Mercredi 29 juin 2022

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

« Adapter la France au dérèglement climatique et réduire ses émissions pour sauver l'Accord de Paris » - Audition d'experts français du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)

M. Jean-François Longeot, président. - Je remercie au préalable le président Larcher, qui a accepté d'ouvrir cette audition à l'ensemble des commissions de notre assemblée.

Nous sommes très heureux et honorés de recevoir aujourd'hui plusieurs experts français ayant participé aux travaux du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC).

Nous avions déjà eu la chance d'accueillir des experts du GIEC le 6 octobre dernier pour une présentation passionnante des conclusions du groupe de travail 1 consacré aux aspects scientifiques du système climatique et du changement climatique.

La réunion du jour sera consacrée aux conclusions du groupe 2, portant sur les impacts du changement climatique ainsi que sur les enjeux d'adaptation et de vulnérabilité, et aux conclusions du groupe 3, qui aborde les scénarios de réduction des gaz à effet de serre (GES) pour limiter le changement climatique, autrement dit les moyens d'action.

Le rapport du groupe 1 avait fait le constat de la hausse continue des GES et de l'intensification des événements climatiques extrêmes depuis la période préindustrielle. Les deux derniers tomes ne laissent aucun doute : nous devons agir aujourd'hui, et de manière très déterminée, au sein de tous les secteurs, si nous voulons limiter le réchauffement de la planète à 1,5 degré Celsius. Nous devons par ailleurs mieux nous adapter au réchauffement actuel et à venir et à ses conséquences.

Pour aborder l'ensemble ces sujets, nous accueillons aujourd'hui : Mme Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe de travail 1, que nous avions déjà reçue en octobre ; M. Gonéri Le Cozannet, du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), spécialiste des enjeux liés à la montée du niveau de la mer, auteur principal du chapitre « Europe » du groupe 2 ; Mme Annamaria Lamel, directrice de recherche à l'université Paris 8, auteure du chapitre 17 sur la prise de décisions du groupe de travail 2 du GIEC ; Mme Nadia Maïzi, professeur à Mines ParisTech, spécialiste de l'énergie et de la modélisation prospective, auteure principale du chapitre « Demande et services » du groupe 3.

Cette réunion s'inscrit pleinement dans le cadre des travaux de notre commission d'élaboration et de contrôle des politiques publiques de réduction des émissions de GES et d'adaptation aux effets du dérèglement climatique, ainsi que de suivi des négociations climatiques internationales, notamment dans le cadre de la prochaine COP 27. Toutefois, compte tenu du caractère transversal et structurel des enjeux soulevés par la transition écologique, elle est donc exceptionnellement ouverte à tous les sénateurs.

Avant de vous laisser la parole, j'aimerais souligner que les rapports du GIEC se contentent de nous présenter l'état des lieux de la connaissance scientifique. Aussi vos analyses se veulent-elles « pertinentes politiquement, mais non prescriptives », selon l'expression régulièrement utilisée dans vos publications. Je tiens à vous dire, au nom de mes collègues, que nous apprécions particulièrement votre attention constante à trouver le ton « juste », pour présenter de manière rigoureuse et accessible les connaissances actuelles faisant l'objet d'un consensus scientifique planétaire. Nous sommes conscients de la difficulté de la tâche qui est la vôtre : celle d'éclairer les décideurs sans se substituer à eux. C'est pourquoi nous vous remercions de vous prêter à nouveau à cet exercice qui n'est pas aisé.

Mme Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe de travail 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). - Je veux d'abord vous rappeler les points clés du rapport du groupe 1 du GIEC, puis évoquer l'ensemble du travail conduit pour la rédaction des rapports des groupes 2 et 3, avant qu'en soient présentées les principales conclusions par leurs contributeurs ici présents.

Lors de l'audition du 6 octobre dernier, nous soulignions à quel point l'évolution à venir du climat dépendait des décisions que nous prenons maintenant. Les changements sont généralisés et s'intensifient de manière sans précédent. L'influence humaine sur le réchauffement planétaire, par les rejets de GES notamment, qui a atteint, sur la dernière décennie, 1,1 degré C, est un fait scientifique établi. Elle rend plus fréquents et plus sévères des événements extrêmes comme les vagues de chaleur, les pluies extrêmes, les sécheresses.

