Mardi 28 avril 2020

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La téléconférence est ouverte à 15 heures.

Audition de M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l'IRSEM sur le Moyen-Orient face à la crise sanitaire et géopolitique (en téléconférence)

M. Christian Cambon, président. - Nous auditionnons le professeur Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) et directeur associé de recherche à la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques, sur les conséquences géopolitiques de la crise du Covid-19 au Moyen-Orient.

Nous vous remercions de vous être rendu disponible ; votre vision et votre compétence nous seront utiles. Notre commission porte une attention particulière au Proche et au Moyen-Orient, en raison du caractère stratégique de cette région du monde, mais aussi, malheureusement, du fait des crises et conflits qui l'agitent.

La crise sanitaire a constitué un choc pour cette région comme pour le reste du monde. Mais au-delà de son impact sanitaire, l'épidémie a-t-elle fait bouger ses équilibres fragiles ?

On pense bien sûr à l'Iran : durement touché par l'épidémie - beaucoup pensent que le nombre officiel de morts, déjà important, est très sous-évalué -, ce pays est toujours frappé par les sanctions internationales. La tension avec les États-Unis ne s'apaise pas, au contraire. Dans ce contexte, l'Iran a procédé au lancement d'un satellite militaire. Pensez-vous qu'il s'agit d'une victoire symbolique pour le régime iranien ? Sa gestion de la crise sanitaire a-t-elle fragilisé un régime déjà secoué par la destruction du vol commercial ukrainien ?

On pense aussi à Israël, où le blocage politique ne se serait sans doute pas dénoué sans la menace sanitaire. Le nouveau gouvernement de coalition entre le Likoud et Benny Gantz peut-il tenir dans la durée ? Que signifie-t-il pour le dossier explosif de l'annexion de la vallée du Jourdain ?

On pense bien sûr aussi à des pays dans une situation très précaire, Liban, Irak, Syrie : la crise sanitaire n'est-elle pas l'occasion pour Bachar al-Assad et ses soutiens d'accélérer la reprise en main du pays, alors que la communauté internationale est absorbée par la pandémie ?

On pense enfin au Yémen, vrai sujet d'inquiétude. La crise sanitaire peut-elle être l'occasion d'une sortie honorable pour la coalition, ou bien ne s'agira-t-il que d'une pause relative dans un pays soumis à des forces centrifuges toujours plus puissantes ?

Plus largement, l'effondrement des cours du pétrole doit-il être lu comme une menace pour les pays producteurs, ou bien illustre-t-il leur capacité à rester au centre du jeu du marché pétrolier et de conserver un moyen d'influence, si ce n'est de pression, face aux États-Unis, dont l'industrie pétrolière est fragilisée ?

M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l'IRSEM. - La crise sanitaire engendre d'abord, pour la zone Méditerranée-Levant, un défi sécuritaire. On va assister à une montée des tensions internes dans les pays fragilisés de la rive sud de la Méditerranée. Les forces militaires européennes et américaines se retirent déjà de zones importantes du bassin méditerranéen. Certes, elles réinvestiront à terme cet espace, mais ce retrait offre actuellement une aubaine aux trafiquants en tout genre : ils profitent de l'absence des navires qui faisaient respecter le droit international et les embargos pour intensifier leur activité, d'une rive à l'autre de la Méditerranée ou le long de la côte sud.

C'est une aubaine aussi pour les mouvances djihadistes, qui peuvent profiter de la pause tactique imposée aux forces coalisées pour se regrouper, s'adapter et déterminer une nouvelle stratégie. C'est une aubaine pour la Turquie, qui avance ses pions au large de Chypre, en Libye et en Méditerranée orientale, mais aussi pour le régime syrien, qui pourrait être tenté d'accélérer la reprise de la poche d'Idlib, même si le niveau de soutien que lui apporteront ses alliés russes et iraniens est incertain.

Clairement, c'est la prime aux régimes autoritaires : la pandémie favorise les entités les plus résilientes - groupes terroristes, trafiquants et régimes autocratiques - alors qu'elle met les régimes européens dans une position, au moins ponctuelle, de faiblesse.

Je vois à cette crise des conséquences géopolitiques durables dans la zone Méditerranée-Levant. Elle laisse a priori champ libre à la Chine, qui en profite pour pousser ses pions, sa propagande et son agenda, mais aussi à la Russie, même si celle-ci a ses propres problèmes sanitaires et économiques à gérer. La crise pétrolière des derniers mois a rogné les moyens économiques de cet État rentier, alors que toute opération militaire requiert des financements importants. La Turquie fait quant à elle pression sur le gouvernement de Chypre, poursuit les forages au large de ce pays et continue de soutenir la faction de Tripoli dans le conflit libyen.

La crise du Covid met en question la politique des États-Unis. À court terme, elle semble relancer la campagne présidentielle de Joe Biden, qui semblait en mauvaise posture il y a trois mois. Le résultat des élections américaines est désormais incertain. Chacun attend avec impatience le 5 novembre, vu les implications géopolitiques. Si Donald Trump est réélu, on assistera à l'accentuation de la politique actuelle ; si Joe Biden devient président, on peut imaginer l'inverse : son administration pourrait redonner une chance à l'apaisement avec l'Iran et accroître les pressions sur Israël et les monarchies du Golfe ; surtout, elle voudra replacer les États-Unis au centre du jeu.

La pandémie accentue la crise au Liban, qu'elle isole et met presque dans les mains de l'Iran ; il faudra en tenir compte. Elle fragilise aussi l'Algérie et l'Égypte ; de nouveaux troubles internes pourraient aller jusqu'à la remise en question des pouvoirs en place. De manière générale, la vision qu'on peut avoir de l'avenir du bassin méditerranéen et du Levant est inquiétante : le risque est celui d'une fragmentation accrue de ces États.

Mais cette crise suscite aussi des opportunités. Elle peut être l'occasion pour l'Europe de renforcer ses partenariats industriels avec les pays du Maghreb plutôt qu'avec l'Asie. On changerait de paradigme pour les relations entre les rives nord et sud : moins de tourisme, plus d'industrie ! Cela créerait des liens plus étroits, facilement gérables et mutuellement bénéficiaires.

On peut aussi espérer un épuisement des deux factions qui s'opposent en Libye. Elles bénéficient aujourd'hui d'un surcroît d'armement, mais une fois les réserves utilisées, une négociation peut réussir, si elle est menée intelligemment.

Enfin, la crise peut être l'occasion de la reprise d'un dialogue discret entre l'Iran, l'Arabie saoudite et Israël. Paradoxalement, ces acteurs en sortent renforcés sur la scène extérieure. Si les gouvernements en place démontrent leur résilience, malgré leur fragilisation intérieure, face à la chute de l'activité économique, la désorganisation sanitaire et l'effondrement des prix du pétrole, ils pourront être tentés de rechercher, a minima, une entente régionale qui permettrait de relancer leurs économies respectives.

Examinons plus en détail la situation de ces trois pays. L'Iran, d'abord, se trouve paradoxalement dans une situation plus forte vis-à-vis des autres acteurs régionaux. Il a réussi à afficher un dialogue informel avec les Émirats arabes unis et le Koweït, tout en maintenant de bonnes relations avec Oman, alors qu'il a économiquement le couteau sur la gorge - d'où un déconfinement rapide. À ce propos, le fait que l'Iran ait été l'un des premiers foyers de l'épidémie hors de Chine illustre sa dépendance envers ce pays : du fait du durcissement des sanctions, même ses partenaires économiques les plus fidèles - Inde, Japon, Corée du Sud - s'étaient retirés ; seuls restaient les Chinois. Le premier lancement réussi par l'Iran d'un satellite militaire, ou dual, constitue une victoire technologique symbolique : l'Iran prouve sa capacité à envoyer dans l'espace un satellite complexe en dépit de l'embargo et de la crise.

Le deuxième État le plus impacté dans la région est l'Arabie saoudite. La crise pétrolière lui a offert une victoire à la Pyrrhus. Certes, elle est revenue au centre du jeu pétrolier, face à la Russie, aux États-Unis, et à leurs alliés respectifs ; l'Amérique du Nord était redevenue la première région productrice de pétrole, offrant aux États-Unis les moyens de peser sur le prix du baril, mais la voix saoudienne a prévalu dans ce jeu triangulaire. Toutefois, l'Arabie saoudite sort très affaiblie économiquement de cette crise, tout comme la Russie, tandis que Donald Trump peut faire plaisir à sa base électorale avec une essence bon marché, même si les petits producteurs américains vont souffrir, voire disparaître : il est donc le vrai vainqueur de cet affrontement, avec les grandes compagnies pétrolières américaines.

L'Arabie saoudite cherche par ailleurs à se désengager du conflit yéménite. Les Émirats arabes unis, son ancien allié, poussent à la scission du pays, annoncée de facto il y a quelques jours. Les Houthis soutenus par l'Iran maintiennent la pression sur l'Arabie saoudite, qui doit plus que jamais s'extraire de ce bourbier, sans y parvenir pour l'instant.

Israël semble en passe de résoudre sa crise politique : un accord de coalition a été trouvé entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz. Le Premier ministre mérite sans doute plus que jamais son surnom de « magicien » au regard de sa capacité à rouler ses adversaires politiques dans la farine. Il a obtenu ce qu'il voulait : un gouvernement de grande coalition qui ne dépende pas des voix de l'extrême-droite, de la minorité russophone ou des ultra-orthodoxes. Benyamin Netanyahou a probablement tout gagné à court terme, mais cela ne résout en rien son problème à moyen terme. Il vise à l'évidence la succession de l'actuel président Reuven Rivlin en 2022, ce qui lui permettrait de conserver son immunité encore sept ans. Si la nouvelle donne politique ne va certainement pas améliorer le dossier israélo-palestinien, l'arrivée d'anciens de Tsahal et du Mossad aux affaires pourrait apaiser les tensions à l'extérieur, notamment en créant les conditions d'un dialogue, même discret et informel, avec l'Iran. Benny Gantz est très réservé sur « l'alliance » avec les monarchies du Golfe et pense qu'il faut discuter avec tout le monde, y compris la Turquie et l'Iran.

Si Joe Biden remportait l'élection présidentielle américaine, une des priorités de la politique israélienne serait sans doute de faire évoluer la posture vis-à-vis des États-Unis. Au cours des quatre dernières années, il y a eu un fort rapprochement entre Donald Trump et le Likoud, à rebours de la logique bipartisane qui prévalait depuis les années 1960 ou 1970. Le nouveau gouvernement israélien est susceptible de vouloir renouer les fils du dialogue avec les démocrates à Washington.

