Mercredi 18 avril 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Ladislas Poniatowski, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition conjointe sur l'agriculture et la pêche

M. Jean Bizet, président- Nous sommes très heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Merci d'avoir répondu à notre invitation.

Le Sénat est particulièrement attentif à la procédure de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. C'est l'objet de notre groupe de suivi constitué à la demande du président Larcher et qui est commun à nos deux commissions des affaires étrangères et des affaires européennes.

Parmi les nombreux sujets sur la table avec le Brexit, ceux qui concernent la pêche et l'agriculture retiennent particulièrement notre attention.

Pour ce qui concerne l'agriculture, les analyses prévisionnelles montrent que l'Irlande serait le pays le plus touché en raison de sa forte interconnexion avec le Royaume-Uni. Pour l'Union dans son ensemble, il semblerait que la viande rouge et les produits laitiers seraient les plus concernés. Des cabinets spécialisés estiment que les barrières tarifaires pourraient représenter jusqu'à 41 % du prix du lait par exemple. Mais évidemment les conséquences du Brexit seront très différentes selon que l'on pourra aboutir ou non à un accord de libre-échange du type de ceux que nous avons avec la Norvège ou le Canada. Aujourd'hui, on ne sait pas bien ce que veulent nos amis britanniques et je salue le travail de Michel Barnier qui, grâce à ses propositions, fait avancer les négociations.

Nous entendrons avec beaucoup d'intérêt vos explications et vos attentes pour la suite des négociations.

S'agissant du secteur de la pêche, nous avions organisé ici-même au Sénat une audition du Comité national des pêches en avril 2017. Nous avions bien pris la mesure des préoccupations légitimes que le Brexit suscitait. Nous avions alors sensibilisé le négociateur en chef de l'Union européenne, Michel Barnier, qui nous avait semblé bien conscient des enjeux pour le secteur.

Nous savons désormais que le statu quo devrait être préservé jusqu'au terme de la période transitoire, fixé au 31 décembre 2020. Nous en sommes satisfaits. Les pêcheurs des pays de l'Union européenne, notamment les équipages français, continueraient ainsi à pouvoir accéder aux eaux du Royaume-Uni. Réciproquement, il en irait de même pour leurs homologues britanniques dans les eaux de l'Union. Les échanges commerciaux des produits de la mer ne seraient pas davantage modifiés durant cette période transitoire. En résumé, l'économie générale de la Politique Commune de la Pêche serait maintenue pour 19 mois supplémentaires, du 29 mars 2019 au 31 décembre 2020. In fine, le Royaume-Uni recouvrera la pleine souveraineté sur ses eaux à compter du 1er janvier 2021. C'est à cette échéance que seront redéfinies les relations entre les parties, dans une perspective à long terme.

Nous souhaitons donc connaître vos analyses sur cette période transitoire et surtout sur les perspectives au-delà.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Merci d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Je vous prie de bien vouloir excuser le président Christian Cambon, qui ne pouvait être présent et m'a demandé de le représenter.

L'impact économique du Brexit nous préoccupe tous à de nombreux titres. Cet impact dépendra bien sûr des modalités de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, c'est-à-dire du contenu du futur accord entre les deux parties, que nous appelons de nos voeux. Sur ce point, nous ne pouvons que nous livrer à des suppositions, et examiner différents scénarios. Sans doute nous aiderez-vous à y voir plus clair, dans les multiples effets parfois contradictoires du Brexit, qui dépendent des caractéristiques de chaque marché, au sein de chaque secteur et sous-secteur.

Mais si le Brexit nous préoccupe, bien sûr, c'est aussi au regard de son impact sur les ressources de l'Union européenne. Le Président de la République a évoqué hier à Strasbourg la nécessité d'une « refondation » du budget de l'UE. Cette tâche sera difficile. Le Brexit oblige à repenser tant la politique agricole commune (PAC) que la politique commune de la pêche (PCP), c'est-à-dire à revoir des équilibres complexes et fragiles.

La puissance agricole est une composante à part entière de la puissance d'une nation ou d'une région du monde ; l'Union européenne est une puissance agricole, et doit veiller à ne pas se laisser affaiblir et distancer par d'autres grandes régions du monde, États-Unis, Chine notamment, qui soutiennent leur secteur agricole.