Chaque région de la terre est affectée de multiples manières. Ces changements s'accentueront avec chaque degré de réchauffement supplémentaire.

Certains phénomènes, comme la montée du niveau de la mer, du fait du temps de réponse des glaciers de l'océan profond du Groenland ou de l'Antarctique, sont irréversibles, mais peuvent être ralentis. D'autres changements, qui dépendent directement du niveau de réchauffement planétaire, peuvent être arrêtés si l'on parvient à limiter celui-ci.

À moins d'une réduction immédiate, rapide et à grande échelle des émissions de GES, limiter le réchauffement à un niveau proche de 1,5 degré C sera impossible. On devrait atteindre ce niveau de réchauffement d'ici 20 ans. Pour limiter le réchauffement planétaire, il est bien sûr nécessaire de réduire fortement et rapidement les émissions de GES, notamment le dioxyde de carbone et le méthane. Pour limiter le réchauffement climatique, il faut à terme atteindre la neutralité carbone, et donc que le solde des émissions et des absorptions de gaz à effet de serre par les puits carbone soit égal à zéro.

J'en viens aux rapports du groupe 2 - vivre avec les conséquences d'un climat qui change, agir pour gérer les risques et donc agir face aux conséquences de ce réchauffement - et du groupe 3 - agir sur les causes de ce réchauffement et les émissions de gaz à effet de serre - du GIEC.

Le rapport du groupe 2 est le fruit du travail de 270 chercheuses et chercheurs de 67 pays et de 675 contributeurs, qui ont passé en revue les éléments probants de 34 000 publications scientifiques. Il a été relu à plusieurs reprises par la communauté scientifique et les experts nommés par les gouvernements : plus de 62 000 commentaires ont été pris en compte. Le résumé à l'intention des décideurs a fait l'objet d'une approbation.

Le rapport du groupe 3, quant à lui, est le fruit du travail de 278 chercheuses et chercheurs de 65 pays et de 354 contributeurs, qui se sont appuyés sur près de 18 000 publications scientifiques et 59 000 commentaires de relecture. L'approbation de ce rapport a été l'une des plus difficiles que j'ai connues, l'action par rapport au changement climatique étant très débattue.

Avant de donner la parole à Gonéri Le Cozannet et à Annamaria Lammel, je vais présenter les points clés du rapport du groupe 2.

Le changement climatique est une menace pour le bien-être humain et la santé planétaire. Le rapport souligne leur interdépendance avec l'état des écosystèmes. Les actions d'adaptation montent en puissance, mais les progrès sont lents et inégaux et il existe des décalages entre les besoins et ce qui est réellement mis en oeuvre. Malgré ces efforts d'adaptation, on observe une dégradation des écosystèmes qui affecte la vie de milliards de personnes.

Pour les vingt prochaines années, quand le niveau de réchauffement atteindra 1,5 degré C, les impacts dépendront des actions d'adaptation qui sont mises en oeuvre dès à présent. Certains sont d'ores et déjà irréversibles, notamment la perte de biodiversité, et vont s'intensifier à mesure que le réchauffement se poursuit.

On note un décalage croissant entre les besoins d'adaptation et les actions réellement mises en oeuvre, en particulier pour les personnes, les communautés, les régions les plus vulnérables. Les options disponibles pour réduire les risques perdent en efficacité avec l'augmentation du réchauffement. Nous avons devant nous une brève possibilité de construire un développement résilient vis-à-vis du changement climatique et soutenable.

M. Gonéri Le Cozannet, représentant du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), spécialiste des enjeux liés à la montée du niveau de la mer, auteur principal du chapitre "Europe" du groupe de travail 2 du GIEC. - Pour ma part, j'ai contribué au rapport sur l'Europe et sur la Méditerranée, et à une synthèse sur les conséquences de l'élévation du niveau de la mer, tandis que Annamaria Lammel a contribué au chapitre 17 sur la prise de décisions.

Le rapport du groupe 2 ne porte pas seulement sur l'importance croissante des aléas : vagues de chaleur, ressources en eau moins accessibles, davantage d'inondations du fait des pluies intenses et de l'élévation du niveau de la mer, avec les conséquences qui en résultent, par exemple les feux de forêt. Il porte également sur la vulnérabilité des écosystèmes et leur exposition.

