Jeudi 12 novembre 2020

- Présidence de M. Mathieu Darnaud -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de MM. Yannick Blanc, président, et François de Jouvenel, délégué général, de Futuribles sur l'utilité et les méthodes de la prospective

M. Mathieu Darnaud, président. - Bienvenue à tous pour cette première véritable réunion de la délégation à la prospective. Lors de nos premiers échanges et encore la semaine dernière pendant la réunion de notre bureau, nous avons fait le point sur les travaux en cours et les travaux nouveaux qui pourraient être engagés dans les prochaines semaines. Plusieurs d'entre nous ont souhaité en savoir plus sur ce qu'est la prospective, son utilité et ses méthodes. Je pense en particulier à nos collègues Julien Bargeton, Véronique Guillotin ou Céline Boulay-Espéronnier qui posaient les questions suivantes : que signifie la prospective dans un monde de plus en plus incertain ? Quelle peut être son utilité dans un monde aussi fragile ? Comment permet-elle de construire une vision de long terme alors que tout va de plus en plus vite ?

Pour être éclairés sur ce qu'est la prospective, nous avons choisi d'entendre ce matin non seulement des experts mais des praticiens de la prospective, en faisant appel à Yannick Blanc et François de Jouvenel, respectivement président et délégué général de Futuribles, organisme pionnier dans les études de prospective en France.

C'est en effet dès les années 1960 que Futuribles a commencé à proposer une réflexion sur le futur, sur les grandes tendances d'avenir, aussi bien économiques que sociales ou technologiques, en lien avec de nombreux experts internationaux. Je précise que le Sénat accompagne depuis plusieurs années cette démarche en étant membre du conseil d'administration de Futuribles.

Quelques mots pour présenter nos deux invités que je remercie d'être là ce matin : Yannick Blanc est le président de Futuribles. Auparavant vous avez eu une carrière de haut fonctionnaire, notamment comme préfet du Vaucluse et du Val-d'Oise. Vous avez également présidé l'Agence du service civique. Vous êtes très actif dans le milieu associatif et avez depuis longtemps une activité de recherche en matière de prospective. Vous nous présenterez ce qu'est pour vous la prospective et quelle est, selon vous, son utilité dans l'action publique.

François de Jouvenel, vous animez l'équipe d'experts de Futuribles, en lien avec ses nombreux partenaires. Vous avez une pratique quotidienne de la démarche prospective et agissez dans de très nombreux domaines. Vous pourrez donc nous montrer par des exemples précis comment on peut éclairer l'avenir en élaborant des scénarios, en définissant des trajectoires, en identifiant des facteurs de risques et de progrès, au travers notamment de la question de la crise sanitaire que nous traversons aujourd'hui.

M. Yannick Blanc, président de Futuribles. - Nous sommes très honorés de votre invitation, destinée à présenter ce qu'est la prospective. Elle se définit d'abord par ce qu'elle n'est pas. Elle n'est pas de la prévision, elle ne consiste pas à dire ce que sera l'avenir, ni à prescrire ce que sera l'avenir. Les généraux, les hommes politiques, les chefs d'entreprises savent bien d'ailleurs que rien ne se passe jamais comme prévu. La prospective est faite pour armer les décideurs à se mouvoir dans l'imprévu avec le maximum de préparation, de vigilance et d'attention. Au fond, la prospective analyse le présent du point de vue du futur. Elle consiste à exploiter des données et connaissances dont nous disposons sur l'état de la société et sur l'environnement dans lequel nous évoluons, à travailler à partir de ces données en les analysant de la manière la plus rigoureuse possible afin de faire ressortir les grandes tendances qui sont déjà à l'oeuvre, et à imaginer ensuite nos possibilités d'action dans les espaces de liberté, les marges de manoeuvre qui existent. Cette distinction entre ce qui se transforme déjà et ce qui reste à transformer est au coeur de l'analyse prospective.

La prospective n'est pas une discipline : il n'y a pas dans le monde universitaire ou celui de la recherche de département ou d'académie de prospective. L'un des fondateurs de la prospective, Gaston Berger, la définissait comme une attitude consistant à mobiliser des connaissances issues de différentes disciplines pour se mettre au service de la décision et de l'action. En prospective, on classe les données, globalement, en trois catégories : les tendances lourdes, les tendances émergentes et les signaux faibles ou faits porteurs d'avenir. La façon dont on analyse ces différentes catégories de données n'est pas la même. Le propre des tendances lourdes, qui sont théoriquement celles qui produisent les effets les plus prévisibles, est de produire des transformations profondes mais lentes, et par conséquent souvent invisibles. Les évolutions de la démographie relèvent des tendances lourdes. Elles échappent pour l'essentiel à la décision collective. Ces tendances sont analysées grâce aux données statistiques et on peut, avec un assez fort degré de certitude, imaginer ce que sera l'évolution démographique dans un futur prévisible. Le vieillissement de la population que nous connaissons a donné lieu à d'innombrables réflexions et d'innombrables travaux, y compris ceux du Sénat qui a élaboré des rapports sur le vieillissement de la population, sur ses conséquences pour les départements, sur les questions de la dépendance, du grand âge, etc.

