président Macron et du retour de la France.

La France peut aussi capitaliser sur son « avantage conceptuel ». Alors que le Brexit, l'évolution de l'Amérique ou encore la nécessité d'une politique commerciale et industrielle offensive bousculent le paradigme de nombre de nos partenaires, il ne fait que confirmer la vision « gaullienne » qui faisait traditionnellement l'originalité de notre pays.

Premiers enseignements pour bénéficier de cette fenêtre d'opportunités, la France doit poursuivre son action dans le cadre du couple franco-allemand, en évitant toutefois de donner à ce couple un caractère trop exclusif, ce qui nous empêche d'exercer un leadership notamment à l'égard de « petits pays ». M. Wolff, directeur de l'Institut Bruegel, a parlé d'un couple « inclusif », qui serait plutôt « ouvert » pour M. Giuliani. M. Macron évoque, lui, un triangle de la jalousie. Cette analyse se défend.

La France doit enfin être attentive à fédérer autour de propositions réalistes et acceptables par le consensus qui gouverne l'Europe, au sein du Conseil européen. Nos interlocuteurs nous ont parfois fait comprendre que toutes les propositions du discours de la Sorbonne ne remplissaient pas ces conditions. Le regain d'optimisme constitue un atout appréciable pour aborder l'année 2018. Néanmoins, il ne sera peut-être pas suffisant pour affronter les défis inscrits à l'agenda des semaines et des mois qui viennent.

Il s'agit tout d'abord des trois négociations parallèles sur le Brexit : l'accord de retrait, la période transitoire et, surtout, le cadre des relations futures. Elles constitueront un défi à l'unité des Vingt-sept qui, j'en suis le premier étonné, a tenu jusqu'à maintenant. Espérons que cette situation perdure. Rendons hommage à notre compatriote Michel Barnier : il s'est rendu dans les vingt-sept capitales, ce qui a été l'une des clefs du succès. Cette unité pourrait en effet se fissurer lorsque les négociations vont entrer dans le concret et que les divergences d'intérêts entre les différents États membres vont se faire sentir. Nous pouvons faire confiance à nos amis anglais pour savoir les exploiter... L'accord du 8 décembre concernant l'Irlande, c'est tout et son contraire ! Le groupe de suivi sur le Brexit se déplacera le moment venu, mais je suis dubitatif s'agissant de solutions concrètes, car j'ai plutôt l'impression que Mme May gagne du temps.

Je citerai ensuite la négociation du cadre financier pluriannuel pour la période 2012-2027 avec les 20 à 25 milliards d'euros supplémentaires qui doivent être trouvés : 10 à 13 milliards d'euros sur le Brexit et 10 à 12 milliards sur de nouvelles politiques. De plus, comme nous le faisait remarquer notre nouvel ambassadeur, M. Léglise-Costa, il y a toujours le risque que ces différentes négociations « s'embolisent » mutuellement, surtout si l'on y ajoute la réforme annoncée du droit d'asile. Le blocage lié à une ligne de fracture Europe de l'Est-Europe de l'Ouest n'est pas non plus à exclure avec les divergences très sensibles sur les différents dossiers.

Au-delà de ce tour d'horizon général, nous avons rencontré trois commissaires européens afin d'assurer le suivi de nos relations avec Bruxelles concernant le plan Juncker, la réforme de la PAC et la politique commerciale. Je retiendrai de nos échanges avec le commissaire Katainen un large satisfecit pour le plan Juncker en général et pour la France en particulier. Selon les souhaits exprimés par le Sénat, l'effort doit se poursuivre pour rendre ce dispositif plus accessible aux PME et aux petites collectivités territoriales. Le ticket d'entrée reste élevé, même s'il est passé de 50 millions d'euros au départ à 10 millions d'euros.

S'agissant de la PAC, nous sommes en phase sur bien des sujets avec le commissaire Phil Hogan. Celui-ci nous a demandé à plusieurs reprises notre appui sur le maintien de la ligne budgétaire, car la politique agricole et la politique de cohésion risquent d'être mises à contribution. Néanmoins, il nous a fait part de sa surprise lorsque certaines fuites de l'Élysée, certes démenties, indiquaient que les autorités françaises ne seraient pas opposées à un cofinancement des aides directes... Je le redis, une telle renationalisation de la PAC n'est pas acceptable, ce qui n'empêche pas de se féliciter des propositions récentes du commissaire pour plus de subsidiarité et de souplesse.