De fait, entre 3,3 et 3,6 milliards de personnes vivent dans des contextes hautement vulnérables. Ils ont un accès aléatoire à des infrastructures de base, comme les systèmes de santé.

Concernant la biodiversité, le rapport de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), paru en 2019, indique que 25 % des espèces de la plupart des groupes d'animaux et de végétaux étudiés sont déjà menacées d'extinction en raison de l'occupation des sols, de prélèvements directs, tels que la pêche, de la pollution et de l'action des espèces invasives ; ce à quoi il faut ajouter le changement climatique.

Notre exposition est également croissante, du fait de la pression sur les terres et de l'expansion urbaine. Or notre adaptation prend du retard. Par exemple, une ville qui tarde à s'attaquer au problème des îlots de chaleur au moyen de la végétalisation du milieu rend les conditions de vie de ses habitants plus difficiles pendant les vagues de chaleur.

On parle également de mal-adaptation : la climatisation est, individuellement, une solution, mais collectivement, elle requiert beaucoup trop d'énergie ; la construction d'infrastructures côtières en l'absence de sédiments pour préserver les plages rend celui-ci très coûteux.

Il existe également des limites à l'adaptation : des limites dures - impossible de s'adapter au-delà d'un certain seuil - et des limites moins dures - par exemple des barrières sociales ou institutionnelles qui nous empêchent de nous adapter suffisamment.

Le rapport détaille les cinq risques qui existent.

Premier risque : entre 1,5 degré et 2 degrés C de réchauffement, des systèmes uniques sont menacés, notamment les coraux, qui abritent 25 % de la biodiversité marine ; à 2 degrés C, 99 % de la couverture corallienne disparaît. Sont également affectées la biodiversité marine en Méditerranée et les communautés qui dépendent des glaciers de montagne pour leurs ressources en eau. À ce jour, la situation est d'ores et déjà inquiétante.

Deuxième risque : les chaleurs et pluies extrêmes, les premières ayant en outre des conséquences très importantes sur la santé des gens - coups de chaleur, risques cardiovasculaires, etc.

Troisième risque : la distribution des impacts. Certaines zones fortement exposées au changement climatique - les zones arctiques, la Méditerranée - subiront en premier les conséquences du changement climatique. La zone Méditerranée est particulièrement exposée aux risques de sécheresse et à la pénurie d'eau.

Quatrième risque : l'agrégation des impacts. Par exemple, il est possible d'adapter certaines zones côtières à l'élévation du niveau de la mer, mais, à l'échelle mondiale, les ressources en énergie et en matériaux nécessaires à cette adaptation seraient considérables.

Cinquième risque : la survenance d'événements singuliers, comme la possibilité d'un effondrement de l'Antarctique du fait de la fonte très rapide des glaces.

Les risques climatiques sont donc de plus en plus complexes et difficiles à gérer, tandis que certains sont irréversibles.

Quelles sont les solutions ? La plupart des mesures d'adaptation favorisent le bien-être et le développement durable. Elles concernent les espaces côtiers, les villes, l'agroécologie, les systèmes énergétiques, la santé, la gestion des risques, la gouvernance, etc. Dans quelle mesure chacune d'entre elles s'inscrit-elle dans les objectifs de développement durable (ODD) que sont la réduction de la pauvreté, de la faim, le développement de l'éducation, l'accès à l'eau, etc. ? La plupart des mesures d'adaptation ont des effets positifs sur l'atteinte des ODD. Mais ce n'est pas systématiquement le cas ; par exemple, la construction de digues peut se faire au détriment des écosystèmes côtiers.

Un message important du rapport est qu'il sera possible pour 10 milliards d'habitants de vivre en 2050 en ayant atteint les ODD, en ayant limité la hausse des températures à 1,5 degré C, en s'étant adaptés aux conséquences du changement climatique, lesquelles seront déjà plus perceptibles, et en ayant réduit les pertes en biodiversité. Mais au-delà de 1,5 degré C, de nombreuses mesures d'adaptation perdront en efficacité.

