Mardi 6 février 2018

- Présidence de M. Michel Boutant, président.

La réunion est ouverte à 14 h 45.

Audition de M. Jean-Marie Godard, journaliste, auteur de l'ouvrage : « Paroles de flics »

M. Michel Boutant, président. - Notre commission d'enquête débute ses travaux avec l'audition de M. Jean-Marie Godard, journaliste au magazine Society, auteur de l'ouvrage Paroles de flics, écrit après de nombreux entretiens et rencontres menés pendant un an au sien de divers services de la police nationale, et qui représente donc une source d'information précieuse pour notre commission d'enquête.

Dans votre livre, vous mettez en lumière le mal-être des policiers, qui a conduit à des mouvements de colère et de protestation inédits débordant les canaux d'expression habituels, en particulier les syndicats. Parmi les facteurs à l'origine de cette situation, vous relevez notamment un manque criant de moyens, le contact permanent avec la violence et avec la mort - question que vous abordez dans un chapitre remarquable -, la difficulté à concilier travail et vie de famille, ou encore l'impression d'un manque de considération, que ce soit de la hiérarchie, de la population ou des médias.

Une phrase de votre ouvrage me semble bien résumer la difficulté du métier : « entre les missions anti-criminalité d'origine, les opérations de police-secours, la banalité de la petite délinquance quotidienne, les incivilités, les PV, et l'éventualité de se retrouver en quelques minutes au coeur d'un bain de sang, la gymnastique psychologique du flic est permanente. » On comprend en filigrane que certains, parfois, n'arrivent plus à opérer cette gymnastique psychologique et que le pire est alors possible.

Par delà ces constats, votre ouvrage livre en particulier deux analyses qui me paraissent intéressantes et sur lesquelles vous pourrez revenir : d'une part, les rapports complexes entre police et justice, dont on entend fréquemment parler dans les médias ; d'autre part, l'oscillation ininterrompue de la doctrine policière, depuis une quinzaine d'années, entre prévention et répression sans que le bon équilibre ait jamais vraiment été trouvé. Vous pointez du doigt le manque de réflexion de long terme, dont la responsabilité est partagée, quelle que soit l'obédience politique.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marie Godard prête serment.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Nous avons lu attentivement votre ouvrage, qui n'est pas celui d'un policier en colère, mais d'un journaliste qui, plongé dans le sujet, conserve néanmoins une position distanciée. Pour nous qui voulons comprendre les raisons profondes, multifactorielles du malaise dans les forces de l'ordre, que l'on a vu s'exprimer dans des manifestations conduites hors du champ syndical, dans une corporation où le taux de syndicalisation est pourtant élevé, mais aussi, plus dramatiquement, par une série de suicides, qui atteignent un taux supérieur à la moyenne nationale, votre livre est précieux.

Nous devons examiner ces problèmes sans a priori. Nous aimerions savoir comment ceux avec qui vous avez passé des jours et des nuits ressentent les choses. Politiquement, chacun a voulu bien faire, sachant que si la sécurité est un enjeu électoral, c'est qu'elle est un enjeu pour la société. Dans les années 1990, ce que l'on a appelé la police de proximité n'a pas été critiquée comme telle, mais parce que les policiers estimaient qu'on leur demandait quelque chose qui n'était pas leur métier, en même temps qu'ils jugeaient insuffisant le suivi judiciaire et pénal. Puis est venue une politique sécuritaire à contrepied, politique du chiffre, critiquée comme telle mais néanmoins maintenue, ainsi que l'on s'en rend compte à la lecture de votre ouvrage, une politique mal ressentie par les forces de l'ordre parce qu'elle privilégie des critères quantitatifs plus que qualitatifs, et qui a dégradé les relations entre hiérarchie et subordonnés. Deux politiques à l'opposé, donc, mais qui ont chacune suscité leurs frustrations. L'augmentation des effectifs, quant à elle, a été suivie, avec ce que l'on a appelé la RGPP, la révision générale des politiques publiques, par une nouvelle déflation. Bref, les forces de l'ordre ont eu le sentiment que cette politique de fermeté n'était pas couronnée de succès. Comment vivent-ils ce sentiment, compliqué par l'impression que leurs efforts, se soldant trop souvent par une absence de poursuites, ne sont pas suivis d'effets ? D'où leur vient le sentiment de n'être soutenus ni par leur hiérarchie ni par les politiques, et moins encore par la justice ?

Entre aussi en compte ce qui concerne le budget de la nation, les moyens matériels, immobiliers, la formation, avec ses carences. Peut-on en faire plus, et comment, tant en matière de formation initiale, continue, que d'accompagnement ? Les jeunes policiers, qui sortent aujourd'hui d'un cocon pour entrer dans un monde qui connaît des irruptions de violence inouïes, sont-ils assez préparés ?

Il existe un vrai divorce, enfin, avec la Justice, et pas seulement entre la Chancellerie et la Place Beauvau, mais dans la base. Or, il ne saurait y avoir de politique de sécurité si police et justice ne travaillent pas en symbiose.

Quelle est votre analyse sur toutes ces questions, au-delà des exemples vivants, passionnants, que vous livrez dans votre livre ?

M. Jean-Marie Godard, journaliste, auteur de l'ouvrage Paroles de flics. - Ce qui mine aujourd'hui les policiers dans leurs rapports à la justice et au monde politique, c'est ce qu'ils appellent la présomption de culpabilité systématique. Comme si l'on déniait tout usage de la force à la police, qui fait pourtant partie de ce que l'on appelle les forces de l'ordre, censées faire un usage légitime de la force, délégué et cadré par l'Etat. Or, chaque lancer de grenade lacrymogène dans une manifestation qui dégénère est immédiatement taxé de violence policière et suscite une polémique relayée par les réseaux sociaux. Les policiers ont l'impression, au-delà, qu'il y a des juges qui « veulent se faire du flic », et qu'il suffit, à l'heure de l'information en continu, que la machine s'emballe pour que la hiérarchie et les politiques, avant même qu'une enquête soit éventuellement lancée, ne les soutiennent plus et se mettent à couvert. Ils en viennent à penser que faire usage de la matraque ou des grenades lacrymogènes, alors que des images de n'importe quelle opération peuvent se retrouver dans la minute reprises en boucle sur les réseaux sociaux, peut leur valoir des ennuis. Lorsque j'ai demandé à un conseiller de la Place Beauvau si une place était faite, dans la formation, aux difficultés auxquelles un policier pouvait être confronté avec les réseaux sociaux, il m'a répondu que ce serait trop vertigineux pour un policier en formation...

Les rapports entre médias, policiers et justice sont à redéfinir. Oui, il existe des violences illégitimes, condamnables, et qui font, lorsqu'elles sont connues, l'objet d'enquêtes de l'Inspection générale de la police nationale. Mais tout usage de la force n'est pas illégitime dès lors que la police a pour mission le maintien de l'ordre.

Dans le rapport avec la justice, pour analyser le sentiment de « ras-le-bol » souvent exprimé par les policiers, qui ont l'impression que leurs interpellations ne servent à rien parce qu'elles sont suivies de relaxes, je suis tenté de citer le témoignage, que je relate dans mon livre, d'une magistrate. Le policier, proche du terrain, est confronté à des situations émotionnellement fortes, qui le frappent de plein fouet. L'officier de police judiciaire, quant à lui, ne voit plus la violence : ceux qui arrivent devant lui ont retrouvé du calme et tentent de s'expliquer. Il dialogue avec le magistrat de permanence pour décider s'il faut ou non déférer. C'est une première prise de recul. Vient ensuite le magistrat, le juge, qui examine l'affaire au fond, à froid, sous l'angle juridique.

M. Michel Boutant, président. - On sort de l'émotionnel.

M. Jean-Marie Godard. - C'est cela. A mesure que l'on s'éloigne du terrain, on sort de l'émotionnel. On ne juge pas dans l'émotionnel. L'institution judiciaire est faite pour que le jugement soit serein, explique ainsi cette magistrate, mais les policiers, confrontés en permanence à la violence, à la mort, ont du mal à comprendre que le jugement n'aille pas dans le sens de leur émotion. Le même phénomène se retrouve dans l'opinion publique : un procès correctionnel ou d'assises suscite souvent du mécontentement, parce que l'on sort de l'émotionnel, la justice n'étant pas là pour venger, mais pour juger. Même si jouent aussi, chez les policiers, des éléments plus idéologiques, qui induisent à porter des jugements sur telle ou telle organisation de magistrats, jugée trop laxiste, c'est ainsi qu'il faut comprendre, à la base, le sentiment général de la police. Comme l'explique cette magistrate, le poids de l'institution est ce qui permet de juger sereinement, et tel qui, au café du commerce, veut voir tout le monde fusillé, demande trois mois avec sursis quand il se retrouve juré d'assises. Il me paraît important, pour qui songe à réformer la procédure pénale ou simplement à réunir policiers et magistrats autour d'une table, d'avoir cette analyse en tête.

Le divorce avec les politiques est un peu de même nature, mais il est peut-être pire. On entend souvent dire, de manière un peu caricaturale, que les politiques sont coupés de la réalité. Je pense que si ce n'est pas vrai pour tous, il reste que la réalité de ce que vit la police est largement méconnue, y compris des journalistes, qui ont tendance à ne mettre en avant que le spectaculaire. Il faut avoir passé du temps auprès des policiers pour mesurer ce qu'est leur quotidien, et les choses inimaginables auxquelles ils sont confrontés, qui explique leur réaction épidermique aux décisions de justice. J'ai vu certaines images qui m'ont donné des cauchemars. Et ils ne peuvent pas même en parler à leurs proches. Un gars qui revient de décrocher un pendu ou qui s'est retrouvé dans une mare de sang au chevet des deux femmes tuées à la gare Saint-Charles à Marseille ne peut pas, quand il rentre chez lui le soir, qu'il embrasse sa femme, sa petite fille, raconter comme tout un chacun sa journée.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Est-ce que la formation initiale peut préparer davantage à affronter de telles situations ? Vous écrivez, dans votre livre, que la formation continue, le suivi psychologique sont, en quelque sorte, assurés sur le terrain, par les aînés, les plus anciens. Est-ce la bonne manière de faire ? Peut-on améliorer les choses ? Peut-on penser que la situation empire parce que les jeunes sont moins préparés qu'auparavant, au sortir d'une adolescence protégée, à affronter des réalités plus dures encore qu'autrefois ?

M. Jean-Marie Godard. - La formation dans les écoles de police reste, me semble-t-il, très théorique. Il y a bien quelques initiatives, comme à Oissel, ou un appartement a été reconstitué pour travailler sur les différends familiaux. Mais il reste que tous ceux que j'ai rencontrés m'ont dit que la découverte du terrain avait lieu au cours du stage de trois mois dans un commissariat. À l'école de police, il est très rare que des intervenants de terrain viennent leur raconter le métier. Je pense que cela devrait être beaucoup plus systématique. Dans mon livre, un officier de police judiciaire raconte que lorsqu'il était à l'école de police, un médecin légiste était venu parler du rapport à la mort. Le formateur a considéré qu'il était inutile de montrer une autopsie, puisque ces jeunes n'auraient pas à y être confrontés tant qu'ils ne seraient pas officiers de police judiciaire. Je pense, au contraire, qu'on aurait dû leur montrer. Il en est de même des quartiers difficiles, où les trois quarts des jeunes gens, venus de province, sont affectés pour huit ans, en Ile-de-France, à leur sortie de l'école de police. Tel jeune venu de Carcassonne se retrouve ainsi dans une cité à Nanterre sans avoir jamais rien vu de tel. Et c'est comme cela que certains se retrouvent au Courbat, l'établissement de soin où se retapent les policiers au bout du rouleau.

Ce qui m'a déterminé à me lancer dans cette enquête, ce sont les interrogations qui me venaient quand je voyais de jeunes policiers déraper, bien souvent en banlieue. Si ce qu'ils faisaient était certes condamnable, ce n'était pas à moi, mais à la justice de les condamner. Ce qui m'a intéressé, c'est de savoir comment on en arrivait là. Avez-vous vu l'âge des policiers impliqués dans des violences illégitimes en banlieue ? Dans l'affaire Théo, ils ont entre 24 et 27 ans. Dans celle du lycée Bergson, pendant les manifestations contre la loi Travail, même chose. Face à un chahut de gamins devant le lycée, on n'envoie pas des CRS ou des gendarmes mobiles, occupés soit par Vigipirate, soit par la manifestation qui démarre de la place d'Italie, soit à Montparnasse où démarre la grosse manifestation syndicale de l'après-midi. Que se passe-t-il sur place ? La Préfecture est aux abonnés absents, il n'y a pas de commissaire ; on envoie, sans leur donner aucun ordre, les policiers du commissariat du XIXème, qui ont déjà eu maille à partir avec les gamins une semaine avant et se sont pris des bouteilles. Personne ne contrôle rien, la tension monte, et cela dérape. Celui qui frappe un gamin, l'après-midi, est un gardien de la paix de 26 ans qui n'a jamais participé à aucune opération de maintien de l'ordre, qui n'y a pas été formé, et que l'on a envoyé là-bas en lui donnant un casque et une matraque, sans plus. Quand on regarde la vidéo, on voit que le gars a complètement perdu les pédales ; il est à bout de nerfs. Et au final, on condamne le geste condamnable, fort bien, mais sans que personne se demande, au-delà, comment on en vient à envoyer des néophytes en les lâchant dans la nature.

Il est très intéressant de regarder de près comment se passe une opération de maintien de l'ordre. Quand on voit une compagnie d'intervention - qui n'est pas faite de CRS mais de jeunes policiers polyvalents, un peu des « BAC en uniforme » comme le dit l'un d'entre eux dans mon livre - envoyée sur une manifestation pour boucher les trous, et qui se retrouvent coincée devant une vitrine à prendre des caillasses, et ceci à l'avenant tout l'après-midi, que pensez-vous qu'il arrive au soir, au moment de la dispersion ? J'en ai vu débouler en pleine foule et donner des coups de matraque tout autour. C'est pourquoi je dis que l'on n'avancera pas tant que l'on se contentera de condamner le geste condamnable, sans s'interroger sur les carences de la formation et de la hiérarchie. Cette réflexion doit avoir lieu, pour remédier à ces carences.

Je suis resté en contact avec tous les policiers que j'ai rencontrés, parce que je n'arrive pas à tourner la page. J'en connais notamment à Calais, qui m'ont parlé du film de Yann Moix et de la polémique qu'il a suscitée. Certains m'ont dit clairement que certains collègues dérapent. Mais pourquoi ? Il est aberrant de prétendre que des ordres implicites poussent à lancer des lacrymogènes et à cogner sur tout le monde. Non, si l'on en arrive à de telles scènes, c'est parce que des policiers, souvent issus de la Sécurité publique, se retrouvent à gérer un phénomène qui les dépasse totalement. Il règne, à Calais, un désordre flou : on considère que la jungle ayant été démantelée, on a mis fin au problème, et l'on demande aux policiers de se débrouiller pour que les migrants ne soient plus visibles. Résultat, sur le terrain, ces policiers ont l'impression, jour après jour, qu'on leur demande de vider la mer avec une petite cuillère. Et certains finissent par déraper. J'ai même entendu dire que certains le faisaient sciemment, et posaient le pied sur la ligne rouge, sans la dépasser pour éviter la sanction individuelle, mais avec l'idée que cela remonte en préfecture et que la compagnie soit interdite de zone. C'est un moyen de ne plus être à Calais, où personne ne veut aller. Pour un flic, c'est une punition, aujourd'hui, d'aller à Calais.

Ceci pour dire qu'il y a bien des questions qui méritent que les politiques, les décideurs s'en emparent. Je pense à la formation, à l'organisation du maintien de l'ordre sur le terrain, mais aussi à une question générationnelle. La police est à l'image de la société, et les jeunes policiers sont à l'image de sa jeunesse, consommatrice, porteuse de revendications individuelles, connectée. Sans compter que ceux qui entrent aujourd'hui dans la police sont de plus en plus diplômés. Patrice Bergougnoux, ancien directeur général de la police nationale et ancien membre du cabinet de Pierre Joxe, me disait qu'à son époque, quand on entrait dans la police, c'était une promotion sociale : la plupart avaient d'abord travaillé qui en usine, qui dans une ferme, et arrivaient donc avec une expérience de la vie, qui les aidait à résister. Aujourd'hui, ceux qui entrent dans la police sortent du lycée ou de la fac, sans rien connaître des difficultés de la vie. C'est une bonne chose que les policiers aient un bagage plus élevé qu'auparavant, mais il y a un revers à la médaille.

M. Henri Leroy. - Le journaliste que vous êtes, après avoir passé un an auprès de policiers, sait mieux que personne ce qu'est le regard des policiers sur les journalistes. À la différence de Guillaume Lebeau, qui livre un témoignage « intra muros », vous avez découvert un univers, dans lequel vous avez fait un voyage complet, y compris au Courbat, un lieu qui vous a traumatisé, et je vous comprends. Vous parlez, au seuil de votre livre, d'une police « épuisée, sursollicitée, qui cherche ses marques, des moyens, un cap, comme ses hommes et ses femmes cherchent parfois un sens à leur mission ». Matériel usé, commissariats insalubres, policiers amenés à acheter eux-mêmes leurs propres fournitures, ajoutez-vous. « Les policiers sont nombreux à dire que l'on a trop longtemps privilégié la quantité sur la qualité, au nom de la « bâtonnite » ». Vous dites aussi que malgré tout, les policiers ont foi en leur mission et aiment leur métier. Vous avez entendu tout le panel des policiers, y compris ceux qui sont issus de l'immigration et qui, l'esprit de la République chevillé au corps, se révoltent contre ceux qui ne respectent pas ses règles. Vous lancez un appel qui est une véritable conclusion et écrivez : « Chacun d'entre nous doit entendre leur désarroi, la précarité de leur situation et leur ras-le-bol. Car si nous ne prenons pas conscience au plus vite de l'état d'abandon dans lequel se trouvent nos policiers, notre société se prépare un avenir tumultueux. » Vous évoquez aussi le suicide. En 2017, un suicide par semaine, un par jour la troisième semaine de novembre. C'est énorme. Au Courbat, tous vous ont dit la même chose : la police est à bout.

Votre livre, que vous avez mis beaucoup de passion à écrire, le reflète. « Notre société se prépare un avenir tumultueux. » : que voulez-vous dire par là ?

M. Jean-Marie Godard. - La police est le dernier rempart contre la violence. Elle est, avec l'Education nationale, une institution déterminante pour l'avenir ; une institution qui, quand elle est bien organisée, est essentielle au maintien des liens dans une société démocratique. Quand ce rempart se fissure, l'heure est grave. Laisser de jeunes policiers confrontés à une réalité qu'ils ne comprennent pas, n'acceptent pas, c'est prendre le risque de les laisser devenir de plus en plus violents, au détriment de la démocratie, qui peut alors, de toutes parts, basculer. On parle beaucoup de territoires abandonnés, mais combien de temps laissera-t-on dans cet abandon des quartiers où la police ne peut plus mettre les pieds ? Quand dans des cités entières, le seul contact avec la puissance publique prend la forme de trois escadrons que l'on envoie en cas de crise pour remettre le couvercle sur la marmite, rien ne va plus. Il faut que la société s'appuie sur sa police pour assurer la cohésion, en lui donnant les moyens de travailler. Les policiers ne sont pas des robocops, et tout humain a ses limites. Ne laissons pas les choses dégénérer.

Mme Éliane Assassi. - J'ai lu attentivement votre ouvrage, qui m'a soulevée d'émotion. Native de Seine-Saint-Denis, je suis une élue communiste, et présidente de mon groupe. On a souvent tendance à nous attribuer un certain regard sur la police : c'est faux. J'aime ma police, j'y suis très attachée comme je suis attachée à l'ensemble des services publics. Et ce que vous venez de dire est très important : si la police va mal, c'est toute la société qui peut en faire les frais, parce que la police, chargée d'énormes responsabilités, manque, comme d'autres services publics, de moyens pour les assumer.

Cette commission d'enquête est le moyen de rétablir des vérités, ce que vous faites dans votre ouvrage, où vous mettez des mots sur des maux.

Vous évoquez le manque de confiance des policiers à l'égard des syndicats censés les représenter. Pouvez-vous nous en dire plus, car je constate que ce n'est pas le seul métier où cette confiance est ébranlée ?

Hier au soir, les déclarations du ministre de l'Intérieur, annonçant que la police nationale serait, pour partie, remise entre les mains de structures privées, m'ont mise très en colère.

M. Jean Sol. - Il ne manquerait plus que ça !

Mme Éliane Assassi. - Je ne suis pas sûre que les policiers aient bien reçu cette annonce. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marie Godard. - La déclaration reste encore très floue et je ne suis pas sûr qu'elle ne soit pas faite pour caresser les sociétés de sécurité privées dans le sens du poil. Je ne saurais en dire plus. J'ai déjeuné avec le secrétaire général d'un syndicat de police, qui m'a parlé de ce que vous évoquez dans votre première question plutôt que de cela. Les syndicats de police reconnaissent eux-mêmes qu'ils se sont trop engagés dans une cogestion avec le ministère de l'Intérieur. Plutôt qu'agir en contre-pouvoir, ils se sont contentés de gérer les carrières avec le ministère public. Ils estiment qu'il faut sortir de ce schéma, que dénoncent les policiers sur le terrain. Et je pense comme vous que ce n'est pas le seul métier de la fonction publique où les choses se passent ainsi. Les policiers en ont assez de constater que le succès d'une demande de mobilité tient pour beaucoup à l'adhésion à telle ou telle structure, même s'ils en profitent.