Sur qui l'Union européenne, grande absente de la crise du Covid-19, doit-elle s'appuyer ? Sur les États riverains ? Ce serait logique, mais eux-mêmes sont divisés et fragilisés. Sur la Chine ? Celle-ci et l'Union européenne ont toutes deux intérêt à un apaisement des tensions dans la région, mais pas pour les mêmes raisons. La Chine veut étendre son soft power et sa mainmise économique sur l'Afrique du Nord, pour continuer vers l'Europe et l'Amérique du Sud et isoler ainsi un peu plus les États-Unis. Il y a fort à parier que, si l'Union européenne jouait la carte de la Chine, les États-Unis nous le feraient payer. Comme la Russie, ils ont intérêt au maintien d'un certain niveau de tension pour justifier leur rôle de parrain diplomatique et de pourvoyeur d'armes. Faut-il s'appuyer sur les États-Unis ? Peut-être, mais certainement pas sur les États-Unis de Donald Trump !

L'Europe doit surtout compter sur elle-même. Elle doit réinvestir la Méditerranée, un espace crucial du point de vue économique, sécuritaire et humain. Elle doit maintenir et consolider sa présence militaire dans la zone. Elle doit renforcer le processus d'intégration européenne pour pouvoir s'imposer face à ses challengers. Surtout, l'Europe et la France doivent s'atteler à gagner la bataille du narratif. Chacun tente de réécrire l'histoire à son profit, en fonction de ses intérêts, y compris idéologiques. Il est vital que l'Europe sache se battre sur ce terrain pour lutter contre les propagandes de ceux qui veulent nous nuire et nous discréditer.

M. Christian Cambon, président. - Selon vous, le Covid-19 risque-t-il de favoriser le développement des groupes terroristes du Proche-Orient et du Moyen-Orient ou, au contraire, de les atteindre aussi ?

M. Pascal Allizard. - Les autorités iraniennes semblent débordées par la crise du Covid-19. Le nombre de victimes affiché est contesté. En guise d'explication, elles invoquent un complot fomenté par des ennemis de l'extérieur... Dans quel état sanitaire, moral et économique la population se trouve-t-elle ? Alors que les tensions avec les États-Unis s'accroissent - je pense à l'épisode des vedettes iraniennes -, dans quelles proportions la crise sanitaire pèse-t-elle sur les postures des différents protagonistes ?

La situation au Moyen-Orient que vous avez décrite a-t-elle des incidences sur les opérations russes ? Si elle devait perdurer, serait-ce de nature à menacer durablement la stratégie de renforcement de la puissance russe dans la zone et en Méditerranée ?

Quels sont les effets de la crise sur les économies fragiles de la région ? Je pense à la Jordanie, au Liban, à la Tunisie, mais également à l'Égypte.

Quid de l'activité terroriste, notamment en Irak ? Daech profite-t-il de la crise sanitaire et de ses conséquences pour se restructurer, se réorganiser et s'équiper ?

Enfin, comme vous, je me demande si l'Europe et en particulier la France sont capables de reprendre pied au Proche-Orient et au Moyen-Orient à l'occasion de cette crise.

Mme Marie-Françoise Pérol-Dumont. - Malgré le contexte sanitaire difficile tant pour l'Iran que les États-Unis, les tensions entre les forces navales des Gardiens de la révolution islamique et l'US Navy perdurent ; nous l'avons vu dans le golfe Arabo-Persique le 15 avril dernier. Vous avez également évoqué le lancement du premier satellite militaire iranien le 22 avril dernier. Le développement de la capacité technologique et balistique de l'armée iranienne peut-il légitimement inquiéter les États-Unis ? Le lancement du satellite sonne comme un avertissement. Faut-il voir dans ces « bruits de bottes » une fuite en avant d'un régime aux abois sur le plan domestique ? Est-ce la confirmation que les conservateurs ont intérêt à la confrontation avec les États-Unis ? Les Gardiens de la révolution ont désormais le pouvoir à Téhéran. Dans quelle mesure une reprise des négociations avec la grande absente qu'est l'Europe vous paraît-elle envisageable ? Si l'Iran est fragilisé sur la scène internationale, il a des crédits au plan local. L'Europe peut-elle faire l'économie de discussions avec lui ?

Quelles répercussions la guerre des prix du pétrole peut-elle avoir sur l'alliance entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite ? Pensez-vous que ce début de guerre commerciale entre les deux pays puisse remettre durablement en cause leur alliance ? Dans ce cas, quelles seraient les conséquences géopolitiques d'un tel divorce au Moyen-Orient ? L'effondrement des cours du pétrole va-t-il fragiliser durablement les économies des pétromonarchies ?

Selon les informations dont nous disposons, le Covid-19 ne se propage qu'assez peu en Syrie. Bien entendu, ces informations sont sujettes à caution... Mais l'on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les risques d'une épidémie de grande ampleur. Le pays reste sous le coup des sanctions internationales ; comme l'Iran, il connaît des difficultés à s'approvisionner en matériel médical. Or nous avons vu comment la situation avait dégénéré en Iran. Une pandémie non maîtrisée dans cette partie du monde, notamment dans les camps de réfugiés à la frontière turque, pourrait créer un important foyer de propagation dans une zone stratégique au croisement de la Méditerranée, de l'Europe et du Moyen-Orient. Pour autant, nous n'avons pas le sentiment que la communauté internationale s'en soucie.

M. Olivier Cigolotti. - Voilà quelques jours, une note stratégique émanant du Service européen pour l'action extérieure alertait sur la montée possible de phénomènes d'instabilité aux portes de l'Europe : les problèmes sous-jacents qui ont été temporairement gelés pourraient ressurgir dans de plus amples proportions dans quelques mois. Des pays comme l'Algérie, le Liban, l'Égypte et la Libye étaient notamment visés. L'Europe doit-elle s'attendre à des troubles plus importants à ses portes ? Comment peut-elle s'y préparer ?

Si la pandémie n'épargne pas le Moyen-Orient, certains pays, vous l'avez souligné, devraient mieux se sortir de la crise sanitaire et économique que d'autres. C'est le cas des Émirats arabes unis, du Koweït, du Qatar ou de l'Arabie Saoudite, pays dont le niveau de dette est inférieur à 25 % du PIB et qui a la capacité de lever des centaines de milliards de dollars sur les marchés. Inversement, l'Iran ne risque-t-il pas de sortir de la crise dans une situation de faiblesse accrue ? Téhéran a d'ores et déjà fait appel aux aides du FMI, ce qui constitue une première en soixante ans. N'est-ce pas là un indicateur de grande vulnérabilité économique ? Le régime aura-t-il encore la capacité de jouer un rôle régional et international sans une rapide reprise économique de la Chine ?

M. Bernard Cazeau. - Au Yémen, les belligérants ont décidé de se soumettre au cessez-le-feu. En Libye, c'est l'inverse. Chaque camp espère que la pandémie lui permettra de se renforcer sur le plan militaire. Comment voyez-vous la situation dans ces deux zones ?

Mme Christine Prunaud. - Nous avons fort peu d'informations sur ce qui se passe réellement en Palestine. Mais nous savons que la situation des Palestiniens est catastrophique : elle l'était déjà avant la crise du Covid-19. Des annexions sont programmées et engagées. L'inquiétude concerne surtout la bande de Gaza, où la densité de population est la plus élevée au monde. En raison du blocus, les Gazaouis n'ont accès à rien. Nous ignorons tout de l'état actuel de leurs structures de santé, déjà très fragiles. Des couloirs sanitaires ont-ils été établis pour permettre aux Palestiniens de se faire soigner ? Si oui, lesquels ? Quel soutien financier la France apporte-t-elle à la Palestine ?

Quel est votre sentiment sur la levée du blocus, que notre groupe réclame ? La circulation de matériels médicaux doit être prioritaire. Avons-nous un pouvoir face aux États-Unis de Trump pour faire cesser les annexions, qui sont nombreuses et se multiplient ?

Que pensez-vous de la solution à deux États ? Après l'avoir longtemps soutenue, j'ai des doutes ; nous n'en sommes plus aux accords de 1967. Les actions du gouvernement israélien compromettent chaque jour un peu plus cette option. Côté palestinien comme côté israélien, des voix progressistes s'élèvent en faveur d'un seul État. Qu'en pensez-vous ?

M. Joël Guerriau. - Une partie de la coalition occidentale mobilisée en Irak s'est retirée du fait des risques de contamination. Alors que la majorité des pays de la région luttent contre la propagation du Covid-19, Daech profite de la crise sanitaire pour gagner du terrain. Pensez-vous qu'il puisse gagner en puissance au point de nous menacer lorsque nous rouvrirons l'espace Schengen ?

Les réfugiés syriens dispersés dans les pays voisins, comme la Turquie, la Jordanie ou le Liban, manquent d'informations sur les moyens de se prémunir et peinent à recevoir des soins. Plusieurs ONG basées dans ces pays ont dénoncé des mesures discriminatoires dans la lutte contre le virus. La situation est alarmante : tous les ingrédients pour une amplification rapide de la pandémie sont réunis. Dispose-t-on d'informations fiables sur les réfugiés au Moyen-Orient ? Quid de l'ouverture de nos frontières et du rétablissement de nos échanges commerciaux avec ces pays si demeure un risque de propagation ?

La présence française au Moyen-Orient est ancienne. La France est l'un des rares pays occidentaux à pouvoir intervenir politiquement, voire militairement dans la région. Des opérations comme l'opération Chammal ont été interrompues en raison du Covid-19, et les échanges commerciaux avec plusieurs pays du Moyen-Orient ont été suspendus. Il faudra rétablir des relations après cette longue coupure, sous peine de perdre des potentialités commerciales au profit de puissances étrangères.

M. Pierre Razoux. - Globalement, l'état sanitaire et moral de la population iranienne est voisin de celui de la Turquie. Le système sanitaire y est relativement bon. Mes interlocuteurs iraniens m'indiquaient la semaine dernière qu'ils préfèreraient certes rester confinés, mais qu'ils sont conscients de l'urgence économique. Dans ce pays où le facteur religieux joue, déconfiner en plein ramadan n'est pas un problème : pour les Iraniens, il est plus important de faire la fête pendant Norouz que de respecter strictement le ramadan. Le Covid-19 a eu pour conséquence de faire fermer les mosquées et les lieux saints en Iran, ce qu'aucun mouvement d'opposition n'avait réussi à obtenir depuis la révolution islamique !

La population me semble combative. Elle est critique vis-à-vis du régime et de la Chine. Certains s'interrogent sur l'intérêt d'une telle proximité avec la Chine. Difficile, certes, de faire autrement tant que le pays est sous embargo, mais si la situation venait à évoluer, l'Iran se tournerait vers d'autres partenariats : Inde, Japon, Corée du Sud, Europe, pays du bassin méditerranéen, Afrique, Amérique latine, voire États-Unis et Canada.