Mme Annamaria Lammel, directrice de recherche à l'université Paris 8, auteure du chapitre 17 sur la prise de décisions du groupe de travail 2 du GIEC. - J'ai travaillé sur le chapitre de synthèse du rapport du groupe 2, qui porte sur la prise de décisions pour gérer les risques. Nous avons voulu identifier les différents risques de base et les diverses options d'adaptation.

Nous l'avons vu, près de 4 milliards d'individus vivent dans des régions soumises à des risques, ce qui peut conduire à des mouvements migratoires. C'est là une forme d'adaptation transformative.

Nous avons opté pour une gestion itérative des risques, lesquels recouvrent non seulement les changements environnementaux, comme l'augmentation de la température des océans, mais aussi la pénurie de ressources alimentaires ou la survenance de conflits armés. C'est pourquoi nous avons introduit dans notre modèle, à la fois, les décideurs - gouvernements, parlementaires, organisations diverses - et les individus. Dans cette situation d'incertitude créée par le changement climatique, avec des événements d'ordre environnemental, économique ou social, les décisions qui seront prises ne conduiront pas nécessairement à une réduction des risques, lesquels peuvent même s'accroître ou se transformer.

De même, il est important de prendre en compte le concept de risque résiduel. Par exemple, la construction d'un mur pour se protéger de la montée des eaux peut ne pas suffire, en plus de détruire l'écosystème local et créer de nouveaux risques.

Dans notre rapport, nous soulignons l'importance de la santé de ces écosystèmes. La restauration de la nature permet de les assainir, tout en étant bénéfique pour l'humanité.

Le changement climatique est une menace vitale pour l'homme et les écosystèmes. Plus nous attendons, plus les opportunités nous échappent. Notre rapport propose des solutions.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Vous aurez retenu quels sont les risques clés pour l'Europe de l'Ouest : chaleurs extrêmes, effets sur la santé et les écosystèmes, risques de pénurie d'eau, d'abord en Méditerranée puis plus au nord, risques sur les rendements agricoles, risques multiples liés aux inondations pluviales, fluviales et côtières. Vous aurez également pris connaissance des enjeux d'adaptation - et de leurs limites -, en particulier les solutions dites « fondées sur la nature ».

Si l'on passe à la partie « atténuation », le rapport du groupe 3 montre l'ampleur des leviers d'action disponibles pour réduire dès à présent et massivement les émissions de GES. Ces émissions ont atteint un niveau record au cours de la dernière décennie ; dans le même temps, les actions possibles en faveur du climat se multiplient, avec des leviers d'action faisables, abordables et disponibles dans tous les secteurs d'activité, en termes de modes de production ou de demande. Si elles sont toutes déployées, nous pourrions réduire de moitié les émissions de GES d'ici à 2030.

Le rapport souligne également que les prochaines années seront critiques pour réduire massivement les rejets de GES. Sans une action forte, limiter le réchauffement à un niveau proche de 1,5 degré C sera hors de portée.

Le rapport souligne également à quel point il est essentiel pour un développement soutenable et équitable de réduire les rejets de GES et de renforcer les mesures d'adaptation.

Mme Nadia Maïzi, professeur à Mines ParisTech, spécialiste de l'énergie et la modélisation prospective, auteure principale du chapitre « Demande et services » du groupe de travail 3 du GIEC. - Notre travail se décline en trois temps : la compréhension des phénomènes, l'évaluation de l'impact qu'ils ont sur nous, et les pistes pour limiter l'ampleur de ces phénomènes par la réduction des émissions de GES.

Une première partie du rapport est consacrée à l'évaluation de l'évolution de ces émissions de gaz à effet de serre, opération complexe, avec des scénarios illustratifs.

Au cours de la dernière décennie, les émissions de GES ont crû de manière exponentielle. On parle beaucoup du dioxyde de carbone, issu principalement de la combustion des énergies fossiles, mais il existe d'autres sources d'émissions, comme l'usage des sols, le méthane, l'oxyde d'azote, les gaz fluorés, dont les émissions croissent de nouveau après avoir diminué.