Voilà quelques questions que nous souhaitions vivement aborder avec vous aujourd'hui. À vous la parole !

M. Sylvain Lhermitte, chef du service politique agricole et internationale de la FNSEA. - Je vous remercie de nous recevoir. Je voudrais commencer par excuser M. Puech d'Alissac qui a été retenu à Bruxelles. Il est très important de maintenir nos échanges et d'assurer ainsi une pression politique tout au long des négociations. Je voudrais mentionner trois conséquences importantes du retrait du Royaume-Uni.

Tout d'abord, l'impact est politique. Le Royaume-Uni avait depuis longtemps négocié différentes dérogations et essayait constamment de réduire l'approche communautaire de la PAC. C'est peut-être là une opportunité pour approfondir le caractère communautaire de la politique agricole.

Le deuxième point concerne la révision du cadre financier pluriannuel qui accompagne le retrait du Royaume-Uni. En effet, celui-ci est aujourd'hui contributeur net au budget de l'Union européenne pour 10 milliards d'euros. Toutefois, cela doit être relativisé car le Royaume-Uni s'est engagé à honorer l'ensemble de ses engagements financiers ce qui représente entre 40 et 60 milliards d'euros. De plus, le Royaume-Uni souhaite continuer à participer à certains programmes européens qu'il continuera donc de financer. Je voudrais également ajouter que si l'on veut de nouvelles politiques européennes pour répondre aux défis actuels, notamment en matière de sécurité, il faut de nouvelles ressources, que ce soit des ressources propres ou des contributions des États membres. Le secteur agricole doit également faire face à de nouveaux défis, à un moment où des pays comme la Chine ou les États-Unis augmentent les budgets consacrés à leurs agricultures. L'agriculture reste un secteur géostratégique qui mérite un budget à la hauteur des enjeux. Aujourd'hui, les crédits alloués à la PAC correspondent à 0,4 % du PIB de l'Union européenne alors qu'ils représentaient 0,6 % il y a 20 ans. Je pense que l'on ne pourra pas aller plus bas.

Enfin, le dernier enjeu majeur, c'est le commerce. En effet, le Royaume-Uni importe l'essentiel de ses produits alimentaires pour un montant de 30 milliards d'euros dont 25 milliards en provenance de l'Union européenne et 3 milliards en provenance de France. L'objectif serait donc d'obtenir des échanges sans droits ni contingents. C'est aussi ce que veut le Royaume-Uni. Toutefois, le fait qu'ils quittent l'Union européenne pose des difficultés. C'est la première fois que l'on doit partir d'une situation où l'on a des règles convergentes pour aboutir à des règles divergentes dans le cadre d'un accord de libre-échange. En outre, le Royaume-Uni a des accords de libre-échange avec le Commonwealth et les États-Unis notamment. Il ne faudrait pas que le Royaume-Uni devienne une plateforme de réexpédition de produits provenant de pays tiers vers l'Union européenne. Il faudra être attentif dans le futur accord avec le Royaume-Uni aux règles relatives aux origines des produits, au suivi et aux contrôles à mettre en place. Sur ce sujet, il est clair que nous ne pourrons pas accepter des produits qui ne respectent pas nos normes sanitaires. Enfin, la situation est très différente d'une filière à une autre et des analyses très précises devront être réalisées. La filière irlandaise de viande bovine par exemple serait gravement touchée si les barrières tarifaires et non tarifaires venaient à être trop élevées.

Sur la volaille, les enjeux sont également importants, en raison des volumes consommés au Royaume-Uni. Nous pourrons, si vous le souhaitez, vous faire passer des analyses précises par secteurs.

Nous devrons négocier chacun nos propres intérêts dans le futur accord de partenariat. La négociation de l'accord de retrait est aujourd'hui commune. Il s'agit de déconsolider l'ensemble des accords OMC vis-à-vis des pays tiers. L'ensemble des flux commerciaux doivent être répartis entre le Royaume-Uni et l'Union à 27. Les accords bilatéraux doivent également faire l'objet d'une répartition, notamment celui conclu avec le Canada, qui a donné lieu à des demandes d'augmentation de contingents de viande de la part du Royaume-Uni. Or la commission ne semble pas vouloir mettre ce point sur la table.

