Jeudi 14 novembre 2019

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Examen du rapport de M. Pierre-Yves Collombat, actualisant son rapport n° 393 (2016-2017), « Une crise en quête de fin. Quand l'Histoire bégaie »

M. Roger Karoutchi, président. - Je constate, une fois de plus ce jeudi matin, les effets néfastes de l'inscription des questions au Gouvernement à l'ordre du jour du mercredi. La vie parlementaire au Sénat va dorénavant se résumer à deux jours ! Trouver un autre créneau pour les réunions de délégation va être difficile. On a beaucoup insisté sur la règle du non cumul des mandats, pour finalement en arriver à cela. Cela n'a plus de sens...

Venons-en à l'examen du rapport de notre collègue Pierre-Yves Collombat. Le rapport qu'il va nous présenter ce matin actualise son précédent rapport de 2017, intitulé : «  Une crise en quête de fin. Quand l'Histoire bégaie », qui avait eu un bel écho à l'époque et donné lieu à un débat dans l'hémicycle.

J'ai pris connaissance du rapport dans son intégralité et, comme j'ai pu en discuter avec certains d'entre vous, je ne suis pas d'accord avec toutes les propositions, notamment celles qui ont des implications politiques. Nous connaissons tous les idées de notre collègue Pierre-Yves Collombat.

Cependant, je suis d'avis que ce travail, conséquent, comme nous avons pu le constater, forme un tout : nous n'allons donc pas le détricoter ou l'amender par morceaux.

Aussi, nous trouverons la formule juste, mais, en substance, je vous propose que la délégation autorise la publication de ce rapport dans son intégralité, avec la mention qu'il n'engage que le rapporteur, et qu'il le présente à la délégation à la prospective, mais pas avec son aval. Ainsi, il n'engagera pas l'ensemble de la délégation.

De manière générale, je n'aime pas beaucoup le système qui consiste à donner à un groupe politique un espace, puis à modifier les termes du texte que celui-ci présente dans ce cadre, jusqu'à ce que le groupe en question ne puisse plus voter pour le texte dont il a lui-même demandé l'inscription. C'est la raison pour laquelle j'avais proposé lors de la réforme constitutionnelle que les textes présentés par un groupe politique soient adoptés ou rejetés d'un bloc, tels quels.

Sous cette réserve, je laisse à présent le rapporteur vous exposer les grandes lignes de son rapport. Je le redis, la publication est une chose, l'essentiel est le débat.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Chers collègues, Monsieur le président, j'adhère tout à fait à votre point de vue : ce rapport ne traduit que mon opinion. C'est d'ailleurs à cela que sert le débat : confronter des opinions différentes, sinon c'est inutile.

Cette introduction à notre réunion ne saurait qu'être brève. Chacun d'entre vous ayant reçu en temps et en heure le rapport, a pu prendre connaissance de son contenu et de ses conclusions. Il est dès lors inutile de vous les résumer.

D'autant plus que, comme je vous en ai averti, la lecture de l'introduction et de la conclusion, avec éventuellement des incursions dans les six parties du texte, suffit à donner une bonne idée de mon analyse.

Dans mon esprit, les préconisations ne sont pas essentielles, mais j'avais cru comprendre lors de la réunion du 6 juin dernier, au cours de laquelle je vous avais présenté un point d'étape, que vous étiez demandeurs de ces propositions.

La réunion d'aujourd'hui permettra d'éclaircir les points demeurés obscurs et éventuellement de rectifier les erreurs que j'aurais pu commettre en juin.

Si je ne vous présente pas l'ensemble du rapport, ce que je souhaite faire, en revanche, c'est vous préciser quelles ont été mes intentions en rédigeant ce long - trop long - rapport, cette « fusée soviétique » pour reprendre l'expression de notre président... assortie cependant de quelques « scuds ».

Mon intention n'est pas de convaincre - même si j'apprécierais qu'il en aille ainsi pour au moins quelques-uns d'entre vous -, encore moins d'inquiéter, mais d'éclairer sur la mécanique et les résultats réels, parfois aux antipodes de ce qui était souhaité, de la grande transformation néolibérale de l'empire américain, au cours de ce dernier demi-siècle.

Je sais trop la part de subjectivité entrant dans la conviction, que l'on convainc seulement ceux qui le sont déjà presque, pour avoir d'autre prétention que d'apporter des faits, des chiffres trop négligés, que de mettre en évidence des convergences entre des évolutions, des politiques, des choix apparemment sans rapport.