Mais pendant qu'on se focalisait sur la croissance de la classe d'âge des personnes les plus âgées, on passait à côté d'une autre transformation provoquée par l'allongement de la durée de la vie, qui est l'allongement des cycles de vie. La jeunesse qui, il y a un demi-siècle, durait environ 3 ou 4 ans, dure aujourd'hui 15 ans puisque 30 ans est désormais en moyenne l'âge du premier enfant et de la stabilisation dans l'emploi. Alors que les analyses de la société se basaient très largement sur la classification entre actifs et inactifs, on n'a pas bien vu l'émergence, entre le coeur de l'âge adulte et de la vie qu'on appelait « vie active », et le grand âge auquel on s'est beaucoup intéressé, d'une classe d'âge qui dure 15 à 25 ans et que l'on peut qualifier de « séniorité active ». On est de moins en moins employable sur le marché du travail, mais encore très actif avant de devenir une personne très âgée. Ces transformations impactent profondément la vie sociale et n'ont pas nécessairement fait l'objet de toute l'attention requise.

À l'opposé des tendances lourdes se situent les tendances émergentes, les nouveautés, qui font évidemment l'objet d'une vigilance toute particulière. Mais l'apport principal de la prospective se situe entre les deux, lorsqu'elle s'intéresse aux signaux faibles. Il convient de détecter des faits qui peuvent être marginaux dans nos sociétés ou qui arrivent à bas bruit et qui peuvent être des faits essentiels pour préparer l'avenir. C'est ce travail de détection des signaux faibles et d'anticipation d'hypothèses que nous avons mené cette année au sein de Futuribles et qui fait l'objet de notre prochain rapport biennal « Vigie » consacré aux grandes ruptures géopolitiques à l'horizon 2040. Dans l'époque que nous vivons aujourd'hui, où les incertitudes se multiplient, où on a le sentiment d'accélération des évènements - qui n'est pas un sentiment si nouveau -, où les représentations du monde, les idéologies, les projets de société sont très peu assurés de l'avenir et où les tendances lourdes ne permettent pas toujours de se préparer aux événements inattendus, imaginer les ruptures possibles et construire des scénarios de rupture à partir des données dont nous disposons n'est pas un travail d'imagination pure, mais un travail d'analyse et probablement une gymnastique intellectuelle particulièrement utile. Il ne s'agit pas de prophéties ou d'anticipations. Le monde n'évoluera pas exactement de la façon dont nous l'avons imaginé. Mais travailler sur des hypothèses de rupture permet de se préparer de la façon la plus efficace possible aux événements inattendus qui, comme la crise sanitaire que nous sommes en train de vivre, bouleversent l'ensemble des aspects de la vie collective.

Il est particulièrement pertinent de la part du Sénat de s'être doté d'une délégation à la prospective. L'utilité et la légitimité du Sénat étant régulièrement mis en cause, le Sénat peut s'ancrer très solidement dans sa tradition politique et institutionnelle, qui est d'être la Chambre des territoires, des collectivités locales, mais il pourrait tout aussi bien se prévaloir des travaux de sa délégation à la prospective pour être également cette chambre du futur qu'un certain nombre de penseurs ont estimé nécessaire en ces temps de crise climatique et de transformation profonde des conditions de la vie, qui appellent à se projeter dans le futur pour pouvoir prendre des décisions.

M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour cette présentation. Retenons que nous pouvons nous saisir, en tant que parlementaires, de la prospective pour apporter une vision au-delà de l'actualité, et éclairer le Parlement grâce à nos travaux.

M. François de Jouvenel, délégué général de Futuribles. - Merci pour votre invitation et pour la participation du Sénat à Futuribles depuis de nombreuses années. L'objectif de mon propos est d'illustrer la démarche de prospective à partir de la crise que nous vivons aujourd'hui, en montrant nos méthodologies.