Mon intuition profonde est que le pouvoir iranien, se sachant affaibli à l'intérieur mais en situation de force dans la région, ne veut pas tout gâcher sur une escarmouche dans le Golfe. La stratégie iranienne est clairement d'attendre l'élection présidentielle américaine et de rester dans l'accord nucléaire au moins jusqu'à cette date. L'idée est de fragiliser la campagne de Donald Trump en cherchant à affaiblir la présence militaire américaine en Irak et, plus généralement, au Moyen-Orient. Le pouvoir se dit qu'en cas de victoire, Joe Biden voudra probablement revenir dans l'accord nucléaire, fût-ce au prix de négociations à la marge sur quelques points, mais en levant au moins en partie les sanctions économiques. Ce serait donc « gagnant-gagnant » pour l'Iran, qui aurait indirectement contraint les États-Unis à revenir dans l'accord nucléaire tout en augmentant son influence régionale. Je n'imagine pas le gouvernement iranien, bon calculateur, se lancer dans un pari risqué. D'ailleurs, les déclarations d'hier et d'avant-hier témoignent clairement d'une volonté de désescalade.

Contrairement à ce qui a été allégué, les Gardiens de la révolution n'ont pas le pouvoir, qui est dans les mains d'une partie du clergé et de la classe politique conservatrice. En l'occurrence, les conservateurs se préparent à le reprendre. En Iran, il y a toujours une alternance entre tenants de l'ouverture et tenants de l'autarcie. Les premiers viennent d'exercer le pouvoir pendant huit ans. Les conservateurs devraient probablement remporter les élections législatives, dont le second tour a été reporté du fait du Covid-19. Mais il s'agit de conservateurs prêts à l'ouverture, notamment économique. Au printemps, l'élection présidentielle pourrait voir la victoire de quelqu'un comme Ali Larijani, le président du Parlement monocaméral iranien, un conservateur modéré, adaptable à une grande tranche de la population et, surtout, acquis au business et à l'ouverture économique.

L'Europe a évidemment une carte à jouer en Iran. Les Iraniens sont très demandeurs. Mais à travers les mécanismes Instrument in support of trade exchanges (Instex), les échanges commerciaux sont minimes et guère de nature à convaincre l'Iran de sortir de la mainmise chinoise. L'intérêt objectif des Chinois est évidemment d'isoler toujours plus l'Iran pour récupérer le contrôle économique et stratégique du pays sans rien faire.

L'impact du Covid sur les opérations russes en Méditerranée orientale et en Libye reste ponctuel. En termes de moyens, les Russes misent sur la qualité plutôt que sur la quantité : moins de navires et d'avions, mais plus performants et dissuasifs. Les tensions avec la Turquie et la Russie sont un enjeu à suivre. On constate un recours accru à des sociétés de mercenaires, comme le groupe Wagner. Je ne pense pas que la crise du Covid aura un impact durable sur les opérations de la Russie dans la région. Elle l'obligera toutefois à définir des priorités stratégiques claires : Libye, Syrie ou même Yémen, car les Russes ne manqueront pas de saisir l'occasion en pesant dans la gestion diplomatique de la crise yéménite.

La crise du Covid aura un impact économique lourd en Jordanie, au Liban et en Égypte. Le Liban est en cessation de paiement, la situation y est alarmante. Les Libanais, habitués aux crises et à la guerre civile, développent des stratégies de contournement, marché noir ou trafics. Cette situation favorise l'Iran qui peut activer, via le Hezbollah, ses réseaux d'assistance à la population et renforcer ainsi son emprise.

La Jordanie est aussi très fragile, avec cette particularité toutefois que l'effondrement des prix du pétrole lui permet de remplir ses réservoirs à des prix défiant toute concurrence.

Quant à l'Égypte, elle fera sans doute face à une crise socioéconomique forte. Plus un régime autoritaire camoufle la réalité, plus il est condamné à durcir la répression : c'est quitte ou double. Cela peut nourrir les frustrations et les tensions. Cependant, les populations sont résilientes, les logiques familiales et claniques prévalent. Jeunes, avec un âge moyen entre 25 et 30 ans, peu touchés par l'obésité ou le diabète, ces pays offrent moins de prise au virus, d'autant qu'ils sont compartimentés géographiquement, les grandes villes étant séparées par des déserts ou des vallées étroites. Reste qu'il est prudent d'envisager des scénarios de tensions, en Égypte comme en Algérie.

En Irak, ce sont surtout les milices chiites qui tirent les marrons du feu. Daech reste présent aussi bien en Syrie qu'en Irak, dont les régimes ont d'autres priorités.

L'Europe pourrait-elle reprendre pied dans la région ? Pour l'instant, elle est divisée : certains regardent vers l'Est, d'autres vers l'Atlantique, vers le Sud, voire vers l'Arctique.

Je ne pense pas que la crise pétrolière vienne remettre en cause l'alliance entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite. Les Saoudiens, conscients que celle-ci n'était plus aussi solide qu'auparavant, ne mettent plus tous leurs oeufs dans le même panier et se tournent vers la Russie, la Chine et l'Europe pour nouer des partenariats de circonstance. La Chine et la Russie savent qu'elles ont une carte à jouer en Arabie Saoudite.

La crise du Covid se fait aussi sentir en Syrie, pays en pleine guerre civile et loin de tout apaisement. Le pouvoir syrien a pour seul prisme l'opposition aux rebelles ; le Covid est un épiphénomène par rapport à tout ce que la population endure depuis huit ans. La guerre civile a accru la résilience de la population, regroupée autour du noyau clanique ou familial.

L'instabilité aux portes de l'Europe risque de nourrir de nouveaux troubles. En Algérie, le Hirak a donné un chèque en blanc au nouveau gouvernement technocratique pour réformer et gérer la crise ; il fera les comptes en septembre. En fonction de l'évolution de la crise, y compris sur le plan économique, il pourrait relancer un cycle de contestation. L'Égypte n'est pas non plus à l'abri de telles manifestations. Au Liban, enfin, prime la logique du chacun pour soi, de sorte qu'on risque d'assister à la fuite de certaines communautés vers l'Europe, l'Amérique du Nord ou les pays voisins. La situation ne devrait pourtant pas dégénérer en éclatement ou en guerre civile.

Au Moyen-Orient, certains États s'en sortiront beaucoup mieux que d'autres, comme le Qatar, probablement le Koweït et peut-être aussi les Émirats arabes unis. D'autres, très dépendants du pétrole, souffrent, comme le sultanat d'Oman ou la Jordanie.

L'Iran, enfin, pourrait miser sur un retour de la diplomatie américaine dans la région à la faveur d'une victoire démocrate et relancer l'économie en obtenant la fin des sanctions, le dégel d'avoirs ou la relance de certaines coopérations. Les Iraniens redoutent avant tout la mainmise chinoise. Cela fait quarante ans qu'ils tentent d'échapper à la mainmise américaine, ce n'est pas pour tomber sous la coupe de la Chine. Par conséquent, la stratégie de Téhéran s'exercera certainement à mi-chemin de la Russie, de la Chine, de l'Europe et des États-Unis.

L'Iran bénéficie de gros atouts économiques. Il est diversifié, car c'est une économie de guerre. C'est surtout le seul pays du Moyen-Orient, avec Israël, à disposer de la ressource stratégique la plus cruciale du XXIe siècle, la matière grise, avec des laboratoires de recherche et des start-ups qui déposent des brevets et gagnent des médailles Fields.

La Libye reste un pays riche à la population limitée, avec environ 4 millions d'habitants. Le territoire est vaste et compartimenté, et la pandémie ne devrait pas s'y répandre facilement. Les combattants sont des hommes jeunes et en bonne santé : s'ils attrapent le virus, ils s'en sortiront probablement très bien.

À la fin de la guerre civile des années 1960 à 1980, le Yémen, divisé en trois, s'était réunifié et solidifié ; c'est désormais l'inverse, avec une nouvelle scission du pays. La situation fait le jeu de ceux qui aspirent à peser dans la région : l'Iran bien sûr, peut-être les États-Unis sous une nouvelle administration, l'Inde, le sultanat d'Oman, les Émirats arabes unis, l'Arabie Saoudite, l'Europe, et surtout la Russie, prête à rejouer la carte syrienne pour s'imposer comme acteur incontournable et négocier des bases aériennes ou navales, à Socotra ou ailleurs, afin de prendre pied sur le détroit de Bab-el-Mandeb, plus stratégique encore que celui d'Ormuz.

La Palestine est touchée par la crise du Covid au même titre que la Jordanie pour ce qui est de la partie de la Cisjordanie soumise à l'autorité de Mahmoud Abbas. La situation à Gaza est différente, car la promiscuité rend plus difficile la gestion de la crise sanitaire. Je ne puis vous en dire plus, non plus que sur un éventuel appui financier de la France.

En tant qu'historien toutefois, il me semble que le facteur démographique plaide désormais en faveur de la thèse des deux États. Dans l'hypothèse d'un État unique, les Arabes seraient démographiquement très majoritaires : pour ceux qui souhaitent qu'Israël reste l'État des Juifs, cela signifierait un État d'apartheid, ce qui n'est pas acceptable. Il faut donc deux États ; reste à savoir lesquels. En Israël, les plus cyniques souhaitent un État palestinien soumis soit à Israël, soit à la Jordanie, en situation de totale dépendance. Pour l'instant, le statu quo semble convenir à une majorité de la population israélienne et à la classe dirigeante palestinienne, qui fait de la gestion de crise au quotidien, en veillant à ce que le niveau de violence reste acceptable pour l'ensemble de la population.

Pour résoudre le conflit israélo-palestinien, il faudrait une conjonction astrale extrêmement favorable, des dirigeants visionnaires, courageux et prêts à se sacrifier, des deux côtés et au même moment. C'est arrivé avec Rabin et Arafat, mais il n'est pas certain que cela se reproduise de sitôt... La situation actuelle convient sans doute au Premier ministre israélien : la montée de l'antisémitisme, du populisme et des mouvements autoritaires partout dans le monde aura l'avantage de pousser la population juive à venir se réfugier en Israël, augmentant ainsi la part démographique du peuple israélien. Autre argument réaliste : ce ne sont pas des pays autoritaires ou populistes qui se préoccuperont du sort des Palestiniens. Dès lors, pourquoi ne pas continuer ainsi, sans rien changer ?

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Les cours du pétrole se sont effondrés, notamment aux États-Unis. La crise du Covid-19 risque de durer et la consommation ne reprendra pas à 100 % du jour au lendemain. Certains pays producteurs ne risquent-ils pas de faire pression sur d'autres pour faire remonter les cours ? L'Iran ne peut plus livrer son pétrole. Même si ce pays ne cherchera pas l'escalade, n'y a-t-il pas un risque de conflit militaire, avant les élections américaines ?