Que je ne connaisse pas d'autres tentatives de ce genre, ne signifie pas que d'autres explications que les miennes, d'autres mises en cohérence des pièces du puzzle et donc d'autres conclusions ne soient possibles.

Elles le sont évidemment, simplement je ne les connais pas.

À la discussion, là aussi, d'apporter quelques pistes.

Ce qui me laisse cependant espérer n'être pas - pour l'essentiel en tous cas - dans l'erreur, c'est que des personnalités parmi les mieux informées et avec lesquelles je suis généralement en désaccord, sont arrivées, par d'autres chemins, aux mêmes conclusions que moi.

L'essentiel, c'est le lien entre les faces financière, économique, sociale et politique de la crise mondiale globale que nous traversons ; c'est qu'il y a urgence à en prendre conscience et à agir même si mon sentiment reste qu'en l'état actuel des rapports de force et des intérêts, un pays comme la France ne peut qu'espérer limiter la casse pour ce qui la concerne.

Si on le faisait, ce serait déjà beaucoup.

Ces personnalités aussi bien informées qu'on puisse l'être, de tous horizons, j'en donne la liste dans le rapport, je n'y reviendrai donc pas, sauf - et ce sera mon ouverture dans le débat - pour évoquer le discours d'Emmanuel Macron le 11 juin de cette année devant l'Organisation internationale du travail (OIT), une analyse à laquelle je ne changerai pas une ligne.

Je le cite : « Je l'ai dit avec force : je crois que la crise que nous vivons peut conduire à la guerre et à la désagrégation des démocraties. J'en suis intimement convaincu. Je pense que tous ceux qui croient, sagement assis, confortablement repus que ce sont des craintes qu'on agite, se trompent. Ce sont les mêmes qui se sont réveillés avec des gens qu'ils pensaient inéligibles, ce sont les mêmes qui sont sortis de l'Europe alors même qu'ils pensaient que ça n'adviendrait jamais. C'était souvent les plus amoureux d'ailleurs de cette forme de capitalisme et de l'ouverture à tout crin.

Moi, je ne veux pas commettre avec vous la même erreur et donc nous devons réussir à ce que notre modèle productif change en profondeur pour retrouver ce que fut l'économie sociale de marché, une manière de produire, de créer de la richesse indispensable, mais en même temps de porter des éléments de justice et d'inclusion et une manière d'organiser l'innovation partout dans le monde et l'ouverture mais de faire que chacun y trouve sa part. »

Comme le souligne Emmanuel Macron, le risque d'implosion du système financier n'est pas le seul danger majeur qui menace l'empire américain et ses provinces, il y a aussi celui de l'implosion politique dont les conséquences sont tout aussi difficiles à prévoir.

Regardez les derniers résultats des élections en Europe, en Allemagne il y a deux semaines, puis en Espagne dernièrement : toutes les semaines, l'avancée des extrêmes se réalise.

Ce que j'ai essayé de montrer, c'est donc qu'il n'y a pas une cause - la financiarisation du système capitaliste qu'on pourrait réguler - et ses conséquences sociales et politiques qu'il s'agirait de soigner, mais un système mondial où tout se tient, un système mondialisé pris au piège de ses contradictions, contradictions qui le rendent de moins en moins réformable par le jeu démocratique normal.

Il y a donc une logique mortifère à l'oeuvre. Sauf un changement radical de l'attitude des États-Unis, je ne vois pas comment nous allons l'enrayer.

Si je devais classer à grands traits mes préconisations, je mettrai en exergue deux grands points. Le premier serait d'appliquer les réformes financières du G20 décidées après la grande crise de 2008. Le second serait de se préparer à l'éventuelle catastrophe, en gardant à l'esprit la priorité : continuer à financer le système économique.

Et, in fine, il faudrait que nous arrivions à faire jouer au Parlement un autre rôle que celui de figuration qu'il joue aujourd'hui.

Ce rapport se veut une prise de conscience.

M. Roger Karoutchi, président. - Sous les réserves que j'ai exprimées en introduction, je partage votre inquiétude.

Nous n'avons tout de même pas appris grand-chose de l'histoire : bien sûr l'arrivée au pouvoir d'Hitler en Allemagne, mais aussi l'installation d'un certain nombre de régimes autoritaires, notamment en Europe de l'Est, pendant l'entre-deux guerres sont intimement liés à la crise politique, financière et économique que traversait l'Europe durant cette période.