Enfin, soyons conscients que le Royaume-Uni défendra ses intérêts dans les différents secteurs, lors de la négociation de l'accord de partenariat. Il est important de préserver l'unanimité des 27. Mais la France devra être très attentive à ses propres intérêts défensifs et offensifs dans la négociation.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Des chiffres très inquiétants ont été publiés. Les exportations de viande bovine de l'Union européenne vers le Royaume-Uni diminueraient de 50 % à 60 %. Qu'en pensez-vous ?

M. Sylvain Lhermitte.- Différentes études ont été menées. Leurs résultats dépendent de leurs hypothèses sur la politique qui sera menée par le Royaume-Uni. Si des accords sont conclus avec l'Australie et le Mercosur, les Britanniques sont susceptibles de réorienter 50 % de leurs importations. Actuellement, ils importent plus de 200 000 tonnes d'Irlande. Mais leurs circuits commerciaux pourraient être bouleversés, ce qui n'a pas échappé à un certain nombre de pays tiers.

C'est pourquoi nous demandons la mise en place d'un fonds de réserve de l'Union européenne. Celle-ci doit se donner les moyens de réagir à un « hard Brexit ». Le Royaume-Uni importe quasiment 40 % de son alimentation.

M. Michel Nalet, président de la Commission Export et international de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et directeur de la communication et des relations extérieures de Lactalis. - Le taux d'autosuffisance alimentaire du Royaume-Uni est en effet de 62 %. Les échanges agro-alimentaires entre la France et le Royaume-Uni représentent 4,4 Mds€, dont 1,1 Md€ pour le vin, 600 M€ pour les produits laitiers, 266 M€ pour les confiseries et produits assimilés et 160 M€ pour la boulangerie et les céréales. L'enjeu est donc majeur pour l'ensemble des secteurs agro-alimentaires.

Compte tenu de la place du Royaume-Uni, nous souhaitons un Brexit ambitieux, équilibré, qui permette un maintien des échanges. Des mesures de transition adaptées sont nécessaires. Un minimum de divergence réglementaire serait souhaitable, notamment afin d'éviter que le Royaume-Uni ne devienne une plateforme d'import-export.

Il faudra d'une part, prendre en considération l'ensemble des accords de libre-échange que le Royaume-Uni est susceptible de conclure et, d'autre part, tenir compte du Brexit dans tous les accords de libre-échange que l'UE doit renégocier.

Le volet réglementaire est majeur. Nous sommes très inquiets des évolutions tarifaires mais tout ce qui est non tarifaire doit aussi être surveillé de très près.

L'autre sujet qui nous préoccupe beaucoup est afférent à la logistique : plus de 7000 camions circulent chaque jour à Douvres et 1175 à la frontière avec l'Irlande. Ce sujet est peu traité.

La Grande-Bretagne est le premier marché export de l'Europe laitière. Le volume d'importation du Royaume-Uni est proche de 5 milliards de litres, à comparer à la production française, qui est de 24 milliards de litres. L'Irlande est le premier pays d'origine du lait britannique, avec plus d'un milliard et demi de litres sur une production globale de 7 milliards de litres. Pour les Irlandais, le sujet est donc majeur. La France exporte 720 à 750 millions de litres de lait au Royaume-Uni et les Allemands 600 millions de litres. Le quatrième pays le plus concerné par le sujet laitier est le Danemark.

Un tiers des exportations irlandaises de lait se font vers le Royaume-Uni. Les Irlandais considèrent aujourd'hui qu'un hard Brexit aurait sur leur production des effets aussi négatifs que l'embargo russe, avec de possibles effets en chaîne.

Enfin, 600 millions de litres de lait circulent aujourd'hui chaque année entre des unités industrielles d'Irlande du nord et de la République d'Irlande. C'est également un sujet très important.

M. Jean Bizet, président. - En fonction de ce que sera le futur accord de libre-échange, la société Lactalis pourrait-elle envisager des investissements industriels au Royaume-Uni ?

M. Michel Nalet.- Les industriels laitiers français sont peu nombreux en Grande-Bretagne. Lactalis est toutefois présent en Ecosse, au Pays de Galles et dans le sud de Londres. Nous pourrions continuer à développer nos activités locales, comme nous l'avons d'ailleurs fait en Russie, pour éviter que d'autres que nous ne prennent les parts de marché. Le monde laitier anglais est déjà aux mains des étrangers : les deux premiers laitiers anglais sont le danois Arla et l'allemand Müller.