Comme je le disais aussi, les jeunes policiers sont à l'image de la jeunesse. Beaucoup ne votent pas et rejettent en bloc la politique et l'action syndicale. Voyez l'âge des policiers qui, lors des manifestations des policiers en colère d'octobre 2016, se situaient en dehors du cadre syndical : ils ont tous une trentaine d'années.

Mme Samia Ghali. - Je partage pleinement votre diagnostic. Les élus savent aussi ce qui se passe sur le terrain, ils sont le trait d'union entre la population et sa police. Les policiers sont à bout, dites-vous. J'irai même plus loin, je pense que le point de non retour est atteint. Vous avez livré une analyse que je complèterais en disant que la violence a changé et s'empare de gens de plus en plus jeunes, qui ont perdu la notion du bien et du mal. Les policiers en souffrent mais aussi les citoyens, dont vous avez peu parlé. Pourtant, les uns et les autres ne vivent pas dans deux mondes séparés. Ceux qui vivent dans les cités vivent les violences que vous avez évoquées. Les gosses qui se retrouvent face à un cadavre sur le trottoir sont là, avant même l'arrivée de la police. Il a fallu se battre, à Marseille, pour obtenir une assistance psychologique pour la population, au même titre qu'il en faut une pour la police ou les pompiers, qui assistent parfois à de véritables scènes de guerre. Or, les politiques, en France, ne sont pas prêts à entendre cela, et il est bon de vous l'entendre dire. J'espère que cette commission d'enquête mettra en lumière tout ce que l'on ne veut pas voir, tant cela est violent.

Autre question : n'est-il pas arrivé que la police ait trop de proximité avec le monde de la délinquance ?

M. Jean-Marie Godard. - Pouvez-vous préciser ?

Mme Samia Ghali. - Si l'on veut qu'un jeune que l'on arrête soit respectueux de la police, il faut que la police elle-même soit respectueuse des règles. Arrêter un jeune qui transporte de la drogue et de l'argent, les lui prendre en lui disant « casse toi ! », est-ce agir en policier ? Quand ensuite un policier a un comportement normal, et parle de l'emmener au poste, il ne comprend pas.

M. Jean-Marie Godard. - Je vois à quoi vous faites référence.

Mme Samia Ghali. - Et je ne vise pas seulement la BAC...

M. Jean-Marie Godard. - Les policiers doivent être irréprochables. J'ai vu des cas de violence illégitime, j'en ai subi moi-même, en 2016, dans les manifestations contre la loi Travail. J'ai pris un violent coup de matraque dans le dos par de jeunes policiers lâchés dans la nature au point que je me suis demandé s'il y avait un commandement. Mais je n'ai pas rencontré, en revanche, de policiers délinquants. Je pense qu'il n'y en a pas beaucoup, même s'il en existe, comme dans le cas que vous évoquez en filigrane.

Comme je le disais, lâcher des jeunes de 25 ans sur le terrain, sans qu'ils soient accompagnés par quelqu'un qui a de l'expérience et de la poigne, c'est s'exposer à des dérapages. Dans certaines banlieues, on ne distingue plus les policiers des jeunes qu'ils ont en face d'eux, on ne voit plus que deux bandes qui se battent. Et on a l'impression que du moment que cela ne sort pas dans les médias, la hiérarchie, les politiques regardent ailleurs. C'est comme cela, pourtant, que l'on arrive au drame.

Quant au lien avec les citoyens, je l'ai évoqué lorsque j'ai parlé de la mission de cohésion de la police. Dans les quartiers où la police ne rentre plus, il y a des milliers de citoyens qui aimerait la voir plus souvent. Les contours de la fameuse police de sécurité du quotidien annoncée par Emmanuel Macron sont encore flous, mais cela témoigne du moins d'une réflexion sur les moyens de rapprocher la population de sa police.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Merci de la qualité de votre émouvant témoignage qui met en lumière l'état logistique et surtout psychologique dans lequel se trouvent nos gendarmes et nos policiers. Ma question concerne justement la promesse d'une police de sécurité du quotidien, qui a suscité la candidature de plusieurs villes, dont la commune d'Aulnay-sous-Bois devenue malgré elle, avec l'affaire Théo, un symbole du divorce entre la police et les jeunes, dans les quartiers.

L'efficience de la politique de sécurité appelle à dépasser l'opposition entre répression et prévention, deux piliers indissociables. Quel regard portez-vous sur le fait que la mission de prévention soit, dans un tel projet, envisagée comme distincte des autres ?

M. Jean-Marie Godard. - Ce n'est pas souhaitable, à mon sens. La police de sécurité du quotidien, c'est Police secours. Il faudra s'appuyer sur l'expérience de ces policiers qui font admirablement leur travail, qui ont de la bouteille, vont à la rencontre des habitants, savent doser la manière forte et user du dialogue. Depuis 15 ans, au reste, on a créé bon nombre de services qui se sont empilés : cela mériterait réorganisation. Quant au projet annoncé, je ne suis pas sûr qu'il tende à créer un nouveau service. Les choses sont encore floues.

Mme Nathalie Delattre. - Je salue l'expérience humaniste que vous avez voulu conduire en vous plongeant sur le terrain, auprès de ces femmes et de ces hommes. Alors qu'il y a clairement une cassure entre les citoyens et leur police, on sent que vous avez beaucoup d'estime, d'affection, de respect pour les policiers, dont j'imagine qu'ils vous ont, de leur côté, adopté, et qu'ils attendent peut-être de vous que vous vous fassiez leur porte-parole dans les médias. Êtes-vous prêt à le faire et de quelle façon ?

Mon autre question porte sur la formation initiale. On a l'impression, au vu de ce que seront les premières années des jeunes policiers dans la profession, que l'on forme de la chair à canon. On a besoin de femmes et d'hommes de vocation, qui veulent faire quelque chose pour la société mais lorsqu'ils arrivent sur le terrain, au terme de leur formation, ils ont le sentiment d'être en échec. Ne faudrait-il pas attendre qu'ils soient un peu plus matures, dans la force de l'âge, pour affronter les terrains les plus difficiles ? Mais d'un autre côté, lorsqu'on a atteint la quarantaine, que l'on est chargé de famille, a-t-on envie de s'y retrouver ? Comment trouver l'équilibre ?

J'ai eu, en Gironde, l'expérience des groupements locaux de traitement de la délinquance, où police et justice dialoguent, mais peut-être encore à trop haut niveau. Or, comme vous le soulignez, c'est le policier de base qui a besoin de mieux comprendre la justice. Quelle serait pour vous la solution ?

M. Jean-Marie Godard. - Je ne suis pas un porte-parole. Mon regard est extérieur. Si je peux aider à faire passer un message, tant mieux, mais je n'entends pas me substituer aux syndicats de police ou aux associations. Je suis journaliste, et je le reste.

Vous évoquez la formation. Je sais que le ministère de l'Intérieur a conscience du problème, qui est le même qu'à l'Éducation nationale : il n'est pas idéal d'envoyer les plus jeunes sur les terrains les plus durs. Il y a des tentatives, depuis des années, pour trouver des solutions. On a tenté un système de primes, pour inciter des policiers plus chevronnés à aller sur les terrains difficiles, mais ce n'est pas simple, comme vous l'avez souligné. Ceux qui sont chargés de famille n'ont guère envie d'aller patrouiller dans les banlieues difficiles, et les jeunes policiers demandent leur mutation dès qu'ils le peuvent, pour se rapprocher de chez eux. C'est alors, d'ailleurs, qu'ils commencent à faire un travail intéressant, y compris dans les cités, entre l'éducateur de rue et le policier.

Quant aux moyens d'améliorer les rapports entre police et justice, je n'ai pas de solution toute faite mais il me semble que le moyen est de multiplier les rencontres, d'organiser des stages réciproques dans les services. Même chose pour les relations avec la presse. Il serait intéressant que des journalistes interviennent dans les écoles de police, et réciproquement, que des policiers viennent dans les rédactions expliquer leur boulot.

M. Michel Boutant, président. - Multiplier les occasions de dialogue, en somme, pour éviter le dialogue de sourds.

M. Alain Cazabonne. - La Gironde, que je représente, n'est pas la Seine-Saint-Denis. Quand j'ai emmené un patron des CRS dans un de nos quartiers sensibles, il m'a dit que c'était Neuilly ! Mais nous connaissons tout de même des difficultés. Pour avoir été maire 24 ans, j'ai connu la police de proximité. L'avantage est que le policier vivait sur place, il était connu, il se rendait à son travail en uniforme, ce qui est inenvisageable aujourd'hui. Ce rôle, c'est désormais la police municipale qui le tient, elle connaît tout le monde dans le quartier. Quand un policier qui ne vit pas sur place vient contrôler des jeunes, les choses peuvent prendre une tournure musclée, ce qui n'arrive pas avec les policiers municipaux.

Pourquoi la police n'est-elle pas aimée chez nous, ai-je un jour demandé à un directeur départemental de la police, alors que je revenais d'un séjour aux États-Unis où j'ai circulé partout en voiture, je n'ai pas eu le sentiment d'être face à une police tatillonne, qui vous arrête pour le moindre oubli de clignotant. Il m'a expliqué que dans ce pays, c'est soit la tolérance zéro, et rien ne passe, soit la police du quotidien, qui n'est intraitable que sur deux ou trois sujets. Si bien que la population ne se dit pas, comme disait Coluche, que les gardiens de la paix, au lieu de nous la garder, feraient mieux de nous la f... Et que les policiers ne se sentent pas mal aimés. Nous avons aussi, comme législateurs, une responsabilité, puisque nous votons les textes qui viennent interdire ceci ou cela. Et cela vaut aussi pour le code de procédure pénale. Quand on voit, me disait un policier, qu'une enquête de six mois pour démanteler un trafic de drogue se solde par un non-lieu pour vice de procédure, c'est rageant. Mais c'est nous qui votons les lois, c'est donc aussi notre responsabilité.

M. Jean-Marie Godard. - Les policiers ne comprennent pas, en effet. D'autant qu'ils ont l'impression qu'en matière de sécurité, les lois se rajoutent aux lois avant même que les précédentes soient appliquées. Ils savent parfaitement ce que signifie l'inflation législative... Ils ont le sentiment d'être noyés sous les décrets, les circulaires, parfois contradictoire, ce qui ne favorise pas l'efficience, sur le terrain.

Mme Brigitte Lherbier. - Je suis sénatrice du Nord, dans une région confrontée aux problèmes de frontière et aux tensions liées à la zone de Calais.

Merci de votre investissement, qui nous aide à lutter contre les a priori. Quand je tenais mes permanences à Tourcoing, j'ai constaté que les gens du quartier, eux, n'avaient pas d'a priori négatif sur la police. Ils veulent qu'elle soit là le plus rapidement possible, ils veulent qu'on les aide quand ils sont confrontés aux bandes, aux dealers, et aspirent, pour leurs enfants, à la présence de la police. Il serait utile que quelqu'un comme vous explique aux intellectuels que les petites gens veulent de la police.

Pour avoir enseigné durant trente-cinq ans, j'ai vu bien des jeunes arriver à la fac de droit avec le désir d'être commissaire de police, sans savoir vraiment ce dont il s'agissait, mais avec une profonde attirance pour la criminologie, la psychologie. Pensez-vous qu'il existe un fossé entre cette élite, avec ses aspirations de maintien de l'ordre public profondément tournées vers la psychologie sociale et ceux qui, sur le terrain, sont directement confrontés à la violence ?

À Tourcoing, la police municipale a souhaité être équipée de caméras, pour se sentir protégée. Pensez-vous que cela peut être un plus, dont la police nationale, largement moins bien équipée, gagnerait à profiter ou aurait-elle, au contraire, le sentiment que l'on se défie d'elle ?

M. Jean-Marie Godard. - Oui, il existe une coupure profonde entre l'élite de la police et les policiers de terrain, qui n'est pas tant liée au niveau d'études qu'au sentiment, assez justifié, que l'on ne forme plus, aujourd'hui, des commissaires qui vont être aux côtés de leurs troupes, des hommes de poigne capables de tenir une équipe, de la soutenir, mais des gestionnaires, qui sont là pour gérer des budgets et ne sortent pas souvent de leur bureau. J'ai senti cette différence de génération. Les commissaires de 50 ans sont souvent sur le terrain, soutiennent leurs hommes, comme j'en ai rencontré un à Calais, venu en remplacement, qui était très présent dans la jungle pour y avoir des interlocuteurs en cas de difficulté. Après son départ, on en est revenu au point mort : un jeune commissaire, dans son bureau, la porte fermée.

Pour les caméras, je n'ai pas la réponse. Mais je puis vous dire que sur le terrain, les policiers ont l'impression qu'ils sont de plus en plus surveillés, et qu'on leur demande compte de tout ce qu'ils font. Et ils le ressentent très mal.

M. Jean Sol. - Je salue le courage qui vous a conduit, comme journaliste, à explorer la partie cachée de ce monde des forces de l'ordre, contrairement à certains de vos collègues qui ne s'attachent souvent, malheureusement, qu'à la partie la plus visible. Au-delà de votre constat, que je partage, vous évoquez la nécessité de redéfinir la relation entre justice, police et médias. Vous mesurez également le fossé entre la formation et l'activité professionnelle, entre la provenance et l'affectation de jeunes provinciaux qui se retrouvent de but en blanc dans des zones que je qualifierais de non-droit. Avez-vous exploré les motivations de ces jeunes à devenir policiers, et à le rester ?

M. Jordi Ginesta. - Une partie de votre livre est critique à l'encontre de la police : on envoie des jeunes gens dans des zones où il faudrait des policiers d'expérience ; ces jeunes en viennent à déraper au mépris de la maîtrise requise dans la fonction, soit. Mais il y deux autres responsables dans tout cela : les médias et les juges. La télévision passe en boucle les charges de police, sans s'intéresser à ce qui s'est passé avant. L'éloignement des faits atténue, disiez-vous, l'incivilité du délinquant ? Cela se traduit au pied de la lettre dans les décisions du juge de l'application des peines, qui libère des gens extrêmement dangereux qui paraissent inoffensifs après quelques mois ou quelques années de prison, et qui bien souvent, quand ils sortent, récidivent. Le juge d'application des peines est-il sanctionné ? Jamais. Le policier qui met un coup de matraque devant les caméras est-il sanctionné ? Oui, il est sanctionné. Il serait bon que vous fassiez un jour un livre sur le fonctionnement de la justice... Cela permettrait de faire le rapprochement, et de comprendre le malaise des policiers. Dans d'autres pays, quand vous êtes arrêté au volant, vous commencez par mettre vos mains sur le capot ; ici, on peut brûler quatre policiers dans une voiture, il ne se passe rien. En Espagne, si un policier vous marche sur le pied, c'est vous qui vous excusez, pas lui. On n'y trouve pas d'association pour dire que c'est le manifestant ou le délinquant qui a raison, contrairement à la France où l'on en trouve toujours pour défendre ces gens-là.

M. Jean-Marie Godard. - Les jeunes policiers, sur la motivation desquels vous m'interrogez, ont tous un désir de justice, de venir en aide aux plus faibles et d'empêcher le fort de maltraiter le faible. Tous ceux que j'ai rencontrés conservent quelque chose de l'enfant fasciné, dans la cour de récréation, par le pompier ou par le flic. Certains, quand je leur demandais pourquoi ils étaient devenus flic, me répondaient, textuellement : « Pour attraper les méchants. » Leur colère quand ils découvrent le terrain est à la mesure de ce désir de justice. Les médias, la présomption de culpabilité dont je parlais, la défausse des autorités sont en cause, et Marine Le Pen l'a fort bien compris, pour apporter, partout, un soutien inconditionnel aux policiers. Et sur le terrain, cela porte ses fruits. Elle comble un vide, et la faute en est à l'ensemble de la classe politique.

Mme Samia Ghali. - Mais ce n'est rien d'autre qu'une tentative de récupération politique.

M. Jean-Marie Godard. - Oui, mais je rappelle que les organisations réputées proche de l'extrême droite font, aux élections professionnelles, des scores très bas, de l'ordre de 3 %.

M. Henri Leroy. - Vous donnez, dans votre livre, l'exemple d'une fille de policier qui entre dans la police en dépit du suicide de son père.

M. Jean-Marie Godard. - Absolument. C'est elle qui ouvre la porte quand le commissaire vient annoncer la nouvelle à la famille, elle a douze ans. Elle en a 19 aujourd'hui, elle est à l'école de police de Oissel et va intégrer son premier poste d'adjointe de sécurité.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Merci de votre témoignage, qui nous aide à mieux comprendre l'état d'esprit des policiers, qui se sentent lâchés, trahis par les gouvernements successifs, les politiques, leur hiérarchie, alors qu'ils sont aux avant-postes de la défense de la République. Ce que vous avez dit de la transformation de meneurs d'hommes en gestionnaires est très vrai, et on le retrouve ailleurs, y compris parfois dans les entreprises. C'est une tendance de notre société, mais qui est plus insoutenable dans la police qu'ailleurs.

Vous nous donnez quelques pistes, à nous de rechercher des solutions, avec les professionnels. Cela passe sans doute par une autre démarche managériale, mais aussi parfois par plus de moyens financiers, plus de dialogue avec la justice et la presse.

Le divorce entre police de justice relève-t-il seulement, cependant, d'un écart émotionnel ? Lorsque, très objectivement, des délits ne sont pas sanctionnés, on peut s'interroger. Des policiers de base m'ont dit, par exemple, que les cas d'outrage ou de rébellion n'étaient jamais poursuivis et que l'institution ne les incitait nullement à faire engager des poursuites, alors que pour la police municipale, les élus mènent une politique inverse, en pleine symbiose avec le Parquet. Mais cela demande aussi une protection fonctionnelle forte, dont on a le sentiment qu'elle manque.

M. Jean-Marie Godard. - Il est vrai que la protection fonctionnelle mérite d'être renforcée, et que les policiers ont le sentiment de n'être pas assez soutenus.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Puisqu'il a été question des caméras, j'insiste sur le fait que les policiers ont tout à y gagner. Cela leur fournit, en cas de problème, des preuves tangibles. Pensez-vous qu'ils puissent être perméables à un tel discours ?

M. Jean-Marie Godard. - C'est possible, dès lors qu'on leur explique que cela peut les dédouaner.

Sur l'outrage, permettez-moi de développer. Autant on trouve, sur le terrain, des policiers qui jugent qu'il n'est pas assez condamné, autant quand on interroge les officiers de police judiciaire, on entend dire que le corollaire de la politique du chiffre a eu cette conséquence que l'outrage a été employé à tout va. Au point que cela ne voulait plus rien dire, et que beaucoup de procès-verbaux pour outrage méritaient d'être jetés à la poubelle. Je raconte, dans mon livre, le cas d'un jeune gars qui, chargé d'orienter les flux dans une fête publique, se prend le bec avec un jeune et finit par l'embarquer au poste pour outrage. Les officiers qui étaient avec lui ont dû lui expliquer que la vérité était plutôt que deux jeunes écervelés s'étaient retrouvés face à face et s'étaient roulés dans la poussière, et qu'il lui faudrait se calmer s'il voulait rester dans la police.

Je me demande si les juges, quand ils voient arriver des outrages, ne gardent pas la mémoire de ces dérives de la politique du chiffre, et restent, du même coup, méfiants. Si l'on veut que l'outrage retrouve ses lettres de noblesse, il ne faudra en user que quand cela a du sens.

M. Michel Boutant, président. - Je vous remercie, et conclurai en vous citant. Dans votre livre, vous racontez que fin 2016, le ministre de l'Intérieur demande aux préfets de recevoir les policiers, pour qu'ils fassent part de leur ressenti. Cette concertation est synthétisée dans un rapport qui, écrivez-vous, confirme les propos de tous les policiers que vous avez rencontrés. « Les forces de l'ordre ont besoin d'avoir un cap sur le long terme, de se projeter dans l'avenir et que les autorités prennent en compte l'évolution de la société pour définir les missions des flics d'aujourd'hui. En clair, il ne suffira pas d'acheter de nouvelles voitures et de transformer tous les commissariats de France en bâtiments high-tech si aucune réflexion de fond n'est menée sur l'organisation de la police aujourd'hui, et de ses missions. »

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 20.

Mercredi 7 février 2018

- Présidence de M. Michel Boutant, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de la fédération syndicale de la police nationale - CFDT

M. Michel Boutant, président. - Avant de commencer l'audition, je signale que M. Reichardt est remplacé par M. de Legge au sein de la commission d'enquête en tant que membre et vice-président pour le groupe Les Républicains. Y a-t-il des objections ? Il n'y en a pas. Il en est ainsi décidé.

Nous accueillons à présent deux fédérations syndicales représentatives au sein de la police nationale et affiliées à la CFDT, Alternative Police, représentée par MM. Denis Jacob et Julien Morcrette, et le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), représenté par MM. Christophe Rouget et Guillaume Ryckewaert.

Nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous faire part de votre analyse de la situation actuelle des personnels de la police nationale, sujet d'actualité depuis plusieurs mois maintenant, en particulier sur le plan du moral, des conditions de travail et des difficultés qu'ils rencontrent au quotidien dans l'exercice de leurs missions.

L'objectif de notre commission d'enquête est en effet de mieux comprendre les causes de ce qui semble être un malaise profond depuis quelques années au sein de forces de sécurité intérieure. Quels sont selon vous, de manière hiérarchisée si possible, les principaux problèmes que rencontrent les agents ? Ces problèmes font-ils l'objet de solutions efficaces ? Si tel n'est pas le cas, comment améliorer la situation ?

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Guillaume Ryckewaert, Christophe Rouget, Denis Jacob et Julien Morcrette prêtent serment.