Il faut être aveugle pour ne pas voir le lien entre crise économique et crise politique. Les populismes - qu'ils soient de gauche ou de droite - jouent sur la déstabilisation de l'équilibre social, en actionnant les peurs, les égoïsmes et le nationalisme, et le système est en danger.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a cru qu'un maillage d'accords internationaux, notamment avec les accords de Bretton Woods, puis ceux qui ont conduit à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou l'OIT, suffirait à garantir une nouvelle stabilité en Europe.

Aujourd'hui, plus de 50 ans après, à peu près toutes les institutions internationales sont en crise, nonobstant la qualité des hommes qui les dirigent : l'OTAN, l'ONU, l'OMC et même l'OCDE. Les directives de l'OCDE, notamment, ne sont plus appliquées par les États.

Bien sûr nous ne sommes plus dans les années 30 : nous sommes dans un système où la masse de capitaux en circulation constitue en elle-même un risque financier et donc économique et social.

Sommes-nous en mesure de nous protéger contre ces facteurs de crise ?

Nous l'avons fait, notamment par le biais des nouvelles réglementations interbancaires. Mais sincèrement, je n'ai pas le sentiment que ces systèmes suffisent.

Si, donc, nous différons sur la nature des préconisations, nous nous rejoignons sur la conviction de la potentialité du risque et je peux vous dire que, pour en avoir discuté avec lui, Gérald Darmanin, le ministre de l'action et des comptes publics, n'hésite pas à dire lui-même que s'il y a une crise, tout ce que nous décidons aujourd'hui sera emporté.

Et le Parlement dans tout cela ? La première question pour moi reste le rétablissement de la souveraineté sur l'impôt. J'ai déjà eu l'occasion de le dire en commission des finances. Cependant, nous avons aussi indéniablement la responsabilité d'interpeller les pouvoirs publics.

Quand j'entends le ministre de l'économie et des finances se réjouir d'une croissance à 1,1 ou 1,2 %, je reste dubitatif. Faut-il lui rappeler le montant de la dette internationale ?

Heureusement des hommes de son propre bord politique, comme Jean-Michel Naulot, que nous avons eu l'occasion d'entendre devant la délégation pour l'élaboration de ce rapport, rappellent des évidences et nous mettent en garde : les facteurs de risque et d'explosion sont là.

Mme Christine Lavarde. - J'avais compris que le rapport que nous examinons ce matin était une actualisation du précédent de 2017, avec trois années de recul. Je m'attendais donc à apprendre ce qui avait été fait, était en cours de réalisation - ou pas - notamment au regard des mises en garde et des prédictions précédentes du rapporteur. Je n'ai pas eu l'impression de trouver une réponse à ces questions dans le rapport qui nous a été transmis, mais peut-être est-ce dû à ma lecture trop rapide de ce travail imposant ?

Le rapporteur peut-il nous aider à faire un lien avec le passé et nous dire s'il avait eu raison trop tôt, sur certains points au moins ?

M. Yannick Vaugrenard. - Je pense que ce rapport, comme le précédent de 2017, inscrit notre délégation pleinement dans son rôle de lanceur d'alerte.

Même si, comme le président, je n'adhère pas entièrement aux préconisations de ce rapport, son rôle d'interpellation me parait extrêmement juste.

Il me parait évident qu'un certain nombre de dérives aux niveaux international comme national nous place aujourd'hui sur un volcan dont l'éruption peut advenir d'un jour à l'autre.

Ce qui me marque dans la manière dont a été gérée la crise financière de 2008, c'est que nous avons bien senti les effets économiques et sociaux, qui ont été redoutables, mais pas les conséquences juridiques.

Je m'explique : on a vu nombre de personnes perdre leur maison, leurs économies, leur situation, et pendant ce temps, qu'est-il arrivé aux responsables de toutes ces faillites ? Rien. Les grands banquiers internationaux ont-ils senti les effets de la crise ? Je ne crois pas. Rien n'a changé pour eux, ni juridiquement ni financièrement.

Donc, ceux qui ont payé les pots cassés ne sont pas ceux qui ont suscité et adopté les comportements qui ont pourtant été à l'origine de la faillite globale.