Comme le disait Michel Godet, l'objectif de la prospective est bien « d'éclairer l'action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ». De fait, quand on s'inscrit dans une réflexion prospective, on ne doit pas nécessairement se placer dans des horizons de temps tellement éloignés du présent qu'ils seraient finalement déconnectés de l'action et notamment déconnectés de l'action publique. C'est pourquoi, au sein de Futuribles, nous avons décidé dès le début de la crise sanitaire, de lancer une réflexion prospective à horizon proche en partant de quatre constats : une situation sanitaire dégradée et très anxiogène ; une situation d'immenses incertitudes, notamment scientifiques puisqu'on ne connaissait pas le nouveau virus et qu'on ne savait pas quels allaient être ses formes de propagation ni ses effets sanitaires ; une situation en évolution rapide ; enfin des décideurs privés et publics soumis à des urgences perpétuelles qui finalement les contraignaient à une prise de décision permanente en situation d'urgence.

Or, si la prospective vise à travailler sur des évolutions à moyen et long terme, comme les évolutions démographiques ou le changement climatique, notre intuition était que la démarche prospective pouvait aussi éclairer l'action publique dans des situations d'urgence et de crise. La réflexion prospective n'oppose pas le futur et le présent. Elle s'appuie sur l'analyse de ce qui se passe aujourd'hui, de ce qui se transforme aujourd'hui pour envisager les évolutions futures mais elle anticipe aussi ce qui pourrait se passer demain pour éclairer les véritables enjeux d'aujourd'hui et donc aider à la prise de décision.

La nécessité d'une démarche prospective nous apparaissait aussi pour éviter deux travers. Le premier consiste à se retrouver englué dans le présent et à prendre des décisions au jour le jour, sans véritablement de vision des grandes directions que l'on souhaite donner à l'action et des effets que l'on en attend. Le deuxième travers, qui nous irritait, reposait sur l'évaporation dans ce qu'on a appelé les réflexions sur « le monde d'après ». On a eu l'impression que, très rapidement, cette crise qui avait tout de même des conséquences immédiates physiques et économiques pour un grand nombre de nos concitoyens et des habitants de la planète, avait engendré un certain nombre de rêveries déconnectées de la réalité. La prospective vise au contraire à créer des ponts entre le passé, le présent et l'avenir, à articuler les échelles de temps et les échelles géographiques pour donner du sens aux évolutions en cours et aider à la prise de décision publique.

Nous avons construit plusieurs scénarios de prospective à 18 mois, horizon extrêmement court dans la réflexion prospective. Nous avons choisi d'établir ces scénarios dès avril 2020, sans attendre d'avoir des certitudes scientifiques. Les incertitudes, loin d'être paralysantes, devaient être apprivoisées par la démarche de réflexion prospective qui vise précisément à aider à la décision en situation d'incertitude, en identifiant les données dont nous avons besoin pour décider.

Nous avons suivi une méthode très classique de prospective. D'abord, on s'est interrogé sur les principaux facteurs de changement et les domaines dans lesquels il pourrait y avoir des transformations majeures dans les 18 mois à venir, qu'ils soient sanitaires, économiques, politiques ou encore géopolitiques. Nous avons identifié 37 variables à différentes échelles, nationale, européenne et mondiale.

Ensuite, pour chacune de ces variables, nous avons appliqué la méthode consistant à dégager les tendances lourdes, c'est-à-dire les évolutions certaines à l'horizon de 18 mois, les phénomènes émergents repérés grâce à des signaux faibles, et enfin identifié les incertitudes. L'objectif de la réflexion prospective étant d'encadrer le champ des possibles, il s'agissait aussi d'éliminer les fausses incertitudes, comme nous devons éliminer les fausses certitudes.

En suivant cette méthode, nous avons pu construire différents jeux de scénarios prospectifs, quatre à l'échelle mondiale, trois à l'échelle européenne et quatre à l'échelle nationale, qui ont été ensuite tenus à jours régulièrement, puisque les évènements en ont rendu certains improbables tandis que d'autres ont été crédibilisés. La prospective est aussi une démarche qui s'adapte en continu. Elle ne prétend pas être une science du futur.

Très vite, nous avons fait le constat que la crise dans laquelle nous entrions n'était pas une crise conjoncturelle mais qu'elle allait durer au moins 18 mois. L'OMS indique désormais que la crise pourrait durer au moins jusqu'en 2022. Il va donc falloir vivre avec le virus. La crise bat toujours son plein et il ne faut pas s'attendre à ce que le nombre de morts s'effondre subitement. Nous avons aussi fait le constat que les situations étaient hétérogènes et volatiles selon les pays et les régions : globalement, l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Amérique latine sont très touchées, tandis que plusieurs pays asiatiques ont bien maîtrisé le virus, mais aussi certains pays européens comme la Grèce. L'épidémie s'accélère autrement en Inde, qui a renoncé à la maîtriser, ce qui crée un réservoir à virus.

