Jeudi 4 juillet 2019

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, et M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer -

Audition, en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer, de Mmes Stéphanie Condon, responsable scientifique, et Justine Dupuis, chargée d'études à l'INED, sur les premiers résultats de l'enquête Virage Dom à La Réunion

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Nous avons le plaisir d'organiser ce matin une nouvelle réunion conjointe avec nos collègues de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Vous gardez tous en tête le succès de notre colloque commun, au mois de février, sur le thème « L'engagement des femmes outre-mer : un levier clé du dynamisme économique », dont les actes ont été récemment publiés - n'hésitez pas à les diffuser autour de vous, surtout outre-mer !

Nous recevons ce matin Mme Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête « Virage dans les Outre-mer » (Virage Dom), et Mme Justine Dupuis, chargée d'études à l'Institut national d'études démographiques (INED), pour évoquer les premiers résultats de l'étude Violences et rapports de genre (Virage) dans les outre-mer, à La Réunion.

Nous poursuivons donc notre séquence sur les violences faites aux femmes dans les outre-mer, commencée l'année dernière et inspirée par nos trois collègues ultramarines Nassimah Dindar, Victoire Jasmin et Viviane Malet, qui ont rejoint la délégation aux droits des femmes lors du dernier renouvellement, tout en étant membres de droit de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Je salue également notre collègue Guillaume Arnell, qui vient d'intégrer la délégation.

Nous avions entendu le 15 février 2018, conjointement avec la délégation aux outre-mer, les auteurs du rapport « Combattre les violences faites aux femmes dans les outre-mer » du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Michel Magras y reviendra dans quelques instants.

Puis, le 15 mars 2018, Sandrine Dauphin, directrice de projet Virage Dom et Stéphanie Condon nous ont présenté la méthodologie, le calendrier et les objectifs de l'enquête « Virage dans les Outre-mer ». L'agenda de la délégation sénatoriale aux outre-mer ne lui avait pas permis d'assister à cette audition : nous sommes donc particulièrement heureux de cette réunion conjointe ce matin.

Nous avions tous été très intéressés par chacune de ces deux auditions : c'est donc une grande satisfaction de pouvoir approfondir la thématique à travers des déclinaisons locales, en commençant par La Réunion. Disposer de statistiques précises, actualisées et propres à chaque territoire est un enjeu crucial de la lutte contre les violences faites aux femmes.

Nous avons cru comprendre que les premiers résultats pour la Martinique et la Guadeloupe seraient publiés à l'automne 2019. Nous ne manquerons pas d'organiser une nouvelle audition le moment venu, qui intéressera tout particulièrement Victoire Jasmin.

Mesdames, je vous remercie chaleureusement d'avoir accepté notre invitation. Nous allons écouter avec intérêt les enseignements que vous avez pu tirer de l'enquête Virage Dom sur la prévalence des violences faites aux femmes à La Réunion et le contexte dans lequel elles surviennent, qu'il s'agisse des violences commises dans les espaces publics, au travail ou au sein des couples.

Vous pourrez notamment nous indiquer si la libération de la parole à l'oeuvre depuis plusieurs mois se reflète dans les résultats de l'enquête Virage Dom à La Réunion, si vous avez identifié de réelles spécificités de la survenue des violences dans ce territoire, et si vous avez rencontré des difficultés particulières sur le terrain pour mener votre enquête, puis pour en exploiter les résultats.

Nous vous laisserons vous organiser à votre guise, Mesdames, pour faire votre présentation à deux voix, dans le temps de parole qui vous a été indiqué préalablement à cette réunion.

Avant que mon collègue Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, intervienne à son tour préalablement à vos interventions, je souhaite lui redire à quel point j'apprécie nos réunions conjointes et cette co-présidence dont nous commençons, et c'est une très bonne chose, à avoir l'habitude. Cela élargit le point de vue de nos délégations respectives.

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Je vous remercie vivement, Madame la présidente, d'avoir une nouvelle fois pris l'initiative d'associer la délégation sénatoriale aux outre-mer à une activité de votre délégation.

Nous avons organisé conjointement, le 20 février 2019, un colloque au Sénat sur le rôle et la place des femmes dans la vie économique et entrepreneuriale des outre-mer. Au cours de ce colloque, qui a enregistré un grand succès, une vingtaine d'intervenantes venues de l'ensemble des territoires ultramarins ont pu témoigner de leurs expériences. Elles se sont exprimées dans le cadre de trois tables rondes thématiques relatives respectivement aux enjeux d'une gouvernance entrepreneuriale féminisée, à l'engagement des femmes dans l'agriculture et au rôle des femmes dans l'innovation économique.