L'opinion publique se rend bien compte de cette injustice. Les conséquences, nous les voyons sur les résultats électoraux et sur les comportements citoyens, en France, en Espagne, aux États-Unis et ailleurs.

Les espoirs suscités par la chute du mur de Berlin ne sont pas là. L'ouverture économique devait amener avec elle un renforcement de la démocratie. Or, à postériori, cette période apparait comme celle d'un monde de bisounours car l'évolution n'a pas été celle que l'on espérait.

Je reviens donc sur l'importance de disposer de structures de lanceurs d'alertes, en particulier pour attirer l'attention sur nos comportements politiques.

L'élection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République, en dehors de toute considération politique, nous interpelle les uns et les autres. En effet, l'attitude de contestation systématique des partis politiques, de droite comme de gauche, dès lors qu'ils arrivent dans l'opposition, n'est plus tenable. Ce blocage perpétuel a conduit l'opinion publique à perdre confiance dans l'objectivité des partis politiques traditionnels et à se tourner vers les extrêmes.

Cette perte de confiance dans les responsables, politiques comme économiques, nous oblige, nous, partis politiques, à une introspection pour arrêter ce systématisme de comportement - c'est-à-dire la contestation automatique dès lors que nous ne sommes plus majoritaires.

Enfin, pour moi, l'erreur fondamentale de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a été de vouloir intégrer des pays très différents sans imposer de norme d'organisation du travail, car une économie de marché sans norme sociale constitue une fuite en avant dont nous gérons aujourd'hui les conséquences.

M. Jérôme Bascher. - Je voudrais tout d'abord saluer l'oeuvre de Pierre-Yves Collombat - qui, par son ampleur mais aussi son analyse, m'a fait penser par certains aspects aux Choses vues d'un Victor Hugo -, pour aussitôt, cela va sans le dire, marquer mon désaccord avec certaines de ses conclusions.

Je reviens tout de suite sur ce que vient de dire Yannick Vaugrenard : on ne peut pas dire qu'il ne se soit rien passé pour les banques après 2008. Dès 2008, en effet, sont nées certaines règles prudentielles financières internationales, parmi lesquelles le renforcement des fonds propres, qui a constitué une « petite secousse ».

Mais le vrai sujet, ce sont les « grandes secousses ». La plus grande, je crois, c'est le choc de la mondialisation, qui s'amplifie avec les sommes en circulation.

La croissance de la Chine, notamment, crée de nouveaux risques, dans des endroits mal ou moins maitrisés qui s'exonèrent, justement, des règles internationales. Pour le dire autrement, les banques chinoises ne se sentent pas toujours concernées par la règlementation de Bâle III. Or, la somme des capitaux gérés, même dans une monnaie peu liquide, crée des risques internationaux forts.

Tout se passe donc comme si se développait un système prudentiel à deux vitesses, avec l'Ouest, comme on disait avant la chute du mur de Berlin, qui répète qu'on ne peut plus se permettre de voir une banque mettre le monde en faillite, et le reste du monde, qui grossit à toute vitesse, mais qui obéit à d'autres préoccupations.

En effet, en ce sens, l'histoire bégaie. Je suis d'accord avec vous.

Aujourd'hui, tout le monde attend la crise en Chine ou en Inde, mais rappelez-vous, l'avant-dernière crise, celle de 1998 était déjà née en Asie du Sud-Est, et tout le monde fait comme si on l'avait oublié.

C'est là où votre analyse, Monsieur le rapporteur, me parait juste : cette mondialisation a totalement déconnecté les peuples de l'évolution du monde.

Vous disiez, Monsieur le président, qu'il serait déjà bon que le Parlement se remette à maîtriser l'impôt. Je suis d'accord avec vous.

Ce sentiment que la marche du monde se déconnecte de la marche des peuples est, je l'avoue, un gros sujet d'inquiétude.

M. Roger Karoutchi, président. - Je trouve cette distinction entre « petite crise » et « grosse crise » judicieuse. En effet, depuis 2008, nous avons eu à faire face à des petites crises, mais que se passera-t-il quand nous ferons face à une « grosse crise », à une explosion de la bulle de liquidités mondiale ?

À ce moment-là, à quoi serviront les petites règles prudentielles de mon agence bancaire ?