Donc, globalement, les nouvelles sont assez mauvaises. On constate pourtant qu'un nombre croissant d'entreprises, de villes, de régions affichent une ambition zéro carbone, plus de 50 pays ayant inscrit dans leur législation des plans climat ; on dit donc beaucoup que nous sommes en période de transition, alors qu'en réalité, les émissions continuent de croître. Il y a là un paradoxe. Aussi, il faut absolument mettre en place rapidement des solutions, comme l'éolien et le solaire, dont les coûts ont fortement baissé.

Il existe un élément complexe dans cette équation : si l'on cumule tous les investissements actuels dans les énergies fossiles, que ce soit pour produire de l'électricité ou pour un usage industriel, en ajoutant cela à ce qui est déjà prévu, l'ambition des 2 degrés C de hausse des températures restera lettre morte.

Nous avons donc élaboré des scénarios illustratifs : les chercheurs intègrent les éléments dont ils disposent pour définir des tendances. Le problème est que les politiques menées à ce jour ne permettront pas de respecter les engagements qui ont été pris notamment dans le cadre des conférences de parties (COP) organisées par l'Organisation des nations unies (ONU).

À cet égard, à l'issue de la conférence de presse qui a accompagné la publication de ce rapport, l'Agence France Presse (AFP) a affirmé qu'il nous restait trois ans pour agir. En fait, nous sommes déjà en retard. En résumé, il fallait s'y mettre hier et il est donc aujourd'hui grand temps d'agir.

Le rapport s'attache à étudier différents secteurs : l'énergie, l'usage des sols, l'industrie, les bâtiments, les villes, les transports, la demande et les services. Il s'interroge sur la façon de mettre en oeuvre des solutions et sur les moyens de réduire ces émissions.

La question de l'énergie ne doit pas accaparer toute notre attention ; très souvent quand on parle de climat, on se focalise sur l'énergie, en s'interrogeant sur les avantages et inconvénients du nucléaire et des énergies renouvelables, ce qui alimente beaucoup de polémiques. Le message majeur est donc qu'une transition majeure et massive vers des technologies décarbonées est nécessaire. L'une des pistes possibles est l'électrification, mais à condition que l'électricité soit produite de manière peu ou pas carbonée. Cela peut nous paraître évident en France, mais ce n'est pas le cas partout sur la planète. Autre piste intéressante : l'utilisation des carburants alternatifs, comme l'hydrogène, dès lors que leur production est décarbonée.

Dans le secteur des transports, il est possible d'aller vers des moyens électrifiés - véhicules électriques, transport ferroviaire, y compris pour le fret. De même, il est possible de réduire la demande de transport.

J'en viens justement à la demande. Dans le cadre de la coordination entre les gouvernements et les scientifiques, il nous a paru important d'essayer d'évaluer les potentiels de réduction des émissions de GES non par rapport à l'offre, mais par rapport aux usages et aux services qui sont rendus. C'est la première fois que nous avons consacré un chapitre à ce volet dans un rapport du GIEC. Nous avons calculé qu'un changement de nos usages et qu'une modification de notre demande permettraient de réduire nos émissions entre 40 à 70 % à l'horizon 2050. Deux remarques : d'une part, la marge d'erreur est importante, et, d'autre part, cela implique de mettre en place des politiques d'accompagnement et de rendre les infrastructures disponibles et les technologies accessibles. En résumé, changer de mode de vie en modifiant notre mobilité implique des moyens de substitution. On ne peut pas stigmatiser des comportements si l'on n'offre pas la possibilité de les changer, au regard de l'environnement dans lequel on vit.

Nous distinguons trois niveaux : avoid (éviter), shift (changer) et improve (améliorer).

Avoid : il s'agit d'éviter ce qui a un impact direct sur les émissions de GES ; c'est le cas, par exemple, lorsqu'on fait le choix de ne pas se déplacer avec son véhicule.

Shift : cela consiste à changer de technologie pour tel ou tel usage. Prenons l'exemple de l'alimentation. Il est difficile d'évaluer l'impact environnemental d'un menu carné, qui dépend du mode d'élevage. En outre, la viande représente, dans certaines régions du monde, la source principale de protéines, sans substitution possible. Pour autant, les élevages intensifs étant très émissifs, recourir à des protéines non carnées est positif, sous réserve qu'elles ne soient pas produites de l'autre côté de la planète, ce qui ne ferait que décaler le problème.