Quant aux propos du commissaire Hogan sur la situation de son pays, l'Irlande, dans le cadre du Brexit, son expression a confirmé la charge émotionnelle et politique très forte de cette question, dont certains pensent qu'elle pourrait être la cause d'un « non-accord » - no deal - entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.

Enfin, quelques mois après l'épisode « wallon » relatif au CETA avec le Canada, ou accord économique et commercial global, la commissaire Malmström nous a rappelé sa politique à la fois d'ouverture à de nouveaux accords, de transparence en amont des négociations et de recherche de relations commerciales plus équilibrées. Selon ses propos, la disjonction de la partie investissements des accords mixtes ne deviendra pas une pratique systématique visant à faire échapper la Commission européenne au vote des parlements nationaux. De plus, face aux limites de l'OMC, confirmées lors de la réunion de Buenos Aires, la commissaire n'excluait pas de rechercher de nouvelles formules comme celles d'accords plurilatéraux. Le multilatéralisme étant en léthargie avec le blocage, par les États-Unis, du renouvellement de plusieurs juges de l'organe de règlement des différends, le président Juncker a habilement orienté la Commission vers la multiplication d'accords de libre-échange. Les normes européennes pourraient ainsi devenir des normes mondiales. L'accord avec le Japon sera le plus emblématique en la matière.

Nous continuerons de nous rendre régulièrement à Bruxelles où nous avons pris deux rendez-vous pour les mois qui viennent, l'un avec le commissaire Hogan pour échanger sur la contribution du Sénat français aux réflexions sur la réforme de la PAC - le commissaire a exprimé sa satisfaction à l'égard de nos réflexions -, et l'autre avec les équipes du premier vice-président Frans Timmermans, chargées de la Task Force sur le contrôle de la subsidiarité et de la proportionnalité par les parlements nationaux.

Par ailleurs, nous avons rencontré le Danois Jeppe Tranholm-Mikkelsen, secrétaire général du Conseil, ainsi que les Français qui occupent des postes-clés dans les différentes institutions : Jean-Eric Paquet, secrétaire général-adjoint de la Commission européenne, Christine Roger à la direction générale Justice et affaires intérieures du Conseil, l'ancienne cheffe de cabinet de Michel Barnier, Mme Anne Bucher, présidente du comité d'examen de la réglementation, M. Valère Moutarlier, directeur Fiscalité directe, coordination fiscale, analyse économique et évaluation de la Commission européenne. Pour eux, la France est de retour, mais ils estiment que ce sentiment devra être concrétisé par des actes.

M. Philippe Bonnecarrère. - Sans refaire le discours de Davos du Président de la République, je souligne la perception de ce retour de la France en Europe qui est partagée par tous, sous réserve que nos engagements soient tenus. Une vraie attente existe à ce sujet, confortée par l'idée que l'Europe a déjà surmonté de graves crises, notamment financières, et que la concurrence diminue avec l'isolationnisme des États-Unis.

Toutefois, la situation est paradoxale, car au moment où des opportunités multilatérales, bilatérales et de coopération renforcée s'ouvrent, à l'heure où l'on veut approfondir la construction européenne et la rééquilibrer démocratiquement après des crises assez violentes qui ont touché de près la Commission, la tentation est grande de vouloir maintenir ce qui fonctionne et de voir le système s'auto-bloquer, avec les fractures Nord-Sud, mais aussi Est-Ouest. Finalement, tout dépend des hommes : ont-ils le talent et la ténacité pour avancer ?

Une grande importance est accordée aux discussions bilatérales. Le Président de la République a d'ailleurs rencontré tous les dirigeants des pays baltes et certains des pays du groupe de Visegrád. Notre commission a intérêt à chercher, comme c'est le cas pour la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires, la COSAC, une relation prioritaire avec chaque État, puisqu'il faut les convaincre tous, y compris les plus modestes, même sur des sujets qui nous paraissent évidents comme la convergence fiscale. C'est de la haute couture !

M. André Reichardt. - J'ai lu le rapport avec plaisir, car il correspond vraiment à ma position concernant l'unité européenne. Cette année 2018 précédant les élections européennes est très importante. Toutefois, le risque est celui d'un statu quo avec ce nouvel engouement pour l'Europe - on le ressent à Bruxelles, mais aussi à Strasbourg - ou d'une nouvelle décision qui ne satisferait pas les opinions publiques. L'équilibre sera difficile à trouver pour que les citoyens européens se prononcent en faveur de l'Europe, malgré tous les efforts consentis ces derniers mois par les décideurs européens. Il faut vraiment en tenir compte.