Cela fait plus d'un an que l'on entend les principaux anciens responsables des organismes financiers, monétaires et bancaires, mondiaux dire « ça va exploser ». On danse sur un volcan en se disant « tant qu'il n'explose pas, ça va ».

Concernant les conséquences politiques, je voudrais partager avec vous les résultats d'un sondage récent qui m'a surpris, selon lequel, au second tour d'une élection présidentielle française, si elle avait lieu aujourd'hui, 67 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon voteraient pour Marine Le Pen.

Plus que les chiffres - étonnants -, l'analyse qui en est faite est intéressante. Interrogés sur leurs motivations, ces 67 % disent, à 81 %, que ce choix s'explique par le fait que M. Mélenchon et Mme Le Pen sont tous les deux hostiles à la mondialisation et au système bancaire.

Ce que je veux dire, c'est que les partis classiques regardent monter la peur face à l'instabilité financière, et que la peur continuera de monter si l'on n'arrive pas à la maîtriser.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Concernant la continuité et la rupture avec les constats du premier rapport de 2017, je voudrais vous renvoyer tout d'abord à l'ouvrage Crashed, publié en octobre 2018, dans lequel l'historien britannique Adam Tooze analyse les répercussions mondiales de la débâcle des banques américaines en 2008. Cet ouvrage a été décisif pour moi dans l'évolution de ma pensée.

L'idée majeure développée dans cet ouvrage est que les remèdes utilisés depuis 2008 contre la crise sont devenus eux-mêmes une cause d'autodestruction du système.

Ces remèdes reposent sur la croyance que l'économie ne peut fonctionner que si l'on y injecte en permanence de la liquidité. Or, cette idée est un piège. Plus on injecte des liquidités, plus on rend, au contraire, tout le système vulnérable. Dans ce système, il y a ceux à qui la liquidité profite : les États-Unis, qui veulent continuer à « faire des affaires » et les autres, qui demandent des hausses de taux d'intérêt.

En Europe, on cumule tous les inconvénients : on continue à s'endetter, mais en même temps, on se serre la ceinture. L'endettement ne sert pas à répondre, même de façon démagogique, aux préoccupations matérielles des gens.

Pour répondre sur le point des régulations prudentielles, certes, il y a eu de nouvelles réglementations imposées aux banques, mais, d'une part, Jean-Michel Naulot nous disait que seul un tiers des mesures ont été appliquées effectivement, d'autre part, en parallèle, s'est développé tout un système souterrain, - j'y consacre une large partie du rapport : le shadow banking -, qui vit en symbiose avec le système bancaire, en représente près de la moitié en terme de bilan selon les chiffres mêmes de la Banque de France, et qu'on ne maîtrise absolument pas.

Au final, comme le disait le Président Karoutchi, ce sont des mesures pour temps calme.

Le plus étonnant est ce mécanisme de résolution, un fonds censé répondre aux cas de faillite, abondé à hauteur de 50 milliards d'euros pour l'Europe, quand la somme des bilans bancaires est de...15 000 milliards.

J'en arrive aux conclusions politiques du rapport : pour moi, il est aujourd'hui indéniable que la situation dans laquelle nous sommes résulte de choix politiques clairs et que nous ne sortirons de cette situation que par une évolution de ces choix.

Ce second rapport a été pour moi le moment d'éclairer et d'expliquer cette conviction. En réalité, tout est lié. Il n'y a pas, d'un côté, un système financier à la dérive et, en parallèle, un système décisionnel. L'un est justifié par l'autre et inversement. Notamment je montre comment nous subissons aujourd'hui les conséquences du détricotage de l'État-providence, en termes de chômage de masse.

C'est l'accumulation de travail et d'auditions qui m'a permis d'arriver à cette conclusion.

Vous trouverez également dans ce rapport beaucoup de références au passé et aux analyses, notamment, de Karl Polanyi. Ce n'est pas de la nostalgie de ma part, c'est juste que ces analyses sont parfois beaucoup plus opérantes pour aujourd'hui que nombre d'analyses contemporaines.

J'aurais aimé aller plus loin sur l'analyse de la situation préfasciste. Polanyi s'interroge : comment le fascisme est apparu comme une solution dans un système en panne ? Comment les fondamentaux de nos systèmes de pensée ont été dissous ? Cela mériterait une étude en profondeur.

Enfin, concernant les préconisations, je ne les ai rédigées que parce que vous les réclamiez et aussi parce que c'est le rôle du Parlement de proposer des voies de sortie. Mais elles ont peu de chance d'être appliquées.