Improve : il s'agit de recourir à des technologies plus efficaces pour satisfaire notre demande ; exemple : une meilleure isolation des bâtiments.

Qu'est-ce qu'un niveau de vie décent ? Sur la planète, il existe une très grande disparité en termes d'accès à l'énergie, à l'alimentation, à l'eau. Aussi, demander aux populations des pays où cet accès est limité de faire des efforts de réduction des émissions de GES est très mal perçu. Il faut avoir à l'esprit que des solutions qui peuvent être pertinentes pour les uns ne le seront pas pour les autres.

Il existe, dans tous les secteurs, des solutions pour réduire les émissions de GES. Mais il reste le problème de leur financement, à ce jour de trois à six fois inférieur à ce qui serait nécessaire, malgré le fait que les financements sont disponibles.

Il faut agir, en envisageant chaque solution dans un système global. Il ne faut pas envisager les solutions de manière isolée. En effet, parfois, les solutions des uns peuvent devenir les problèmes des autres. Par ailleurs, les débats clivants sont délétères et ne permettent pas de réfléchir au sujet dans sa globalité.

M. Jean-François Longeot, président. - Lors de l'examen de la loi « Climat et résilience », nous avons en effet demandé à ce que les efforts demandés à nos concitoyens soient accompagnés. De même, Philippe Tabarot avait proposé une baisse de la TVA dans le secteur des transports afin d'encourager le mouvement de substitution. Il faut agir, mais encore faut-il s'en donner les moyens !

M. Pascal Martin. - Monsieur le président, merci d'avoir d'organisé cette audition à destination de l'ensemble des sénateurs.

Nous sommes tous concernés au regard de l'urgence extrême de la situation. Je vous félicite de cette présentation d'ensemble, pédagogique et sans concession.

Notre commission, en lien avec celle des affaires économiques, mène actuellement des travaux sur l'extension et l'intensification du risque incendie dans le contexte du réchauffement climatique. À l'origine, nous avions retenu dans le périmètre de nos travaux la notion de « mégafeux ». Mais il nous est apparu qu'elle n'était pas très étayée sur les plans scientifique et juridique et qu'elle ne correspondait pas à une réalité tangible sur le territoire national, bien que le risque de feux extrêmes et difficilement contrôlables soit de nature à s'accroître en France dans les années à venir.

Monsieur Le Cozannet, dans quelle mesure la problématique des incendies, et plus particulièrement celle des feux extrêmes, aux conséquences environnementales désastreuses - atteintes graves à la biodiversité, pollution de l'eau, pollution de l'air, émissions de GES -, est-elle intégrée dans vos réflexions ?

En matière de risque incendie, identifiez-vous de bonnes pratiques d'adaptation ? Comment éviter, selon vous, l'écueil de la « mal-adaptation » ?

M. Gonéri Le Cozannet. - Les feux de forêt ne sont pas un risque clé, selon le rapport du GIEC, à l'échelle de l'Europe ; en revanche, ils le sont pour la zone méditerranéenne, singulièrement ses parties nord et ouest.

La gestion des forêts s'est améliorée, ce qui s'est traduit par une baisse du nombre d'incendies. En revanche, les périodes propices à ces feux s'étendent, ce qui va conduire à un renversement de la situation et à une nouvelle augmentation du nombre de ces incendies.

Je ne peux pas vous donner d'indications sur les mesures d'adaptation prévues, car je ne dispose pas d'informations à ce sujet.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Vous trouverez les informations sur les conditions météorologiques propices aux incendies à l'interface entre les rapports des groupes 1 et 2. Le rapport du groupe 2 souligne l'importance de s'appuyer sur les connaissances des populations locales et des peuples autochtones dans la gestion du risque incendie, à l'exemple de l'Australie. Ainsi, des feux déclenchés volontairement permettent parfois d'éviter l'accumulation de broussailles propices au déclenchement de « mégafeux ».

Le rapport souligne aussi la difficulté de prendre en compte, dans les outils de modélisation du climat, les processus biologiques. Dans la partie physique du climat, on considère que les puits de carbone océaniques ou terrestres perdent de leur efficacité au-delà de 2 degrés C. Les processus biologiques de mortalité d'arbres, de dépérissement de forêts, de dégradation d'écosystèmes pris en compte par le rapport du groupe 2 montrent que cette baisse d'efficacité relative au stockage de carbone pourrait apparaître sur les écosystèmes terrestres entre 1,5 degré et 2 degrés C, y compris du fait des incendies de forêt.