Avant de vous laisser la parole pour un bref exposé liminaire, qui pourra être suivi de questions de la part des membres de la commission d'enquête, je passe la parole au rapporteur, François Grosdidier.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Merci, monsieur le président.

Le champ de cette commission d'enquête est très large : les causes du malaise des membres des forces de l'ordre sont en effet aujourd'hui multifactorielles.

Cela va de l'obsolescence des matériels jusqu'à, nous a-t-on dit, ce qui est perçu comme des dysfonctionnements de la chaîne pénale, qui amènent les agents à s'interroger sur l'utilité même de leur mission, qu'ils continuent pourtant d'assurer avec beaucoup de conscience et parfois une certaine prise de risque.

La création de cette commission d'enquête a été motivée par la vague de suicides au sein des forces de l'ordre, qui s'est déroulée parallèlement à des manifestations spontanées hors champ syndical.

Quelles sont pour vous les origines de ce malaise ? Bien évidemment, les conditions de travail, que l'on nous décrit comme particulièrement dégradées, en constituent l'une des causes. Cela tient-il de l'anecdote ou s'agit-il d'un phénomène général ?

À cet égard, disposez-vous d'un état des lieux général ou d'outils statistiques pour décrire l'échelle du problème, afin de nous permettre de mieux l'appréhender ? Le législateur vote la loi, mais aussi le budget de l'État, et l'on a aujourd'hui besoin de mesurer le retard pris en matière d'investissement et de modernisation des outils de travail.

Pouvez-vous par ailleurs nous éclairer, plus généralement, sur les conditions de travail et d'organisation de la police nationale ? On a parfois l'image de policiers travaillant moins que les gendarmes, récupérant beaucoup, mais on parle aussi de policiers sursollicités, dont les heures supplémentaires ne sont pas payées. Qu'en est-il et quelles sont les pistes d'amélioration dans ce domaine ?

On est en permanence interrogé sur les rapports entre police et population, mais aussi entre police et justice, entre police et politique, entre police et médias. Vous exprimez souvent le sentiment d'être « lâchés ». Les sondages montrent au contraire que l'opinion vous soutient, même si vous êtes parfois en butte à l'hostilité de certaines populations. Quel est votre sentiment sur la situation actuelle ? Quelles propositions pourriez-vous faire pour améliorer vos relations avec ces différentes populations ?

La question du code de déontologie se pose également. Ce code est-il praticable dans les secteurs les plus difficiles ? Certaines bavures, mêmes anecdotiques, ont été mises en avant, peut-être bien plus encore que l'hostilité dont vous pouvez être l'objet. Quel est votre vécu ?

Nous attendons de vous aujourd'hui que vous nous aidiez à sortir de la simple anecdote - même si elle peut être représentative - afin que l'on puisse évaluer au mieux l'étendue des problèmes.

La représentation syndicale a été dernièrement mise en cause. C'est une situation générale dans notre société, et il faut donc relativiser. Même s'il ne s'agit pas du sujet central de notre commission d'enquête, quels sont les avantages et les inconvénients du mode de cogestion, que l'on retrouve au ministère de l'intérieur comme à l'éducation nationale ? Permet-il de faire progresser la cause des policiers ou la fait-il reculer ?

Ce qui nous intéresse, c'est de décrypter l'ensemble des raisons de ce malaise, et d'en mesurer l'échelle.

Ne vous privez donc pas de nous décrire tous les maux que vous subissez ni à nous suggérer un certain nombre de remèdes. Dans tous les cas, nous essaierons d'en trouver quelques-uns. C'est aussi un des rôles de la commission d'enquête.

M. Christophe Rouget, chargé de mission « communication » - SCSI-CFDT. - Merci de nous accueillir ici pour écouter la parole de policiers de terrain.

Les sujets sont vastes. Nous allons essayer d'en aborder quelques-uns. Je m'exprime ici au nom du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, qui représente le syndicat majoritaire des officiers et des commissaires de police.

Denis Jacob prendra ensuite la parole pour évoquer les problématiques du corps d'encadrement et d'application, afin de vous fournir une vue d'ensemble.

Vous l'avez dit, les problèmes sont nombreux. Oui, aujourd'hui, la police nationale va mal. La crise est profonde depuis de nombreuses années. Elle s'est exacerbée, à la fin de l'année 2016, au moment de la grogne que vous avez évoquée.

Cette crise, profonde, ne s'est pas améliorée, malgré l'adoption du plan pour la sécurité publique, qui a, en pratique, essentiellement consisté à améliorer la protection des forces de l'ordre pour répondre à la problématique de la lutte contre le terrorisme - protections, gilets pare-balles, armes collectives.

La gendarmerie va mieux - et c'est un policier qui le dit : elle est mieux organisée, a une vision stratégique et, depuis 2009, a su s'adapter au sein de notre ministère. Elle mène une politique ambitieuse pour être notamment présente sur tous les créneaux futurs - cybercriminalité et autres.

C'est un constat. Il va falloir trouver des solutions pour que la police aille mieux. Le mal est profond, notamment du fait de problèmes structurels liés à un manque d'investissements pluriannuels. Il serait erroné d'affirmer qu'aucun investissement n'a été fait, mais ils répondent le plus souvent à des changements de cap politique, décidés en réaction aux événements. Ceci ne permet pas d'avoir une vision à long terme.

Les problèmes immobiliers et de véhicules sont connus de tous. Des parlementaires sont allés récemment visiter certains commissariats et n'ont pu que constater le bien-fondé de ce que disaient les syndicats de police depuis des années. Si on les avait entendus, nous n'en serions pas là !

Au-delà de ces problèmes d'équipements, il existe une dette technologique moins visible bien qu'abyssale : le logiciel de rédaction de procédure dont nous dénonçons les dysfonctionnements dans la police nationale, la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), qui ne fonctionne pas - pour laquelle le SCSI a demandé qu'une enquête parlementaire soit mise en oeuvre afin de faire toute la lumière sur ce scandale d'État, etc. La défaillance des réseaux est un problème majeur qui nuit au quotidien des policiers.

Enfin, la police est, contrairement à la gendarmerie, confrontée à un problème structurel : aujourd'hui, le directeur général de la police nationale, n'a pas l'autorité nécessaire pour piloter la police nationale. Le cloisonnement en diverses entités - préfecture de police, direction de l'emploi - et le fonctionnement en silos nuisent à la définition d'une véritable stratégie. La sécurité publique, la police judiciaire, la police aux frontières, les CRS constituent des directions qui ont une certaine autonomie et des stratégies différentes...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Elles sont sous la responsabilité de la direction générale de la police nationale (DGPN) !

M. Christophe Rouget. - Oui, mais avec une certaine autonomie... Elles sont également placées sous la responsabilité de la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN), mais tout ceci n'est pas piloté, le directeur général n'ayant pas suffisamment la main sur ses directions.

Cet éclatement n'a pas d'équivalent dans la gendarmerie nationale.

Ainsi, quand le préfet de région de Toulouse organise une réunion avec les forces de sécurité, il a un interlocuteur unique du côté de la gendarmerie, qui pilote l'ensemble des forces de sécurité. Pour la police nationale, il a autour de lui le directeur de la sécurité publique de Toulouse - et non de l'Occitanie -, le directeur de la police judiciaire du SRPJ de Toulouse - alors qu'il en existe un second pour l'Occitanie à Montpellier -, le directeur de la police aux frontières (PAF), ainsi que celui de la DGSI, qui dépendent de Marseille et, au sein de la police judiciaire, le SRPJ dépendant de la direction de Bordeaux.

On peut comprendre que cela ne peut fonctionner correctement !

En matière de pilotage et de stratégie, nous n'avons pas le bon dimensionnement, d'autant que la police nationale n'est pas organisée, comme les autres administrations, suivant le schéma des nouvelles régions.

M. Guillaume Ryckewaert, chargé de mission - SCSI-CFDT. - La DRCPN est traitée à l'égal de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) ou de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), qui sont des directions opérationnelles. La DGPN ne dispose pas d'une véritable structure chargée du management des ressources humaines au sein de la police nationale, comme c'est par exemple le cas dans la gendarmerie nationale.

Ceci a un impact direct sur les vacances de postes, la gestion des ressources humaines de l'ensemble des corps et l'équité dans la gestion des avancements et des mutations. L'impact sur le moral des policiers de tous corps et de tous grades est loin d'être neutre.

M. Christophe Rouget. - Le ministère de l'intérieur pâtit également de la dualité entre les forces.

On peut comprendre qu'il faille prendre en compte la culture des deux forces et que l'on ne remette pas en cause les structures existantes, mais il est surprenant que les structures nouvellement créées, comme la brigade numérique ou le conseil scientifique de la gendarmerie, ne soient pas mixtes. Ce devrait être la règle à partir de maintenant !

Nous sommes confrontés à des défis importants. On ne peut en effet imaginer que la gendarmerie investisse dans un domaine, la police dans l'autre, alors que l'ensemble des citoyens a besoin d'une telle décision. La gendarmerie a intégré le ministère de l'intérieur depuis 2009. Nous voudrions qu'on aille enfin vers une mutualisation plus importante. De nombreuses commissions ont été organisées dans ce domaine, mais on en est toujours au même stade.

La police nationale est également malade de sa cohésion. Elle est segmentée entre directions, mais aussi entre corps. Il existe aujourd'hui dans la police nationale une véritable lutte des classes : il suffit de regarder les tracts syndicaux. Le mal est réel. On a un corps d'encadrement et d'application, un corps de commandement et un corps de conception et de direction.

Par comparaison, la gendarmerie comporte deux corps en osmose parfaite, un corps de sous-officiers et un corps d'officiers, qui va de lieutenant à général.

Deuxième paramètre : dans la gendarmerie, l'ascenseur social est très développé ; 87 % à 92 % des officiers sont issus du corps des sous-officiers, ce qui crée un lien entre ces corps et un esprit propre à la gendarmerie nationale que nous n'avons pas dans la police.

La CFDT propose de réunir le corps de commandement et le corps de conception pour mieux piloter la police nationale et avoir une cohésion naturelle.

En second lieu, nous demandons qu'un ascenseur social soit développé, avec un recrutement interne par corps, des gardiens de la paix vers les officiers, et des officiers vers les commissaires, afin de renforcer les relations entre corps.

Dans la même optique, nous souhaitons que soit rapidement mise en oeuvre l'académie de police promise par le Président de la République lors de la campagne présidentielle, où seront réunis les trois corps de la police. Ils travaillent ensemble durant toute leur carrière : il serait également opportun de les réunir le temps de leur formation.

Le ministre de l'intérieur va annoncer jeudi prochain la création de la police de sécurité du quotidien (PSQ) : ce doit être l'occasion de réformer en profondeur la police nationale. Si on ne le fait pas, la police de sécurité du quotidien sera un échec.

Sans réformes structurelles, sans allégement de la procédure - les premières réformes qui ont été proposées sont totalement insuffisantes - sans temps supplémentaire pour les personnels, les renforts supplémentaires ne serviront à rien.

Prenons par exemple le sujet des tâches indues : tous les gouvernements qui se sont succédé ces dernières années se sont saisis du problème, mais rien n'a évolué à ce sujet !

Le ministère de l'intérieur doit se tourner vers l'avenir, prévoir une programmation pluriannuelle, mais doit surtout faire évoluer les mentalités et les structures de la police nationale.

M. François Grosdidier, rapporteur. - S'agissant de la formation, on a besoin d'en connaître toutes les carences. Certains nous ont dit qu'ils ne pratiquaient pas de sport, voire d'exercice de tir. Quand un magistrat vérifie si un policier a suivi ses heures d'entraînement lorsqu'il a fait usage de son arme, cela peut être problématique.

Par ailleurs, la formation continue parait insuffisante, notamment pour permettre aux agents de mieux appréhender les nouvelles formes de délinquance. Combien de temps vous paraitrait-il nécessaire de consacrer à la formation continue, sachant que c'est de la présence en moins sur le terrain ?

S'agissant de la procédure, quelles sont les tâches qui nécessitent le plus de temps ? Un projet de loi de révision du code de procédure pénale devrait  prochainement être soumis au Parlement, et il est utile que l'on ait connaissance de ce qui est le plus chronophage pour les forces de l'ordre.

Nous aurions également besoin que vous nous listiez ce que vous considérez comme des tâches indues. Quelles sont celles qui peuvent être basculées sur l'administration pénitentiaire, la police municipale, etc. ? Quelles sont celles qui doivent être simplement supprimées pour alléger les procédures ?

Toujours sur la procédure, des personnes qui ne sont pas des policiers, et qui ne sont donc pas formées comme tels, peuvent-elles vous décharger d'une partie de vos missions ? Les fonctions peuvent-elles être séparées ? Nous avons besoin que vous nous éclairiez de façon explicite sur des points concrets, afin que nous puissions ensuite préconiser des solutions très précises.

M. Christophe Rouget. - Un exemple en matière de formation : aujourd'hui, l'École nationale supérieure de la police (ENSP) forme les cadres de la police nationale. Les commissaires de police sont formés à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or, dans le Rhône, et les officiers de police à Cannes-Écluse, en Seine-et-Marne. L'école de Cannes-Écluse est totalement abandonnée et vétuste, avec des problèmes d'eau chaude récurrents, etc.

Il s'agit en effet là de doublons. Des rapports parlementaires ont conseillé de regrouper les sites pour des raisons d'économies, mais rien n'a été fait, la technostructure refusant que les choses bougent au nom de la lutte des classes, alors que c'est évident pour tout le monde ! Le site de Cannes-Écluse devrait être modernisé et servir de site de formation continue, car nous n'en avons plus à proximité de Paris. C'est un exemple concret de dysfonctionnement.

M. Denis Jacob, secrétaire général - Alternative Police CFDT. - Il est important que je précise tout d'abord qu'Alternative police est un nouveau syndicat de la police nationale, qui représente les gradés et les gardiens de la paix adjoints de sécurité. Il a été créé le 1er septembre 2015 pour se départir de la pratique syndicale telle qu'on la connaît depuis plusieurs décennies dans la police nationale.

Nous voulons revenir aux fondamentaux, à la défense du collectif, et non favoriser la pratique de l'individualisme. Vous parliez de cogestion. Je n'irai pas jusque-là, mais il est vrai que l'on privilégie plus la défense individuelle que l'intérêt collectif. C'est l'une des causes des problèmes actuels.

Dès 2015, nous avons dénoncé les conditions de travail, revendications qui ont été reprises dans la rue à la fin de l'année 2016.

Vous parliez de formation. On dispose d'outils pour assurer la formation continue, mais on n'y a peu recours. Par exemple, les fonctionnaires de police ont droit à deux heures d'activités sportives hebdomadaires : cela fait des années qu'ils ne les utilisent plus. Quant à l'entraînement de tir, ils n'arrivent même pas à suivre les trois séances auxquelles ils sont réglementairement tenus dans l'année.

J'ai saisi le ministre de l'intérieur précédent, M. Cazeneuve, pour demander des conventionnements avec les stands de tir privés. La gendarmerie bénéficie d'un accord avec la Fédération française de tir qui le lui permet. Pourquoi ne pourrait-on en faire autant pour la police nationale ?

M. François Grosdidier, rapporteur. - Cela n'existe pas ?

M. Denis Jacob. - Non. Il existe des conventionnements avec certains stands de tir, mais ce n'est pas généralisé et ne donne pas la capacité à tous les fonctionnaires de police de suivre leurs trois séances de tir obligatoires dans l'année.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Aujourd'hui, à votre connaissance, tous les policiers ne suivent pas les trois séances de tir qui sont exigées ?

M. Denis Jacob. - Non, ils ne suivent pas les trois séances annuelles.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Ils peuvent donc être en défaut en cas d'utilisation des armes lorsque les magistrats vérifient ce qu'il en est.

M. Denis Jacob. - Le problème a été mis en avant l'année dernière ou en 2016 : un de nos collègues a connu un problème lorsqu'il a été établi qu'il n'avait pas suivi ses séances de tir. Ce n'était pas de son fait : on n'a pas aujourd'hui la capacité de mettre ces séances en pratique dans la police nationale, faute de moyens immobiliers. Un conventionnement avec des stands de tir privés permettrait peut-être d'améliorer le nombre de séances pour l'ensemble des agents.

S'agissant des conditions de travail, il y a beaucoup à dire et le temps est compté. Nous vous ferons passer nos contributions.

Sachez qu'Alternative Police avait saisi les candidats républicains à l'élection présidentielle, dont M. Macron, ainsi que l'ensemble des parlementaires. Vous avez dû recevoir nos publications en matière d'investigations et de renseignements, qui comportaient la simplification de la procédure par une oralisation complète. Aujourd'hui, les propositions qui sont faites en sont loin.

Si on veut véritablement soulager le travail des enquêteurs, il faut aller jusqu'au bout de la démarche. Actuellement, ces derniers passent deux tiers de leur temps à « remplir de la paperasse » plutôt qu'à mener un véritable travail d'enquête sur le terrain.

Quant aux conditions de travail des policiers en tenue, on a cherché pendant plusieurs décennies à calmer leur colère en leur accordant des mesures purement salariales et indemnitaires. Le pouvoir d'achat et la revalorisation salariale sont des points bien évidemment importants, mais cela ne fait pas tout. Travailler dans de bonnes conditions passe également par des commissariats agréables à vivre, tant pour les policiers que pour y accueillir le public.

Or cela fait des années que ni les rénovations, ni les constructions immobilières n'ont été anticipées. On agit dans l'urgence, en réponse aux difficultés qui surviennent, mais sans apporter de réponse durable. Il faudrait mener un audit national sur l'état des commissariats, afin de connaître ceux qui présentent des situations graves nécessitant une intervention rapide de l'État, et établir un plan immobilier. Prenons le commissariat de Coulommiers : il est inacceptable de voir un commissariat dans cet état ! Soit on le ferme une bonne fois pour toutes et on reloge les agents dans un nouveau bâtiment, soit on le rénove, mais il faut prendre une décision.

Nous sommes conscients des contraintes économiques, budgétaires. Cela ne se fera pas en un an, ni même en trois ans. Le plan immobilier annoncé par le ministre de l'intérieur est une bonne chose, mais il ne porte que sur trois ans.

Une loi de programmation sur cinq ans ou dix ans paraît indispensable, afin d'avoir un réel objectif et une visibilité sur ce que sera la police nationale dans dix ans ou quinze ans.

Cela vaut aussi pour le matériel. Beaucoup d'efforts sont faits en matière de remplacement de véhicules de service. Un plan d'achat de 2 000 véhicules est prévu...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Que représente ce plan par rapport à l'ensemble des besoins ?

M. Michel Boutant, président. - Il fallait 3 000 véhicules : ils en ont 2 500 !

M. Denis Jacob. - Toutefois, entre le moment où la commande est passée et la livraison, un certain temps s'écoule - c'est la loi des marchés publics.

M. François Grosdidier, rapporteur. - En matière de tablettes informatiques, on progresse cependant ?

M. Denis Jacob. - Oui.

S'agissant des conditions de travail, vous savez tous que la CFDT est un syndicat réformiste. Il ne faut pas avoir peur de réformer la police nationale, bien évidemment de manière réfléchie et posée, sans précipitation. Nos collègues attendent aujourd'hui beaucoup de l'État. Des outils ont été créés en 2016, validés par les syndicats de police lors du comité technique de réseau de la DGPN, et permettent à la fois d'améliorer l'opérationnalité et l'efficience de la police nationale ainsi que les conditions de travail. Toutefois, on ne les met pas en application !

M. François Grosdidier, rapporteur. - Quels sont ces outils ?

M. Denis Jacob. - L'un est très important : il s'agit de la réforme territoriale de la sécurité publique.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Pourrait-on avoir communication de cette liste ?

M. Denis Jacob. - Oui, je vous la transmettrai.

Cette réforme territoriale de la sécurité publique consiste à revenir à ce qui fonctionnait bien il y a une trentaine d'années. On avait alors une police d'urgence très conséquente en termes d'effectifs, polyvalente dans ses missions, et qui répondait en temps réel aux besoins de la population en matière de sécurité.

Au fil du temps, des alternances politiques, des volontés des directeurs successifs de la police nationale, on a assisté à une stratification des services. Chacun crée sa petite unité, mais on prend les effectifs toujours au même endroit, dans la police d'urgence - police secours. Les unités qui comptaient, il y a 25 ans ou 30 ans, 20 à 30 policiers en totalisent 7 aujourd'hui. Cela ne peut correctement fonctionner ainsi !

Dans le même temps, les autres unités créées en parallèle de la police secours ne sont pas plus en capacité de fonctionner, faute d'effectifs...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Où sont donc les policiers ? Il n'y a pourtant pas moins d'effectifs qu'il y a 30 ans !

M. Christophe Rouget. - Dans les grandes villes, il n'est pas rare, le week-end, d'avoir un seul service de police secours pour 400 000 habitants. Pourquoi ? Il existe des charges indues, comme le fait de garder des détenus dans les hôpitaux, certains professeurs préférant avoir les détenus dans leur propre service. Sept ou huit détenus, dans une ville comme Bordeaux, exigent un certain nombre de collègues pour les surveiller.

En outre, la procédure pénale s'est considérablement alourdie et mobilise toute une partie des effectifs en tenue, qui ne sont donc plus sur la voie publique. Comment répondre à l'accroissement de la délinquance et de la procédure pénale ? Il faut aujourd'hui dix procès-verbaux pour une garde à vue. Un tiers des procès-verbaux ne sont pas lus par les magistrats et ne servent à rien.

Nous avons créé une machine folle : les policiers font de la procédure pénale, mais ne peuvent plus se consacrer aux services de police secours.