Cela va dans le sens de votre idée de lanceur d'alerte.

M. Roger Karoutchi, président. - Je voudrais ajouter quelque chose, concernant ce fameux fonds de crise et les 50 milliards prévus pour faire face aux faillites en Europe. Cela peut paraître beaucoup mais il faut comparer ce qui est comparable et, justement, je rappelle qu'en 2008, il a fallu injecter en France 400 milliards pour sortir de la crise de 2008. C'est là que la différence entre « petite » et « grosse » crise est opérante.

Notre attentisme va nous jouer des tours, tout comme l'aveuglement des médias. Rappelez-vous : lorsque Mussolini est arrivé au pouvoir en Italie, c'était la crise financière, le système bancaire italien s'était effondré, la presse italienne saluait l'arrivée au pouvoir d'un leader autoritaire qui devait être provisoire. Finalement, l'Italie l'a gardé 20 ans....

Ce que vous disiez, Monsieur le rapporteur, tout à l'heure est édifiant : non seulement la dette augmente, mais en plus, les gens n'ont aucune contrepartie en termes de confort et de niveau de vie.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Absolument. J'aurais dû d'ailleurs insister tout à l'heure : le point central c'est que toute cette liquidité injectée ne va pas dans l'économie. Elle ne sert qu'à faire monter les prix de biens existants, sans permettre de faire produire de nouvelles richesses. D'où certaines préconisations du rapport qui visent à remettre le système financier au service du financement de l'économie.

Mme Marie Mercier. - Merci pour ce rapport intéressant. J'ai une préoccupation : le premier parti politique en France aujourd'hui c'est l'abstention. Nos concitoyens ne vont pas voter.

Qui donne de l'espoir aux jeunes aujourd'hui ? C'est la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg. Je trouve cela inquiétant. Comme le dit le président, nous sommes assis sur un volcan.

Alors à moins de vous demander de vous faire greffer deux tresses, cher rapporteur, je me demande comment nous allons faire pour « fracasser les consciences ». Ce qui est inquiétant, c'est ce paradoxe entre la vision crépusculaire que vous nous décrivez et les espoirs suscités par ce genre de personnes. Même si l'écologie est bien, à juste titre, l'une des premières priorités des Français.

M. Jean-Raymond Hugonet- Pour moi, cette jeune Greta fait partie des épisodes qui passent comme les séries à la télévision et dont on attend simplement le prochain épisode. La première préoccupation des Français aujourd'hui, ce n'est plus la sécurité, l'emploi ou le logement, c'est la santé.

Allez écouter les manifestants qui vont défiler aujourd'hui devant le Sénat !

Pour moi, il y a une seule façon d'arrêter ces singeries, c'est l'autorité. Sinon, comme l'évoquait le président, c'est une autre ombre qui se profile : c'est la guerre.

Rappelez-vous de la grande époque de Dexia. Alors maire en 2001, j'ai eu affaire à ces gens qui venaient dans nos collectivités condescendre à prêter de l'argent aux élus que nous sommes. Qui aurait, alors, prédit l'effondrement de Dexia, qui nous a, par ailleurs, coûté cher ?

Nous sommes dans un système qui a perdu la boule, qui amène à la tête de l'État un personnage qui est exactement ce que les Français exècrent : un énarque et un banquier.

C'est donc un système dit démocratique qui amène à la Présidence de la République un homme qui ne représente pas le choix de la majorité des Français. Les trois derniers présidents ont d'ailleurs été élus par un concours de circonstances. Quel sera le prochain ?

M. Yannick Vaugrenard- Je voudrais juste revenir sur le fond du rapport et la raison d'être de la délégation à la prospective.

Cela fait deux fois que le prix Nobel d'économie a été remis à un Français : Jean Tirole puis, il y a quelques jours, Esther Duflo. La France compte d'éminents économistes, parmi lesquels Thomas Piketty, qui vient de publier un ouvrage extrêmement documenté.

Pourquoi ne pas les auditionner et ainsi poursuivre le travail de notre collègue ?

M. Roger Karoutchi, président. - Nous pourrions en effet entendre Esther Duflo. Merci à nouveau, Monsieur le rapporteur. Votre rapport nous interpelle. Il sera publié en votre nom personnel mais il engage la délégation à poursuivre ses travaux.