Cette initiative commune à nos deux délégations a mis en lumière l'importance de l'entrepreneuriat féminin dans les territoires ultramarins en tant que levier de développement, de croissance et d'innovation, mais aussi comme source d'émancipation ! Les Actes sont à présent disponibles.

L'an dernier, nous avons également entendu, dans le cadre d'une audition commune, Mme Ernestine Ronai et M. Dominique Rivière, sur le rapport qu'ils ont réalisé au nom du CESE, intitulé « Combattre les violences faites aux femmes dans les outre-mer ». Cette réunion a été très appréciée de l'ensemble des participants, et en particulier des membres de notre délégation, qui ont été nombreux à s'exprimer et à témoigner sur ce sujet éminemment douloureux. Je pense notamment à mes collègues Viviane Malet, Gérard Poadja, Guillaume Arnell, Dominique Théophile, Vivette Lopez... Ce rapport dressait un bilan très préoccupant de la situation dans les outre-mer, étayé par un travail approfondi auprès des populations, des services des ministères compétents, notamment celui de la Justice, et des associations.

Une quarantaine de propositions avaient également été émises. Le rapport proposait de développer la coopération et la coordination des acteurs, d'améliorer la formation des professionnels, de faire davantage de prévention et d'information auprès des populations - et des jeunes en particulier - ou encore de consolider les procédures de soutien aux victimes... La nécessité de poursuivre ce focus sur les outre-mer nous paraît donc évidente.

D'une part, les connaissances restent lacunaires, d'où l'importance d'études comme celles que nous allons découvrir ce matin. Les éléments statistiques manquent pour certains territoires. En outre, il faut replacer les données dans le contexte des territoires, en tenant compte des niveaux de vie, des différences culturelles ou encore de la confrontation entre modernité et sociétés traditionnelles... D'autre part, il nous semble essentiel, pour obtenir des résultats, d'assurer un suivi et un soutien au travail des acteurs de terrain. Nous ne pouvons donc que nous féliciter de ces réunions communes, encouragées d'ailleurs par ceux de nos collègues qui sont membres de nos deux délégations.

Ce matin, je salue à mon tour Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête Virage Dom, et Justine Dupuis, chargée d'études à l'INED, en les remerciant de leur présence parmi nous. Elles vont nous présenter les résultats pour La Réunion de l'enquête Virage Dom relative aux violences envers les femmes dans les espaces publics, au travail et dans les couples. Je ne doute pas que ce travail considérable puisse servir d'appui à nos politiques publiques et contribue à lutter contre ces situations dramatiques. À cet égard, je salue la présence de notre collègue de La Réunion, Viviane Malet.

Mme Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête Virage Dom. - Je vous prie de bien vouloir excuser l'absence de Sandrine Dauphin. Notre enquête s'insère dans une suite de travaux scientifiques consacrés à la compréhension des mécanismes de la violence interpersonnelle, particulièrement à l'encontre des femmes, et à la mesure de la prévalence de ces violences. Une coopération internationale a permis l'élaboration de concepts théoriques et d'outils fiables, avec des enquêtes similaires du point de vue des questions posées, des conditions de l'entretien et des règles déontologiques. En 2015, une enquête avait été réalisée en France métropolitaine. Nous avons adapté le questionnaire à La Réunion et aux Antilles, ce qui a impliqué le rajout de questions en lien avec le contexte d'emploi, les pratiques linguistiques et religieuses et le contexte familial.

Cette enquête vise à actualiser et à approfondir les résultats de l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes Réunion (Enveff) de 2002 et de l'Enveff Martinique de 2008 grâce à un questionnaire très proche et un échantillon de répondants plus important, à savoir le double. En Guadeloupe, il s'agira de la première enquête de ce type.

L'enquête fournira des indicateurs de prévalence des violences dans des sphères précises de la vie quotidienne. Nous avons mesuré les violences, au cours des douze mois avant l'enquête, dans la relation de couple, dans le cadre du travail, dans les espaces publics et tout au long de la vie, afin d'analyser le contexte de survenue des violences et leurs conséquences sur les parcours des personnes, notamment les impacts sur la santé, la scolarité et les démarches de recours juridique.