Sur le plan sanitaire, nous avons quatre grandes incertitudes à l'échelle mondiale. Première incertitude : va-t-on disposer rapidement de traitements efficaces à bas coût ? Deuxième incertitude : quels sont les effets à long terme de la Covid-19, les séquelles sur la population et la pression sur les systèmes nationaux de santé ? Troisième incertitude : quand aura-t-on accès à un vaccin à grande échelle ? Des annonces ont été faites récemment mais la vaccination à grande échelle n'interviendra vraisemblablement pas en Europe avant l'été 2021. Nous ne savons pas encore si les Français partiront en vacances vaccinés en août 2021. Quatrième incertitude : ce vaccin sera-t-il accessible partout dans le monde ? Une alliance internationale a été mise en place mais les États-Unis ont refusé d'y participer. Certains pays auront la capacité d'acheter le vaccin, d'autres pas.

La crise actuelle est sanitaire mais également économique. Là aussi, on observe des disparités. Certains acteurs économiques résistent très bien voire tirent leur épingle du jeu, comme les grandes entreprises du numérique, mais d'autres secteurs de l'économie sont en grande difficulté, comme le tourisme ou le transport aérien. Nous avons aussi des trajectoires diverses par pays. Certains pays sont assez peu impactés. Ce n'est pas le cas de la France qui a une économie présentielle, qui pâtit des périodes de confinement, et une économie très exposée à l'international, qui pâtit de la crise mondiale, notamment lorsque des grands pays comme la Chine ou encore l'Allemagne suivent une tendance générale consistant à se recentrer sur leur marché intérieur. Ce propos doit cependant être nuancé car la Chine comme l'Allemagne continuent à exporter massivement et le commerce mondial a moins chuté en 2020 que ce qu'anticipait l'OMC.

À l'échelle de la géoéconomie mondiale, nous avons quatre incertitudes. Première incertitude : va-t-on aller vers des crises écosystémiques régionales ? Nous sommes surpris de ne pas avoir vu apparaître jusqu'à présent de crises humanitaires fortes dans certaines zones fragiles. Mais le cumul des effets du dérèglement climatique et du repli des États sur leurs égoïsmes nationaux devrait probablement accentuer l'ampleur et la fréquence des crises dans un certain nombre de régions du monde : Sahel, bassin du Congo, Moyen-Orient, Amérique latine. Deuxième incertitude : va-t-on voir la multiplication de pivots géopolitiques instables avec des États qui profiteraient de la situation d'incertitude et de repli des grandes puissances pour mettre en place des politiques expansionnistes ou des politiques opportunistes d'affirmation de puissance dans leur voisinage proche ? Troisième incertitude : quel sera l'équilibre géopolitique entre la Chine et les États-Unis ? La tension est montée durant l'ère Trump. En même temps, un accord commercial a été signé en janvier 2020 et il existe une volonté de poursuivre et accentuer les relations commerciales et d'ouvrir les marchés financiers chinois. L'élection américaine peut changer la donne. Enfin, une dernière incertitude concerne la situation des États-Unis eux-mêmes : les tensions sociales internes vont-elles s'accentuer ?

Voici donc le contexte : la situation sanitaire n'est pas stabilisée, le monde est sans doute durablement balkanisé, avec des déplacements entravés à moyen terme, une instabilité géopolitique durable s'est installée avec des « polycrises », les États reprennent un poids déterminant sur l'économie, l'économie est fragilisée à court terme mais aussi à long terme, enfin la Chine, stabilisée, affirme son leadership. Son inscription dans le dispositif d'accès mondial aux vaccins anti-Covid manifeste aussi sa volonté de s'insérer dans une nouvelle forme de pilotage multilatéral des affaires du monde.

Ces données étant prises en compte, on peut juger des scénarios que l'on avait construits en avril-mai 2020. Le scénario noir de la multiplication des crises internationales et de l'effondrement mondial est à exclure. Le scénario d'un monde multipolaire et celui d'une structuration du monde autour de l'affrontement entre Chine et États-Unis obligeant l'Europe à choisir son camp, sont tous deux possibles. Mais le scénario du « retour aux affaires » après la crise est aussi vraisemblable.

J'en viens maintenant aux scénarios à l'échelle européenne. La première tendance structurante en Europe est sanitaire : l'Europe est très touchée par la Covid-19. On avait estimé à tort que l'Afrique serait plus touchée. La deuxième vague touche les pays européens de manière plus homogène que la première. La deuxième tendance structurante est l'hétérogénéité des situations économiques des pays européens : l'Italie, l'Espagne, la France ont davantage besoin du plan de relance européen. Les pays moins touchés pourraient être moins enclins à mutualiser les coûts de la crise. On identifie deux incertitudes majeures en Europe. Première incertitude : le plan de relance européen a été adopté en juillet 2020, ce qui constitue une avancée majeure, mais sera-t-il mis en oeuvre ou entravé par des blocages successifs ? En outre, sera-t-il suffisant, alors qu'il n'intégrait pas les effets de la deuxième vague que nous connaissons actuellement ? Deuxième incertitude : va-t-on aller vers une politique sanitaire commune, qui paraît nécessaire dans la mesure où des politiques sanitaires hétérogènes conduisent à ne pas maîtriser l'épidémie ?