M. Olivier Cadic. - Lorsque je me suis rendu au Qatar à la fin février, j'ai été frappé par la résilience de ce pays, alors que les Émirats arabes unis et Dubaï étaient très affaiblis par la chute du tourisme. Cette crise du Covid n'est-elle pas l'occasion de trouver une issue à celle qui oppose le Qatar et ses voisins saoudiens et émiratis ?

Le Liban se désintègre sous nos yeux, la livre libanaise a perdu 50 % de sa valeur par rapport au dollar depuis le début de l'année. L'aide internationale soutient les secteurs vitaux, mais le plan de réforme économique se fait attendre. Cette crise pourrait renforcer l'influence de l'Iran, via le Hezbollah. Quelles initiatives la France pourrait-elle prendre dans ce contexte ?

M. Jean-Pierre Vial. - Nicolas Sarkozy avait proposé une Union pour la Méditerranée. Ce plan n'a malheureusement pas abouti. Il privilégiait une démarche multilatérale, alors que les pays du Sud préféraient du bilatéral. L'implication de Mme Merkel a fait échouer la démarche. Ce projet formidable est-il toujours souhaité par les pays du Sud ? Que faudrait-il pour le faire repartir ?

La Syrie est dans une situation économique et humanitaire dramatique. La population souffre de l'embargo et des sanctions. Récemment, le secrétaire général de l'ONU, le pape, Emmanuel Macron et d'autres dirigeants ont appelé de leurs voeux une réunion du Conseil de sécurité. Le 16 avril dernier, les États-Unis ont commencé à lever les sanctions sur les produits de première nécessité, mais la mainmise des banques continue de se faire sentir. Le Conseil de sécurité de l'ONU pourrait-il obtenir une levée partielle des sanctions, au nom de principes humanitaires ?

M. Gilbert Roger. - Avant la crise du Covid, nous avions prévu, sous l'autorité du président Cambon, un déplacement en Israël et en Palestine ; Philippe Dallier, qui préside le groupe d'amitié France-Israël, et moi-même, président du groupe France-Palestine, devions en être. En quoi le Sénat français pourrait-il faire oeuvre utile dans le contexte conflictuel entre Israël et la Palestine ?

M. Pierre Razoux. - Qui souffrira le plus de l'effondrement des prix pétroliers ? Certainement les gros producteurs du Moyen-Orient. Les Iraniens, paradoxalement, tirent aussi avantage de la crise : ils ne pouvaient plus exporter leur pétrole depuis deux ans et demi, sinon vers la Chine, à bas prix. La crise met leurs concurrents dans cette même situation ; cela égalise l'équation, de sorte que l'Iran a tout intérêt à ce que l'effondrement des prix pétroliers dure. Il espère contraindre ainsi ses rivaux à revenir à la table de négociations.

Au-delà du Moyen-Orient, d'autres gros producteurs de pétrole sont aussi touchés, comme l'Algérie, le Venezuela ou le Mexique. En Algérie, les autorités prétendent gérer la crise - mais l'argent ne rentre plus dans les caisses. L'Irak est le seul pays où les tensions sont assez fortes pour pousser à l'affrontement entre les forces américaines et les milices chiites. Mais rien n'est sûr et les Iraniens feront tout pour calmer le jeu.

Le Qatar n'a jamais été un gros producteur de pétrole, mais de gaz. Or l'avenir énergétique est au gaz naturel liquéfié. Il est donc en position favorable et pourra s'entendre avec l'Iran et la Russie, autres gros producteurs de gaz. L'affaiblissement financier de l'Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis ne peut que les encourager à négocier une réorganisation régionale. Quant aux initiatives que la France pourrait prendre au Liban, mes fonctions actuelles m'interdisent de me prononcer sur la question.

Même chose concernant la mission sénatoriale en Israël. Le bon sens serait de discuter avec toutes les parties prenantes, d'essayer de comprendre ce qu'elles ont à dire. Parmi les Palestiniens, certains militent pour une troisième intifada pour pousser Israël à négocier. D'autres plaident pour une stratégie nataliste de long terme, dans l'idée qu'un déséquilibre démographique flagrant obligerait les autorités israéliennes à organiser le divorce. Enfin, un troisième groupe considère que les revendications palestiniennes ne sont plus qu'un rêve, que le train est passé : mieux vaut trouver un arrangement négocié avec Israël, endossé par la communauté internationale, notamment les États-Unis, l'Europe et les monarchies du Golfe - bref, sauver les meubles en retirant le maximum d'argent.

Enfin, l'Union pour la Méditerranée était une belle idée. Mais dès lors qu'elle laissait de côté des pays non riverains comme l'Allemagne, le Benelux ou le Royaume-Uni, elle avait peu de chances d'aboutir. Inclure Israël était également compliqué. De mon point de vue, elle était morte née. L'initiative 5 + 5 est intéressante en ce qu'elle associe cinq pays de la rive nord et cinq pays de la rive sud de la Méditerranée occidentale - le Portugal, l'Espagne, la France, l'Italie et Malte côté nord, et, côté sud, les pays de la Libye jusqu'au Maroc. Mais elle aboutit aussi à fragmenter encore un peu la Méditerranée, laissant les pays de Méditerranée orientale dériver dans l'opposition géopolitique entre la Turquie, la Russie, la Chine et les États-Unis. Mieux vaudrait une vision européenne qui englobe l'ensemble de la région.

Le Conseil de sécurité peut certainement agir pour imposer une levée des sanctions. Cependant, les positions des cinq membres sont radicalement divergentes, que ce soit sur le dossier syrien ou iranien.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cet éclairage lucide, précis et renseigné qui nous aide à comprendre une situation qui concerne forcément la France, au niveau européen ou national. Nous aurons certainement l'occasion de nous retrouver car ce dossier est loin d'être clos.

La téléconférence est close à 16h35.

Jeudi 30 avril 2020

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La téléconférence est ouverte à 15 h 30.

Audition de M. Philippe Étienne, ambassadeur de France aux États-Unis, sur la gestion de la crise sanitaire aux États-Unis, son impact sur la campagne présidentielle américaine, les conséquences géopolitiques de la crise du Covid (en téléconférence)

M. Christian Cambon, président. - Nous auditionnons M. Philippe Étienne, ambassadeur de France à Washington, sur les conséquences intérieures et géopolitiques de la crise sanitaire aux États-Unis.

Monsieur l'ambassadeur, vous avez exercé, entre autres, les fonctions de conseiller diplomatique du Président Macron et celle d'ambassadeur en Allemagne. Vous êtes un acteur central de notre politique étrangère.

Les États-Unis, première puissance mondiale, apparaissent aujourd'hui vulnérables. Plus que jamais, le « Gulliver empêtré », pour reprendre le mot de Stanley Hoffmann, montre ses pieds d'argile. Nous comptons sur cette audition pour décrypter ce qui s'y joue réellement. Sommes-nous à un tournant ?

La situation sanitaire est présentée comme désastreuse, mais le nombre de décès par million d'habitants reste plus faible qu'en Europe occidentale. Les atermoiements et provocations du président Donald Trump occupent la Une des médias, mais masquent la part importante du travail réalisé par les gouverneurs des États fédérés et les autorités locales. Quelle est la situation sanitaire ? Quelles sont les perspectives de sortie de crise? Quel est le niveau de l'épidémie au sein des forces armées ? Comment celles-ci sont-elles mobilisées ?

Derrière la crise sanitaire se profile une crise économique et sociale massive. Le pays est connu pour son libéralisme économique et son système de protection sociale allégée. La réponse, partagée par les républicains et les démocrates, consiste, comme partout dans le monde, en des injections massives de fonds publics dans l'économie et dans la protection sociale. L'économie américaine pourra-t-elle rebondir, comme elle l'avait fait après la crise des subprimes de 2008 ? Va-t-elle s'enfoncer dans une déflation durable, avec un chômage beaucoup plus important ? Quel sera l'effet des prix bas sur les producteurs de pétrole de schiste ? Comment sera financée à terme la dette américaine ? Le dollar ne risque-t-il pas perdre sa place de référence dans l'économie mondiale ?

Nous attendons évidemment votre analyse sur la situation politique intérieure en cette année électorale. Comment la campagne des primaires se déroule-t-elle dans ce contexte perturbé ? Les élections pourront-elles se tenir? La crise peut-elle changer la donne dans la course à la réélection de Donald Trump ? Une victoire démocrate devient-elle possible ?

Sur le plan extérieur, la crise accentue le repli sur soi et le désengagement américain dans le monde. Faut-il craindre un désengagement plus marqué encore dans la défense de l'Europe ? Quid du Sahel, où le soutien américain est essentiel à Barkhane ? La rivalité avec la Chine peut-elle tourner à une forme de guerre froide ? En cas d'alternance, les démocrates sont-ils susceptibles de redonner ses chances au multilatéralisme ?

M. Philippe Étienne, ambassadeur de France aux États-Unis. - Je remercie votre commission de me donner l'occasion de m'exprimer sur les dimensions sanitaire, économique et sociale, politique et géopolitique de la crise du Covid-19 aux États-Unis.

Je salue l'approbation par le Sénat, dont je connais l'intérêt pour les questions relatives aux Français de l'étranger, du projet de loi autorisant la ratification de l'accord franco-américain sur l'emploi des conjoints d'agents. Ce texte était particulièrement attendu.

L'ambassade de France aux États-Unis a été mobilisée, dès la fermeture des frontières américaines et celle des frontières extérieures de Schengen, pour rapatrier les Français de passage. Nos consulats généraux ont été très sollicités. Quelque 22 000 Français ont ainsi pu rentrer en France. Le nombre de Français sans solution de retour, que nous suivons régulièrement, s'est stabilisé : entre 85 et 100 personnes. Nous sommes très attentifs à la situation des étudiants. Nous avons également dû traiter le cas des passagers des navires de croisière. Nos 53 établissements scolaires homologués ont dû fermer ; nous leur assurons un accompagnement régulier.

Vous m'interrogez sur la dimension sanitaire de la crise. On dénombre à ce stade 1,37 million de cas positifs au Covid-19 et plus de 60 000 décès. Après un début d'épidémie sur la côte Ouest, il y a eu ce foyer important à New York. D'autres foyers se développent désormais, même dans des zones plus rurales. L'épidémie progresse dans une vingtaine des cinquante États fédérés, se stabilise dans une vingtaine d'autres et ralentit dans .une dizaine. Ce bilan contrasté tient à la taille, mais également à la nature fédérale du pays. Les gouverneurs jouent effectivement un rôle essentiel dans la gestion de la crise. La pandémie souligne des inégalités au sein de la société américaine : les afro-américains sont ainsi une part nettement plus importante des victimes dans certains États.