Le secteur agricole alimentaire est l'un des plus riches en termes de réglementation. C'est le sujet qui nous préoccupe le plus.

Les Anglais ne semblent pas encore percevoir tous les enjeux de la remise en cause des accords laitiers conclus au sein de l'UE. Nos concurrents, en revanche, s'en rendent parfaitement compte et viennent frapper à leur porte pour essayer d'avancer. C'est le cas, par exemple, de la Nouvelle-Zélande. Les Américains y voient aussi une opportunité d'entrer sur le marché européen. Le risque majeur est celui de l'apparition d'une plateforme de réexportation anglaise. Les règles d'origine ne seront probablement pas suffisantes, dans la mesure où il pourrait y avoir des produits retraités, dont la traçabilité sera difficile à établir. Ce qu'il faut bien percevoir, c'est que nous avons un voisin qui sera bientôt un pays tiers. Il nous faut éviter de subir de fortes pertes d'activité.

M. Jean Bizet, président. - Compte tenu des habitudes alimentaires anglo-saxonnes, que vous devez bien connaître, imaginez-vous des évolutions normatives ?

M. Michel Nalet.- Non, pas à ce stade. Certes, les Anglais prendront en considération leur intérêt, par rapport à leur propre production. Mais nous travaillons très activement avec les fédérations professionnelles anglaises, notamment avec Dairy UK, qui est très en phase avec nous et ne souhaite pas remettre en cause des réglementations sur lesquelles sont fondées beaucoup d'unités industrielles.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Est-ce que l'on peut s'attendre à un changement de comportement du consommateur anglais à l'égard des produits en fonction de leur origine ?

M. Michel Nalet - Cette dimension n'est pas spécialement envisagée et il ne devrait pas y avoir de logique anti 27 à court terme.

M. Jean Bizet, président - Et qu'en est-t-il de l'impact sur le consommateur anglais de l'instauration de profils nutritionnels ?

M. Michel Nalet - Cela pourrait impacter les choix de consommation mais cet impact ne sera pas majeur, il faudrait consulter des études sur la question, mais les changements seront négligeables.

M. Didier Marie. - Quel serait le coût, pour l'agriculture française, d'une potentielle réorientation des échanges du Royaume-Uni au profit de partenaires non européens ? Et leur impact notamment financier et sur l'emploi ?

M. Sylvain Lhermitte - Les chiffres pourraient être catastrophiques selon la réorientation réalisée. À titre d'exemple, l'UE exporte 260 000 tonnes de viande bovine au Royaume-Uni, provenant essentiellement d'Irlande. Qualitativement, l'impact de ces réorientations sera majeur. Un équilibre de marché instable pousse vers des scénarios catastrophistes, selon plusieurs modèles. Ainsi, pour 2021, lorsque le Royaume-Uni sera un pays tiers, certains modèles prévoient une augmentation des prix aux consommateurs de 60 à 80 %, ce qui n'est pas raisonnable, d'où la nuance à apporter et la limite de ces modèles.

M. Jean Bizet, président. - M. Tusk a exprimé le souhait qu'il n'y ait pas de barrières tarifaires mais a insisté sur le coût de l'établissement de barrières non tarifaires.

M. Richard Yung. - Dans les faits, le calendrier ne serait-il pas plus long que ce que vous avez indiqué, nous menant vers 2023-2024 ? Le Royaume-Uni est-il membre à part entière de l'OMC, ou en tant que pays de l'UE ? Par ailleurs, ne doit-il pas appliquer la clause de la nation la plus favorisée ? Autrement dit, les Britanniques ne devront-ils pas donner à l'Irlande ou à la France les avantages qu'ils accorderont à l'Australie ou à la Nouvelle-Zélande ?

M. Bruno Hot, président du Syndicat national des fabricants de sucre (SNFS), président du groupe de travail politique commerciale internationale de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA). - Le Royaume-Uni peut commencer à négocier des accords avant 2021. Le processus peut ensuite être très rapide mais il devra, en effet, être compatible avec les règles de l'OMC.