Dans un commissariat, combien de fonctionnaires se consacraient-ils, il y a dix ans ou vingt ans, à police secours et combien, sur une sûreté départementale, font-ils à présent du judiciaire ? Les flux sont parlants. On ne peut avoir des policiers qui à la fois « remplissent de la paperasse » et sont sur le terrain.

C'est pourquoi nous insistons sur la nécessité d'alléger la procédure : si on n'y parvient pas, alors qu'on a aujourd'hui les mêmes effectifs qu'en 2007 et que la situation s'est dégradée à cause du terrorisme et des flux migratoires, on ne pourra pas mettre davantage de policiers sur le terrain. C'est se tromper que de le croire !

M. Denis Jacob. - La réforme territoriale de la sécurité publique consiste à supprimer toutes les petites unités qui ont été créées autour de la police d'urgence, de les fusionner au sein de celle-ci, de créer une police polyvalente beaucoup plus étoffée en effectifs en garantissant une plus grande opérationnalité et en permettant aux agents de bénéficier de leur temps de repos.

La deuxième réforme qui a été votée est une réforme horaire, basée sur le principe de la vacation forte : un effectif plus important est présent le vendredi de chaque semaine, permettant aux agents d'avoir un week-end de repos sur deux au lieu d'un sur six actuellement, ce qui n'est pas négligeable.

On y gagne en opérationnalité, mais aussi en repos...

Nous avons fait des propositions en matière d'heures supplémentaires. Le stock actuel s'élève à un peu plus de 20 millions d'heures. Le directeur général a récemment annoncé qu'il allait ouvrir des négociations en la matière. Nous l'avons déjà fait dans le cadre des discussions sur le temps de travail dans la police nationale, notamment par la création d'un compte épargne retraite, qui permettrait de transformer ces heures supplémentaires en annuités de retraite. À partir d'un certain âge, ils n'auront plus la capacité physique de faire partie d'un service de police secours. À 55 ans ou 57 ans, on n'a plus les mêmes capacités physiques qu'à 20 ans.

On a également proposé le paiement d'une partie de ces heures, ainsi que le déplafonnement du compte épargne-temps, mais il faut attendre un décret interministériel, car ces questions concernent l'ensemble de la fonction publique.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Confirmez-vous les 20 millions d'heures supplémentaires ?

M. Denis Jacob. - Oui, on est à un peu plus de 20 millions d'heures supplémentaires. Il s'agit là du stock cumulé depuis des années, et qui a été sanctuarisé dans les différents protocoles signés entre le ministère de l'intérieur et les syndicats de police - de mémoire - entre 2001 et 2014.

Cela commence à faire beaucoup, et il faut que l'on trouve des solutions pour en sortir.

M. Henri Leroy. - À l'automne 2017, j'ai reçu ensemble tous les syndicats de police, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2018, en tant que rapporteur pour avis des crédits de la mission « Sécurités ». Il y avait là une cohésion. Le fait de les auditionner aujourd'hui de manière séparée me convient moins.

À l'époque, vous m'aviez dit que la situation était grave. Je reconnais ici au moins deux personnes qui étaient alors présentes. Je vous avais confié que c'était la première fois que je recevais des syndicats, en reconnaissant que tout ce que vous m'appreniez était en effet très grave. Je m'étais proposé d'être votre porte-parole. Le Sénat vous a entendu, puisque nous avons créé une commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure.

Les forces de la police nationale vont certes très mal, mais la gendarmerie ne va pas si bien, contrairement à ce que vous affirmez - bien qu'elle aille moins mal que la police.

Vous avez abordé plusieurs sujets, comme le matériel, les réseaux, les véhicules, l'immobilier, les problèmes structurels, l'obsolescence de l'organisation, les difficultés de cohésion. À ce sujet, je vous rappelle que cette dernière est la principale force des armées.

Vous avez cité sept fois la gendarmerie. La gendarmerie est un corps d'élite, créé par François Ier, et amélioré sous Napoléon Ier. Ce corps a un principe, une mission, des forces, un objectif, un chef.

Durant votre exposé, vous vous êtes revendiqués d'une organisation militaire. C'est formidable pour des syndicats ! En filigrane, vous laissez entendre que si la police était organisée comme la gendarmerie, elle fonctionnerait mieux. C'est fabuleux ! Vous me comblez ! Vous avez raison, même si, je le répète, la gendarmerie ne va si bien que vous le dites...

Vous avez raison de dire qu'il est inadmissible et intolérable de voir la police supporter les conditions qu'elle subit sur le plan matériel et immobilier dans une République comme la nôtre. Tous les sénateurs sont très sensibles à cette situation dramatique que vivent les forces de sécurité.

M. Henri Leroy. - Je termine en disant que ce n'est pas une réforme complète que vous demandez, mais une révolution ! En tant que Français et révolutionnaires, vous avez cent fois raison !

M. Alain Cazabonne. - Je partage votre sentiment par rapport à la surcharge générée par la procédure pénale. J'évoquais ce sujet hier encore. C'est une question souvent soulevée par les policiers.

J'ai eu l'occasion de discuter avec deux directeurs départementaux sur l'impact, en termes d'effectifs, de deux réformes, le passage aux 35 heures et de l'application de la directive européenne sur le temps de travail. Les augmentations d'effectifs décidées en parallèle de ces réformes n'ont en effet, dans les deux cas, servi qu'à combler les baisses d'effectifs entrainées par l'application des obligations légales.

Par ailleurs, n'avez-vous pas l'impression d'être surchargés de tâches qui ne sont pas forcément utiles - contraventions, crottes de chiens, prostituées ? Ne s'agit-il pas de charges que nous vous imposons, nous, parlementaires, au travers des textes que nous votons ?

Mme Éliane Assassi. - Je suis peut-être la plus révolutionnaire dans cet hémicycle cet après-midi !

Je voudrais vous remercier, messieurs, pour tout ce que vous avez dit, car les difficultés que vous avez soulevées montrent à l'évidence que vous êtes très proches des hommes et des femmes qui exercent le métier de policier.

Je suis très attachée aux organisations syndicales, car je pense qu'elles sont un des piliers d'une démocratie.

Cela étant - je l'ai déjà évoqué hier - il semblerait qu'il existe actuellement un désaveu entre les policiers et certaines organisations syndicales. Je suppose que vous le ressentez également. J'aimerais donc, si on en a le temps, que vous puissiez nous faire part de votre ressenti à ce sujet.

Mme Samia Ghali. - Il est rare d'entendre des organisations syndicales parler de réformes. Je crois que c'est une bonne chose car, comme on l'a dit précédemment, la police nationale connaît un certain essoufflement.

Vous avez affirmé que certains policiers ne pouvaient bénéficier des trois entraînements annuels au tir obligatoires. Disposez-vous de chiffres à ce sujet ? Quelle est la proportion de policiers qui ne s'entraînent pas ? Si c'est 10 %, c'est une chose, si c'est 80 %, c'est dramatique !

M. Jean Sol. - Vous dénoncez d'une part un fossé entre le commandement et l'opérationnel et, d'autre part, réclamez un allégement des tâches administratives. Que proposez-vous ? Des expériences ont-elles été menées ici ou là dont on pourrait s'inspirer et dont on pourrait généraliser l'application si l'évaluation a été positive ?

M. Vincent Capo-Canellas. - J'ai retenu, à travers ce que vous avez dit, beaucoup de difficultés, d'inquiétudes, de critiques. Néanmoins, un point reste positif selon vous, la mise en place potentielle de la police de sécurité du quotidien.

En quoi et sous quelles conditions la PSQ pourrait-elle constituer un élément de réforme positif qui aiderait à améliorer à la fois l'efficacité de la police et la condition des policiers ?

M. Christophe Rouget. - Monsieur le sénateur, je savais que vous seriez sensible au fait que nous citions la gendarmerie. J'ai rencontré M. Lizurey à plusieurs reprises. En tant que syndicaliste, il faut savoir regarder ailleurs et voir ce qui fonctionne - même si tout n'est pas parfait dans la gendarmerie nationale.

Tous les ministres successifs ont parlé du redéploiement des effectifs. Notre position - qui ne fait pas encore l'unanimité - est de n'avoir qu'une seule force de sécurité à l'avenir. Les redéploiements des commissariats ne fonctionnent pas ! C'est une recette du passé. Aujourd'hui, dans tous les services de renseignement, comme dans les groupes d'intervention régionaux (GIR), il existe des services mixtes qui comprennent des policiers et des gendarmes.

Que veut le citoyen ? Il souhaite qu'un policier ou un gendarme vienne recueillir sa plainte.

La ville de Libourne a été confiée aux gendarmes il y a quelques années. On nous a dit qu'il s'agissait d'un bassin de délinquance agricole qui devait passer à la gendarmerie. Le commissariat a donc été fermé. Les locaux qu'occupent nos amis gendarmes sont toujours dans le même état, et on n'a toujours pas construit de caserne. Le commissariat était ouvert 24 heures sur 24, contrairement à la gendarmerie. Les gendarmes n'y sont pas logés et cela représente un coût supplémentaire pour l'État, qui doit les héberger, alors que les policiers paient leur logement.

La délinquance a par ailleurs augmenté : un an plus tard, Libourne a été classée en zone de sécurité prioritaire (ZSP). Nos collègues de Seine-Saint-Denis ou de Marseille n'ont pas compris !

Nous proposons donc de créer un service mixte : un policier répondra à la radio et ce sera la gendarmerie qui interviendra - ou le contraire. On n'aura pas de frais qu'entraînent les primes liées à la fermeture du service, de construction de caserne. Aujourd'hui, personne, pas même la Cour des comptes, n'est capable de dire si le redéploiement a été efficace pour le service public. Voilà un exemple pour mieux construire l'avenir.

M. Guillaume Ryckewaert. - S'agissant, madame la sénatrice, de votre question sur le syndicalisme et sur la perception qu'en ont les fonctionnaires de tous grades et de tous corps, je précise que le syndicalisme dans la police a été créé au début du XXe siècle pour défendre les intérêts collectifs des fonctionnaires de police. Progressivement, dans les années 1980 à 1990, il s'est transformé en outil de lobbying individuel, dans le cadre des commissions administratives paritaires (CAP) et des mutations.

Aujourd'hui, tous les policiers dénoncent le syndicalisme, et il faut qu'on fasse notre autocritique, car nous sommes perçus comme une antichambre de l'administration, avec qui nous avons une certaine complicité en matière d'avancements et de mutations. Les policiers savent cependant qu'ils ne peuvent se passer des syndicats pour en bénéficier et adhèrent donc tout en dénonçant le système. Voilà le vrai problème du syndicalisme aujourd'hui !

Nous tous ici sommes demandeurs d'une certaine évolution et souhaitons pouvoir bénéficier de davantage d'objectivité dans la gestion des carrières. Les policiers le souhaitent aussi. Je pense que cela redorerait le blason du syndicalisme et permettrait de lui redonner du sens. Le syndicalisme a, dans l'absolu, une réelle utilité.

Nous vous parlons avec franchise, mais un policier n'a normalement pas le droit de le faire. Certains le font dans un cadre associatif, sans pour autant respecter les règles qui leur incombent.

Nous demandons quant à nous l'équité, la justice et l'objectivité dans le cadre des relations entre l'administration et les syndicats.

M. Denis Jacob. - Nous ne nous sommes pas concertés, mais j'apprécie particulièrement que Guillaume Ryckewaert ait répondu à cette question, car il est important d'entendre ce qu'en dit un commissaire de police !

Le syndicalisme est en effet dévoyé depuis des années. Nous ne sommes pas là pour faire du clientélisme ou du favoritisme. Il existe des textes, et l'on doit les respecter. Un syndicat siège dans les instances pour être sûr que l'administration respecte bien la conformité des textes et non pour les contourner à l'avantage de ses adhérents ! C'est notamment à cette fin qu'Alternative Police a été créé. Nous tenons à le rappeler, c'est très important pour nous.

Je n'entrerai pas dans la polémique sur le syndicalisme, mais il existe bien une défiance de la part de collectifs de collègues qui se sont mobilisés dans la rue contre ce syndicalisme-là. Ils ont à juste titre le sentiment qu'une minorité bénéficie d'avantages au détriment de la majorité. C'est ce qu'ils ont voulu dénoncer dans la rue - mais pas uniquement.

Il existe un véritable problème de reconnaissance du policier. Là aussi, il y aurait beaucoup à réformer en matière de management participatif des agents. Quand ils ont des objectifs, les agents doivent les atteindre. Encore faut-il tenir compte de la réalité du terrain. Or ce sont les gradés et les gardiens qui peuvent le faire valoir et non les directeurs ou le ministre. Aujourd'hui, on est encore dans le vieux credo français : « J'ordonne, tu exécutes ». Cette situation est révolue. Il faut trouver un nouveau type de gestion de l'administration policière, et adopter le management participatif.

Je voudrais conclure en répondant à M. le rapporteur au sujet de la problématique de la justice et de son rapport avec la police. Des stages pratiques destinés aux magistrats durant leur scolarité existaient il y a très longtemps. Ceux-ci suivaient des stages dans la police et, à l'inverse, des policiers effectuaient des stages dans le milieu de la magistrature. Je pense qu'il ne serait pas inopportun, dans le cadre de la formation initiale, de permettre aux magistrats de venir travailler 15 jours à trois semaines, dans le cadre d'un stage pratique, dans un commissariat. En général, les stages se font à l'état-major : ce n'est pas ce que doivent voir les magistrats, qui doivent comprendre les conditions dans lesquelles travaillent les policiers et les difficultés qu'ils rencontrent. Inversement les policiers doivent aussi connaître les difficultés de la magistrature dans l'exercice de son travail quotidien.

Quant aux stages de tir, il s'agit de problèmes qui nous sont remontés. Je n'ai malheureusement pas de chiffes. On réagit au coup par coup, en fonction des problèmes que l'on rencontre, et on saisit alors les autorités pour que les policiers qui se trouvent dans une situation non réglementaire puissent voir leur situation régularisée au plus vite.

M. Christophe Rouget. - Le temps de travail est un problème dans la police nationale, mais les gouvernements successifs ont « refilé le bébé » au suivant. Les textes européens prévoient des périodes de repos quotidien de onze heures consécutives et les 35 heures.

Beaucoup de ministres sont allés sur les plateaux de télévision pour expliquer que les policiers étaient investis et fatigués, mais on n'admet pas qu'ils puissent bénéficier de onze heures de repos alors qu'ils sont armés. Cette règle est pourtant en application dans la gendarmerie depuis 2016 ! Il faut mettre cette mesure en oeuvre, car les femmes et les hommes de ce ministère doivent se reposer. Il existe des solutions. Aujourd'hui, une gendarmerie n'est pas ouverte 24 heures sur 24 et bénéficie d'un système de permanence, alors que certains commissariats sont ouverts en permanence. Pourquoi ne pas changer la donne ? Pourquoi, sur les mêmes bassins de délinquance n'aurait-on pas les mêmes systèmes d'ouverture pour la gendarmerie et la police ? Cela choque-t-il quelqu'un aujourd'hui qu'une gendarmerie ferme ses services, dans la mesure où il existe une astreinte départementale ? On pourrait le faire dans les petits commissariats. On aurait alors besoin de moins d'effectifs et plus de présence sur le terrain. C'est aussi être révolutionnaire que de proposer cela !

M. Julien Morcrette, secrétaire général adjoint - Alternative Police CFDT. - S'agissant de la PSQ, je tiens tout d'abord à dire que la CFDT a travaillé avec des chercheurs du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), comme M. Jacques de Maillard, ainsi qu'avec le Forum européen sur la sécurité urbaine, que vous connaissez très certainement, monsieur Grosdidier.

Les problèmes de fonctionnement de la police de proximité mise en oeuvre à la fin des années 90 sont parfaitement identifiés. On a voulu déployer le concept de façon uniforme et trop rapide sur tout le territoire, sans effectifs ni moyens suffisants.

Ceci s'est également accompagné d'un engorgement des services judiciaires. On a fait remonter tout un tas de faits qui n'étaient pas enregistrés sous forme judiciaire mais sous forme de mains courantes. Cet engorgement a créé une baisse du taux d'élucidation des faits de quatre points, ce qui est très significatif.

Le CSCI et nos collègues de la police municipale de la CFDT ont posé les prérequis pour la mise en plan de la PSQ : allégement de la procédure pénale et élimination des têtes de réseaux dans les cités en matière de trafic de stupéfiants notamment. J'avoue éprouver à ce sujet quelques appréhensions, le ministre de l'intérieur devant faire part demain du lancement de la PSQ sur quelques sites cibles sans s'être assuré de la mise en place de ce préalable.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Vous avez évoqué la création éventuelle d'une académie de police qui réunirait les trois corps. Cela me paraît pertinent, mais en dehors du fait de faire évoluer les mentalités, grâce à quelles mesures pensez-vous que cela puisse se mettre en oeuvre concrètement ?

Mme Éliane Assassi. - Le ministre de l'intérieur a annoncé que certaines missions de la police nationale pourraient être transférées à des sociétés privées de sécurité. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Christophe Rouget. - Nous sommes favorables à l'académie de police depuis des années.

Il était prévu de créer à Bordeaux une école des cadres à côté de l'école de magistrature. Nous aurions été précurseurs, mais les choses ne se sont pas faites, Mme Alliot-Marie, pour diverses raisons, n'ayant pas donné suite à ce projet.

Une école où cadres, gradés et gardiens se retrouvent permettrait de connaître les mêmes formations avant de travailler ensemble, dans le même creuset, durant toute une carrière. Ceci est nécessaire. Les services constituent une grande famille qui a besoin de se serrer les coudes. Il faut que les officiers et les commissaires soient proches des hommes de terrain, proches du management participatif, et le projet d'une académie de police concrétise cette idée.

Il n'y a pas, je le répète, d'ascenseur social dans la police nationale. Aujourd'hui, comment expliquer qu'un ou deux gardiens de la paix parviennent à devenir commissaire de police ? Ce n'est pas le cas dans la gendarmerie nationale. Le fait que certains puissent espérer prendre un jour un commandement créé un autre lien.

M. Denis Jacob. - Le ministre de l'intérieur a en effet fait des annonces, mais cela ne concerne pas seulement la sécurité privée. Cela rejoint le débat sur la coproduction de la sécurité, qui remonte maintenant à une décennie. Il faut déterminer les missions relevant de l'État et celles qui n'en relèvent plus, et savoir qui doit les assurer.

On parlait de tâches indues : le transfèrement de détenus hospitalisés doit par exemple continuer à relever de l'administration pénitentiaire. Un policier qui a une formation de douze mois doit-il, à la sortie de l'école, rester un an, deux ans, trois ans, à garder une porte cochère d'un bâtiment administratif dont la sensibilité en matière de sécurité n'est pas du plus haut niveau ?

Une participation de la sécurité privée aux « missions de police » ne nous pose pas de problème, à condition que celles-ci soient clairement définies et qu'elles ne relèvent pas a priori de la responsabilité directe de l'État.

Pour ce qui est de la PSQ, celle-ci ne sera pas efficace si c'est uniquement la police qui l'assume. La police ne réglera rien toute seule. Il faut, dans les quartiers difficiles, à la fois conduire une véritable politique sociale et une véritable politique de la ville. Si on ne recourt pas à la transversalité sur cette problématique, la PSQ ne réglera rien !

M. Michel Boutant, président. - À condition qu'elle ne soit pas surchargée de charges administratives, comme a pu l'être la police de proximité en son temps.

M. Denis Jacob. - En effet.

M. Michel Boutant, président. - Il vous reste un travail écrit à produire et à nous le transmettre dans un délai raisonnable.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Si vous le pouvez, il conviendrait que vous abordiez également le sujet du logement dans cette note. Vous ne serez pas logés comme les gendarmes, mais cette question crée des situations inextricables. L'état des lieux que vous pourrez dresser et vos propositions nous intéressent donc.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la fédération syndicale de la police nationale - FO

M. Michel Boutant, président. - Mes chers collègues, nous accueillons à présent les représentants de la Fédération syndicale Unité SGP Police Force Ouvrière.

Je vous rappelle que l'objectif de notre commission d'enquête, demandée par le groupe Les Républicains, face au constat d'un certain mal-être des personnels des forces de sécurité intérieure, qui a pu hélas conduire certains agents au suicide, est de cerner précisément les facteurs à l'origine de cette situation, d'évaluer les mesures qui ont été prises pour y faire face, et éventuellement d'ouvrir de nouvelles pistes pour apporter des améliorations.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Grégory Joron et Jérôme Moisant prêtent serment.

Avant de vous entendre pour un bref exposé liminaire, je laisse la parole au rapporteur, François Grosdidier.

M. François Grosdidier, rapporteur. - À la suite de la vague de suicides au sein de la police et de la gendarmerie à l'automne dernier et à l'expression d'un malaise qui s'est exprimé hors champ syndical, nous avons souhaité, par le biais de cette commission d'enquête, établir un état des lieux le plus précis possible de l'état des forces de sécurité intérieure en France, et surtout essayer d'identifier les causes, nécessairement multiples, de ce malaise.

Quels sont selon vous, dans les grandes lignes, les principaux dysfonctionnements ainsi que les insuffisances statutaires ou sociales dans les conditions de vie et de travail des policiers ?

Les forces de l'ordre mettent souvent en cause la chaîne pénale, regrettant le sentiment de travailler pour rien. Ils disent également souffrir de leur mauvaise image, pas tant dans l'opinion publique, qui les soutient plutôt si l'on en juge les sondages, que par les médias, les politiques, la hiérarchie, qui peut se défausser dès qu'apparaît une difficulté, ou par les magistrats.

Nous avons besoin que vous indiquiez toutes les pistes à partir desquelles nous pourrons poursuivre nos auditions et nos investigations, parfois dans le cadre de déplacements sur place.