La crise est traitée à l'échelon fédéral et à celui des États. L'urgence nationale décrétée le 13 mars s'est accompagnée d'orientations présentées par le président Trump, avec des conseils de distanciation sociale, en se prononçant contre les rassemblements de plus de dix personnes et les déplacements non essentiels. Parallèlement, tous les États ont pris des dispositions. La plupart ont demandé à la population de rester à la maison ; d'autres ont préféré laisser cette responsabilité aux communes ou aux comtés.

La mobilisation des administrations à l'échelon fédéral et dans les États a tourné autour des équipements, et tout particulièrement de la mise à disposition des tests. Le président Trump a remis en vigueur le Defense Production Act, qui date de 1951, pour pouvoir contraindre l'appareil productif et industriel américain, par exemple en obligeant hier au maintien de l'activité de transformation de viande. Les débats portent sur les tests et les dépistages ; les recherches, sur les traitements et les vaccins, avec les premières autorisations de traitements intervenues ces derniers jours

Le système de santé des États-Unis, malgré son coût, ne couvre pas toute la population. C'est un facteur potentiel d'inégalités dans la contamination par le virus. Les premières mesures prises par le Congrès et promulguées par le président visaient donc à élargir la couverture santé (gratuité des tests, couverture des frais d'hospitalisation liés au Covid).

L'armée a été touchée -on a beaucoup parlé du porte-avions Theodore Roosevelt- elle a aussi mobilisé des équipements, dont deux bateaux hôpitaux militaires, ainsi que des moyens humains (corps des ingénieurs, garde nationale) importants.

Aujourd'hui, le principal débat porte sur le déconfinement. L'échelon fédéral a publié des orientations, en recommandant trois étapes. La décision est laissée à chaque gouverneur. Dans certains États, principalement républicains, on sent une pression à la réouverture même lorsque les critères fixés à l'échelon fédéral ne sont pas remplis.

J'en viens à la dimension économique. Ces dernières semaines, 30 millions d'Américains se sont inscrits au chômage. Le PIB a reculé de 4,8 % au premier trimestre en tendance annuelle. La crise est donc d'ores et déjà majeure. La situation varie selon les secteurs : les plus touchés sont la restauration, l'hôtellerie, le tourisme, le transport aérien ainsi que nombre d'industries manufacturières. L'effondrement de la demande mondiale de pétrole et de gaz a des conséquences dramatiques pour beaucoup de sous-traitants.

Les pouvoirs publics ne sont pas restés sans réaction. Il y a eu quatre plans de réponse, dont le plus important, adopté par le Congrès le 27 mars, prévoit un soutien de 2 200 milliards de dollars, soit 10 % du PIB américain. Il comporte un important dispositif d'aide aux PME ainsi que des mesures relatives aux prêts, avec une coordination étroite entre le département du Trésor et la Réserve fédérale.

Un mot de la dimension politique. La réponse des autorités, fédérées et fédérale, s'inscrit dans la perspective des élections du 3 novembre prochain. Les modalités de vote à ces élections sont d'ores et déjà impactées par la crise. Déplacer la date de l'élection exigerait une loi fédérale. Le camp démocrate a demandé que le vote par correspondance soit facilité, ce qui est en général refusé par les républicains. Ce qui est en jeu, c'est le taux de participation, notamment dans certains États stratégiques.

Les élections, je le rappelle, visent non seulement à élire le président mais également à renouveler intégralement la Chambre des représentants (où la majorité républicaine est devenue démocrate en 2018) et partiellement le Sénat - dans lequel les républicains n'ont que trois voix de majorité. Le lien entre ces perspectives électorales et le succès du déconfinement est évident. On espère un rebond économique au second semestre. L'atout du président était en effet jusqu'à présent le succès de l'économie américaine, sur lequel il comptait pour se faire réélire. Les élections seront aussi en partie un référendum sur la façon dont la crise aura été gérée, dans chaque Etat et au niveau fédéral, avec une polarisation politique entre républicains et démocrates.

Les responsables américains mettent en avant la responsabilité de la Chine. La crise du coronavirus apporte une nouvelle illustration d'une double tendance : la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine et la méfiance de l'administration américaine à l'égard du multilatéralisme. La polémique prend même un tour juridique : dans certains États, des recours contre la Chine ont été déposés. Les États-Unis cherchent à contrer le narratif de Pékin et ont durci leur discours contre l'Organisation mondiale de la santé (OMS), après avoir décidé de suspendre certains de leurs versements à cette institution. Ils demeurent toutefois un acteur majeur dans le financement de la santé mondiale.

Face à cette situation, l'Europe, et en particulier la France, est à la manoeuvre au sein des Nations unies, du G20, du G7. La présidence américaine du G7 a ainsi organisé les coordinations entre chefs d'État et de gouvernement, entre ministres de la santé, de l'économie et des finances, entre spécialistes de la recherche. De premières décisions ont été prises : le G20 a décidé un allègement (moratoire sur le paiement des intérêts) de la dette des pays les plus vulnérables notamment en Afrique. Les États-Unis ont conscience qu'ils doivent être actifs pour contrer la « diplomatie du masque » de la Chine. Ils développent donc leur action diplomatique en Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie, et augmentent les moyens qui lui sont consacrés.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur l'ambassadeur, ma première question porte sur la politique intérieure. Le président Trump a particulièrement mal géré la crise du coronavirus. Après avoir nié la gravité du problème, il s'est réveillé devant l'importance des dégâts et la réaction de certains gouverneurs, qui n'ont pas attendu que des décisions soient prises au niveau fédéral. Maintenant, il promeut le déconfinement, soutenu par ses partisans qui n'hésitent pas à manifester - nous en avons vu des images frappantes aux journaux télévisés. Quelles en seront les répercussions sur le résultat des élections ? En 2016, l'establishment et les médias avaient caricaturé Donald Trump ; ne font-ils pas la même erreur aujourd'hui ? Par sa manière de gérer la crise, le président ne conforte-il pas son électorat, qui est celui de l'Amérique profonde ?

Ma seconde question porte sur la politique internationale. Je ne comprends pas la stratégie du président Trump en Iran. Dans un premier temps, il a décidé que les États-Unis quittaient l'accord nucléaire, pourtant ratifié par la Chine, la Russie, l'Europe... Aujourd'hui, à l'approche d'une échéance importante, qui devrait permettre la reprise des ventes d'armes à l'Iran, il cherche à rentrer de nouveau dans le jeu. Les États-Unis quittent l'Irak et veulent rester un acteur en Iran : mais à quel jeu joue donc le président Trump ?

M. Rachid Temal. - Merci pour ce tour d'horizon et pour votre point sur la situation des Français de l'étranger. Je suis co-rapporteur, avec mon collègue Jean-Pierre Grand, sur ce sujet.

S'agissant des conséquences potentielles de la crise sur l'élection présidentielle, je partage en partie le propos de M. Poniatowski. La stratégie de Donald Trump est de conforter son électorat. Le refus d'élargir le vote par correspondance participe de cette stratégie.

On constate que les États fédérés reprennent la main dans la gestion de la crise. Quelles conséquences cette situation peut-elle avoir sur leurs rapports avec l'État fédéral ?

Imaginons que Joe Biden gagne l'élection. Quels changements pourraient alors intervenir dans la gestion de la crise ? Plus globalement, que pense-t-il du multilatéralisme ?

Pour le directeur de l'Institut français des relations internationales, cette crise est la première du monde post-américain. Les États-Unis jouent un rôle économique et politique important, mais on constate qu'ils ont, depuis quelques années, détourné leur regard de l'Ouest- l'Europe pour le tourner vers l'Est- la Chine, à la fois partenaire potentiel et ennemi. Une fois cette crise passée, quel pourrait être leur rapport à ce pays, mais également au système multilatéral, à l'Europe et à la France ? Avons-nous une carte à jouer dans la recomposition du monde à laquelle nous assistons ?

M. Alain Cazabonne- Merci de votre exposé et de l'accueil que vous nous aviez réservé à Washington lors de la réunion de l'OTAN.

L'issue du scrutin de novembre dépend, vous l'avez dit, de la situation économique dans laquelle se trouveront les États-Unis. Si Donald Trump n'est pas réélu, quid des relations de ce pays avec Israël et la Palestine ? Assisterons-nous à un changement complet de politique et à la reprise d'un dialogue ? Le plan de paix risque-t-il d'être jeté aux orties ? L'ambassade américaine restera-t-elle à Jérusalem ? Allons-nous revenir au statu quo ante sur la question des colonies ?

Quelle est la position des démocrates sur l'intervention des forces américaines en Afrique, où elles nous apportent un soutien extrêmement important ?

M. Richard Yung. - Nous avons des inquiétudes concernant les écoles françaises aux États-Unis, essentiellement financées par les parents. Si ceux-ci sont victimes de la crise économique, les écoles seront en péril. Un important plan de soutien aux Français de l'étranger, doté de 240 millions d'euros, a été présenté ce matin. Sera-t-il suffisant ?

Nous avons été saisis par des compatriotes confrontés à des fins de visa anticipées, liées à la perte de leur emploi. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Pensez-vous que cette crise puisse être l'occasion d'ingérences étrangères dans l'élection présidentielle américaine ?

La chute du prix du pétrole ne risque-t-elle pas de mettre en danger l'industrie du gaz de schiste dans certains États américains ? De petits producteurs vont sans doute devoir cesser leur activité. N'est-ce pas une mauvaise chose pour Donald Trump ? Les grandes majors vont-elle en profiter pour racheter ces petits producteurs ?

Si Joe Biden était élu, la situation pourrait-elle changer au Proche-Orient ? Donald Trump estime qu'une partie de la Cisjordanie occupée pourrait être annexée par Israël. Cette orientation pourrait-elle être remise en cause ?

M. Jean-Noël Guérini. - Quelles sont les coopérations entre centres de recherche pour la mise au point d'un vaccin contre le coronavirus ? Est-ce chacun pour soi, ou le gouvernement français favorise-t-il des collaborations ?

Quel est le sentiment des Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft  face à la volonté française de taxer les profits réalisés sur le territoire national ?

La politique américaine de taxation de certains produits français, comme le vin, est--elle entrée en application ? Les éventuelles mesures de rétorsion que nous pourrions prendre sont-elles crédibles ?

Le président Macron apparaît, dans un monde en crise, comme l'un des derniers défenseurs du multilatéralisme. Ses choix sont-ils tenables en cas de réélection du président américain ?

Joe Biden peut-il, selon vous, rassembler les électeurs de Bernie Sanders, condition importante pour battre Donald Trump ?

M. Pierre Laurent. - Vous avez évoqué le nombre très important de morts et l'état de la couverture sanitaire aux États-Unis. Le problème vient-il du manque de moyens hospitaliers, comme en France, ou des conditions d'accès aux soins ?