En ce qui concerne la filière du sucre, les flux avec le Royaume-Uni sont importants. Un accord est souhaité pour ne pas entraver le commerce. Nous saluons la période transitoire négociée par Michel Barnier. L'accord trouvé au Conseil européen retient, pour la négociation future, le principe d'une liberté totale du commerce de biens, sans droits de douane ni restrictions quantitatives. Cet accord retient, par ailleurs, le principe d'une discipline sur les barrières techniques au commerce et les normes sanitaires et phytosanitaires, ainsi que la nécessité d'un cadre de coopération réglementaire volontaire. Ce sont des points importants, susceptibles d'être quelque peu contradictoires. Notre intérêt est de disposer d'une liberté totale du commerce, comme c'est le cas actuellement. Toutefois, une divergence des réglementations et tarifs est possible. Il faut donc prendre des précautions.

S'agissant du sucre, les exportations de l'UE vers le Royaume-Uni ont dépassé les 500 000 tonnes ces deux dernières années, sur une production communautaire de l'ordre de 16 à 17 millions de tonnes. Le Royaume-Uni exporte aussi 450 000 tonnes vers l'UE, mais uniquement 70 000 tonnes à destination de la France, qui lui en exporte, elle 300 000 tonnes. La France a un intérêt offensif important sur ce marché, mais elle y a aussi un redoutable intérêt défensif.

Le marché britannique représente un marché de consommation de 1,8 million de tonnes de sucre. Leur production, issue de la betterave, transformée par British sugar, est de 800 000 tonnes. Le potentiel d'importation est donc de plus d'un million de tonnes. Une grande partie est achetée dans les pays ACP et au Brésil par Tate & Lyle, à droits zéro ou réduits. Il y a une forte compétition entre le sucre de canne raffiné blanc, importé, et la production locale britannique de sucre de betterave. En maintenant un droit à 98 euros vis-à-vis du Brésil, l'UE protège les productions françaises des importations de sucre raffiné. Nous risquons donc de perdre ce que nous exportions vers le marché britannique. L'autre risque, c'est qu'une arrivée massive de ce sucre raffiné sur le marché britannique ne conduise à une réorientation de la production locale à l'exportation vers l'UE à 27. C'est la double peine. Il faut donc prendre des précautions en termes de droits, de quantités et de contingents tarifaires. Les règles d'origine sont insuffisantes face au risque de swap, car c'est effectivement du sucre britannique qui nous sera exporté.

Nous sommes d'autant plus inquiets que le négociateur en chef britannique, David Davis, est un ancien responsable de Tate & Lyle. C'est d'ailleurs la seule grosse entreprise alimentaire qui était pro-Brexit.

Il faudra que l'Union Européenne prévoie un système où il sera possible de revenir sur une liberté totale des échanges, au cas où le Royaume-Uni serait amené à devenir une plateforme tournante.

Nous pouvons vous transmettre une note spécifique sur ce risque de swap. C'est un sujet que l'on retrouve pour les amylacées, produits à base de céréales.

Mme Gisèle Jourda. - Pourriez-vous nous éclairer sur l'impact sur les filières des départements d'outre-mer qui produisent du sucre roux, notamment l'île de La Réunion ? Ces filières sont fragiles.

M. Bruno Hot. - Il s'agit de sucres spéciaux bénéficiant de clauses spéciales. Le raffinage du sucre de canne pourrait poser problème s'il en arrive du Brésil à droit nul sur notre marché européen, par le biais de Tate & Lyle.

M. Jean Bizet, président. - Le sucre est un cas d'école.

M. Sylvain Lhermitte. - C'est en effet un cas d'école, au même titre que la volaille, importée du Brésil et retransformée en plats préparés, que le Royaume-Uni pourrait nous exporter. L'effet de swap pourrait être majeur pour toutes les filières agro-alimentaires.

M. Jean Bizet, président. - Avez-vous par ailleurs pris des contacts avec des régions françaises, au sujet de la création d'éventuelles zones franches ?

M. Michel Nalet. - Non, mais les zones franches sont une idée intéressante.

M. Jean Bizet, président. - Dans les grandes entreprises que vous représentez, a-t-on créé des départements spécifiques traitant du Brexit ?