Monsieur le président, je regrette que vous n'ayez pas eu le temps de vous préoccuper de ce qui suscite une très forte inquiétude en Europe : la sécurité, et par conséquent l'asile. Ce thème sera sans doute central lors des prochaines élections européennes. Tel est l'enjeu de la mise en oeuvre de la réforme de Schengen décidée récemment, avec le rôle accru confié à Frontex et des exigences de résultats plus fortes qu'aujourd'hui.

Le rôle de l'Union européenne est de rassurer les populations plus que les États-nations. Le rejet de l'Europe ou au contraire la confirmation d'un sentiment européen devra beaucoup au rôle joué par l'Union européenne.

M. Pierre Ouzoulias. - Je m'associe aux remerciements : je n'ai pu vous accompagner, mais j'ai également beaucoup appris à la lecture de votre rapport. Je souhaite vous interroger, sans aucune malignité sur la position des commissaires, et de l'Europe en général, concernant l'émergence d'entités infranationales et leur ambition à dialoguer directement avec les autorités européennes au-delà des États-nations qui constituent aujourd'hui encore le cadre des relations européennes.

La crise catalane ne s'est pas du tout apaisée en dépit des dernières élections. Quant à l'Irlande du Nord et l'Écosse, des mouvements tectoniques forts sont possibles, qui peuvent mettre en danger la structure sur laquelle repose actuellement l'Europe, à savoir une fédération d'États-nations.

M. Simon Sutour. - Ce rendez-vous annuel à Bruxelles donne plus de poids à notre travail, je m'en félicite. Ma région est proche de la Catalogne. Je regrette que les dirigeants des institutions européennes s'en détournent. De plus, l'Espagne se ridiculise en refusant de reconnaître les résultats de l'élection du président de Catalogne. Le Premier ministre espagnol, M. Rajoy, a en effet décidé d'appliquer l'article 155 de la Constitution espagnole pour reprendre les compétences aux autorités catalanes. Il dirige ainsi juridiquement la région, alors que son parti n'a remporté que 4,2 % des voix aux élections du 22 décembre, pas même assez pour constituer un groupe parlementaire ! Cela ne l'a pas empêché, hier, de faire fermer l'antenne de la Généralité à Bruxelles pour empêcher que le président du Parlement catalan, démocratiquement élu, ne puisse rencontrer les députés espagnols indépendantistes menacés de prison dans leur pays. Et le ministre de l'intérieur espagnol dit faire son possible pour empêcher M. Puigdemont de rentrer en Espagne, fût-ce dans le coffre d'une voiture !

Cessons de voir les choses sous l'angle exclusivement juridique, de brandir le respect par l'Espagne de l'État de droit, car c'est un problème politique. Nous sommes peu regardants sur les méthodes du gouvernement espagnol, et simultanément très exigeants avec la Pologne ou la Hongrie - à juste titre sans doute. Or le Tribunal constitutionnel espagnol, d'après ce que je lis, serait composé aux deux tiers de membres du parti populaire qui, donc, n'a aucun relais en Catalogne. Bref, les responsables européens devraient avoir une position plus équilibrée, faute de quoi la situation pourrait déraper. Mais à mon avis, les choses ne changeront que lorsque l'économie espagnole sera affaiblie par cette situation, et celles de ses voisins par contrecoup.

M. Jean Bizet, président. - Nous continuerons à enrichir la réflexion au sein de notre commission par des notes thématiques.

M. Simon Sutour. - Le fonctionnement du Tribunal constitutionnel espagnol pourrait faire l'objet de l'une d'entre elles.

M. Jean Bizet, président. - C'est entendu.

Les questions de sécurité sont au coeur des préoccupations de nos concitoyens et seront un enjeu majeur des prochaines élections européennes. L'audition du commissaire Julian King l'a montré ; nous y reviendrons le 13 février prochain lors d'un entretien du bureau de la commission avec le commissaire Dimítris Avramópoulos. Schengen ou Frontex n'ont pas été conçus pour faire face aux vagues de migrations que nous connaissons. M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, l'a bien dit hier : ce sujet va nous occuper encore longtemps.