Le parc automobile et les conditions immobilières constituent-ils un domaine anecdotique ou est-ce général ? À quelle échelle ces problèmes interviennent-ils ?

Le champ est très vaste. Pourriez-vous lister l'ensemble des sujets et nous indiquer, pour chacun, quelles sont les causes du malaise que vous identifiez, et éventuellement les propositions que vous avez peut-être déjà faites pour y remédier, mais qui n'ont pas été concrétisées.

M. Jérôme Moisant, secrétaire national aux conditions de travail - Unité SGP Police FO. - Mesdames et messieurs, la situation du pays a changé : la menace terroriste est élevée, le flux migratoire important. Dans le même temps, les missions habituelles des policiers perdurent.

Ponctuellement, leur charge de travail est alourdie par de grands événements sportifs, comme l'Euro de football, culturels ou politiques, comme la COP 21, et tout cela dure depuis deux ans, voire trois ans.

Ce que l'on dénonce, c'est une inadéquation entre la charge missionnelle et les effectifs. Cela vaut pour presque toutes les missions. Nos collègues, malgré tout, continuent à exercer leur mission en matière de code de la route ou de sécurité publique, bien qu'ils doivent s'acquitter de davantage de surveillance, du renforcement de la sécurité de leurs propres locaux, à laquelle s'ajoutent de nombreuses et longues escortes de personnes en situation irrégulière sur le territoire.

S'agissant de la police aux frontières (PAF), les filtres Schengen ont alourdi considérablement les missions de nos collègues. La surcharge des centres de rétention administrative (CRA) est venue assez récemment alourdir les tâches des services de la PAF, ainsi que la sécurité des locaux.

Dans le cadre des investigations, la situation de nos collègues est affectée par l'empilement des lois venues alourdir la procédure pénale. S'ajoutent à cela des outils clairement inopérants dans le périmètre de la police nationale, comme le logiciel de rédaction de procédures, ou le logiciel de la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) s'agissant des écoutes téléphoniques.

Dans le secteur du renseignement par ailleurs, les objectifs sont bien trop nombreux. Nos collègues se dispersent.

Enfin, concernant l'ordre public, je céderai dans quelques instants la parole à mon collaborateur, Grégory Joron.

Ce n'est pas tant une évolution qu'un choc que réclame Unité SGP, car nous sommes peu convaincus que l'on puisse s'attaquer aux missions - quoi qu'on entende. En effet, en abaisser le nombre sera peu significatif. Ce que nous souhaitons, c'est une augmentation significative des effectifs, car nous faisons vraiment face à une crise. On n'en est pas encore tout à fait à une crise des vocations, mais on craint la démobilisation d'une bonne partie de nos collègues.

Une augmentation des effectifs pourrait permettre de concilier vie personnelle et vie professionnelle. Cela passe par de nouveaux rythmes de travail, par le respect des temps de repos et des périodes de congés à l'occasion de l'établissement des tableaux prévisionnels, qui sont piétinés par de nombreux chefs de service, et enfin par une meilleure considération de la hiérarchie, ce qui est aussi un sujet récurrent dans nos rangs.

M. Grégory Joron, secrétaire national aux CRS - Unité SGP Police FO. - J'aimerais, en propos liminaire, développer deux axes : les effectifs et l'emploi.

Ces dernières années, la charge missionnelle qui affecte aujourd'hui les compagnies républicaines de sécurité (CRS) a connu un effet ciseaux. On a passé deux ans et demi à « assurer » l'état d'urgence, les différents grands événements comme la COP 21, le championnat d'Europe de football, la crise migratoire et les points chauds que sont Calais et Menton, qui demandaient énormément de forces. Tout cela avec un seuil d'effectifs de plus en plus bas, la direction centrale des CRS ayant le plus contribué aux politiques de révision générale des politiques publiques (RGPP). Elle a en effet perdu l'équivalent de dix unités en volume en équivalent temps plein travaillé (ETPT).

M. François Grosdidier, rapporteur. - Qu'est-ce que cela représente par rapport à l'ensemble des CRS ?

M. Grégory Joron. - Les unités étaient constituées de 145 personnes, chiffre qui correspond au système quaternaire qui, en termes opérationnels, garantit la philosophie française du maintien de l'ordre. Sans les quatre sections qui constituent traditionnellement les unités de CRS, on a du mal, sur le terrain, à mettre en place tous nos schémas tactiques.

Aujourd'hui, une compagnie de maintien de l'ordre compte un effectif de référence de 137 hommes et femmes. Malheureusement, pour les seules compagnies de service général, il nous manque, pour atteindre ce chiffre, près de 300 personnes à l'échelon national.

On est donc loin des 145 personnes qui permettent à la fois un relais social dans le management et la possibilité d'appréhender convenablement les missions. Je parlais d'effet ciseaux : aujourd'hui, ce sont les mêmes collègues qui mènent toujours les mêmes missions, le turn over pratiqué à une certaine époque est devenu impossible.

À la sortie des écoles, la direction centrale des CRS ne bénéficie, en termes d'effectifs, que 10 % de son poids à l'échelle de la police, ce qui suffit à peine à combler les départs à la retraite.

En matière d'emploi des forces, sans vouloir opposer les gens ni les forces - vous pourrez le vérifier facilement -, sur 100 missions données au cours du dernier trimestre, hors missions pérennes, 70 % ont été prises en charge par les CRS, contre 30 % par les escadrons de gendarmerie. Cela participe au phénomène de suremploi et contribue à la fatigue des personnels des CRS.

M. Henri Leroy. - Les CRS sont spécialisés dans le maintien de l'ordre et son rétablissement. Ces compagnies ont une mission bien précise, et il existe en effet un manque d'effectifs pour être opérationnel. Je souhaiterais que les représentants de FO nous indiquent par écrit leurs constats et leurs propositions, notamment en matière de forces spécialisées.

M. Jérôme Moisant. - On pourra vous remettre tous ces éléments a posteriori. Nous prenons acte des débats d'aujourd'hui et formulerons nos remarques dans la semaine qui suit.

M. Alain Cazabonne. - Je comprends la surcharge que représentent pour vous les grandes manifestations sportives et culturelles, mais je ne comprends pas que vous ne disposiez pas de moyens supplémentaires, car on fait désormais payer aux collectivités territoriales la présence des CRS ou de la police !

La balance devrait être rétablie ! Je ne vous en fais pas le reproche, mais vous devriez retrouver des effectifs.

M. Grégory Joron. - Oui et non. Il existe en effet des services conventionnés pour les matchs de football, le Tour de France, etc. Je ne suis pas sûr que tous les services le soient, même si ce devrait être le cas. On a malheureusement constaté que quelques services n'étaient pas conventionnés, alors qu'ils auraient dû l'être.

Au-delà, ces demandes sont formulées par les préfets, puis arbitrées. La direction centrale des CRS joue en quelque sorte le jeu de « boîte d'intérim » - je schématise. La direction centrale ne répond qu'à des demandes émanant des autorités d'emploi, comme les préfets de département ou les préfets de zone de défense. Ces demandes passent par la DGPN ou le cabinet du ministre, et sont ensuite arbitrées par l'Unité de coordination des forces mobiles (UCFM).

Les CRS ont des missions pérennes qui emploient en moyenne quarante unités par jour sur le territoire. En dehors de celles-ci, les demandes de forces ne sont pas essentiellement constituées de services payants ou conventionnés. Par exemple, le maintien de l'ordre dans la zone sud-ouest face aux agriculteurs nécessite évidemment un redéploiement ou de déneutraliser des forces pour répondre à la demande.

M. Jérôme Moisant. - Les collectivités participent au financement des services conventionnés, mais celui-ci contribue à l'hébergement des personnels, à leur restauration, aux déplacements. Ce que nous dénonçons, c'est l'empilement de toutes les missions pérennes ou temporaires qui conduisent à accumuler fatigue et lassitude chez nos collègues. La crainte que nous avons, encore une fois, est de les voir se démobiliser.

M. Vincent Capo-Canellas. - Vous avez constaté que les risques sont plus forts
- terrorisme, flux migratoires, événements sportifs. Vous affirmez donc qu'il existe une inadéquation entre les missions, les moyens et les effectifs. Quels changements suggérez-vous ?

S'agissant les événements sportifs en Île-de-France, le stade de France concentre beaucoup d'événements. Pourquoi la préfecture de police a-t-elle pris la main sur l'organisation de ce type d'événement, alors que c'était auparavant la préfecture de la Seine-Saint-Denis qui s'en chargeait ? Cela se traduit-il par une meilleure gestion ? Est-ce équivalent pour vous ? Quel est l'effet de la « métropolisation » du stade de France ?

M. Grégory Joron. - Concernant les grands événements, on a hélas souvent constaté - et on a été les premiers à le dénoncer - une mauvaise anticipation ou du moins une préparation, qui n'était pas celle que l'on attendait dans la gestion des forces mobiles.

En théorie, on doit appliquer la doctrine des forces mobiles, qui, prévoit la consultation de personnels mais uniquement pour un avis technique. On peut le regretter, même si je dois avouer que nous avons été relativement écoutés à l'occasion des dernières manifestations concernant la loi « travail », qui ont donné lieu à de nombreuses scènes de violence. On a déploré, à cette occasion, le manque de moyens, l'absence d'ordres clairs ainsi que le manque d'anticipation, alors même que des contrôles en amont auraient pu être réalisés afin d'éviter que des manifestants munis de cocktails Molotov ou autres ne se retrouvent dans la manifestation.

Rien n'est pire, en matière de maintien de l'ordre, que de rester figé. Or on n'a pas toujours permis à nos collègues d'appliquer les schémas tactiques et opérationnels leur permettant de maintenir l'ordre de la meilleure façon possible.

On a vu, à l'occasion des dernières manifestations, que la préfecture de police avait fait un effort en engageant des sections de moyens spécialisés - camions à eau, barre-ponts, etc. - et en prenant en compte la difficulté que représentent les cortèges et leur cheminement.

Tout cela va plutôt dans le bon sens, et nous espérons que la préfecture continuera à prendre l'avis technique des spécialistes des forces mobiles.

Mme Gisèle Jourda. - Ma question s'inscrit dans le droit fil de ce que vous venez de dire, et a trait à la formation.

Il y a quelques années existait à Carcassonne une école de CRS, dans laquelle j'étais intervenue à différentes occasions au titre d'autres fonctions. On y encadrait les futurs CRS en les préparant aux opérations de maintien de l'ordre et de la paix sociale.

Ces unités ont disparu il y a quelques années. On a instauré des zones de gendarmerie, des zones de police, attaqué un certain maillage territorial et surtout touché au fondement de la formation et à ce qui était au coeur de la mission, d'où la succession de problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui.

Quelle lecture faites-vous des différents dispositifs qui ont modifié l'intervention de nos forces de sécurité, auxquelles nous sommes très attachés ?

M. Jérôme Moisant. - Tous les personnels reçoivent une formation initiale de 12 mois qui comporte des stages pratiques en alternance de deux à trois, selon les conditions et les besoins opérationnels qui s'expriment sur le territoire. Les notions de déontologie et d'approche de la population y sont toujours abordées de la même façon.

Je ne comprends pas bien le sens de votre propos, qui sous-entend que le comportement de nos collègues ne serait plus tout à fait le même.

En termes de formation, on n'a pas tant de reproches que cela à faire à notre administration. Le dimensionnement de la formation initiale constitue parfois un frein au recrutement nécessaire à l'institution, mais cette formation initiale demeure plus ou moins irréprochable.

M. François Grosdidier, rapporteur. - On insiste peut-être plus aujourd'hui sur la déontologie qu'il y a quelques décennies - mais les rapports humains étaient différents autrefois.

En matière de formation, celle des nouveaux policiers est-elle en phase avec les problèmes auxquels ils vont être confrontés ?

Certains jeunes, comme la plupart de nos enfants, ont été élevés dans un cocon et se retrouvent confrontés à un milieu radicalement différent. Ils sont très vite envoyés, après leur formation initiale, dans des secteurs difficiles ou chargés du maintien de l'ordre dans des conditions d'extrême violence. Sont-ils suffisamment préparés ? Comment pourrait-on mieux faire ?

S'agissant des plus anciens, face aux réseaux sociaux et aux autres rapports avec la population, la formation est-elle adaptée ou perfectible ?

M. Grégory Joron. - Mme la sénatrice évoquait le cas du Centre de formation de la police (CFP) de Carcassonne. Celui-ci a fait partie des nombreux centres de formation ou écoles qui ont été fermés. On a clairement « cassé » l'outil de formation par des orientations politiques que l'on paye aujourd'hui. Même s'il est à présent question de recruter 7 500 policiers sur quatre ans, la capacité de formation est bloquée. On a tellement réduit l'outil pédagogique qu'on ne dispose plus des équipes suffisantes pour former tous ces jeunes.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Qu'en est-il du contenu qualitatif ?

M. Jérôme Moisant. - La formation est évidemment plutôt théorique. Les approches pratiques portent sur les gestes techniques, le tir, l'armement.

Éclairer les jeunes recrues sur ce qui les attend dans les cités quand elles sont issues d'un certain milieu est assez compliqué mais, jusqu'alors, on y parvenait à l'occasion de leur intégration, grâce à un tuilage générationnel. Or dans certains endroits, ce tuilage n'a plus lieu...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Les plus jeunes sont affectés dans les secteurs les plus difficiles, et il n'y a actuellement aucune voie d'amélioration. Quelle est votre réaction à ce sujet ?

M. Jérôme Moisant. - La seule baguette magique qui puisse exister, c'est la fidélisation.

On doit renforcer ces mesures, notamment en Seine-Saint-Denis, pour qu'il y ait un passage de relais. Aujourd'hui, ce sont ceux qui ont entre une à trois années d'expérience, qui ont eux-mêmes bénéficié d'un tuilage assez insuffisant, qui passent le relais aux jeunes recrues. C'est à ce moment-là que les choses dysfonctionnent, plus qu'au niveau de l'enseignement qui leur est apporté dans les écoles.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Que proposez-vous pour fidéliser les personnels ?

M. Jérôme Moisant. - L'une de nos premières revendications porte sur le rétablissement de l'avantage spécifique d'ancienneté pour l'ensemble des personnels affectés en Île-de-France.

On demande tout simplement un texte permettant de déroger aux dispositions de la fonction publique pour adopter ce dispositif, puisqu'il n'existe pas de parallélisme des formes avec d'autres institutions de la fonction publique.

Un véritable effort reste également à engager en matière de déroulement de carrière. Des dispositions avaient été prises à cet égard, mais elles tendent à se ralentir. Pour permettre un déroulement de carrière accéléré, il faut déplafonner le haut du corps pour pouvoir accéder au corps supérieur, afin d'éviter la concentration de gradés dans les services.

Des mesures indemnitaires sont également nécessaires pour épauler nos collègues dans la quête d'un hébergement. Il n'y a en effet aucun intérêt à exercer en Île-de-France : les faibles mesures indemnitaires que perçoivent nos collègues servent difficilement à combler dans l'écart de coût entre l'hébergement francilien et celui de province.

Je ne serai pas exhaustif, mais il faut que nos collègues puissent appréhender l'avantage qu'ils peuvent tirer de leur présence en Île-de-France ou, de manière plus large, dans les secteurs difficiles qui ne sont pas attractifs pour les personnels de police.

M. Vincent Capo-Canellas. - Vous citez un département qui m'est cher. Je pensais que les mesures de fidélisation existaient. On a donc régressé.

Comment faire pour avoir un bon tuilage, une formation, des cadres véritablement aguerris et qui connaissent le secteur dans lequel ils interviennent ? Un policier qui intervient dans un quartier dont il ignore tout est moins à l'aise que lorsqu'il connaît le secteur....

M. Jérôme Moisant. - Deux dispositifs existaient auparavant. Le premier était un avantage spécifique d'ancienneté qui répondait à la définition des personnels en exercice du ressort des secrétariats généraux pour l'administration (SGAP) de Versailles et Paris, qui représentent l'ensemble de l'Ile-de-France. Dorénavant, seul un certain nombre de circonscriptions sont listées.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Le problème est-il le même à Neuilly qu'à Clichy ?

M. Jérôme Moisant. - Je pense qu'on n'a plus l'avantage d'ancienneté à Neuilly, alors qu'on l'a conservé à Clichy.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Les difficultés matérielles et financières sont une chose, mais travailler à Montfermeil, Clichy ou Neuilly, ce n'est pas la même chose.

Est-ce une question de conditions matérielles et financières ou une question de climat et de violence - ou bien les deux ?

M. Jérôme Moisant. - Ce sont évidemment les deux, mais il faut d'abord fidéliser l'Île-de-France. Si les effectifs ne sont pas complets, le jeu des vases communicants ne se fera pas en faveur des secteurs les moins faciles à vivre pour nos collègues.

Il faut donc en premier lieu s'assurer que l'Île-de-France dispose des plafonds d'emplois auxquels elle peut prétendre. Il s'agit ensuite de mettre en place des mesures qui permettent d'intéresser nos collègues à exercer dans les secteurs les moins attractifs.

Il existait en Île-de-France un avantage spécifique d'ancienneté (ASA), qui ne demeure aujourd'hui que dans quelques communes, et dont on a écarté tous les services départementaux souvent confrontés aux difficultés du métier, comme nos collègues des compagnies d'intervention, des compagnies de sécurisation, des brigades anticriminalité (BAC), des CRS, de la sûreté départementale, de la PJ. C'est pour nous un non-sens et ceci doit très vite être réparé.

Enfin, pour cibler plus finement les secteurs qui ne sont pas forcément attractifs face aux risques, il existait un dispositif de carrière accélérée. Toutefois, dans nombre d'endroits, on a atteint les ratios d'encadrement et un plafond a été établi. Le dispositif est devenu inopérant.

On peut être novateur, mais on ne peut rester dans cette situation. Il faut développer toutes sortes de dispositifs pour fidéliser les personnels.

Il peut parfois paraître vulgaire de parler de dispositif indemnitaire, mais c'est encore le plus facile à appréhender pour chacun.

Mme Samia Ghali. - J'ai croisé beaucoup de jeunes policiers envoyés sur un territoire qu'ils n'ont pas demandé, généralement éloignés de leur famille, de leur épouse, de leurs enfants.

J'entends bien ce que vous dites à propos de Paris et de l'Île-de-France : tout doit bien s'y passer, mais il n'y a pas que Paris en France !

Tout ceci se fait parfois au détriment des policiers qui pourraient se retrouver dans leur ville et qui, affectés en Île-de-France contre leur gré, le vivent mal. Débuter ainsi dans une profession qu'on a choisie peut devenir un cauchemar.

Que pensez-vous de cette obligation de rester sur site pendant cinq ou huit ans ? Il semble que si l'on a la chance d'être protégé par tel ou tel syndicat ou tel ou tel élu, il est plus facile d'être muté, mais pourquoi ne pourrait-ce être le cas pour tous ?

M. Jérôme Moisant. - On peut vous répondre facilement. Nous étions défavorables au contingentement de cinq ans mais, à l'époque, il a été fait le choix d'une fidélisation statutaire plutôt qu'indemnitaire.

Il y a maintenant de nombreux secteurs géographiques du territoire en mal de candidats à la mutation. C'est le cas de Marseille, mais aussi de Lille, du Grand Est, etc. Ce n'est pas notre organisation qui s'opposera au fait de faire sauter le contingentement de cinq ans. L'idée est que nos collègues exercent de bon gré sur ces secteurs sensibles.

Cependant, il serait assez compliqué de permettre à tous les collègues venus de province d' exercer dans leurs régions d'origine, les candidats au concours national - que nous défendons - n'étant pas en nombre suffisant pour satisfaire les besoins de l'Île-de-France. C'est la règle du jeu. Elle est aussi vieille que la police nationale dans son format actuel : les collègues débutent en Ile-de-France avant de repartir dans leur secteur.

Quant au mal-être, il faut encore une fois tout organiser pour que nos collègues vivent les choses le mieux possible. Il faut d'abord qu'ils soient capables de vivre aussi bien en Île-de-France que chez eux, en tout cas d'un point de vue matériel. Il faut également leur permettre de rejoindre leur famille assez fréquemment afin qu'ils puissent patienter le temps que les postes se libèrent.

Empêcher un fonctionnaire de rejoindre Marseille s'il le souhaite parce qu'il ne compte pas cinq ans d'ancienneté demeure un non-sens.

Mme Samia Ghali. - C'est le cas aujourd'hui ?

M. Jérôme Moisant. - C'est le cas aujourd'hui.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Vous avez évoqué le manque de clarté des ordres que pouvaient recevoir les unités de CRS lors de certaines interventions, qui vous mettaient en difficulté sur un plan opérationnel.

S'agit-il d'un problème organisationnel ou d'un problème de formation ? Dans ce cas, quelles sont selon vous les mesures éventuelles à prendre ?

M. Grégory Joron. - Non, il ne s'agit pas d'un problème de formation, mais plutôt d'un problème organisationnel, tout simplement parce que la hiérarchie des CRS n'est là que pour atteindre le but qu'on lui fixe.

Parfois, les moyens qu'on nous octroie ne sont pas toujours adaptés. Ainsi, les lanceurs de balles de défense de 40 nous ont été interdits pendant de nombreux mois par la préfecture de police. Il s'agit d'une arme intermédiaire qui permet, suivant les violences que les fonctionnaires subissent, d'avoir une réponse intermédiaire.

Si l'on veut faire du maintien de l'ordre de manière efficiente, les autorités doivent mettre à la disposition des forces mobiles un ensemble de moyens intermédiaires afin de permettre une riposte graduée. Or, enlever un barreau à l'échelle ne permet plus d'avoir une réponse adaptée au risque que l'on encourt.