Lorsqu'on aborde, enfin, la situation à l'échelle de la France, on identifie cinq tendances structurantes. Tout d'abord, l'épidémie n'est pas sous contrôle, ce qu'on anticipait déjà en juin. Sa gestion repose sur un pilotage fin dépendant de deux paramètres : le degré de contrainte que l'on peut assumer et la durée des mesures. On a suffisamment de données aujourd'hui pour pouvoir réaliser les arbitrages entre confinement fort et court ou restrictions plus légères mais durables. On n'a pas bien développé les stratégies d'éradication du virus à travers la remontée des chaînes de contamination.

Une autre tendance lourde concerne le système de soins qui est sous forte tension et devrait le rester jusqu'à l'arrivée du vaccin. Le problème principal n'est pas le matériel mais le personnel soignant.

La troisième tendance lourde est économique : les mesures prises au printemps comme le chômage partiel ont largement amorti le choc du premier confinement mais vont difficilement empêcher les faillites d'entreprises en 2021. Le choc économique de la crise est donc encore devant nous. En outre, les mesures prises auront sans doute un impact insuffisant pour créer un effet de levier et recréer un élan économique.

Une autre tendance structurante consiste en une baisse des recettes publiques couplée à une hausse des dépenses, provoquant des déficits publics abyssaux, notamment pour la sécurité sociale, sans que l'on aperçoive les voies de sortie.

Enfin, alors que la France connaissait une succession de crises, elle doit désormais faire face à une coexistence de cinq crises concomitantes : sanitaire, économique, sociale, politique et sécuritaire.

La situation française est aussi marquée par cinq incertitudes majeures. Une première incertitude concerne l'évolution de la crise sanitaire mais aussi les effets psychologiques de cette crise qui dure. La deuxième incertitude porte sur les réactions des agents économiques : les entreprises sont attentistes en matière d'investissements et les ménages ont tendance à davantage épargner que consommer. Sortir de cet attentisme est un enjeu majeur pour la croissance économique des années 2021 et 2022. La troisième incertitude porte sur les horizons de sortie de la dette. Enfin, deux autres incertitudes émergent. L'une concerne la dégradation du climat social, même si on s'attendait à un climat social plus dégradé cet automne. Il existe certes des tensions mais surtout une grande morosité sociale. Cela ne signifie pas que des tensions dégénérant en violences ne peuvent pas réapparaître rapidement. L'autre incertitude concerne les réponses des forces publiques. Après les épisodes des gilets jaunes et les débats sur les violences policières, on se demande si la force publique n'est pas empêchée d'intervenir.

C'est dans ce contexte que l'on peut juger les scénarios que nous avions bâtis au printemps pour la France. Le scénario de la dislocation de la société française avec une guérilla permanente n'est pas le plus probable. Le scénario de l'enlisement est aussi à exclure. Nous sommes en fait sur le scénario d'une France sur le fil du rasoir. Mais le scénario d'une grande dépression avec un marasme économique profond, une morosité de l'ensemble des agents économiques et sociaux n'est pas du tout à exclure.

Pour conclure, j'indiquerai que face à l'incertitude forte des évolutions sanitaires, économiques, politiques et sociales, continuer à se préparer à plusieurs scénarios est une nécessité pour les pouvoirs publics. On ne peut pas se contenter d'avoir un scénario en ligne de mire, on doit se préparer à une diversité de situations. Par ailleurs, préparer le long terme peut aider à gérer le court terme. Enfin, au-delà de la Covid-19, d'autres ruptures sont à envisager pour penser le futur. Ainsi, dans le rapport Vigie 2020, Futuribles identifie une cinquantaine de crises qui peuvent intervenir d'ici à 2050 et qui peuvent venir perturber de manière relativement profonde nos économies, nos systèmes sociaux, nos systèmes politiques. Nous avons besoin de nous préparer à ces ruptures, soit d'agir pour prévenir leur apparition lorsqu'elles ne nous apparaissent pas souhaitables, soit à l'inverse de les accompagner si elles sont positives. Certaines ruptures paraissent assez irréversibles, comme celles liées aux changements environnementaux. D'une manière générale, qualifier et cartographier ces ruptures nous permet de nous préparer à l'action.