Trente millions d'Américains se sont inscrits au chômage. Quel est le régime d'indemnisation ?

M. Poniatowski a évoqué les manifestations anti-confinement, qui ont été médiatisées en France. Quelle est leur ampleur réelle ? Qui les organise ? Les images ne reflètent quelquefois pas correctement la réalité...

L'escalade des propos du président Trump contre l'OMS s'accentue. Outre la dimension électorale, liée à la campagne présidentielle, ne faut-il pas y voir une tendance plus profonde ? Ne risque-t-on pas d'assister, si Donald Trump est réélu, à une remise en cause des cadres multilatéraux et du travail de l'ONU ?

Quel est l'état du camp démocrate ? Observe-t-on une dynamique autour de Joe Biden ou une démobilisation des électeurs de Bernie Sanders ?

M. Joël Guerriau. - Les États-Unis ont accéléré leur rythme d'extraction de pétrole et l'Arable saoudite a vendu des actions d'Aramco pour se diversifier. Cette situation va-t-elle compliquer les relations américano-saoudiennes ? Cela peut-il accentuer les tensions dans la résolution des conflits dans cette région ?

Donald Trump est-il suivi dans sa mise en cause du multilatéralisme ? Le recul des États-Unis au sein des organisations internationales, notamment l'OMS, pousse-t-il ces dernières à se tourner vers la Chine pour assurer leur financement ? Est-ce une lame de fond inéluctable ou un revirement est-il possible ? Quelles conséquences pour les Européens ?

Le président américain est connu pour son imprévisibilité et ses décisions jacksoniennes. Par exemple, il a tenu sa promesse électorale en sortant de l'accord nucléaire avec l'Iran, sans se soucier de l'impact de sa décision pour ses alliés européens. Le contexte électoral nous expose-t-il à d'autres promesses populistes qui accentueraient l'instabilité internationale ? Si les États-Unis quittaient le Moyen-Orient, quelles en seraient les conséquences ?

Pouvez-vous nous en dire davantage sur la coopération entre le niveau fédéral et le niveau étatique dans la gestion de la crise sanitaire ? Comment la pandémie peut-elle affecter le processus électoral américain selon ce que chaque État décidera ?

M. Philippe Étienne. - Monsieur Poniatowski, la façon dont le président Trump a géré la crise a été, et est toujours, très commentée. Il met en avant le fait d'avoir interdit l'accès au territoire américain aux vols en provenance de la Chine dès le 30 janvier dernier, alors que l'OMS, à l'époque, n'avait pas recommandé cette mesure. L'administration, par ailleurs, accuse la Chine de n'avoir pas alerté suffisamment tôt sur les risques de ce virus.

Cette crise aura un nécessairement un impact sur le résultat des élections, mais qu'il est impossible de prédire : cela dépendra du rétablissement, ou non, de l'économie et du jugement que porteront les électeurs sur la gestion de la crise, y compris par chaque gouverneur.

Vous le savez, le président est élu par un collège électoral. En 2016, Donald Trump, l'a emporté grâce à sa victoire dans certains États pivots. En novembre prochain, la situation pourrait donner aussi un rôle clef à certains Etats (on évoque de nouveau des Etats tel que la Floride, le Michigan et la Pennsylvanie), d'où l'importance du jugement que porteront, par exemple, les électeurs sur les actions du gouverneur républicain de Floride ou de la gouverneure démocrate du Michigan.

Il est exact que les médias et l'establishment ont sous-estimé le candidat Trump en 2016. Le noyau électoral de M. Trump n'est pas altéré par cette crise, si l'on en croit les sondages. Le problème du président comme des démocrates est de rallier assez d'indépendants, pour l'emporter dans les États pivots : c'est là que peut se jouer de nouveau, à la marge, le sort de l'élection.

M. Trump a annoncé hier qu'il reprenait ses déplacements, et il se rendra en Arizona puis dans l'Ohio les semaines prochaines. Jusqu'ici, des points de presse quotidiens, pour controversés qu'ils aient pu être, lui ont permis d'occuper l'espace médiatique, alors que son opposant, M. Biden, perdait en visibilité. Ces derniers jours, D. Trump a espacé quelque peu ses sorties médiatiques. Il cherche à présent à occuper le terrain de la réouverture de l'économie.

Avec l'Iran, la stratégie américaine reste d'exercer une pression maximale, y compris en vue de l'échéance de l'embargo sur les livraisons d'armes, à l'automne prochain. Les Américains ont proposé une aide bilatérale (refusée) à l'Iran pour le covid 19, mais leur stratégie n'a pas changé. Peuvent-ils quitter l'Irak ? La crise a des effets sur les missions d'entraînement de l'armée irakienne par la coalition inernationale, mais la lutte contre toute réactivation de Daech reste d'actualité, pour eux comme pour nous.

Quel sera l'effet de la crise sur le fédéralisme ? Le débat sur le sujet est consubstantiel aux États-Unis depuis leur origine. On observe à présent que des groupes d'États, de la côte Pacifique, des environs de New York ou du Midwest, se constituent pour coordonner leur approvisionnement en matériel médical ou pour s'accorder sur les conditions du déconfinement. Un tel phénomène a déjà eu lieu, avant cette crise, au sujet de la régulation de l'Internet ou des mesures environnementales et climatiques, en particulier autour de la Californie. À cet égard, la crise peut accélérer une tendance déjà en cours.

Débouchera-t-elle sur un monde bipolaire, ou même zéro-polaire ? Quelle sera la place de l'Europe, de la France ? Les initiatives prises par le Président de la République et par l'Europe, notamment sur l'accès aux diagnostics, aux futurs traitements et aux vaccins que nous espérons, et sur le renforcement des systèmes de santé dans les pays les plus vulnérables, illustrent la manière dont notre continent promeut une réponse multilatérale efficace. Aurons-nous un soutien suffisant ? Nous nous efforçons de convaincre nos alliés.

Quel sera l'effet de l'élection sur les relations entre Israël et la Palestine ? D'abord, si le gouvernement de coalition est bien constitué en Israël entre MM. Netanyahou et Gantz, son programme prévoit une annexion partielle de la Cisjordanie de la vallée du Jourdain, qui pourrait avoir lieu avant le 3 novembre et aurait de lourdes conséquences. Les positions d'une administration démocrate seraient-elles différentes ? Le parti démocrate en a beaucoup débattu. Sur la localisation de l'ambassade américaine, il serait difficile de revenir en arrière, comme l'a récemment confirmé Joe Biden. Mais les paramètres de la position américaine seraient sans doute différents.

La revue des forces américaines déployées dans le monde n'est pas achevée, et le soutien américain à l'opération Barkhane demeure, pour l'instant. Sur ce thème, il n'y a pas forcément de divergence entre démocrates et républicains. Au Congrès, en tous cas, nous bénéficions d'un soutien bipartisan en faveur du maintien de l'effort dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Le plan de soutien annoncé par notre Gouvernement en faveur des communautés scolaires à l'étranger est important, tout comme le renforcement des bourses. Nous suivons les difficultés de nos établissements, qui se remettront plus ou moins difficilement de la crise. La question des visas est sensible. Si la France a prolongé la validité de tous les titres de séjour en cours de validité, les États-Unis ont pris des dispositions permettant une telle prolongation, mais au cas par cas, qu'il s'agisse des visas ou des ESTA (Electronic System for Travel Authorization). Nous dialoguons avec l'administration américaine et intervenons dans les cas les plus délicats.

Les ingérences de certains pays, que nous connaissons bien, dans les campagnes électorales de nos démocraties se poursuivront certainement. Les dispositifs mis en place sur certains réseaux sociaux font apparaître l'importance, désormais, de la bataille des narratifs : sur le coronavirus, sur les mérites des différents systèmes... Cette bataille se livre aussi bien dans nos pays qu'en Afrique, en Amérique latine ou en Asie. Les États-Unis et l'Europe ont un intérêt commun à montrer l'efficacité et les avantages d'un traitement démocratique de la crise.

La baisse spectaculaire des prix du pétrole joue un rôle politique important dans les États où l'on exploite les gaz de schiste, comme la Pennsylvanie ou le Texas. Le président Trump ne s'y est pas trompé et s'est impliqué personnellement pour trouver un accord entre l'Arabie saoudite et la Russie, au sein de l'OPEP +, d'autant plus qu'il a manifesté sa fierté de voir les États-Unis redevenir un exportateur net d'hydrocarbures.

La coopération entre les politiques et les institutions de recherche dans le monde est cruciale. La France s'est clairement engagée, au cours de la visioconférence tenue il y a peu à Genève, pour accélérer la coopération internationale dans la conception et la production de diagnostics, de traitements et de vaccins, et faciliter leur accès aux pays qui en auront besoin, notamment en Afrique. La course engagée pour la recherche du vaccin est en effet intense.

La taxation du numérique fait toujours l'objet de négociations au sein de l'OCDE. Les difficultés économiques actuelles ne tendront certes pas à réduire l'importance de cette question, puisque les États seront tous, après la crise, à la recherche de ressources à la fois justes et supplémentaires. L'économie numérique traverse cette crise de manière différenciée : certains acteurs peuvent développer leurs activités ; d'autres, comme ceux qui sont axés sur le partage de ressources dans le domaine du tourisme ou des déplacements, sont davantage impactés.

Le contentieux entre Airbus et Boeing reste pendant. Les droits supplémentaires sur le vin, entre autres produits européens, ont bien été appliqués. L'Europe se réserve d'instaurer à son tour des tarifs à l'issue du panel Boeing de l'OMC. La crise actuelle, qui affecte toute la chaîne aéronautique, mais aussi les producteurs frappés par ces droits, est une raison supplémentaire pour l'Europe d'insister auprès des États-Unis pour que ce contentieux soit réglé au plus vite.

La France plaide toujours pour une gestion multilatérale, y compris au sein des institutions qui sont chargées de la santé, et en particulier en ce qui concerne l'aide à l'Afrique, qui subira un impact économique majeur. Pour faire face à ce défi, nous avons engagé une concertation avec les États-Unis. Il faudra tirer les leçons de la crise sur le fonctionnement de nos institutions multilatérales, y compris l'OMS, mais la priorité actuelle est une coopération internationale efficace contre la pandémie, qui est un défi global.