C'est ce que j'appelle trivialement « l'effet Trocadéro », en référence à la manifestation avec des supporters parisiens qui a été très mal gérée. Depuis lors, on sent une certaine crainte des grandes manifestations. Les ordres tardent à arriver ce qui, encore une fois, est dangereux pour tous les fonctionnaires de police. En termes de maintien de l'ordre, on doit être mobile. Si on reste figé, on s'expose aux violences. Tant qu'on n'a pas d'ordres pour répondre, on a des blessés dans nos rangs.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Ressentez-vous une présence suffisante de l'encadrement sur le terrain lors de ces opérations ? Les moins gradés - ou les plus jeunes - ne sont-ils pas parfois dans des situations d'extrême tension où ils peuvent être livrés à eux-mêmes ?

Le renfort de collègues policiers qui ne sont pas rompus au maintien de l'ordre ni formés à cet exercice ne peut-il également poser problème ?

M. Grégory Joron. - C'est un vaste débat !

Les maintiens de l'ordre lourds doivent être évidemment confiés aux forces mobiles régulièrement formées. Gendarmes ou CRS ont en effet au moins trois sessions de formation par an, où l'unité se recycle afin de conserver ses automatismes, ce qui lui permet d'effectuer les missions qu'on lui demande.

Il faut savoir ce qu'on veut faire en matière de maintien de l'ordre - et c'est souvent ce qui pose problème. Doit-on procéder à des interpellations ? Un maintien de l'ordre réussi ou bien géré dépend-il du nombre d'interpellations ou du bon respect de l'ordre républicain ? Cet équilibre est compliqué à atteindre.

Le fait de vouloir interpeller des meneurs par des forces autres que mobiles, les gros dispositifs ne pouvant pas toujours permettre d'aller au contact, risque de déséquilibrer l'ensemble du dispositif en créant des mouvements de foule. Cela peut également mettre en difficulté des collègues que l'on est ensuite obligé de secourir.

Je n'ai pas d'exemple précis, mais on peut parfois s'étonner que de gros dispositifs, malgré beaucoup de violences, n'engendrent aucune interpellation, comme pour la loi « travail », où nombre de collègues sont allés au tapis et où les forces mobiles ou locales ont été engagées sans résultats en matière d'interpellations. Je m'en suis déjà étonné à plusieurs reprises.

À l'opposé, il existe des dispositifs où l'on a demandé à nos collègues d'intervenir et où on compte beaucoup d'interpellations, avec un maintien de l'ordre plutôt compliqué à gérer.

Mme Éliane Assassi. - Notre commission d'enquête a été constituée à la suite du malaise rencontré par nos forces de police, quelles qu'elles soient.

On a beaucoup parlé des « tensions » - c'est un euphémisme - apparues notamment lors des manifestations contre la loi « travail », pour partie justifiées.

On a également évoqué les dysfonctionnements entre les forces de police, mais aussi entre les services d'ordre des organisations syndicales à l'origine des manifestations.

Cela a été très violent pour les policiers, mais il y a eu une rupture lors de la manifestation en faveur de Charlie hebdo, et les policiers ont été félicités, salués, voire embrassés par nos concitoyens.

Comment ressentez-vous cette brutalité à l'égard des forces de police et cet amour qui leur est quelquefois témoigné par nos concitoyens ? Ce doit être difficile à vivre pour les policiers...

M. Jérôme Moisant. - Quand on devient inspecteur des impôts ou policier, on ne s'attend pas à faire l'unanimité. On sait pertinemment qu'on va être le clou du spectacle à l'occasion des repas de famille, particulièrement si l'un des convives est aviné.

Le comportement de la foule à l'égard des policiers lors des attentats n'était pas normal, mais on vivait une situation exceptionnelle.

Je ne dis pas que l'animosité envers la police vaut pour chacun de nos concitoyens, mais elle existe.

Nos collègues y sont toutefois préparés. C'est plus compliqué lorsque cette hostilité les poursuit jusque dans leur foyer, comme lors des événements dramatiques de Magnanville. Là, il y a eu une rupture et quelque chose a changé dans l'esprit de nos collègues.

Ce n'est pas honteux de l'avouer, il arrive que nos collègues aient peur, mais jusqu'à présent, c'était dans l'exercice de leur profession. Maintenant, certains ont peur en dehors de leur travail. C'est ce qui est dramatique et qu'il faut réussir à corriger.

M. Grégory Joron. - Il y a 20 ans ou 25 ans, un père de famille policier était heureux que son fils le dise à l'école. Aujourd'hui, nos collègues demandent à leurs enfants de ne pas en parler.

Si l'on arrive à faire en sorte que nos collègues n'aient plus à vivre anonymement et à cacher leur profession, on aura fait un grand pas.

M. Jérôme Moisant. - On devait parler du malaise policier. Or notre organisation porte depuis deux ans le sujet de la réforme des cycles horaires, et particulièrement l'adoption du cycle « vacation forte ». À l'occasion du rapport sur le projet de loi de finances pour 2018, un de vos collègues sénateurs a affirmé que la mise en place de ce cycle nécessitait 33 % de personnels supplémentaires.

Il n'en est rien. Arithmétiquement, le coût de la mise en place de la vacation forte dans les unités s'élève à 12,5 %. Vous pourrez le vérifier en auditionnant le directeur central de la sécurité publique, puisque 145 unités ont été mises en place en son sein, pour un coût supplémentaire de 12,6 %.

Je souhaitais apporter cette correction.

M. Michel Boutant, président. - Merci pour votre participation et votre disponibilité.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la fédération syndicale de la police nationale - UNSA-FASMI

M. Michel Boutant, président. - Nous accueillons à présent les représentants de la fédération syndicale UNSA-FASMI, qui fédère sept syndicats du ministère de l'intérieur. Notre commission d'enquête, créée à la demande du groupe Les Républicains, vise à analyser les causes du malaise qui s'est manifesté au cours de la période récente au sein des forces de sécurité intérieure et singulièrement de la police nationale, qu'il s'agisse des difficultés rencontrées dans l'exercice des missions quotidiennes au contact de la délinquance, des problèmes de conditions de travail, ou encore des relations avec la hiérarchie.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Il est important que vous nous indiquiez, même de façon synthétique, les causes de ce malaise, quelles qu'elles soient : conditions sociales, salariales, formation, .... Ainsi, la formation initiale est-elle adaptée ? Qu'en est-il de la formation continue ? Est-elle respectée ? Les conditions matérielles sont-elles satisfaisantes ? Je pense au parc automobile, aux locaux, au matériel. Disposez-vous d'un soutien, d'un accompagnement psychologique suffisant ? Qu'en est-il du management ?

Nous savons ainsi que le seul moyen d'obtenir une fidélisation en Ile-de-France a été d'imposer une obligation statutaire de rester dans cette zone pendant 8 ans.

Des difficultés en matière de logement ont également été évoquées. Que pensez-vous du fonctionnement de la chaîne pénale ? En raison de l'existence de certains dysfonctionnements, y a-t-il parfois le sentiment de travailler pour rien ? Quelles sont les relations avec la population, la presse, les politiques, les magistrats ?

En bref, nous avons besoin de connaître toutes les pistes que nous devons explorer.

M. Olivier Varlet. - Notre fédération présente une particularité, celle de la transversalité des corps : nous regroupons ainsi des personnels administratifs, des gardiens de la paix, des commissaires. Je vais laisser mes collègues se présenter.

M. David Lebars. - Je suis secrétaire national du syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN). Je suis commissaire divisionnaire. Mon précédent poste a été dans le département de la Seine-Saint-Denis en tant que chef de district.

M. Jérémie Dumont. - Je suis commissaire de police, j'étais auparavant affecté la direction centrale de la police judiciaire.

M. Laurent Massoneau. - Je suis commandant de police affecté à la circonscription de sécurité publique d'Aix en Provence.

M. Benjamin Gayrard. - Je suis secrétaire général du syndicat UNSA des personnels de la police scientifique. Je suis technicien principal de police scientifique. Je fais partie des personnels qui sont amenés à se déployer sur les scènes de crime pour les constatations.

M. Olivier Verlet. - Je suis secrétaire général adjoint de l'UNSA police, un syndicat qui rassemble les gardiens et gradés de la police nationale. Le sujet est très complexe, et il est difficile dans le temps imparti d'évoquer dans leur intégralité l'ensemble des points.

Je voudrais dans un premier temps vous alerter sur la situation et le ressenti de nos policiers. Depuis maintenant quelques années, nous avons le sentiment d'une complexification de notre métier. La relation avec les citoyens s'est dégradée, même si on a pu constater, à la suite des attentats, une amélioration et une certaine reconnaissance du travail des policiers.

Aujourd'hui, dans leur majorité, les fonctionnaires de police ont peur d'exercer leurs métiers, de se rendre à leur travail, parce que la difficulté est croissante, les agressions de policier ne font qu'augmenter. Il est devenu commun de monter des guets-apens contre nos collègues. Le malaise est important, d'ailleurs plusieurs de nos collègues ont manifesté il y a peu leur mécontentement. Celui-ci est le résultat d'une accumulation de difficultés. Certes, on fait le constat des manques de moyens et d'effectifs, mais le malaise que peuvent ressentir les policiers de terrain va bien au-delà de ces problématiques. Aujourd'hui, un policier de terrain a du mal à mettre en adéquation sa vie professionnelle et sa vie familiale. Il y a une pression, une attente de résultats croissante, qui pèse sur l'ensemble de la hiérarchie.

En outre, nos collègues sont confrontés à des difficultés au quotidien. Par exemple, aujourd'hui 96 000 agents du ministère de l'Intérieur ne disposent pas encore de la possibilité de se restaurer dans des conditions correctes.

L'élément déclencheur du mouvement évoqué plus haut est le non-paiement des heures supplémentaires. Actuellement, ce stock a dépassé les 20 millions d'heures supplémentaires non payées, et on s'approche de 21 millions. L'ancien gouvernement avait pris l'engagement de sacraliser ce stock. Souvent, on fait des comparaisons entre le service public et le monde du privé. Or, aujourd'hui, on demande au policier de plus en plus d'engagement, il accumule des heures supplémentaires qui au final ne lui sont pas payées. À un moment donné, il est difficile d'expliquer qu'il faut être disponible tout le temps, que les personnels font un métier particulier avec des risques particuliers, mais qu'au final le gouvernement n'a pas les moyens de les payer.

En ce qui concerne la formation, nous avons du mal à donner envie à nos jeunes concitoyens de choisir ce métier. Il manque d'attractivité. Sur le sujet de la formation, nous vous ferons parvenir une contribution écrite.

Un autre problème est celui de la plaque parisienne. Il y a un concours national et un concours spécifique à l'Ile-de-France. Ainsi, certains passent le concours national et souhaitent être nommés sur le secteur parisien, pour y rejoindre leur concubin ou époux. Or, ils se retrouvent affectés dans un autre secteur. En outre, aujourd'hui, de nombreux jeunes policiers sont contractualisés sur une durée de 8 ans. Concrètement, cela signifie que des jeunes vont devoir rester pendant minimum huit ans sur ce territoire, et une fois ce cap passé, la mutation ne se fera souvent que deux à trois ans après. Finalement, c'est ainsi une contrainte d'une douzaine d'années qui pèse à la sortie d'école sur la plaque parisienne, alors que dans le même temps, vous avez des sorties d'école qui se font dans des villes de province attractives. Il faut donner espoir à nos jeunes recrues de pouvoir retourner rapidement dans leur région d'origine.

Pour conclure, il y a une forte attente des policiers de terrains et de tous corps confondus. Aussi, nous suivrons vos travaux avec une attention particulière.

M. Vincent Capo-Canellas. - J'ai une question au sujet de la plaque parisienne. En tant qu'élu de l'Ile-de-France, nous avons au contraire le sentiment d'avoir du mal à fidéliser un effectif dans les zones les plus difficiles, notamment dans l'encadrement. Or vous nous renvoyez l'impression inverse.

M. Olivier Varlet. - Il y a le sentiment et la réalité statutaire. Cette dernière précise que l'affectation dans le bassin parisien doit être de huit ans, en plus des années d'école et de stage, soit à minima 10 ans, avant d'avoir l'espoir d'être muté. Toutefois, je vous rejoins sur la problématique de l'encadrement. Il faut aujourd'hui mettre en place des dispositifs, afin de donner envie aux gens de prendre de l'avancement et de venir en région parisienne, par exemple pour des durées plus courtes de 3 à 5 ans, afin de retourner dans leur lieu d'affectation.

Par ailleurs, nous avons des difficultés à avoir des gens de qualité au concours. Tous les postes ouverts sont certes pourvus, mais on baisse la barre du curseur.

M. Laurent Massoneau. - En ce qui concerne spécifiquement l'encadrement, nous avons le même problème chez les commissaires. Mais, c'est aussi le constat d'une réalité. Depuis une bonne quinzaine d'année, il y a une volonté de diminuer ce corps, et cela commence à se ressentir. Ainsi, il y a quelques années, en Seine-Saint-Denis, une jeune collègue a été nommée dès la sortie de l'école au commissariat de Stains - qui est tout sauf facile. Elle a été directement propulsée chef du service de police de proximité. Or, normalement, c'est un poste dévolu à un commandant dans la nomenclature des officiers.

En outre, ce qu'il faut comprendre, c'est que chaque corps a ses propres spécificités. Certains problèmes ont leur origine au-delà de la seule problématique d'attractivité. Par exemple, la police judiciaire ne recrute plus. Bientôt, cela va engendrer de vrais soucis. Ainsi, lors de la dernière commission administrative paritaire pour les mutations dans le corps des commandants en juin 2017, il y avait 25 postes d'officiers de police judiciaire parisienne pour lesquels il n'y avait pas de candidats.

Il faut ainsi s'interroger sur les parcours de carrière, que l'on pourrait construire dès la sortie d'école, en mettant en place un parcours pendant dix à quinze ans, avant éventuellement d'aller sur un terrain moins hostile.

Mme Samia Ghali. - En tant que sénatrice, j'ai rencontré un nombre important de policiers qui expriment une véritable souffrance de devoir rester 8 à 10 ans sur le même poste avant de pouvoir demander une mobilité. Or, le confort familial, la possibilité de retrouver les siens chez soi est ce qui vous aide à repartir de plus belle le lendemain. Cela joue sur le moral.

Quel est l'état de la relation entre la police et les citoyens ? L'origine de cette détérioration ne se trouverait-elle pas dans le fait que les policiers sont déconnectés de leurs postes, qui ne correspondent pas à leurs formations ? En effet les Français demandent toujours plus de réponses et plus rapidement lorsqu'ils sont victimes d'une agression. Pour moi, dans la prise de plainte, il faut aller plus loin dans la dématérialisation, afin de décharger une partie du personnel de cette tâche et lui permettre d'être sur le terrain.

M. David Lebars. - Il y a quelques années, nos policiers travaillaient dans les mêmes conditions, avec le même matériel. Aujourd'hui les raisons de notre malaise se situent notamment dans la crise de sens et de reconnaissance de notre travail. Auparavant, les locaux étaient dans un état tout aussi déplorable, mais il y avait une reconnaissance du travail fait par la hiérarchie, et le sentiment de pouvoir rentrer chez soi en toute sécurité.

Aujourd'hui, en plus des conditions matérielles dégradées, la crise du métier s'explique par l'augmentation de la dangerosité du métier. Je me suis récemment exprimé devant une promotion de sortie d'école et leur ai expliqué que statistiquement, parmi eux, il y en aura qui feront usage de leur arme. Autrefois, on nous disait qu'une belle carrière était une carrière où l'arme restait dans son étui. Le fait d'être amené à faire usage de son arme, même en parfaite légitimité, change la vision du métier. Lorsque vous démarrez votre carrière et faites feu sur un individu, cela ne vous laisse pas indifférent.

En outre, ce malaise est d'autant plus grand lorsque le policier est déraciné de sa région d'origine et est en poste à plus de 700 kilomètres de chez lui.

Évidemment, personne ne va vous dire qu'il n'est pas intéressé par une petite augmentation de salaire pour assurer sa fidélisation. Toutefois, la question principale aujourd'hui pour améliorer ses conditions de vie est celle de l'accueil et de l'encadrement du policier qui vient d'arriver dans une nouvelle région, de la manière dont on peut l'aider à se loger. Lorsque j'étais en Seine-Saint-Denis, la plupart de mes policiers, après une journée difficile, avaient encore une heure et demie de transport en commun pour rentrer chez eux, car les loyers parisiens étaient trop élevés.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Sur ces points, avez-vous des propositions concrètes ?

M. Olivier Varlet. - On pourrait par exemple mettre en place la commission de suivi du protocole signé avec Bernard Cazeneuve en avril 2016. Il est indéniable qu'un effort conséquent a été fait suite à la première vague de suicides. Des groupes de travail ont été instaurés sur la restauration par exemple ; un premier pas a été fait sur la transmission des tâches indues. On avait le sentiment qu'il y avait une volonté d'accélérer sur ces sujets. Mais aujourd'hui, il n'y a pas de continuité dans les actions entreprises.

Les gens qui nous gouvernent doivent avoir conscience de l'impact des décisions prises, des discours prononcés. L'une des difficultés vient de l'accueil du public. On oppose souvent le citoyen, la police et la justice. Or, dans la très grande majorité des cas, les citoyens se comportent bien avec les forces de l'ordre, de même que la très grande majorité de nos collègues exercent leurs métiers de façon juste et digne. Aussi, lorsqu'il y a des évènements où les gens se comportent mal avec les forces de l'ordre, cela doit faire l'objet d'un suivi et de sanction.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Vous nous avez dit que des commissions étaient censées se mettre en place. Où en est-on ? Quelles sont les forces d'inertie ?

M. Olivier Varlet. - L'une des raisons de cette inertie dans les sujets évoqués est l'absence de continuité, suite au changement gouvernemental. Or, le nouveau ministre de l'intérieur doit gérer de multiples chantiers, par exemple la mise en place de la police de sécurité au quotidien. Certes, l'un n'empêche pas l'autre, mais pour l'instant cette priorité gouvernementale pèse sur les autres problématiques. Ainsi, les commissions de suivi sont restées au point mort, alors même qu'elles doivent réunir l'ensemble des signataires du protocole, notamment tous les syndicats sauf un.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Ces réunions sont-elles à l'initiative de l'administration ?

M. Olivier Verlet. - En effet. C'est la raison pour laquelle, il y a peu, nous nous sommes manifestés auprès de l'administration et lui avons demandé de mettre rapidement en place cette commission de suivi. Mais de manière générale, il est toujours compliqué d'avoir une continuité dans le suivi des dossiers entre les gouvernements.

M. David Lebars. - Je vais vous donner un exemple concret des problèmes rencontrés en matière de logement. En sortie d'école, pour de jeunes policiers qui sont nommés loin de chez eux, la solution en matière de logement est parfois la collocation à huit personnes avec 4 chambres, et un système de rotation, quatre d'entre eux travaillant le jour et quatre la nuit. Et dès que l'un quitte l'appartement, ils doivent immédiatement trouver un remplaçant pour pouvoir payer le loyer. En tant que chef de service, il faut résoudre ces problèmes sociaux. Lorsque j'étais en poste en Seine-Saint-Denis, il y avait un petit appartement au-dessus du commissariat, qui servait de logement temporaire de secours. Il n'a jamais désempli. Certes, il y a un service logement au ministère de l'Intérieur, mais il y a un manque de logement, et de réponses possibles.

Sur un autre sujet, il y a une vraie attente des policiers en matière de réforme pénale. Aujourd'hui, les services de police sont noyés dans les procédures. Il n'y a plus un policier en interne qui veut faire du judiciaire. Dès lors, ce ne sont que des sorties d'école qui sont nommés à ces postes. Or, ce sont des postes difficiles, dans des territoires difficiles. Les jeunes collègues ne sont pas formés à la prise des plaintes et n'ont pas l'habitude de voir le public. En outre, il y a une crise de l'investigation. La première vision d'un jeune collègue lors de sa prise de poste est son bureau sur lequel s'empilent des dossiers prescrits. Aujourd'hui, on n'arrive plus à gérer le flux. Les procédures se sont alourdies. Cette situation créée une frustration.

M. Jérémie Dumont. - Les services de police sont aujourd'hui capables de traiter seulement 20 à 30% du flux entrant, pour des raisons de moyens, de caractérisations des faits. Cela signifie, au niveau judiciaire, que dans 80% des cas, la police nationale travaille pour rien. Cela pose la question du service rendu à la population, aux contribuables, aux élus. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons une multiplication des alternatives à la judiciarisation. Par exemple, pour des portées à connaissance par le citoyen qui ne sont pas de nature pénale, les policiers devraient pouvoir disposer d'une solution alternative à la main courante informatisée. Des renseignements pourraient être envoyés au parquet, mais sans toutefois avoir à entamer une procédure qui va alourdir la chaîne pénale. Il faut également trouver une solution pour gérer le stock.

M. Laurent Massoneau. - À chaque fois qu'une réforme est censée simplifier le travail, elle s'accompagne de pare-feu, sources de complexification. Par exemple, la loi du 2 juin 2016 a demandé aux officiers de police judiciaire d'organiser la conduite à représentation de suspect-témoin. Cela signifie, concrètement, qu'il faut trouver un créneau horaire commun au gardé à vue, à la victime, aux gens qui participeront à la représentation de suspect à témoin et à l'avocat. On va au-devant de graves difficultés en raison de cette crise de l'investigation. Cela ne veut pas dire que les policiers ne sont plus motivés par la manifestation de la vérité, mais il y a un risque réel de ne plus disposer de suffisamment d'effectifs.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Je souhaite mettre l'accent sur la vie familiale. Se pose la question de l'adéquation des horaires avec cette dernière. En outre, des enfants aujourd'hui n'osent plus dire que leurs parents sont policiers. Enfin, la question de la sécurité des familles des forces de l'ordre est devenue réelle. Or, le soutien de la famille est indispensable à celui qui doit partir en mission. Dès lors, y-a-t-il un plan d'accompagnement des familles à l'image de ce qui va se mettre en place dans l'armée ? Y-a-t-il beaucoup de séparations qui sont liées aux conditions de travail de la profession ?