Nous avons mis en place des comités de pilotage locaux composés d'acteurs institutionnels, associatifs, professionnels et scientifiques. Ils ont suivi l'ensemble du projet et nous accompagnent jusqu'aux restitutions publiques.

L'enquête a été réalisée par téléphone auprès de 3 000 personnes âgées de 20 à 69 ans à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe. Aux Antilles, l'échantillon était un peu moins important. Ce mode de collecte permet de recueillir des informations sur la vie intime dans un cadre d'écoute, de proximité et de confidentialité. Les enquêteurs sont spécifiquement formés puis accompagnés tout au long de l'enquête.

40 % des répondants ont été contactés sur une ligne fixe et 60 % sur leur mobile, à partir d'une liste établie de manière aléatoire. La passation de chaque questionnaire a duré 45 minutes en moyenne, avec de fortes variations suivant l'expérience des personnes.

J'en viens à la présentation des résultats à La Réunion, qui ont fait l'objet d'une restitution publique le 8 mars dernier à Saint-Denis.

À partir du recueil d'informations sur des faits précis, nous avons construit des indicateurs de prévalence des violences dans l'espace public (rue, transports, bar, chez le médecin, dans les hôpitaux, etc.), la sphère professionnelle et l'espace privé.

Nous avons distingué cinq catégories de violences : les insultes ou violences verbales, y compris à caractère sexiste ou raciste, les interpellations, le harcèlement et les atteintes sexuelles - le fait d'être suivie ou de recevoir des propositions sexuelles de manière insistante, le « pelotage » - les violences physiques et les violences sexuelles - les attouchements, les tentatives de rapports forcés et les viols.

Deux femmes sur cinq ont déclaré au moins un fait subi dans l'espace public au cours des douze derniers mois, contre un quart en France métropolitaine. La violence dans les espaces publics est principalement verbale et prend très rarement la forme de violences physiques ou sexuelles. 36 % des femmes déclarent avoir été sifflées ou interpellées sous un prétexte de drague, soit deux fois plus qu'en métropole. 3 % des femmes déclarent avoir fait l'objet de propositions sexuelles insistantes malgré leur refus (la moitié d'entre elles plusieurs fois), et 2 % des femmes ont subi des actes de pelotage.

Le plus souvent, ces faits sont subis dans des lieux fréquentés habituellement (77 %) et dans la journée (63 %). De fait, une grande majorité des femmes interrogées déclarent sortir rarement la nuit, pour 70 % d'entre elles, et très rarement seules.

Malgré la rareté des transports en commun à La Réunion par rapport aux grands centres urbains métropolitains, 11 % des actes cités par les répondantes ont eu lieu dans les transports.

Si les proches restent aujourd'hui les principales personnes auprès desquelles les femmes se confient, le taux de femmes ayant déclaré des faits de violences physiques ou d'insultes aux forces de l'ordre est passé de 14 % en 2002 à 23 % en 2018. Les actions menées auprès des forces de l'ordre, notamment de formation, ont donc été utiles.

Les auteurs de violences physiques dans l'espace public sont presque exclusivement des hommes, généralement seuls mais parfois en groupe, dans 10 % des cas. Il s'agit principalement d'hommes inconnus des victimes. La proportion d'hommes connus des victimes est toutefois beaucoup plus importante qu'en métropole.

Nous avons mis en évidence un certain nombre de facteurs de risque liés à l'âge ou aux différences de socialisation. Plus de la moitié des femmes âgées de 20 à 29 ans déclarent avoir subi des sifflements ou des interpellations au cours de l'année. Du fait de leurs usages différents des espaces publics, elles sont ainsi plus exposées et constituent des cibles plus vulnérables.

Par ailleurs, près d'une femme sur deux déclarant des violences est en emploi ou au chômage contre un tiers des femmes inactives.

Enfin, les femmes nées en France métropolitaines ou originaires d'autres territoires d'outre-mer subissent plus d'actes de violences que les natives de La Réunion, du fait certainement d'une socialisation différente et donc d'un usage différent des espaces publics.

Mme Justine Dupuis, chargée d'études à l'Institut national d'études démographiques. - L'étude a également porté sur les violences subies dans la sphère professionnelle. L'évolution du contexte social et législatif (loi du 17 janvier 2002 encadrant le harcèlement moral) a conduit à une moindre acceptation sociale de ces actes.