Joe Biden saura-t-il rassembler autour de lui l'électorat de Bernie Sanders ? La question est en effet importante. Il a bénéficié d'un ralliement accéléré de tous les autres candidats à l'investiture démocrate, par rapport à ce qui s'était passé il y a quatre ans. Son handicap réside dans un accès plus difficile aux médias et à l'attention de la population par rapport à M. Trump et même aux gouverneurs. Pour mobiliser, il lui faut ne pas apparaître comme le candidat du statu quo ante, afin de toucher l'électorat populaire qui s'était tourné vers M. Trump ; il lui faudra rassembler les électeurs qui avaient fait défaut à Mme Clinton en 2016, notamment dans les États industriels du Midwest, ainsi que les minorités ethniques, qu'il lui faudra inciter à aller voter. Les démocrates de la minorité hispanique s'était largement ralliés à Bernie Sanders, tout comme les jeunes, dont le taux de participation est traditionnellement plus faible. Si Joe Biden a fait plusieurs gestes, sur le coût des études universitaires ou l'assurance-santé, sujet majeur de la campagne, on ne sait pas encore dire s'il récupèrera à son profit l'enthousiasme qu'avait soulevé Bernie Sanders auprès de certains jeunes électeurs.

Le nombre de morts, certes impressionnant mais qu'il faut rapporter à la population, est-il dû à l'insuffisance des moyens médicaux ou à la difficulté d'y accéder ? On a observé à New York, comme en Europe, des hôpitaux saturés et des carences en matériel de protection. Pour autant, les principaux handicaps des populations les plus vulnérables ont été aussi des facteurs de comorbidité, ou l'exposition au virus de par les métiers exercés.

Les avantages offerts aux quelque 30 millions de nouveaux inscrits au chômage dépendent des États, mais les mesures sociales prises par le Congrès comportent un renforcement et une extension de l'assurance-chômage. Faudra-t-il envisager un renforcement permanent du filet de sécurité sociale aux Etats-Unis ? Ce sera l'un des sujets de la campagne.

Les manifestations contre le confinement étaient liées à une frange plutôt extrême. Sans être massives, elles étaient coordonnées sur les réseaux sociaux et visaient certains gouverneurs démocrates.

La mesure prise contre l'OMS s'explique par les critiques récentes dont elle a fait l'objet aux Etats-Unis dans le contexte Covid 19, mais c'est aussi la continuation d'une tendance de méfiance vis-à-vis du multilatéralisme. Comme en Europe, la pandémie suscite des débats sur le rapatriement des chaînes de production, notamment de médicaments. Les États-Unis soulignent en tous cas que le financement de l'OMS suspendu ne représente qu'une faible part de leur soutien multilatéral, ou bilatéral, à la santé dans le monde : ils dépensent énormément pour la santé globale. Et leur contribution à l'OMS était plus de dix fois supérieure à celle de la Chine. Ils ne se désengageront donc pas du financement international de la santé, mais indiquent qu'ils pourraient passer par d'autres canaux que l'OMS.

Vis-à-vis de l'Arabie saoudite, on percevait déjà une attitude critique au Congrès, y compris chez les élus républicains, lors de l'affaire Khashoggi. L'aggravation de la crise pétrolière a entraîné d'autres réactions des États américains producteurs d'hydrocarbures. Au niveau de l'administration présidentielle, toutefois, on reste attaché à la relation avec ce pays, dans lequel M. Trump s'était rendu immédiatement après son élection. L'Arabie saoudite a déclaré une trêve unilatérale au Yémen, ce qui est un point positivement ressenti. Dans d'autres régions, on voit que les crises ne s'arrêtent pas. D'où le soutien apporté par la France à l'appel du Secrétaire général des Nations unies à un cessez-le-feu général, dont nous souhaiterions qu'il aboutisse à une coopération entre ses 5 membres permanent et à une résolution du Conseil de sécurité.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - La crise sanitaire actuelle confirme voire amplifie les tendances à l'oeuvre depuis le début du mandat de Donald Trump en matière de politique étrangère : le refus de la coopération multilatérale, un désintérêt évident pour l'Europe et une méfiance envers les organisations supranationales, comme le démontre la suspension de la contribution américaine à l'OMS. Pensez-vous que cette crise, au-delà de l'attitude du président Trump, puisse exacerber les réflexes isolationnistes de la population américaine ?

Vous nous avez invités à ne pas surestimer l'importance du retrait américain de l'OMS. Je suis d'accord avec vous : Jean-Pierre Vial et moi-même venons d'auditionner le directeur de l'ONG Acted, qui nous a confirmé que les Américains restaient de gros bailleurs de fonds et des donneurs d'ordre importants dans le domaine de la santé. Cela étant, nous constatons que les fondations privées, comme la fondation Bill et Melinda Gates, sont désormais en première ligne. Si certaines de ces fondations ont bien un but philanthropique, ce n'est pas vrai de toutes : ne doit-on pas s'inquiéter de l'émergence de ces acteurs privés ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je souhaiterais vous entendre sur la résilience de la communauté française aux États-Unis et l'impact de la crise sur celle-ci. Vous avez déclaré avoir identifié et aidé certaines personnes à rentrer en France. Reste-t-il des Français bloqués aux États-Unis ou, à l'inverse, des compatriotes bloqués en France ?

Pourriez-vous dresser un état de lieux du réseau culturel français aux États-Unis, notamment celui des alliances françaises ? Nous avons lancé une pétition pour les aider, mais cette cause n'a pas trouvé d'écho dans le dispositif de soutien aux Français de l'étranger annoncé par le Gouvernement ce matin.

Bercy réfléchit actuellement à la meilleure manière d'accompagner les entrepreneurs français installés aux États-Unis dans cette crise. Les conseillers du commerce extérieur de la France et les chambres de commerce franco-américaines jouent également un rôle en la matière. Même s'il est compliqué pour une ambassade et des consulats d'avoir une vue globale, je vous sais personnellement impliqué dans différents réseaux : disposeriez-vous de premiers retours de terrain de la part de ces entrepreneurs ?

Enfin, il semblerait que les sites des consulats n'aient pas tous correctement relayé l'information envoyée par l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) sur les bourses exceptionnelles dont pourront bénéficier les familles françaises. Il faudrait s'assurer que nos ressortissants en aient rapidement connaissance.

M. Ronan Le Gleut. - Dans une interview donnée en 2018, Donald Trump, citant le Monténégro, remettait en cause l'automaticité des dispositions de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Ce changement de discours avait suscité l'effroi dans un certain nombre de pays d'Europe centrale et orientale. Deux ans plus tard, diriez-vous que cette interview marquait un changement de doctrine ? Un président démocrate reviendrait-il au discours précédent, ou ce changement de discours correspond-il à une lame de fond et à une inflexion de la stratégie américaine ?

M. Robert del Picchia. - Je tiens à saluer le dispositif de soutien aux Français de l'étranger annoncé par Jean-Yves Le Drian ce matin. Ce plan de 240 millions d'euros -100 millions d'euros pour aider le réseau de l'AEFE, 50 millions d'euros pour les bourses - nous réconforte. Cela étant, nous serons attentifs à la revoyure prévue au mois de juin.

Je m'interroge sur la stratégie américaine à l'égard de l'Iran, qui fait figure d'adversaire privilégié des États-Unis. Toutes les occasions sont bonnes pour attiser les tensions, ce qui donne l'impression que le président Trump cherche l'escalade. Pour avoir longtemps couvert l'OPEP dans ma vie de journaliste, je me demande si ces menaces ne traduisent pas plutôt une manoeuvre pour faire monter le prix du pétrole. Ne sont-elles pas la manifestation d'une stratégie plus économique que militaire ?

M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez déjà répondu aux questions que je souhaitais vous poser. Il me reste donc le plaisir de vous saluer. Merci pour votre exposé clair, simple et précis.

M. Olivier Cadic. - À titre personnel, je tiens à vous remercier pour votre action en faveur des Français de l'étranger et pour votre écoute. Vous êtes ainsi intervenu avec succès pour proposer une alternative au trajet des vols rapatriant nos compatriotes de la côte Est, sans passer par New York. Vous avez également pris en compte les demandes que je vous avais transmises, en particulier pour faciliter les ruptures de bail des étudiants français.

Je vous ai également fait part du cas d'une société installée aux États-Unis depuis vingt ans, qui rencontre des difficultés économiques. Pourriez-vous faire un bilan de la situation des entrepreneurs français aux États-Unis ? Quelles répercussions la crise pourrait-elle avoir sur nos échanges commerciaux ?

Vous nous avez expliqué que la mise en cause de la responsabilité de la Chine dans cette crise serait certainement exploitée dans le cadre de l'élection présidentielle américaine. Croyez-vous que ces accusations puissent ouvrir la voie à une escalade et conduire à des mesures proches de celles qui ont été prises à l'encontre de l'Iran ?

M. Philippe Étienne. - Madame Perol-Dumont, en parlant de « réflexes isolationnistes », vous sous-entendez à juste titre qu'il ne faut pas restreindre l'analyse au retrait partiel américain de l'OMS. Il faut en effet chercher à comprendre ce qui anime en profondeur la population américaine. Il est difficile de dire si la crise actuelle exacerbera cette tendance à l'isolement. De mon point de vue, elle peut jouer dans les deux sens. Quel que soit le résultat de l'élection présidentielle, la compétition avec la Chine modèlera largement la politique étrangère des États-Unis. S'il existe un consensus au sujet de la Chine entre démocrates et républicains, il y a des divergences sur les réponses à y apporter: désengagement ou, au contraire, réengagement dans un système international largement délaissé aujourd'hui.

Quoi qu'il en soit, la propension qu'ont les présidents américains - démocrates comme républicains - ces dernières années à inviter l'Europe à prendre davantage de responsabilités risque de perdurer. Je suis d'ailleurs persuadé que l'Europe est capable de relever le défi : c'est tout le sens de la politique de la France, notamment depuis le discours de la Sorbonne du Président de la République. Je crois que cette position américaine est compatible avec le maintien de l'alliance transatlantique - c'est peut-être même la condition d'une alliance renouvelée.

Je vous remercie de m'avoir rapporté les propos des dirigeants d'Acted : en effet, les États-Unis ne se désengagent pas financièrement du secteur de la santé. S'agissant du rôle des fondations privées, je rappellerai que l'initiative prise par la France et l'Union européenne, avec l'OMS, et d'autres institutions de lancer un plan d'action international pour favoriser l'accès aux diagnostics, aux futurs traitements et aux futurs vaccins a pour objectif de réunir tout le monde : il faut donc que les acteurs privés, les fondations en particulier, s'impliquent. Là où je vous rejoins, c'est qu'il ne faut pas que la coopération internationale soit laissée aux seuls acteurs privés. Il existe des fondations incontournables - je pense bien sûr à la fondation Bill et Melinda Gates - qui ont très tôt alerté sur les enjeux de la vaccination et de la recherche face à la pandémie, mais il faut bien sûr que les États et les institutions internationales soient pleinement mobilisés.