M. Michel Nalet. - Pas vraiment. Nous vous remercions d'ailleurs de parler de ce sujet, sur lequel les milieux professionnels français sont encore peu actifs, alors que dans d'autres pays, notamment l'Irlande, ils le sont déjà bien davantage.

M. Bruno Hot. - Sur les zones franches, il faut garder à l'esprit que cela facilite les échanges dans les deux sens, ce qui pourrait constituer une porte ouverte à des pays tiers pour pénétrer le marché européen.

M. Gérard Romiti, président du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) - Avant tout, je souhaite vous remercier pour votre invitation de ce jour mais surtout de l'intérêt que vous portez à notre activité.

Lors de la précédente audition du 4 avril 2017, nous vous avions exposé les risques pesant sur notre secteur tenant tant à la question de l'accès aux eaux britanniques qu'à celle du partage des ressources.

En effet, accéder à des zones sans disposer des quotas nécessaires pour nos flottes n'aurait aucun sens, tout comme la perspective d'une révision des clés de répartition de quotas, qui nous fait craindre le pire. Nous sommes par ailleurs tout à fait conscients que du point de vue du droit, nous n'étions pas en position de force, mais heureusement les négociations ne reposent pas uniquement sur des prescriptions légales.

L'an dernier, quelques jours avant l'audition que vous aviez consacrée à la pêche, nous venions de rendre publique l'existence de la coalition européenne des professionnels impactés par le Brexit (EUFA), créée à l'occasion pour faire face à ces défis et porter une voix unique auprès des négociateurs.

La très bonne nouvelle est que cette coalition existe toujours. Elle est très active. Je fais donc écho à l'une de vos lignes rouges identifiée dans le rapport de votre groupe de suivi : nous faisons en sorte de préserver l'unité et la cohésion, à notre niveau, des pays pêcheurs.

EUFA regroupe donc les professionnels espagnols, français, belges, hollandais, allemands, danois, suédois, polonais et irlandais. Nous avons contribué à différents forums au niveau du Parlement européen, nous échangeons avec la Commission européenne (tant l'équipe de M. Barnier que la DG Mare) et avec nos ambassadeurs respectifs.

Nous avons organisé un évènement de rencontre avec des élus à Saint Jacques de Compostelle en octobre dernier et rencontré nos collègues en novembre.

Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Sur le fond, quant à notre demande initiale d'éviter de faire de la pêche une variable d'ajustement ou de l'isoler dans la négociation, nous avons été particulièrement attentifs et proactifs pour faire en sorte que dans les différents mandats du Conseil à la Commission, il y ait des éléments spécifiques reconnaissant la particularité et la nécessité d'un traitement particulier de notre activité. Et cela a été entendu. En termes de résultat nous avons donc fortement apprécié la rédaction du projet d'accord de retrait par la Commission et accueilli avec un certain soulagement le fait que le Gouvernement britannique l'acceptait.

Je tiens à rappeler que d'ici mars 2019, rien ne changera. Entre mars 2019 et décembre 2020 s'ouvrira une période de transition afin de préparer l'après, les relations futures. Pendant cette période, les pêcheurs britanniques devront respecter l'intégralité du droit communautaire sans pour autant que leur Gouvernement dispose d'un droit de vote.

Cela nous garantit accès et quota maintenus à leurs niveaux actuels jusqu'à la fin 2020. Pour l'après nous disposons à ce jour de la confirmation du soutien de la Commission et du Conseil pour trouver une solution à ces défis.

M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches. - Nous travaillons actuellement pour faire en sorte que le contenu de la déclaration politique qui devrait être annexée à l'accord de retrait conduise à la sécurisation de plusieurs éléments, comme les principes généraux. Les principes généraux doivent être codifiés dans le futur texte de l'accord de libre-échange afin de servir de base à la négociation d'un futur accord de pêche. Les principes renvoient l'accès réciproque aux eaux et aux ressources, sans ambiguïté liée aux futurs accords commerciaux. Cela comprend le maintien de la stabilité relative des possibilités de pêches, les accès existants aux eaux (y compris dans les 6-12 marins). Est également visé un engagement clair en faveur d'une gestion commune s'appuyant sur la science et la gestion durable des stocks en assurant des conditions de concurrence équitable fondée sur des principes tels que le rendement maximal durable (RMD), la régionalisation, la gestion par les totaux admissibles des captures (TAC) et quotas, le respect des règles de contrôle et la lutte contre la pêche illégale. Cet engagement devra également inclure des dispositions couvrant la collaboration dans la recherche scientifique ainsi que les travaux d'évaluation de la ressource, à l'image de ceux définis par la politique commune des pêches (PCP). D'autres engagements seront nécessaires, en faveur d'un instrument juridique établissant des règles à long terme incluant des dispositions telles qu'un mécanisme de consultation obligatoire si l'une des parties cherche à modifier l'accord ou à y déroger unilatéralement, pour protéger les principes de la liberté d'établissement puis pour que soit négocié un accord d'investissement réciproque. Nous demandons également à l'Union européenne d'envisager un mécanisme prévoyant de maintenir le statu quo en cas d'échec des négociations.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Serait-il possible de revenir sur l'organisation de la chaîne logistique ?