L'enquête s'est concentrée sur des femmes ayant travaillé au moins quatre mois au cours des douze derniers mois, que ce soit à temps plein ou partiel. Pour rappel, le taux de chômage des femmes à La Réunion est particulièrement élevé, puisque près de deux femmes sur cinq sont au chômage. De plus, trois femmes sur cinq travaillent dans l'administration publique, l'enseignement, la santé ou l'action sociale.

Onze faits ont été regroupés en cinq catégories : les insultes, les violences psychologiques (critiques, intimidations), les violences physiques, le harcèlement sexuel et les violences sexuelles.

Une femme sur quatre a déclaré au moins un fait de violence. Les violences sont pour la plupart répétitives et peuvent se cumuler. Ce sont principalement des violences psychologiques. Ces faits concernent 22 % des femmes en 2018 contre 19 % en 2002, et leur nombre est 1,5 fois plus élevé qu'en métropole.

Les jeunes femmes de moins de 29 ans, les salariées de l'État et les cadres sont celles qui subissent le plus de violences au travail. Les femmes victimes de violences au travail en parlent plus qu'en 2002 : 68 % de femmes avaient relaté des faits de violences dans ce cadre en 2002, elles étaient 91 % en 2018.

Enfin, une femme sur vingt déclare avoir été confrontée à des propos à caractère sexuel ou des propositions sexuelles insistantes, et 3 % d'entre elles ont subi du harcèlement sexuel dans l'année.

La dernière sphère investiguée est celle des relations conjugales.

Dans l'enquête Virage Dom, la relation de couple est définie au sens large. Les personnes interrogées ont déclaré une relation de quatre mois ou plus au cours des douze derniers mois.

Nous avons regroupé les vingt-trois questions en quatre catégories de violences : les violences verbales, les violences psychologiques (jalousie, contrôle, dévalorisation, dénigrement, violences économiques et menaces envers les enfants), les violences physiques et les violences sexuelles.

Les violences psychologiques restent les principales violences déclarées. Plus d'une femme sur quatre a rapporté de telles violences en 2018, soit autant qu'en 2002. Les insultes sont plus souvent rapportées en 2018 qu'en 2002, passant de 5 à 7,4 %.

L'indicateur de conflictualité au sein du couple est en augmentation depuis l'enquête de 2002, la répartition des tâches de la vie quotidienne et l'éducation des enfants constituant les principaux sujets de dispute en 2018.

Nous avons identifié plusieurs facteurs de risques : l'âge, les jeunes femmes (20 à 29 ans) étant les plus exposées aux insultes et aux violences psychologiques ; le chômage ou l'inactivité ; le fait d'avoir trois enfants ou plus et le fait de s'être séparée récemment de son conjoint. Les femmes récemment séparées sont deux fois plus nombreuses à déclarer au moins un fait de violence au cours des douze derniers mois, 6 % d'entre elles ont été menacées par leur ex-conjoint et 3 % l'ont été avec une arme ou ont subi une tentative de meurtre.

Trois quarts des femmes ont rapporté ces faits à un membre de la famille ou un ami en 2018, contre seulement 50 % en 2002. Elles vont également en parler auprès d'acteurs institutionnels, elles sont, par exemple, 16 % à avoir consulté un médecin. Dans le même temps, la proportion des faits les plus marquants déclarés à la police est passée de 12 à 21 %.

Mme Stéphanie Condon. - Ce sont les premiers résultats de l'enquête que nous avons menée à La Réunion. Nous réaliserons des analyses plus détaillées sur certaines formes de violences et thématiques précises, concernant notamment les violences subies par les jeunes femmes et les jeunes hommes, les violences au sein des couples avec enfants, les violences intrafamiliales et les violences subies par des groupes spécifiques de personnes comme les femmes migrantes.

L'analyse des premiers résultats pour la Martinique et la Guadeloupe donnera lieu à une restitution publique en Martinique et en Guadeloupe autour du 25 novembre prochain.

Les observatoires régionaux de santé de La Réunion, des Antilles et de métropole ont participé à l'exploitation des données recueillies.

Enfin, nous avons également obtenu de la CNIL le droit de conserver des relations avec les personnes ayant participé à l'enquête.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci de cette présentation exhaustive et assez alarmante.