Madame Conway-Mouret, nous suivons au cas par cas la situation des quelques dizaines de Français bloqués au États-Unis, mais nous ne pouvons pas suivre en effet, en détail, la situation de chaque Français résidant aux Etats-Unis. Cela étant, nous nous efforçons de répondre aux nombreux ressortissants qui nous sollicitent, notamment via les conseillers consulaires, les consulats et les consuls honoraires. Vous avez cité les entrepreneurs : nous avons connaissance de sociétés en difficulté et essayons de les accompagner autant que possible, pour les aider à bénéficier des dispositifs d'aide américains auxquels elles ont droit. Nous sommes mobilisés à cet égard avec les chambres de commerce et les CCEF pour assurer le suivi des entrepreneurs français dans ce pays.

Monsieur Le Gleut, le principal reproche du président Trump vis-à-vis de l'OTAN est, me semble-t-il, que les États-Unis paient à son avis beaucoup trop pour la défense de pays qui ne dépensent pas assez dans ce domaine. Depuis, les Européens ont consenti des efforts financiers, qu'ils ont fait valoir - même si l'on doit aller plus loin. L'Europe doit en effet mieux s'organiser en matière de défense et de sécurité : le Président de la République a évoqué le développement d'un pilier européen dans l'Alliance atlantique. Cette attente vis-à-vis des Européens traduit, sans doute, une orientation profonde de l'opinion américaine.

Monsieur del Picchia, vous appelez à vérifier que le dispositif annoncé ce matin pour soutenir les communautés scolaires à l'étranger est bien suffisant. C'est ce que nous ferons nous aussi sur le terrain, à travers notamment les commissions des bourses scolaires, et nous répercuterons les difficultés que les familles françaises pourraient rencontrer.

S'agissant de la stratégie des États-Unis vis-à-vis de l'Iran, il est exact que le prix du pétrole est une vraie préoccupation du président américain. Cela étant, ce n'est pas la première fois que Donald Trump met clairement les Iraniens en garde contre toute provocation et la mise en jeu de toute vie américaine.

Je vous remercie du fond du coeur, monsieur Bockel, pour vos propos.

Monsieur Cadic, je suis heureux d'avoir pu répondre à certaines de vos questions. Nous avons pris contact avec l'entreprise dont vous m'avez parlé. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour l'aider, comme nous le faisons pour tous nos opérateurs économiques.

Au-delà de la crise du Covid-19, les motifs de tension entre la Chine et les États-Unis sont nombreux, avec des sujets comme Hong-Kong, Taïwan ou la mer de Chine du Sud. Pour autant, le président Trump s'est déclaré attaché au premier accord commercial conclu entre les deux pays juste avant le début de la crise sanitaire. Quel que soit le résultat de l'élection présidentielle américaine, il existera des sujets de divergence entre les deux pays, mais il reste aussi un intérêt commun, qui est la reprise de l'économie mondiale.

M. Christian Cambon, président. - Une dernière question, peut-être plus anecdotique : en tant que témoin privilégié de leurs échanges, comment qualifieriez-vous les relations personnelles entre le président Trump et le président Macron ? Ont-elles été assombries par les quelques nuages passagers dont nous avons eu connaissance ?

M. Philippe Étienne. - Cette question est loin d'être anecdotique. Les contacts téléphoniques entre les deux présidents sont toujours aussi réguliers, encore davantage dans cette période de crise, car l'actualité l'exige. Les échanges sont cordiaux, directs et de qualité, ce qui n'exclut pas les divergences évidemment, sur l'OMS par exemple.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'Ambassadeur, merci pour vos réponses très complètes. Je vous remercie également de votre action en direction des Français et des entreprises établis aux États-Unis, pays dont nous allons suivre l'actualité avec beaucoup d'attention, tant il est un allié et un partenaire essentiel.

Contrôle de la mise en application des lois (année parlementaire 2018-2019) - Communication

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues. Au titre de notre mission de contrôle, il nous revient de tirer le bilan de l'application des lois entrant dans le champ de compétence de notre commission lors de la session précédente, c'est-à-dire la session 2018 2019. Les contributions de l'ensemble des commissions seront ensuite compilées et une discussion s'ouvrira entre le Gouvernement, en la personne du ministre chargé des relations avec le Parlement, le Président du Sénat et les Présidents de commission.

La session 2018-2019 n'a vu la promulgation d'aucune loi dans les secteurs de compétence de notre commission. Ce n'est pas tout à fait vrai, puisque comme vous le savez, l'essentiel de l'activité législative de la commission consiste en l'examen de projets de loi autorisant la ratification ou l'approbation de traités ou accords internationaux, mais ceux-ci ne sont pas pris en compte dans le contrôle de la mise en application des lois puisqu'ils n'ont pas besoin de mesures d'application règlementaires. Au cours de la session 2018-2029, le Sénat a adopté 19 accords internationaux.

Par ailleurs, la commission s'est saisie pour avis d'une proposition de loi devenue la loi n° 2019-810 du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l'exploitation des réseaux radioélectriques mobiles ainsi que de deux propositions de résolutions européennes en application respectivement des articles 73 quater et 73 quinquies du Règlement du Sénat. La première relative à l'extraterritorialité des sanctions américaines est devenue résolution du Sénat le 12 novembre 2018 tandis que la seconde sur l'appui de l'Union européenne à la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak a été adoptée par le Sénat le 22 janvier 2019.

La commission a également poursuivi sa mission de contrôle en publiant 7 rapports d'information - chiffre identique à celui de la session précédente - qui ont porté sur les sujets suivants : l'Agence française de développement, la cyberattaque contre « Ariane », la Colombie, la défense européenne, la Turquie, l'innovation de défense et la Jordanie.

S'agissant du suivi de l'application des lois stricto sensu, au 31 mars 2020, notre commission suivait l'application de 3 lois adoptées au cours des sessions précédentes et partiellement applicable avec des taux d'application élevés ; 92 %, pour la loi n°2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense et 83 % pour les deux autres lois, à savoir la loi n°2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l'action extérieure de l'État ainsi que la loi n°2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense.

Les mesures règlementaires publiées entre le 1er octobre 2018 et le 31 mars 2020 ont porté exclusivement sur la loi sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025, adoptée en juillet 2018. On compte ainsi 14 décrets en Conseil d'État, un décret simple ainsi que deux arrêtés. Il ne reste donc plus que deux arrêtés attendus sur ce texte, qui ont tous deux pour objet de préciser les moyens techniques d'immobilisation des moyens de transport selon qu'ils sont à l'usage des militaires déployés sur le territoire ou des militaires chargés de la protection des installations militaires.

Parmi les mesures non règlementaires publiées pendant la période considérée, on enregistre 8 ordonnances qui ont fait l'objet de 4 projets de loi autorisant leur ratification, déposés pour moitié au Sénat et pour moitié à l'Assemblée nationale. La commission se réjouit que toutes les ordonnances attendues sur la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense aient désormais été prises.

Pour mémoire, je vous rappelle que dans le domaine des affaires étrangères, la commission suit toujours l'application de la loi n°2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l'action extérieure. Un décret est toujours attendu sur ce texte. Il est relatif aux conditions de ressources et aux modalités d'application du versement de l'allocation au conjoint ou au partenaire lié par un pacte civil de solidarité de l'agent civil de l'État en service à l'étranger. Interrogé l'an dernier sur les motifs de ce retard par les services de la commission, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères avait indiqué qu'il poursuivait sa réflexion sur la réforme du supplément familial. Nous en sommes toujours au même point et c'est regrettable car cela retarde la bonne mise en oeuvre de ce dispositif.

Enfin, pendant la période considérée, la commission a reçu trois rapports attendus sur la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense. Elle a ainsi reçu respectivement le 16 mai et le 16 septembre 2019 les deux bilans de l'exécution de la programmation militaire qui doivent lui être transmis avant le 15 avril et avant le 15 septembre en application de l'article 10 de la loi de 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025. La commission se félicite surtout d'avoir reçu, le 25 juin 2019, le bilan annuel opérationnel et financier relatif aux opérations extérieures et missions intérieures en cours, en l'application de l'article 4 de la loi de programmation militaire de 2018, même si elle a dû le réclamer auprès du ministère des armées car au cours des années précédentes ces informations lui faisaient cruellement défaut.

Pendant la période considérée, la commission a également reçu, avec beaucoup de retard et là aussi, après en avoir fait la demande auprès du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, le rapport bisannuel , attendu en 2018 , sur la mise en oeuvre de la stratégie française d'aide au développement portant sur la période 2016-2017, en application de l'article 15 de la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.

Pour votre complète information, le thème transversal du bilan d'application des lois retenu est l'expérimentation. C'est l'occasion pour moi de vous livrer les informations transmises par les services du ministère des armées sur les résultats des expérimentations prévues à l'article 31 de la loi de programmation militaire 2019-2025.

Concernant le recrutement à titre expérimental de techniciens supérieurs d'études et de fabrications du ministère de la défense de 3e classe (TSEF 3) prévu au I de l'article 31, dans certaines régions ciblées, au terme d'épreuves simplifiées (pas d'épreuve écrite d'admissibilité, dépôt d'un dossier comprenant notamment un CV et une lettre de motivations, suivi d'un oral unique d'admission à l'issue de l'analyse des dossiers), 36 postes ont été ouverts dès février 2019 dans les spécialités informatiques et télécommunications en Ile-de-France et dans les Hauts-de-France (Oise). Ce recrutement expérimental a permis de recevoir en moyenne près de 2 inscrits par poste ouvert (71 inscrits validés au total), alors que le ratio habituel pour le concours classique est inférieur à 0,8 inscrit par poste dans ces deux spécialités. A l'issue de l'admissibilité, 60 candidats ont été retenus pour passer l'oral d'admission.

Concernant la facilitation du recrutement de contractuels prévu au II de l'article 31, cette démarche permet au ministère des armées de recruter des agents de niveau II pour une période de trois ans, alors qu'il n'est normalement possible de ne les recruter que pour une période d'un an renouvelable une fois. Depuis le 1er janvier 2019, le nombre de ces recrutements s'élève à 21, essentiellement dans les familles professionnelles « génie civil » (10 recrutements) et « systèmes d'information et de communication » (5 recrutements). Les familles professionnelles « renseignement », « santé et sécurité au travail » et « rémunération » ne représentent chacune que 2 recrutements.

Les résultats des expérimentations conduites en 2019 apparaissent globalement satisfaisants et les expérimentations se poursuivent en 2020, avec une montée en puissance.

En conclusion, mes chers collègues, pour notre commission, on peut considérer que l'application des lois que nous suivons est globalement satisfaisante sur le plan purement réglementaire.

Nous le savons bien, l'enjeu ce ne sont ni les décrets, ni les arrêtés, c'est bien évidemment le respect de la trajectoire financière de la loi de programmation militaire, pour laquelle nous nourrissons les plus vives inquiétudes.

La téléconférence est close à 17 h 40.