M. Olivier Varlet. - Notre métier est l'un de ceux où la vie familiale est la plus compliquée.

La vague de suicides que nous avons connue l'année dernière à des causes multiples. Les conditions de travail ou de vie familiale n'en sont pas l'unique origine ; c'est souvent le cumul de plusieurs choses. Pouvoir améliorer les relations entre le policier et sa famille serait une piste intéressante et permettrait d'apporter un bien-être. Aujourd'hui, au service général, le rythme de travail ne permet pas à un policier de voir souvent sa famille. Toutefois, nous sommes conscients qu'une réorganisation demanderait un effort important en termes de recrutement. À un moment donné, un chef de service est confronté à une difficulté opérationnelle : il doit disposer d'effectifs présents le samedi et dimanche, à Noël, pendant les vacances scolaires. Avec les cycles de travail actuel un policier passe un week-end sur quatre ou sur cinq en famille.

Certes, il faut améliorer le système. Mais, avant tout, il faut déjà appliquer les règles actuelles. La CEDH a fait un certain nombre d'injonctions, notamment sur le respect d'une interruption de 11 heures entre deux journées de travail. Si cette dernière est désormais mise en place chez les gendarmes, elle n'existe pas encore pour les CRS et les gendarmes mobiles. Le ministère de l'Intérieur essaye de ne pas appliquer cette injonction, en jouant sur la sémantique. Je souhaite dire toute mon admiration pour nos collègues féminins, notamment lorsqu'elles sont en service pendant leur grossesse.

Il n'y a pas de plan famille à proprement parler. Certes il y a un accompagnement des familles, notamment lorsqu'elles font l'objet de menaces. L'administration réagit rapidement dans de telles situations. Mais cela reste des réponses ponctuelles et exceptionnelles.

M. Benjamin Gayrard. - Le service de police scientifique est composé de petites unités appelées à travailler sur l'ensemble du territoire. Cela implique une densité du travail et une amplification des horaires. Nous sommes également confrontés à une question très sensible de sécurité. Lorsque nous sommes déployés sur les lieux d'infraction et de perquisition, par exemple pour des infractions terroristes, les membres des forces de police portent des cagoules. Notre corps ayant le statut de sédentaire administratif, nous intervenons pour notre part à visage découvert, puis nous versons des documents avec notre nom au dossier de procédure, et enfin, nous sommes amenés à témoigner en déclinant notre identité.

M. Henri Leroy. - Que pensez-vous des deux livres suivants : Paroles de flics, écrit par un journaliste en immersion dans la police nationale pendant un an, et Colère de flic, rédigé par un inspecteur de la BAC qui a entre 15 et 20 ans de service. Pensez-vous que ces livres reflètent le malaise ambiant dans la police nationale ?

Nous connaissons les chiffres terribles de 2017. Il y a eu un suicide par an, et, la troisième semaine de novembre, il y a eu un suicide par jour. Cela concerne d'ailleurs plus la police que la gendarmerie. Quelles sont les raisons de la démoralisation des personnels de la police ?

Mme Muriel Jourda. - Y-a-t-il une cartographie des suicide ? On se focalise en effet sur les grandes villes, mais le malaise des policiers est également présent en province.

M. Jean Sol. - Y-a-t-il une procédure qui a été mise en place pour repérer les signes précurseurs d'un suicide ?

M. David Lebras. - Sur trente ans, le nombre de suicide est à peu près constant, environ une cinquantaine par an. La région Ile-de-France, mais aussi le Nord et l'agglomération lyonnaise sont les principales zones concernées. Le profil est le suivant : ce sont plutôt des hommes, autour de 45 ans, et dans deux tiers des cas, le passage à l'acte se fait hors arme de service. Quand on voit des signes de mal-être, on fait tous quelque chose. Le problème, c'est que souvent l'on ne voit rien. Les psychologues vous l'expliqueront : on peut même constater que le collègue va mieux un ou deux jours avant de se suicider. Très récemment, un ancien de mes collègues qui venait de partir à la retraite dans la région de ses rêves, père de famille, s'est suicidé. Il y a à peine quelques semaines, il m'envoyait un message pour me dire à quel point il était heureux dans sa nouvelle vie.

Pour moi, tout est bon à prendre dans le livre Paroles de flics. La méthode utilisée, l'immersion longue, est la bonne pour comprendre notre quotidien. Je n'ai pas lu le deuxième ouvrage. Je souhaite également rappeler que le policier a beau se sentir mal, en vouloir à la société, à la chaîne pénale, il continuera à faire son métier. Il n'y a ainsi pas de grève du zèle.

M. Laurent Massoneau. - Je suis membre du CHSCT. Si nous disposons aujourd'hui de chiffres, c'est parce que l'administration a travaillé dessus. Pendant longtemps, elle refusait de reconnaître un lieu entre le suicide et le service. Or, on a constaté que beaucoup de collègues qui passaient à l'acte étaient en congés maladie, ou revenaient d'un tel congé. En 2015, il y avait très peu de données. Nous disposons d'ailleurs encore de très peu de données sur les tentatives de suicide. Il faut mieux former les managers, mais également travailler ensemble pour ne pas que l'on génère nous-mêmes des risques psycho-sociaux. L'administration doit notamment progresser dans la gestion des conflits, pour ne pas aboutir à des situations complexes.

M. Olivier Varlet. - La sécurité des personnes et des biens sont les fondamentaux de notre travail. Or, sur de grandes circonscriptions, nous n'arrivons pas à avoir huit policiers qui tournent la nuit.

À mon sens, il faut également réfléchir à la manière de récompenser les fonctionnaires sur le terrain, afin de leur redonner l'envie de revenir aux fondamentaux de notre métier. Il faudra également parler de nos missions. Nous avons du mal à avancer sur ce sujet. Qu'est-ce qu'une mission régalienne ? En outre, il faut pouvoir accueillir le public de manière digne et sécurisée. Aujourd'hui, cet accueil est dramatique.

Enfin, nous devons développer les relations entre la police nationale et la police municipale. Cela marche très bien dans certains endroits.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Guillaume Lebeau et de Mme Maggy Biskupski

M. Michel Boutant, président. - Nous recevons M. Guillaume Lebeau, auteur de Colère de flic, et Mme Maggy Biskupski, présidente de la « Mobilisation des policiers en colère ».

Madame Biskupski, l'association « Mobilisation des policiers en colère » a été créée en novembre 2016 à la suite des événements de Viry-Châtillon et du grand mouvement de colère qui en est résulté au sein de la police nationale. Vous êtes intervenue à de nombreuses reprises dans les médias pour attirer l'attention sur les conditions de vie des policiers, les problèmes de moyens et d'effectifs et le sentiment d'impunité de certains délinquants qui s'en prennent à la police.

Monsieur Lebeau, vous êtes policier à la brigade anti-criminalité de Gennevilliers et l'un des membres fondateurs de la « Mobilisation des policiers en colère », au nom de laquelle vous vous êtes exprimé dans les médias, à visage découvert, pour expliquer les raisons du ras-le-bol des agents. Vous êtes également l'auteur de Colère de flic, un ouvrage qui développe les causes du malaise au sein de la police. Vous y décrivez notamment de manière impressionnante la mobilisation consécutive à l'attaque de Viry-Châtillon, lorsque les policiers en colère bloquent la voiture du Directeur général de la police nationale : « police contre police, flic contre flic, la scène est ahurissante ». Vous vous considérez comme un lanceur d'alerte.

À la suite de vos interventions dans les médias, vous avez tous deux été convoqués par l'Inspection générale de la police nationale.

Au-delà des constats sur la situation actuelle au sein de la police, que vous allez bien entendu reformuler devant nous, nous aimerions savoir ce que vous pensez des mesures qui ont été prises pour améliorer cette situation, sur le plan matériel aussi bien que moral. Pourquoi ces mesures sont-elles insuffisantes, quels sont les facteurs de blocage et quelles mesures restent-elles à prendre pour améliorer vraiment les choses ?

Cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Madame Biskupski, monsieur Lebeau, je vous rappelle qu'une fausse déclaration devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Mme Biskupski et M. Lebeau prêtent serment.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Monsieur Lebeau, nous sommes un certain nombre, au sein de cette commission d'enquête, à avoir lu votre ouvrage. Nous suivons aussi attentivement les déclarations des « policiers en colère ».

Les faits que vous décrivez vont au-delà de ce que nous imaginions. Les syndicats que nous avons reçus nous ont expliqué qu'ils s'en sont souvent fait l'écho en interne, mais sans résultat. De fait, on a le sentiment que beaucoup de choses restent en interne.

D'où la décision de créer cette commission d'enquête parlementaire, qui nous donne des pouvoirs d'investigation sur pièces et sur place pour établir les réalités. Il ne s'agit pas de dénoncer quiconque, mais d'améliorer la condition des forces de l'ordre, pour elles-mêmes, mais surtout pour la République et les Français. Car les forces de l'ordre sont un rempart de la République, un rempart que l'on sent aujourd'hui se fissurer.

La réaction à votre ouvrage témoigne d'une conception très extensive du devoir de réserve et de la notion d'atteinte à l'honneur de la police. Je ne crois pas qu'il soit attentatoire à l'honneur de la police de dire ce qui ne va pas dans un souci d'amélioration...

Devant notre commission d'enquête, en tout cas, vous êtes libres, Madame, Monsieur, de dire tout ce que vous savez, et vous en avez même le devoir.

Nous aimerions vous entendre d'abord sur la condition personnelle du policier : pouvez-vous nous dire ce qui ne va pas dans ses conditions de travail et de vie ? En particulier, comment est-il accompagné et logé et quelles difficultés concrètes rencontre-t-il à l'occasion de sa première affectation, souvent dans un secteur difficile et dans une région qui n'est pas la sienne ? Comment les choses se passent-elles dans des unités où il y a beaucoup de jeunes et peut-être un sous-encadrement, ou un encadrement manquant d'expérience ?

Ensuite, nous souhaitons que vous nous parliez du management, des relations avec la hiérarchie intermédiaire, des commandes passées à celle-ci par l'administration centrale et de la manière dont elles sont répercutées vers la base.

Nous voudrions également connaître votre avis sur les conditions matérielles de travail, qu'il s'agisse de l'immobilier, des véhicules et de tous les équipements, de l'armement aux logiciels.

Enfin, nous voulons savoir à quoi vous êtes formés au départ, ce que vous trouvez sur le terrain et comment la hiérarchie vous soutient et vous accompagne. Avez-vous toujours le sentiment que ce qu'on vous demande est conforme à l'idéal de votre engagement ? Quelles sont vos relations avec la population, avec certains éléments de celle-ci et avec la presse ? Sans oublier vos relations avec les magistrats, car il n'y pas de politique de sécurité possible sans symbiose entre la police et la justice.

M. Guillaume Lebeau, auteur de Colère de flic. - En sortie d'école, mes collègues continuent pendant six mois de toucher un traitement de 1 350 euros mensuels, alors qu'ils devraient percevoir 1 800 euros en tant que stagiaires. Arrivés en région parisienne, les policiers sortis d'école doivent pourtant bien se loger, en se débrouillant comme ils peuvent : certains font le tour des foyers sociaux, d'autres mêmes dorment dans leur voiture.

Je suis sorti d'école un vendredi midi, quelques jours seulement après avoir connu mon poste. Arrivé à Paris, passé le choc de la découverte, il faut trouver à se loger en peu de temps et sans moyens financiers suffisants. En région parisienne, on trouve rarement un studio à moins de 700 euros, et les bailleurs exigent généralement un revenu trois fois supérieur au loyer...

La première affectation s'accompagne ainsi de problèmes financiers : à peine sortis d'école, nos collègues sont déjà en difficulté.

Mme Maggy Biskupski, présidente de Mobilisation des policiers en colère. - Nous sommes vraiment lâchés dans la nature, avec, pour tout le monde, six mois de retard sur les traitements. Se loger et se meubler est très difficile, à un moment où, en plus, la pression d'entrer en service actif pèse sur les épaules de nos collègues. En sortie d'école, c'est donc le système D - comme toujours.

De façon générale, nous avons trois ou quatre mois de retards sur nos bulletins de traitement...

M. Guillaume Lebeau. - Ces retards se poursuivent tout au long de la carrière : à chaque passage à l'échelon supérieur, il faut attendre, parfois jusqu'à un an, pour recevoir le traitement correspondant.

Mme Maggy Biskupski. - Le même problème se pose pour les franchissements de grade : quand vous devenez brigadier, vous attendez en moyenne six ou sept ans le traitement qui va avec.

M. Guillaume Lebeau. - J'ai passé l'examen de brigadier en 2010, mais je n'ai été nommé qu'en 2015. Cela peut être plus court quand on est syndiqué... Les syndicats jouent un rôle trop important en matière d'avancement et n'hésitent même plus à en faire un argument sur leurs tracts.

Mme Maggy Biskupski. - Parmi tout ce qui ne va pas, il y a aussi la politique du chiffre.

M. Michel Boutant, président. - À ce propos, parlez-nous de l'indemnité de responsabilité et de performance, l'IRP.

M. Guillaume Lebeau. - Cette indemnité, versée aux chefs de service ou à ceux qui en font fonction, dépend des résultats obtenus dans la circonscription. Malheureusement, une grande partie de la prime reste fondée sur la politique du chiffre.

Résultat : au quotidien, nos collègues doivent encore « ramener » un quota de contraventions ou d'interpellations. Rien n'est écrit, mais nos collègues subissent des pressions quotidiennes de la part de la hiérarchie. Dans une compagnie de circulation, par exemple, le chef de service dira : l'activité contraventionnelle d'hier n'était pas extraordinaire... Nos collègues sont ainsi contraints de faire du chiffre pour le chiffre. Cette politique, pourrait-on penser, est abandonnée depuis quelques années. En réalité, elle continue de jouer un grand rôle dans la police nationale.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Selon quels critères l'IRP est-elle calculée ?

Mme Maggy Biskupski. - Ce qu'on appelle « performance » dépend du travail des fonctionnaires de terrain : le nombre d'interpellations faites dans le mois, le nombre de timbres-amendes...

M. François Grosdidier, rapporteur. - C'est donc une donnée purement quantitative, déterminée par unité.

Mme Maggy Biskupski. - En effet. Dans la brigade anti-criminalité (BAC) à laquelle j'appartiens, nous faisons trente interpellations par mois, soit une par jour. La mission première d'une BAC est le flagrant-délit : arrêter un cambrioleur, un roulottier... Or voilà des années que l'on arrête des gamins qui fument des joints. Le traitement immédiat d'une affaire est bon pour les statistiques... Je préférerais arrêter le dealer !

M. François Grosdidier, rapporteur. - Surtout que, pour le gamin fumeur, il n'y aura aucune suite judiciaire...

M. Guillaume Lebeau. - En le faisant, on sait pertinemment que ça ne sera d'aucune utilité contre le trafic de stupéfiants. Mais une affaire élucidée, c'est un point positif pour les chiffres de la délinquance.

Mme Maggy Biskupski. - Les statistiques de la délinquance sont très bonnes, parce qu'elles sont fondées sur cette politique du chiffre. Mais pour moi, fonctionnaire de terrain, la réalité est très différente. Quand je me fais insulter dans le cadre de ma profession, je ne dépose même plus plainte.

M. Michel Boutant, président. - Parce que l'outrage n'est plus poursuivi ?

Mme Maggy Biskupski. - Et parce que nos collègues officiers de police judiciaire sont débordés de travail : je n'ai pas envie de les embêter avec quelqu'un qui m'a insultée, d'autant que c'est très courant...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Nous reviendrons sur l'outrage et la rébellion, mais pouvez-vous poursuivre sur les critères de l'IRP ?

Mme Maggy Biskupski. - Le nombre d'arrêts maladie entre également en compte : s'il y en a peu, c'est que le patron doit être bon...

La préfecture de police vient juste d'autoriser nos collègues à porter un bonnet - ce dernier était pourtant estampillé « Police ». Il est tout de même inadmissible que, en 2018, un fonctionnaire de police doive demander l'autorisation de porter un bonnet quand il neige !

Un autre critère de l'IRP est le nombre de séances de tir par fonctionnaire. En tant que policiers, nous devons faire trois séances de tir par an. Si la plupart des fonctionnaires les ont faites, le commissaire est récompensé.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Il s'agit bien des trois séances obligatoires, celles qu'un magistrat peut vérifier ? Le respect d'une obligation devient donc un objectif qui engage une prime ? C'est son non-respect qui devrait être sanctionné !

Mme Maggy Biskupski. - Le problème, ce sont les économies en matière de sécurité. Les munitions coûtent cher... Sans compter le manque de formateurs et, de façon générale, l'insuffisance des effectifs : des fonctionnaires en séance de tir, ce sont des fonctionnaires en moins sur le terrain.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Où se trouvent les stands de tir ?

Mme Maggy Biskupski. - Ils sont répartis dans les départements. Il y en a un dans mon commissariat, mais il est inondé quand il pleut...

M. Guillaume Lebeau. - Pour le tir comme pour toutes les formations, il n'y a pas de plage horaire réservée : on va tirer seulement si les missions le permettent. De même pour le sport.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Je crois que vous êtes censés en faire deux heures par semaine ?

M. Guillaume Lebeau. - Une note de service prévoit un minimum de deux heures par semaine, mais je ne connais aucun policier qui puisse les faire.

Mme Maggy Biskupski. - Cela peut arriver, mais il faut que l'effectif minimal soit atteint : en BAC, par exemple, il faut au moins trois policiers par voiture. Comme on manque d'effectifs, on va courir deux ou trois fois par an...

M. Guillaume Lebeau. - Tout cela est fait en plus du quotidien, s'il y a le temps.

Mme Maggy Biskupski. - Je ne comprends pas qu'un commissaire gagne de l'argent parce que je suis allée au tir : c'est obligatoire, et je devrais y aller plus !

Cette prime écoeure tous nos collègues, et certains patrons aussi, qui ne veulent plus non plus de la politique du chiffre.

Au-delà de l'IRP, il y a les primes individuelles : si vous avez mis beaucoup de timbres-amendes et fait de petites interpellations, vous êtes récompensé. Diviser pour mieux régner...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Les primes ne dépendent-elles que de ces critères quantitatifs, ou peuvent-elles récompenser celui qui a été particulièrement courageux ou qui a pris des initiatives ?

Mme Maggy Biskupski. - Il n'y a pas de critère particulier : elles sont attribuées sur proposition du chef de service. Quand les supérieurs sont corrects, tout va bien. Mais il y en a de moins en moins, parce que la politique « diviser pour mieux régner » fait beaucoup de tort : malheureusement, les gens se tirent dans les pattes. En pratique, c'est souvent le petit « fayot » qui est récompensé, celui qui va tout rapporter, ou bien celui qui met beaucoup de timbres-amendes et fait beaucoup d'interpellations, sans discernement.

M. Guillaume Lebeau. - Dans une BAC, nous sommes quatre ou cinq par voiture, mais un seul aura la prime, ou deux. Pourtant, à chaque affaire, c'est tout l'équipage qui oeuvre ! Pourquoi ne récompenser que certains, alors que le travail est collectif ?

Mme Maggy Biskupski. - Il n'y a pas un superflic ; il y a une bonne équipe.

Mme Samia Ghali. - Je vous remercie pour votre franchise : ça doit être compliqué pour vous, mais c'est important pour nous.

La politique du chiffre explique peut-être certains comportements et un certain mal-être. En matière de contraventions, la vidéo-verbalisation se généralise : faire du chiffre sur les contraventions papier ne devient-il pas encore plus difficile ?

Mme Maggy Biskupski. - Les contraventions papier ne seront pas moins nombreuses, il y aura simplement plus de verbalisations. En revanche, on nous demandera d'être attentifs aux caméras...

M. Guillaume Lebeau. - Au contraire, on nous dit : maintenant que vous avez un outil en plus, utilisez-le pour faire plus de contraventions et nous prouver qu'il est efficace.

Mme Maggy Biskupski. - La politique du chiffre est très nocive, pour les fonctionnaires de police, qui subissent une très forte pression, et pour l'image de la police. Quand on verbalise parce qu'on y est obligé, l'image est catastrophique. On le fait parce qu'on n'a pas le choix, mais on le vit mal.

Mme Samia Ghali. - Le port par les policiers d'une caméra-piéton ne serait-il pas un frein à l'agressivité que vous subissez ? Se sachant filmée, une personne fera peut-être plus attention... Ne serait-ce pas une protection au quotidien ?

Mme Maggy Biskupski. - Cette question divise dans nos rangs. Nous sommes, pardonnez-nous du terme, « fliqués » dans notre travail, et certains craignent que nous le devenions encore plus.

J'ai peur que, si nous portons ces caméras, les personnes avec lesquelles nous avons énormément de difficultés dégainent encore plus leur téléphone. Quand on voit la catastrophe que donnent les vidéos montrant des interventions, hors contexte... À l'heure actuelle, nous avons une cible dans le dos !

Mme Samia Ghali. - Une caméra-piéton qui filme du début à la fin ne vous protégerait-elle pas vis-à-vis de vidéos tronquées ?