Mme Viviane Malet. - Je remercie Madame la présidente de la délégation aux droits des femmes de nous avoir conviés ce matin. Notre collègue Nassimah Dindar, qui avait prévu d'être présente ce matin, vous prie de l'excuser car elle a eu un empêchement de dernière minute.

Cette étude vient compléter l'excellent rapport du CESE. Les chiffres font froid dans le dos. Nous ne pouvons pas baisser les bras ! Dans ma vie professionnelle et dans ma vie d'élue, j'ai été confrontée à ces réalités, disons, un jour sur deux.

C'est vrai, on vit plus à l'extérieur dans les outre-mer, notamment grâce au climat. Les centres commerciaux se sont développés, de même que les transports en commun, même s'ils sont encore imparfaits. C'est sans doute ce qui explique que les violences se développent dans l'espace public. Avant, ces faits étaient plus cachés dans les familles, et l'on n'en parlait pas. Les victimes étaient soumises à la pression familiale.

Les femmes se sont libérées et les hommes les considèrent comme des proies.

Les femmes sans domicile fixe sont également exposées à de grandes violences. J'ai eu connaissance de cas terribles de femmes seules livrées aux violences sexuelles dans la rue.

Vous évoquez les violences au travail, surtout dans les collectivités. Il y en a effectivement plus qu'en métropole. Nous avons vu arriver des jeunes filles diplômées, ce qui a déstabilisé le monde masculin. Les hommes ont peur que les femmes leur passent devant lors des promotions, ce qui crée un terreau pour des violences physiques et psychologiques. Malheureusement, le CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) propose peu de formations pour tenter de remédier à ces problèmes. Souvent, les plaintes des femmes ne sont pas prises au sérieux sur le lieu de travail, mais c'est aussi parfois le cas devant la police ou la justice.

Les personnes âgées constituent aussi des cibles. On parle de solidarité familiale dans les sociétés ultramarines, mais les aînés, notamment ceux qui touchent une petite retraite, sont surtout vus comme des sources de revenus dans les familles défavorisées.

Enfin, je me pose la question : le phénomène a-t-il réellement augmenté ou est-ce la libération de la parole qui donne cette impression ? Pour autant, je crois savoir qu'à La Réunion seuls 20 % des faits sont déclarés à la police, donc c'est peut-être un début de réponse sur l'ampleur réelle du phénomène.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Connaissez-vous le taux de chômage des jeunes à La Réunion, qui pourrait expliquer la fréquence relative des violences ?

Quels sont les acteurs qui combattent ces violences sur votre territoire ?

Mme Viviane Malet. - Le taux est d'environ 46 % chez les jeunes, mais il peut grimper à 58 % dans certains quartiers.

S'agissant des acteurs, il y a une déléguée aux droits des femmes, comme dans les départements de la métropole, et des associations. Souvent, ces dernières se plaignent de ne pas avoir de visibilité budgétaire pluriannuelle. C'est quand même, toutefois, le département qui joue le premier rôle.

Mme Victoire Jasmin. - En Guadeloupe, il y a de grandes similitudes avec La Réunion, mais il y a peut-être plus de plaintes déposées.

Je fais partie de l'association Forces, qui comporte en son sein un observatoire collectant des données sur les femmes en Guadeloupe. Toutes les femmes sont potentiellement victimes, mais c'est encore plus vrai pour les femmes qui ne travaillent pas.

Il y a aussi beaucoup de violences intrafamiliales envers les femmes et les enfants. À cet égard, je me réjouis de l'adoption définitive au Sénat, voilà deux jours, de la proposition de loi visant à lutter contre toutes les violences éducatives ordinaires. Le phénomène est encore dissimulé dans le milieu familial, mais, peu à peu, la parole se libère.

Nous rencontrons aussi un problème avec la prostitution, en lien avec un fort taux de chômage. Elle est aussi pratiquée par de nombreuses femmes venant d'Haïti et de Saint-Domingue. Des associations ont pris des initiatives pour tenter d'endiguer ce phénomène.

Le nombre de féminicides et de suicides chez les femmes est réellement préoccupant.

Récemment, une Guadeloupéenne vivant en métropole a créé une association pour venir en aide aux femmes victimes de violences. Nous nous sommes rendu compte que beaucoup de femmes venues des Antilles avaient fui jusqu'à la métropole la violence qu'elles rencontraient sur leur île d'origine.