M. Mathieu Darnaud, président. - Je vous remercie pour cette présentation et ces travaux très éclairants. Je souhaiterais vous interroger sur la carte sanitaire. Pourquoi l'Afrique est-elle moins touchée que prévu par la Covid-19 ? Pourquoi en Europe certains pays comme la Grèce sont également moins touchés ? Par ailleurs, l'une des conséquences de la crise est d'encourager la fermeture de frontières et le repli national. En Europe, une telle tendance freine la coopération économique et monétaire. Y-a-t-il des craintes supplémentaires à avoir lorsqu'on est convaincu de la nécessité de la construction européenne ? Enfin, on observe depuis le début de la crise une aspiration des Français à quitter les pôles urbains et métropolitains, et à venir résider dans des pôles plus ruraux qui étaient jusqu'à présent en déprise démographique. Cette tendance est-elle durable et se prolongera-t-elle après la crise ?

M. Julien Bargeton. - Merci pour cette présentation très éclairante. On a toujours le sentiment de vivre dans une période particulière, c'est le propre de l'humanité. Le travail de prospective est-il affecté par les transitions que nous vivons : la transition démographique et générationnelle, la transition démocratique avec la remise en cause de la démocratie par rapport aux régimes autoritaires, la transition numérique qui refaçonne nos économies, la transition écologique et la transition géopolitique ? Le monde est-il plus incertain, plus chaotique aujourd'hui et cela amène-t-il à changer le travail du prospectiviste ?

M. Bernard Fialaire. - L'analyse de l'évolution de la dette a-t-elle été effectuée ? Dispose-t-on de réflexions prospectives sur les conséquences de l'évolution des dettes publiques et l'apparition d'une dette européenne, présentée comme un atout pour la cohésion de l'Europe mais qui n'est certainement pas un atout pour l'évolution de nos sociétés ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - La prospective ne peut-elle pas déjà commencer par tirer les leçons du passé, ce que l'on ne fait généralement pas ? Par ailleurs, ne peut-on pas s'appuyer pour faire de la prospective sur les écrivains, les poètes ? Les artistes ne semblent pas faire partie de vos sources. Autre constat : on voit que ce qui arrive aux États-Unis parvient en Europe 20 à 30 ans plus tard et nous n'en tenons pas compte. On voit aussi que nous disposons de données et que l'on reste très mauvais sur les projections : le regroupement familial date des années 60, les pyramides des âges sont connues depuis longtemps et on n'en tire pas les conséquences. Certaines choses sont implacables et vont immanquablement se produire. Enfin, avez-vous fait l'analyse de la crise sanitaire à l'aune des régimes politiques ? La Chine a décidé d'un confinement radical tout de suite, les gens ne pouvaient même pas faire leurs courses et c'est l'armée qui livrait les courses en bas des immeubles. De telles mesures privatives de liberté auraient été socialement absolument inacceptables chez nous.

M. Jean-Pierre Sueur. - Vous nous avez dit que le Sénat est toujours remis en cause et doit donc se tourner vers l'avenir. Je me souviens que François Mitterrand disait que, depuis qu'il faisait de la politique, et même avant, on parlait en mal de la politique. La critique du Sénat fait partie du paysage, mais n'est pas forcément conforme à la vérité, car il fait plutôt du bon travail, surtout en ce moment. Concernant la prospective, elle ne vise pas à prédire l'avenir, mais à dégager du passé et du présent des lignes qui peuvent être utiles. Les prospectivistes pas plus que les politiques n'avaient prévu la période actuelle. Si dans nos groupes politiques respectifs, à l'automne dernier, un sénateur ou une sénatrice avait proposé de poser une question au Gouvernement portant sur l'état de nos stocks de masques, celle-ci n'aurait probablement pas été considérée comme urgente. La crise sanitaire, comme les attentats terroristes, se produisent sans forcément avoir été prévus. D'ailleurs, c'est un invariant de la politique que les choses ne se passent pas comme prévu. Il est toutefois nécessaire de préparer l'avenir et de relier le court terme au long terme.

Je termine par une remarque sur la question de la dette. Beaucoup de nos compatriotes ont dans l'idée que la dette se résorbera d'elle-même. Je pense à l'inverse que l'on ne remboursera jamais la dette. Il serait bon de disposer de scénarios prospectifs sur la dette car il est certain que le jour où il faudra payer la dette, cela aura des conséquences lourdes sur nos budgets et nos choix politiques.