Vous avez souligné le malaise sur la question des primes. Puisque vous êtes directs, je le serai aussi : certains de vos collègues, quand ils interpellent le fumeur de joint ou le mini-dealer, ne gardent-ils pas parfois l'argent, sans rendre compte de l'intervention ? N'est-ce pas aussi lié aux problèmes financiers réels que vous avez décrits ?

Mme Maggy Biskupski. - Un fumeur de joint n'a pas d'argent sur lui. Notre image doit vraiment être mauvaise, mais, en dix ans d'expérience, je n'ai jamais vu ce que vous décrivez. Très peu de collègues prendront ainsi le risque de perdre leur emploi.

Quand il y a des affaires, elles sont souvent d'une autre ampleur et concernent plutôt des officiers et des commissaires. Personne n'est parfait, et il y a des voleurs partout. Mais je répète que je n'ai jamais vu ce dont vous parlez.

M. Guillaume Lebeau. - Nous ne sommes pas dans le déni : il y a certainement des brebis galeuses dans nos rangs. Mais, dans ces cas, l'Inspection générale des services agit avec efficacité. Un collègue véreux ne restera pas longtemps dans la police. En quinze ans, je n'ai vu personne prendre le risque de perdre son travail pour 500 euros.

Mme Maggy Biskupski. - La caméra-piéton peut en effet être une solution, mais, si rien n'est fait pour protéger nos collègues, j'ai peur qu'ils l'acceptent mal.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Quand j'ai mis en place ces caméras-piétons dans la commune dont j'étais maire, les policiers municipaux étaient contre. En fait, elle les protège des mises en cause injustifiées, aujourd'hui de plus en plus nombreuses. Dès lors que vous êtes filmés, mieux vaut avoir tout le film que l'extrait choisi par l'auteur. C'est une protection pour vous, en même temps que pour les citoyens et pour la hiérarchie.

Les magistrats poursuivent de moins en moins les outrages : souvent, en effet, ils accordent la même valeur à la parole du policier assermenté et à celle du délinquant, et il y a toujours la difficulté de la preuve. Peut-être aussi les plaintes ont-elles été trop nombreuses à un certain moment, parce que cela faisait une affaire. On faisait même aux policiers le mauvais procès de chercher des dommages et intérêts.

Les maires savent à quel point ils soutiennent leurs agents dans ce domaine. Quel soutien recevez-vous de votre hiérarchie ? Encourage-t-elle et accompagne-t-elle le dépôt de plainte ?

Mme Maggy Biskupski. - La hiérarchie ne fait rien de particulier, et déposer plainte est plus une source d'embarras : il faut déclarer les faits de trois façons différentes, après quoi l'on est auditionné...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Dans votre temps de travail ou en dehors ?

Mme Maggy Biskupski. - Dans notre temps de travail, mais parfois en dehors pour aller jusqu'au bout des démarches.

Il y a généralement confrontation avec la personne, dont la parole est mise sur le même pied que celle du fonctionnaire, même assermenté.

Même en cas de violences, on se débrouille seul. À la suite d'une rébellion violente, un collègue de mon commissariat a été victime d'une fracture de la main : remplir les documents a été une catastrophe, car notre protection fonctionnelle se traduit par quinze à vingt papiers qu'on vous donne sans accompagnement.

À l'heure actuelle, rien n'est mis en place pour une protection réelle et immédiate des policiers agressés.

M. Guillaume Lebeau. - Pour un collègue qui a le malheur d'être blessé au cours d'une agression, c'est le parcours du combattant. Il doit voir un médecin, puis un médecin judicaire, puis se voit confronté à l'individu qu'il a interpellé, généralement sur son temps de repos. Et avant de reprendre son travail, il doit encore voir un médecin de la police, même s'il n'a pas eu d'arrêt de travail ! Il m'est arrivé à plusieurs reprises de devoir faire 80 kilomètres pour être reçu dans le centre de Paris par un médecin qui m'a gardé dans son bureau trente secondes... On perd un temps considérable pour rien !

Mme Maggy Biskupski. - Bien entendu, ces déplacements se font avec le véhicule personnel.

M. Guillaume Lebeau. - Par ailleurs, les imprimés qui nous sont remis sont mal vus chez le médecin ou à la pharmacie. En général, la police ne paie pas bien...

Mme Maggy Biskupski. - Ces imprimés, de nombreuses pharmacies les refusent, pace que l'État ne paie pas. Je l'ai vécu, et cela est humiliant. Nous sommes une des polices les plus mal payées de l'Union européenne : je n'ai pas envie de prendre sur mon argent personnel pour une blessure en service.

M. Guillaume Lebeau. - On comprend pourquoi les collègues ne portent plus plainte pour outrage ou rébellion... Du reste, si les peines encourues ont été alignées sur celles prévues pour l'outrage à magistrat, dans les faits, la peine est rarement appliquée : je n'ai jamais vu l'auteur d'un outrage condamné à de la prison. Pourquoi porter plainte, si la procédure est si lourde et la sanction pénale si faible ?

M. François Grosdidier, rapporteur. - Pourtant, en effet, le législateur a aligné les peines sur celles prévues pour l'outrage à magistrat, en incluant aussi les sapeurs-pompiers.

Mme Maggy Biskupski. - Comment peut-on caillasser des sapeurs-pompiers, dont la devise est : « Sauver ou périr » ? Notre société en est là ! Quand je vous dis que les statistiques noient la réalité sous la politique du chiffre... Notre réponse pénale actuelle est totalement insuffisante.

L'outrage fait rarement l'objet d'une réponse de la justice, sauf si l'auteur est très connu des services et a été de nombreuses fois interpellé - auquel cas, selon moi, il devrait davantage être en prison que dans la rue...

M. Guillaume Lebeau. - Pour la récidive pénale, les textes sont faits en faveur du délinquant, au sens où, pour être considéré comme récidiviste, il faut avoir été condamné dans les cinq ans qui précèdent pour des faits de même nature. Une personne condamnée pour un outrage, un vol de véhicule et des violences ne sera donc pas forcément traitée comme récidiviste.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Je suis émue par votre témoignage courageux. On ressent le vécu de policiers de terrain et tout votre mal-être face aux difficultés. Je comprends mieux, aussi, pourquoi Jean-Marie Godard a beaucoup de mal, comme il nous l'a dit, à se détacher émotionnellement de son expérience d'immersion.

J'ai bien entendu vos explications sur l'inadaptation de la réponse pénale. Je suis moi-même intervenue auprès du Gouvernement au sujet des agressions contre les sapeurs-pompiers. En dehors du cadre pénal, quelles mesures concrètes pouvez-vous nous proposer pour vous soutenir davantage ?

M. Guillaume Lebeau. - Il faudrait donner de la valeur à la parole des policiers. Aujourd'hui, en matière de contravention, la parole du policier vaut jusqu'à preuve du contraire, mais ce n'est pas le cas pour les autres infractions. Si notre parole avait de la valeur, ce serait déjà un progrès. Aujourd'hui, nous avons l'impression que notre parole ne vaut pas plus que celle de n'importe quel citoyen.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Devant le magistrat ?

M. Guillaume Lebeau. - C'est cela.

Mme Maggy Biskupski. - À la suite de l'agression de Champigny-sur-Marne, nous avons demandé des peines planchers. Mme le garde des sceaux a dit que ce n'était pas possible. C'est dommage, car cela pourrait être mis en place rapidement.

Par ailleurs, de nombreuses personnes interpellées sont laissées libres, du fait notamment, dit-on, de la surpopulation carcérale. Moi je dis qu'il y a de plus en plus de délinquants en France : on ne met pas les gens en prison pour rien... Un durcissement de la justice est donc nécessaire.

Une autre question, souvent éludée, tient à coeur à la plupart des fonctionnaires de police : l'ordonnance de 1945 sur les mineurs. J'aimerais bien avoir des statistiques sur l'augmentation du nombre de délits et de crimes commis par des mineurs, car elle doit être très importante.

M. Guillaume Lebeau. - L'ordonnance de 1945 n'est plus adaptée aux réalités d'aujourd'hui. En tant que policiers de terrain, nous sommes quotidiennement confrontés à des mineurs, qui représentent jusqu'à 70 % des personnes auxquelles nous avons affaire. Ce sont souvent eux qui créent des troubles, brûlent des voitures et pourrissent le quotidien des habitants des secteurs difficiles, avec un total sentiment d'impunité.

M. Guillaume Lebeau. - En tant que policiers de terrain, nous sommes confrontés quotidiennement aux mineurs délinquants, ceux qui rendent insupportable la vie quotidienne des habitants des quartiers.

M. Michel Boutant, président. - Comment l'expliquez-vous ?

M. Guillaume Lebeau. - L'impunité... On ne peut pas laisser un enfant de dix ans monter en puissance dans la délinquance. Cela commence par de petits faits, un palier est franchi à chaque fois à la faveur de l'impunité. Dans le secteur où je travaille, des mineurs délinquants qui ont commencé avec des petits vols sont maintenant à la tête de réseaux de stupéfiants.

Mme Maggy Biskupski. - L'ordonnance de 1945 permet de placer les mineurs dans les foyers ; mais ces établissements ont deux ou trois surveillants de nuit, et dès le lendemain, le mineur est en fugue. La déclaration n'intervient pas à temps, parce que les surveillants ne peuvent pas quitter les lieux...

M. Guillaume Lebeau. - Les plus gros dealers se servent des enfants pour la vente de stupéfiants.

Mme Maggy Biskupski. - La plupart des « choufs » sont mineurs, et souvent étrangers, comme pour le vol à l'arraché dans le métro. Nous sommes impuissants face à un mineur étranger de treize ou quatorze ans.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Et ils sont placés à l'Aide sociale à l'enfance...

M. Guillaume Lebeau. - Ou sont ramenés chez eux.

Mme Maggy Biskupski. - On ne défend pas la police ! Avez-vous vu un représentant de la police nationale, ou un délégué syndical, venir défendre la police sur les plateaux de télévision ?

M. Guillaume Lebeau. - Avec l'affaire Théo, les médias, les politiciens, les pseudo-marxistes bien-pensants se sont déchaînés, sans que jamais le Président de la République ou le ministre de l'intérieur ne rappelle que les faits n'étaient pas établis. Certains des policiers impliqués sont toujours suspendus aujourd'hui. Le Président, qui s'est rendu au chevet de Théo, s'est-il rendu à celui des policiers de Viry-Châtillon ? Notre parole n'a plus de valeur, nous ne sommes pas considérés.

Mme Maggy Biskupski. - Et la présomption d'innocence ? Un journal a titré : « La police viole ». Les médias ont une part de responsabilité. La police a toujours peur. Je suis en contact avec l'un des protagonistes de cette affaire : il est au fond du trou, il est seul. Les policiers mis en cause soutiennent qu'ils n'ont pas violé Théo, or il faut un élément moral pour caractériser le viol.

Personne n'a dit dans les médias que cette affaire s'est traduite par deux semaines de violences urbaines dans toutes les cités. Où sont rappelées les violences que nous avons subies ? Les graffitis « La police viole », l'insulte « violeurs ! » à notre passage ? Qui a dit, à la télévision, que l'enquête était toujours en cours ? La police se fait insulter et personne ne la défend, à part nous deux... Si les syndicats, que vous venez d'entendre, avaient fait leur travail, en serions-nous là ? Une réponse pénale insuffisante, des locaux catastrophiques, des effectifs réduits... Voilà la source du sentiment d'impunité.

Protéger les pompiers en leur donnant des gilets pare-balle, ou encore équiper les collègues de couvertures ignifugées ne constitue pas une réponse suffisante !

M. Henri Leroy. - L'ordonnance de 1945 place les mineurs de moins de treize ans sous le régime de l'irresponsabilité; or la délinquance, de nos jours, commence bien avant cet âge.

Vous rapportez tous deux l'immense colère des policiers face à une situation perçue comme insupportable, intolérable, invivable. Avez-vous été sanctionnés administrativement pour l'avoir fait ?

M. Guillaume Lebeau. - Non. Ma première convocation par l'Inspection générale de la police nationale a été classée sans suite, la seconde est en cours de traitement.

M. Henri Leroy. - Un livre de Jean-Marie Godard, Paroles de flics, corrobore en tous points votre témoignage. On peut se demander pourquoi personne ne fait rien. Vous étiez syndiqué, mais vous en êtes sorti pour exprimer, dites-vous, la réalité de la situation. Quelle marge de manoeuvre reste-t-il avant que le malaise n'explose et que l'éruption ait lieu ?

M. Guillaume Lebeau. - Il ne manque plus grand-chose. Cela peut se produire demain. Les collègues sont à bout ; ils ont envie de tout lâcher. Certains pensent à un arrêt maladie, d'autres à paralyser le pays. Personne ne les écoute. C'est la première fois, ici, que nous sommes écoutés dans une institution. Depuis le début du mouvement, nous écrivons tous les jours au ministre de l'intérieur, sans réponse. Nous ne recevons aucune considération.

M. Henri Leroy. - Donc le malaise ne date pas d'aujourd'hui.

Mme Maggy Biskupski. - Il y a 50 suicides par an dans la police depuis dix ans !

M. Henri Leroy. - C'est ce qui a motivé la constitution de cette commission d'enquête.

Mme Samia Ghali. - J'abonde dans votre sens. La délinquance des mineurs a évolué. On trouve maintenant des armes de guerre - le mot fait peur, on n'aime pas parler des réalités gênantes en France - entre les mains d'enfants qui s'entraînent dans des stands de tir avec des kalachnikovs et des gilets pare-balles. Ils sont organisés. La situation est tendue dans la police mais, élue de terrain, je sens aussi la tension de l'autre côté. Ne sommes-nous pas au bord d'une explosion généralisée ? Merci d'avoir sollicité la création de cette commission d'enquête. J'ai toujours défendu la police, qui fait bien son travail lorsqu'elle en a les moyens.

En tant qu'élue et femme de gauche, je trouve que nous sommes trop angéliques envers les parents, qui ont leur part de responsabilité. Cette délinquance témoigne d'une disparition des notions de bien et de mal. Quand on est capable de tuer son copain d'enfance, de le mutiler, d'avoir des comportements barbares, disons le mot, quelle attitude peut-on avoir vis-à-vis de la police ? C'est une délinquance de plus en plus dure, de plus en plus violente.

Mme Maggy Biskupski. - Un mot : guet-apens. J'en ai subi un récemment. Jeter un cocktail Molotov et des pierres dans un passage étroit témoigne d'une volonté de tuer. Un collègue a reçu une pierre sur l'épaule en sortant de son véhicule. Elle aurait pu atteindre la tête... C'est une forme de violence très courante. Dans mon cas, celui qui m'a attaquée, cocktail Molotov à la main, avait treize ans. Nous sommes au bord de la rupture.

M. Guillaume Lebeau. - Un cocktail Molotov, c'est une arme de guerre. S'il atterrit dans une voiture, l'occupant brûle. Or il est de plus en plus utilisé dans les violences urbaines. Il ne faudra pas s'étonner si, un jour, des policiers utilisent leur arme à feu et tuent.

Mme Maggy Biskupski. - J'ai dit à ma mère qu'elle viendrait peut-être me voir en prison, mais certainement pas à l'hôpital. Je ne laisserai pas un enfant de treize ans me tuer. Voyez ce qui s'est passé à Viry-Châtillon. Il faut taper du poing sur la table.

J'ai remarqué qu'on nommait très rarement les cités comme la source de cette délinquance ; or je ne me suis jamais fait caillasser en pleine ville... Je plains les habitants, surtout lorsque nous recevons l'ordre de ne pas intervenir. C'est ainsi 20 % de la population gâche la vie de tous.

M. Alain Cazabonne. - J'ai un fils sapeur-pompier. Attaquée un jour par une bande de gamins, une partie de son équipe a réagi en bousculant l'un d'entre eux qui s'en est plaint. Un sapeur-pompier a été condamné. Lorsque j'étais maire, j'avais à connaître des travaux d'intérêt général prononcés sur ma commune. J'ai vu un viol entre mineurs assorti d'actes de rébellion sanctionné de 130 heures de travaux d'intérêt général (TIG)... Il faut punir immédiatement les débordements, tous les parents le savent.

Vis-à-vis des médias, les élus et les policiers subissent un traitement identique ! Lorsqu'un élu est soupçonné, les médias en font leurs gros titres ; lorsqu'il est relaxé, tout juste un entrefilet... Les représentants syndicaux que nous venons d'entendre estiment que la loi sur la sécurité quotidienne n'aura aucun effet dans les cités si le phénomène que vous dénoncez n'est pas éradiqué. On voit dans les reportages des caches d'armes... Pourquoi n'arrive-t-on pas à éradiquer cela ? Est-ce une absence de volonté, de moyens ?

Mme Maggy Biskupski. - La politique du chiffre. Policière en BAC, j'aimerais pouvoir « planquer » sur des dealers. Mais nous manquons de moyens.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Dans votre ouvrage, monsieur Lebeau, j'ai découvert qu'une circulaire interdisait aux policiers de poursuivre les motos ou les quads. J'ai toujours demandé à ma police municipale de poursuivre les délinquants sans pour autant prendre des risques inconsidérés. Vous dites, madame Biskupski, que vous avez parfois ordre de ne pas intervenir. Vous estimez que, dans d'autres cas, on vous fait intervenir au contraire à mauvais escient alors qu'un rappel à l'ordre pédagogique aurait davantage de portée. Quand votre hiérarchie vous demande-t-elle de fermer les yeux ?

M. Guillaume Lebeau. - La circulaire vaut pour tous les véhicules à moteur. Deux poids, deux mesures. Un honnête citoyen qui grille un feu rouge est verbalisé ; mais nous avons ordre de ne pas poursuivre un véhicule conduit par des délinquants - voire par des terroristes, puisque nous ne savons pas à qui nous avons affaire - au motif de ne pas mettre en danger la vie d'autrui. La politique de la police est de ne pas faire de vagues.

M. François Grosdidier, rapporteur. - On entend souvent cette phrase. Est-ce général ?

M. Guillaume Lebeau. - C'est une politique générale. Il y a quelques jours, à Villeneuve-la-Garenne, les jeunes nous attaquaient avec des cocktails Molotov et brûlaient des poubelles. Un bus a même été caillassé, une personne blessée à l'intérieur. Et nous avons reçu l'instruction de ne pas nous y rendre...

Mme Maggy Biskupski. - C'est récurrent. Les violences urbaines sont toujours accompagnées de feux. Si ceux-ci ne se propagent pas, nous avons ordre de ne pas y aller et de laisser brûler. Depuis la mort de ces deux enfants sur un scooter poursuivis par des fonctionnaires de police, la police a peur. Mais si l'on n'a rien à se reprocher, on ne fuit pas la police ! Nous ressentons, de la part de nos autorités, la crainte des débordements.

M. François Grosdidier, rapporteur. - De ce fait, la population est livrée à elle-même, et le sentiment d'impunité augmente...

Mme Maggy Biskupski. - Ce n'est pas ainsi que nous ferons aimer la police !

M. Michel Boutant, président. - J'ai relevé un paradoxe dans le livre. À vous entendre, M. Lebeau, vous êtes partisan de l'impunité zéro : vous estimez qu'il ne faut « absolument rien laisser passer ». Vous invitez, page 95, à « harceler les harceleurs », à mener des contrôles d'identité fréquents, à verbaliser chaque infraction et à poursuivre systématiquement les délinquants devant les tribunaux compétents. Mais vous soulignez aussi que le casier judiciaire assoit la réputation d'un délinquant. C'est une sorte de certificat, de brevet du loubard. Comment sortir de ce cycle infernal ?

M. Guillaume Lebeau. - Mais si les actes de délinquance étaient punis comme ils devraient l'être, les casiers judiciaires ne gonfleraient pas indéfiniment ! Il faut une réponse pénale adaptée.

Mme Maggy Biskupski. - Les délinquants vont en prison un, deux ou trois mois. Il y a trop de laxisme en prison aussi : on peut y faire des fêtes, y fumer des joints... Je ne vois pas l'intérêt de sorties éducatives pour des peines de trois mois ! Il faudrait se pencher sur les problèmes de la pénitentiaire, sur lesquels le mouvement en cours a attiré l'attention. Je vois des jeunes se vanter d'avoir « pris des bras » à leur sortie de prison...

M. Guillaume Lebeau. - Sans oublier ceux qui continuent leurs trafics en prison... Ils ont toujours les moyens de communiquer avec l'extérieur.

M. Michel Boutant, président. - Ce sera pour une autre commission d'enquête.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Soit les délinquants ne vont pas en prison et sont confortés dans leurs agissements, soit ils y vont et sont confortés comme délinquants...

Mme Samia Ghali. - Des policiers parisiens récemment mutés à Marseille m'ont confié à quel point le métier était différent dans les deux villes. Les policiers ne se font pas caillasser à Marseille, ils n'y reçoivent pas de cocktails Molotov alors que la délinquance y est tout aussi importante.

N'est-il pas plus humiliant pour le jeune, plutôt que d'exhiber des bras musclés à leur retour de prison ou un bracelet électronique à la plage, de faire un travail d'intérêt général comme le ramassage des feuilles ou des poubelles, qui est une punition visible ?

Mme Maggy Biskupski. - Non. La prison doit redevenir une prison. Ce ne sont pas les peines alternatives qui vont résoudre le problème. On peut envisager les TIG pour certains petits délits, mais pour le reste, la prison s'impose. Je ne connais pas la situation à Marseille. Il y a davantage de morts dans les cités. Peut-être la criminalité est-elle mieux organisée ?

M. Michel Boutant, président. - Merci d'avoir parlé librement. Je vous souhaite bon courage dans l'exercice de vos missions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 30.