S'agissant des violences au travail, il faudrait que les médecins du travail prennent le problème plus au sérieux. La souffrance n'est pas toujours prise en compte et les faits ne sont pas systématiquement dénoncés par les personnes habilitées à le faire.

Enfin, il y a dans nos îles un sérieux problème d'homophobie.

Toutes les tranches de la population sont potentiellement concernées par les violences. Il faut prendre en charge les hommes responsables de tels comportements pour éviter la récidive. À cet effet, des procédures ont été mises en place par les parquets.

Je reviens sur les violences commises dans l'espace public. Si traditionnellement, le fait de siffler une femme dans la rue n'était pas vu comme une forme d'agression, ce n'est plus le cas avec les jeunes femmes, surtout celles qui viennent de l'extérieur. Il faut que les hommes soient éduqués dès le plus jeune âge à intégrer ces changements de comportement.

M. Guillaume Arnell. - Issu d'une famille nombreuse, avec cinq soeurs, j'ai été sensibilisé très jeune à la cause féminine. J'ai d'ailleurs une soeur qui intervient dans ce domaine via une association.

Quelle que soit la superficie du territoire, on retrouve les mêmes problématiques.

De plus en plus, les langues se délient, la cellule familiale s'ouvre, mais ce n'est pas pour autant que les faits diminuent.

Sur mon territoire, il y a une forte pénétration de communautés venant d'autres îles des Caraïbes, qui n'ont pas forcément les mêmes pratiques.

À mon sens, il faut une éducation dès le plus jeune âge et une vigilance de tous les instants, mais on n'arrivera à rien en parlant seulement aux femmes : il faut absolument intégrer et associer les hommes à ce mouvement qu'implique la libération de la parole.

Il est anormal qu'aujourd'hui on prête moins l'oreille aux féminicides qu'à la violence routière. À cet égard, les magistrats et magistrates ne sont pas toujours irréprochables.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Je suis d'accord avec vous, mon cher collègue, je suis convaincue que les hommes sont tout aussi concernés que les femmes par cette éducation.

Mme Jocelyne Guidez. - Je suis élue de l'Essonne, mais j'ai des origines martiniquaises par mon père. La Martinique est un territoire vieillissant, avec 43 % de chômage. Les jeunes qui partent pour étudier en métropole ne reviennent malheureusement pas. Cela crée un déséquilibre dans la société martiniquaise, les jeunes qui restent étant touchés par le désoeuvrement et l'ennui, ce qui les pousse souvent à tomber dans la délinquance et la violence. Tant que l'on ne leur donnera pas de travail, la violence ne sera pas endiguée.

Par ailleurs, quand les « exilés » de métropole reviennent, ils ont du mal à s'intégrer, car ils ne sont plus considérés comme des gens du cru. C'est aussi une forme de violence.

Mme Noëlle Rauscent. - Victoire Jasmin a parlé tout à l'heure de la prostitution en Guadeloupe, avec tout ce que cela implique de violence et d'économie souterraine. Rencontre-t-on le même problème dans les autres territoires ultramarins ?

Mme Stéphanie Condon. - Même si nous sommes partis de l'enquête réalisée en 2015, il y avait des préoccupations locales dont nous voulions tenir compte dans notre enquête. Nous avons beaucoup échangé avec les actrices et acteurs, les délégués et les élus, avant de réaliser l'enquête en 2018. Nous devons toutefois souligner les limites de notre enquête. Par exemple, la prostitution est très difficile à capter par ce type d'enquête, même si elle a un impact important. Vous nous avez demandé s'il y en avait plus qu'avant. Il y a certainement une question d'une plus grande visibilité dans les lieux publics dans ces territoires. Les associations à La Réunion et en Guadeloupe réfléchissent à cette question, qui ne se limite pas aux femmes migrantes.

Au début du projet en 2013-2014, nous avons constaté qu'il y avait beaucoup d'idées reçues sur la question des violences envers les femmes. Depuis, nous avons eu de nombreux échanges avec des actrices et acteurs locaux, il y a une accumulation de savoirs issus de recherches menées dans d'autres zones géographiques. L'information circule.

Pour ce qui est des violences intrafamiliales, dans cette enquête, nous nous penchons sur les périodes que sont la petite enfance, la préadolescence et l'adolescence, mais aussi sur le profil des auteurs. Nous avons commencé à analyser les données. On voit des situations dont la configuration est propice à ces violences.

Nous rappelons que nous avons interrogé les victimes mais pas les auteurs de violences.