Mme Cécile Cukierman. - Si on a besoin de prospective, il n'y a pas de fatalité. L'action publique peut infléchir le cours de l'histoire. À la fin de votre présentation, vous avez indiqué qu'il y avait moins de tensions sociales depuis la rentrée que ce que l'on avait imaginé mais plutôt de la morosité. Tout dépend de la manière d'appréhender les tensions sociales, qui ne peuvent l'être uniquement à travers les manifestations. Parfois, il vaut mieux que les tensions s'expriment en amont plutôt qu'elles n'explosent plus tard. L'histoire a été marquée par des luttes sociales que l'on a pu qualifier de lutte des classes. Va-t-on aller vers des luttes de territoires, comme l'a montré la crise des gilets jaunes ? Ces luttes peuvent-elles se combiner ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Comment expliquer que l'Europe et les pays riches en général soient davantage touchés par la Covid-19 ? Par ailleurs, les grandes ruptures s'effectuant en période de crise, est-on aujourd'hui dans une telle période ? Enfin, la prospective sert à identifier les grandes tendances et à agir dans le temps long ; cette action sur le temps long est-elle possible alors que les élus le sont pour un temps court ? En d'autres termes, prospective et politique font-elles bon ménage ?

M. François de Jouvenel. - On ne sait pas aujourd'hui précisément pourquoi certains pays sont très touchés par la Covid-19 et d'autres peu. Certains pays ont géré la crise efficacement car ce sont des pays autoritaires : ils ont confiné leur population, tracé et isolé de manière extrêmement active, ce qui a mené à des résultats spectaculaires, même si on peut avoir des doutes sur certains chiffres.

M. Alain Richard. - Taïwan, la Corée du Sud sont des pays à forte cohésion sociale, comme l'Allemagne, raison pour laquelle des mesures strictes y ont fonctionné.

M. François de Jouvenel. - Dans les pays où il y a un fort degré de contrainte ou une forte cohésion sociale et donc une adhésion forte à des mesures rigoureuses et un grand respect des consignes, la gestion de crise a été plus efficace. On se demande pourquoi l'Afrique a été peu touchée. Les remontées de données sont peut-être en cause, mais nous manquons certainement aussi d'informations sur les modes de contamination.

Concernant la situation géopolitique, nous estimons que si une nouvelle forme de guerre froide s'instaure entre Chine et États-Unis, l'Europe aura de gros soucis car une partie des pays européens sont très arrimés aux États-Unis tandis que d'autres veulent se rapprocher de la Chine. Cette tension sera difficile à résoudre, sauf si nous renforçons la cohésion européenne.

Le repli des pays sur eux-mêmes durant la crise a des conséquences diverses. Il existe un risque de fortes tensions sur les marchés agricoles dans les mois qui viennent et même de pénuries alimentaires. Le commerce des biens a plutôt résisté durant la crise. Celui des services a connu une évolution contrastée avec l'effondrement des secteurs liés à la mobilité des personnes et l'explosion des services numériques.

Concernant les mobilités résidentielles en France, qui constitue un sujet important sur lequel nous nous penchons, on constate en effet ce désir des métropolitains de s'installer dans des territoires ruraux pour changer de mode de vie. Lors du premier confinement, un quart de la population parisienne est partie, mais est revenue à l'issue du confinement. Cela enclenchera-t-il un mouvement plus important de déménagements ? Nous manquons de données et capteurs fins sur ce sujet. Clairement il y a là un sujet de prospective et des scénarios à construire, notamment pour savoir si nous devrons accueillir plus d'enfants dans les classes des villes moyennes.

Le travail de prospective a beaucoup évolué depuis les balbutiements des années 1930 puis 1950. Les sujets traités, les contextes de son utilisation et les outils ont changé. Une des principales évolutions a consisté à être plus démocratique, à impliquer davantage les acteurs du changement. La prospective ne se résume pas à rendre des études sur le futur. Il convient d'impliquer le public.

Dans le travail de prospective, on utilise le passé, de même qu'on prend en compte les regards décalés, créatifs, les intuitions. Dans notre rapport Vigie, il y a des parties analytiques, mais aussi le regard décalé d'auteurs de science-fiction. Parfois un bon auteur donnera mieux à voir le futur. Mais la prospective doit donner une vision partagée et donc se fonder sur une analyse. Les deux approches sont complémentaires.

La prospective n'a pas pour vocation de prédire l'avenir. On sera toujours surpris. Mais si l'on se prépare à une diversité de futurs possibles, on sera moins pris au dépourvu et plus résilients. Il faut distinguer l'imprévisible, qui est insaisissable, de l'incertitude, qui peut être mesurée et appréhendée par le prospectiviste pour aider ensuite à l'action.

Concernant la violence sociale, si elle existe sous forme de tension, elle ne se manifeste pas de manière explosive. Concernant la dette, c'est un excellent sujet de prospective.

M. Yannick Blanc. - La question de la dette est intéressante. Aucune parole officielle ne peut évoquer le non-remboursement de la dette. Nous voyons la dette comme un stock alors que la gestion de la dette est une gestion de flux. On se réendette pour rembourser la dette et pour pouvoir se réendetter à des taux très bas comme aujourd'hui, il faut être crédible sur le fait qu'on remboursera la dette. La parole publique est donc enfermée dans des contraintes.