M. Hubert Carré. - La chaîne logistique débute au débarquement des pêcheurs à la criée. Ce n'est pas le pêcheur qui fixe le prix mais l'acheteur. Ensuite, les produits sont expédiés vers des centrales, des poissonneries individuelles ou bien envoyés pour qu'ils soient transformés.

Enfin, la France ne produit que 50 % de la demande nationale, elle est donc dépendante des importations. Si l'on rajoute les saumons et les crevettes, les importations s'élèvent à 80 %.

Prochainement, le Royaume-Uni pourrait devenir un hub. Dans ce contexte, il sera important d'accorder une attention particulière aux conditions sanitaires.

Un autre sujet est celui de la pêche illicite. Un système de protection devrait être mis en place. Il faut éviter que le Royaume-Uni ne devienne un pays de « blanchiment » des flux halieutiques.

M. Jean Bizet, président. - Je m'inquiète des multiples sources possibles de distorsion de la concurrence.

M. Gérard Romiti - Les navires de pêche battant pavillon français respectent les dispositions de notre droit social. Il apparaît singulier que les organisations non gouvernementales ne soient pas plus sensibles aux conditions de travail des équipages des pays tiers.

D'une façon générale, le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins souscrit pleinement aux analyses formulées, dans son rapport, par le Groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne. Au regard des effets potentiellement dévastateurs du Brexit, qui pourraient se traduire par une véritable déconstruction de l'édifice européen, un échec des négociations commerciales avec les autorités britanniques ne saurait être envisagé.

M. Benoît Huré. - Trouver une issue satisfaisante supposera que tous les États membres fassent preuve de bonne volonté.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Les pêcheurs britanniques ont récemment fait valoir bruyamment leur mécontentement, y compris même sur la Tamise, devant le Parlement de Westminster, quant aux modalités de l'arrangement conclu entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, jusqu'au terme de la période transitoire.

M. Gérard Romiti - Ces manifestations d'humeur s'expliquent par la déception ressentie par les professionnels de la pêche britanniques, au regard des attentes démesurées suscitées par le « Brexit ». Ils imaginaient apparemment pouvoir pêcher sans contrainte dans leurs eaux à partir du 30 mars 2019, tout en en excluant leurs homologues des 27 pays de l'Union. Le compromis accepté par le Gouvernement de Theresa May a brutalement douché ces espoirs. Il est largement considéré par les pêcheurs britanniques comme un mauvais accord transitoire, préfigurant de façon négative les termes de l'accord définitif, à intervenir pour la période postérieure à la date du 31 décembre 2020.

M. Gérard Romiti - Les pêcheurs français réalisent jusqu'à 60 % de leurs captures dans les eaux britanniques : l'enjeu du « Brexit » apparaît, dès lors, comme décisif pour la filière.

Il ne s'agit toutefois pas, loin s'en faut, de la seule difficulté structurelle entravant le développement de la pêche française. En dépit de réelles possibilités d'ascension dans l'échelle sociale et de perspectives professionnelles attrayantes - le salaire d'un capitaine de pêche peut atteindre 12.500 euros nets par mois - la profession est, en effet, pénalisée par le « manque de bras ». La pêche française dispose de bateaux performants et de technologies de pointe, mais force est de constater que les hommes rechignent désormais à s'embarquer sur les navires pour une durée de deux mois, d'où une véritable crise des vocations.

La réunion est close à 16 h 40.