Nous poursuivrons nos échanges avec les autres États dans les prochaines semaines : les Pays-Bas seront à l'honneur les 5 et 6 mars ; nous recevrons une délégation lettonne en mars, et une autre, du Bundesrat, en avril. MM. Kern et Sutour se rendront en Serbie et au Monténégro, que certains souhaitent voir rejoindre l'Union européenne - nous l'avons encore entendu au sein de la dernière COSAC à Sofia. La présidence du Conseil n'est pas sur la même ligne. La Russie défend quant à elle ses intérêts dans la région, et en a les moyens financiers. En mai enfin se tiendra le sommet des Balkans occidentaux.

À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.

Questions diverses

M. André Reichardt. - M. Leconte et moi-même suivons les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Ce qui se passe en ce moment au nord de la Syrie est très inquiétant : l'armée turque règle ses comptes avec la population kurde. Quant à ce qui s'est passé à l'est de la Turquie... cela nous a sans doute été caché, car la presse y est interdite. Notre demande de visite sur place, relayée par le président Larcher, n'a pas eu de suite. Or c'est un élément fondamental des relations entre l'Union européenne et la Turquie. Notre commission devrait se pencher sur cette question, selon des modalités qui restent à déterminer.

M. Jean Bizet, président. - Mon homologue Mehmet Kasim Gülpinar vient de m'inviter à une visite officielle. Je n'ai pas encore répondu. Nous devons être fermes sur ce qu'il se passe dans ce pays. Certaines capitales européennes sont en train de le faire, mais l'attitude du président Erdogan reste ambiguë. Nous examinerons ce point avec le président Larcher.

M. André Reichardt. - Ce qui se passe sur le terrain est porteur de risques extraordinaires. L'armée turque pourrait se retrouver face à l'armée américaine. Qu'adviendrait-il alors ? Cela dépasse la commission des affaires européennes. Nous devrions regarder cela de très près, avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

M. Jean Bizet, président. - Nous pourrions auditionner l'ambassadeur de Turquie conjointement avec la commission des affaires étrangères.

M. Jean-François Rapin. - Les responsables turcs que nous avons entendus dans le cadre de la mission d'information sur la position de la France à l'égard de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie n'ont guère été diserts... Au-delà des aspects militaires en cours, les échanges avec Frontex font état d'une modification du phénomène migratoire : la suspicion généralisée consécutive à la tentative de coup d'État a multiplié les départs de fonctionnaires turcs vers l'Europe.

M. Simon Sutour. - Auditionner l'ambassadeur de Turquie serait une bonne chose. Il verrait que nous ne sommes pas dupes. Nous ne pouvons accepter de la Turquie ce que nous n'accepterions de personne ! Les Turcs occupent en outre une partie de Chypre, membre de l'Union européenne ; les dirigeants turcs méconnaissent les droits des fonctionnaires mis en cause et les placent en situation de demander l'asile ; ils resserrent l'étau autour de la presse. La réponse du Gouvernement aux questions d'actualité de mardi dernier, sur ce dossier, a été pitoyable. Le mot « Kurde » n'a même pas été prononcé ! Nous, parlementaires, devons dire les choses comme elles sont.

M. Jean Bizet, président. - Autre sujet : en lien avec la délégation aux entreprises, nous avons mis en place une plateforme en ligne sur laquelle les entreprises pourront faire part des difficultés qu'elles rencontrent concernant la norme européenne ou les modalités de sa transposition en droit français. Cette initiative s'inscrit dans le prolongement du rapport que nous avions présenté en février dernier, qui concluait à la nécessité de simplifier le droit européen. Elle sera en outre utile pour examiner le projet de loi relatif au droit à l'erreur et, au-delà, aiguisera notre vigilance sur la surtransposition de directives européennes.

Dans son discours sur l'état de l'Union européenne, le président Juncker a évoqué le double standard en matière de sécurité alimentaire - les standards à l'ouest de l'Europe étant plus élevés qu'à l'est. Au sein d'un marché unique, ce n'est pas concevable. MM. Michel Raison et Yannick Botrel pourraient approfondir cette question. Ce sera l'occasion de faire le point sur les systèmes d'alerte mis en place par la Commission européenne. Ce travail devra être conduit avec la commission des affaires sociales et la commission des affaires économiques. En pleine affaire Lactalis, le directeur général de l'alimentation, M. Patrick Dehaumont, m'a dit récemment que notre arsenal législatif était suffisant pour faire face à une telle crise, mais il serait bon de faire la lumière sur tout cela.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 9 h 55.