Nous constatons aussi un impact du chômage en tant que contexte. Effectivement, le chômage et tout ce qu'il induit comme précarisation individuelle ou au sein du ménage, ou même dans un bassin d'activité, reste un grand problème. Nous avons aussi interrogé des hommes, même si nous n'avons pas encore analysé les résultats. Lors de notre mission exploratoire, en Guadeloupe, nous avons pu relever que beaucoup de jeunes hommes au chômage ressentent une frustration quant à leur insertion dans la vie sociale ou la vie de couple, et notamment par rapport aux femmes de leur âge, qu'ils perçoivent comme inaccessibles.

Nous avons souligné la variété des types de faits. Nous espérons avoir réussi, par la richesse de notre questionnaire, à caractériser les personnes victimes de violences. Dans les mois qui viennent, nous pourrons tirer des enseignements qui compléteront notre connaissance, y compris en réalisant des entretiens approfondis auprès de personnes interrogées dans l'enquête. Idem concernant l'homophobie. Nous posons des questions sur les pratiques sexuelles mais nous butons sur des problèmes d'effectifs pour mener des analyses statistiques complètes.

Les migrations sont toujours au centre de la problématique de socialisation des personnes résidant dans les départements et régions d'outre-mer.

Vous nous avez interrogées sur les difficultés rencontrées pour réaliser l'enquête. Le travail d'échanges avec les acteurs locaux était très important pour la mettre en place. Chacun reçoit des coups de téléphone de démarcheurs ou de sondeurs : face à toutes ces sollicitations, ce n'est pas évident de capter l'attention des gens. L'expérience d'enquêtes antérieures nous a aidés à élaborer les argumentaires pour encourager les gens à participer à l'étude. Aux Antilles, cela a été un peu plus difficile car les habitants sont beaucoup plus sollicités. Les problèmes techniques et climatiques ont aussi ralenti l'enquête de terrain mais le travail des équipes sur place a été remarquable.

Mme Justine Dupuis. - Y a-t-il plus de déclarations parce qu'il y a plus de faits ou une libération de la parole ? Malheureusement nous ne pouvons pas répondre à cette question. En revanche, nous comptons mener des entretiens qualitatifs qui nous fourniront des pistes d'hypothèses.

Mme Stéphanie Condon. - Monsieur Arnell nous a interrogées sur la famille. Lors des missions exploratoires, notamment en Guadeloupe, on nous avait prévenues que les problèmes étaient gérés en famille, qu'il y avait une question d'honneur qui empêchait la dénonciation des violences et que la « solidarité familiale » est toujours mise en avant. Nous ne savions pas si nous parviendrions à recueillir des informations. Lorsque nous avons demandé qui étaient les premières personnes à qui les victimes s'étaient confiées, nous avons constaté qu'elles parlaient d'abord des violences à des membres de la famille ou au travail. Parler, c'est franchir un cap, dépasser la honte. C'est très complexe.

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Au cours de ce débat, nous avons senti la nécessité d'associer les hommes à la lutte contre la violence en général au sein de l'espèce humaine.

Deux catégories sont à signaler : les personnes âgées, à domicile ou en maison de retraite, qui sont bien plus démunies que les autres car elles n'ont pas toujours la force de réagir, et les jeunes. J'ai noté, pour ma part, une certaine recrudescence de la violence verbale entre les jeunes et chez les adultes. Notre langage courant adulte est parfois perçu par les jeunes enfants comme agressif ou violent. Songeons au drame récent dont la presse s'est faite l'écho concernant une jeune fille de 11 ans victime de harcèlement scolaire dans deux établissements successifs, et qui a mis fin à ses jours.

Votre travail est particulièrement intéressant car nous avons besoin de statistiques pour connaître certaines réalités sur nos territoires. Dans les outre-mer, nous avons l'habitude d'être « en haut de la liste » dans bien des domaines. Le travail à accomplir est certainement plus important chez nous qu'ailleurs. Le présent constat, édifiant, constitue une excellente base de travail. À nous de trouver les solutions. Disposons-nous d'un arsenal réglementaire, législatif, mais aussi associatif suffisant ? Y a-t-il lieu de créer un guide de bonne conduite, un recueil de recommandations, des formations ? Ce travail pourrait déboucher sur une approche nouvelle afin de régler un jour le problème.

Merci, Mesdames, pour la qualité de votre étude.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. -Merci à tous.