Il en va de même sur l'immigration : les flux resteront importants au 21ème siècle - au demeurant, ils étaient plus importants au début du 20ème siècle à l'échelle mondiale qu'ils ne le sont aujourd'hui - mais aucune parole officielle ne peut annoncer que l'on aura une gestion ouverte des flux migratoires, sinon, l'on donne le signal que l'on devient un point d'entrée des flux migratoires sur le territoire européen et on en assume toute la charge.

Si l'on ne peut pas annoncer que l'on ne remboursera pas la dette, on s'aperçoit cependant que dans l'histoire des crises, la règle générale est celle de l'annulation de la dette. Nous suivons de très près les travaux et controverses entre économistes, en particulier la nouvelle théorie monétaire, la question de la dette perpétuelle, l'exemple du Japon. Il n'est pas pertinent de présenter la dette comme une masse pesant sur nous et les générations futures. Pour que la dette soit soutenable, il faudra rendre crédibles aux yeux des créanciers des perspectives sur le long terme en créant la confiance.

La capacité à construire des représentations du futur, du partage des richesses et de la création de la valeur est essentielle. Il ne s'agit pas seulement de créer de la richesse pour l'actionnaire mais aussi, par exemple, pour construire un système de santé capable de résister aux crises.

Il n'y a pas forcément d'opposition entre la nécessité de construire une stratégie dans le temps long et la brièveté du mandat électif. C'est une idée reçue d'accuser les politiques de rester le nez sur le guidon de leur mandat. On peut renverser la proposition et dire que la meilleure façon d'agir dans le court terme est de s'adosser sur le long terme. Ce n'est pas facile et la prospective ne satisfait pas toujours les commerçants qui ont fermé leur boutique et dont l'horizon est à quelques semaines ou quelques mois. S'occuper du long terme n'est pas faire de la procrastination. La gestion du long terme commence tout de suite. Au début du premier confinement, on a vu fleurir des prises de position sur le monde d'après. Nous avons estimé que l'après commence tout de suite. On prépare le long terme en réagissant tout de suite à la nouvelle situation créée par la crise. Nous sommes dans un univers où il y a sans arrêt des crises à gérer. L'articulation entre la prospective, la prévision et la préparation est un enjeu clé de la politique et de l'action publique. Certes, on ne peut pas tout prévoir et rien ne se passe jamais comme prévu, mais on peut être plus ou moins enfermé dans une vision complètement linéaire de l'enchaînement des événements, prisonnier d'une vision purement idéologique du monde ou au contraire avoir une capacité de controverse, de confrontation, de construction de visions contrastées de la réalité dans laquelle on vit. Quand la crise survient, quand l'imprévu s'impose, on n'est ainsi pas complètement pris au dépourvu, parce qu'on a imaginé que de telles ruptures pouvaient survenir. Dans l'exercice d'un mandat électif ou de n'importe quelle activité humaine, dès lors qu'on est nourri de cette envie de se projeter dans le futur, on peut articuler l'action immédiate et la vision de long terme.

M. Cédric Perrin. - On accuse souvent les politiques d'avoir une vision court-termiste. Je suis membre de la commission des affaires étrangères et de la défense. En matière de politique de défense, on regarde le long terme : une réflexion sur un nouveau porte-avion est à l'horizon 2038, pour l'avion de combat du futur à 2045, pour le char du futur à 2040. Nous devons nous en inspirer pour la politique industrielle.

M. Yannick Blanc. - Je signale que dans notre rapport Vigie, nous avons une réflexion sur la guerre entièrement robotisée. Dans nos États, l'intolérance à la mort modifie les données de la guerre. Une rupture relativement discrète s'est produite le jour où une famille a porté plainte contre l'État parce que leur fils militaire avait été tué en Afghanistan. C'est vraiment un moment de rupture psychologique profonde sur ce qu'est la guerre, sur ce qu'est le statut de militaire et sur ce qu'est la notion de risque si demain les technologies nous permettent de mener des conflits quasiment sans intervention humaine. Cette perspective change une bonne partie du paysage stratégique. La dissuasion nucléaire a permis d'empêcher les conflits de grande ampleur pendant des décennies, mais on a vu se multiplier les conflits de basse intensité. La robotisation de la guerre va-t-elle rendre plus probables des affrontements armés avec des conflits de « moyenne intensité », par exemple autour de la mer de Chine et de Taïwan ?

M. Mathieu Darnaud, président. - Je vous remercie pour la qualité de nos échanges.

La réunion est close à 10h.