M. Jean Bacci. - Notre commission travaille actuellement sur la question de l'adaptation de notre pays aux feux de forêt dans le cadre du réchauffement climatique. Une délégation de la commission va se rendre dans le Var pour étudier plus précisément l'incendie de Gonfaron, exemple du type d'incendies facilités par le réchauffement climatique.

Une meilleure coordination entre les règles issues du droit de l'environnement, qui ont vocation à protéger la biodiversité, et les règles issues du code forestier pourrait faciliter la prévention des incendies. Une application plus pragmatique du code de l'environnement aurait, par exemple, permis le débroussaillement indispensable pour contenir le feu dans la réserve naturelle nationale de la plaine des Maures. L'adaptation au réchauffement climatique peut donc être contradictoire avec nos objectifs de préservation de la biodiversité et de maintien des conditions d'habitabilité de notre planète. Comment abordez-vous cette question de la potentielle conflictualité entre l'adaptation au réchauffement climatique et le respect de nos autres objectifs de politique environnementale ?

Par ailleurs, Atmo Sud nous explique qu'un hectare de forêt méditerranéenne qui brûle relâche 46 tonnes de CO2. Par ailleurs, un hectare de forêt permet de stocker 32 tonnes de CO2. Sur dix ans, on peut donc estimer que 350 tonnes de CO2 auront été relâchées ou non captées.

En 2021, 221 000 hectares ont brûlé autour de la Méditerranée. L'impact sur dix ans est de 75 à 80 millions de tonnes de CO2. L'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55 % d'ici 2030 par rapport à 1990 assigne à la forêt un objectif de captation de 310 millions de tonnes de CO2. Il sera impossible à atteindre si l'on revit quatre étés comme celui que nous avons vécu en 2021.

Que préconisez-vous pour réduire ces incidences, sachant que 75 % des feux de forêt sont d'origine humaine ?

M. Gonéri Le Cozannet. - Le rapport du GIEC examine les conséquences du changement climatique et l'adaptation nécessaire à l'échelle de grandes régions ; aussi, il ne contient rien de spécifique au bassin méditerranéen.

Vous faites part des difficultés que vous posent les mesures d'adaptation. Le rapport dit très clairement que la première chose à faire pour réduire ces feux de forêt, c'est de réduire les émissions de GES et de limiter la hausse des températures à 1,5 degré ou 2 degrés C.

Au regard des émissions de GES imputables par rapport aux transports, celles que causent les incendies sont mineures. Se poser la question du stockage du CO2 par les forêts nécessite préalablement d'en réduire considérablement les émissions. Pour autant, il faut favoriser les pratiques agricoles tendant à permettre le stockage de CO2.

Mme Annamaria Lammel. - Il est important d'associer les peuples autochtones. Les warning systems sont également un outil essentiel dans la gestion de ces risques, pour prévenir les personnes de l'arrivée d'incendies.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - La question de l'évolution du puits de carbone forestier est explicitement abordée dans le rapport du Haut Conseil pour le climat (HCC) qui est rendu public aujourd'hui. Ce puits a atteint un maximum dans les années 2010 et a diminué, en particulier du fait de la hausse de la mortalité des arbres et d'une diminution de la croissance de la biomasse forestière.

La gestion des feux de forêt doit être intégrée dans une réflexion plus large sur une gestion durable des forêts face aux multiples besoins - bois énergie, bois matériau -, afin de permettre à la forêt d'être plus résiliente face au stress thermique et au stress hydrique.

En France, le puits de carbone forestier permet d'absorber seulement 4 % de l'ensemble de nos émissions de GES.

M. Éric Gold. - Merci pour cette présentation des risques extrêmes que nous encourons et des leviers d'action possibles. Plusieurs d'entre vous se sont exprimés au sujet du traité sur la charte de l'énergie (TCE), qui semble faire obstacle à nos ambitions climatiques et à la nécessaire fermeture de certaines infrastructures d'énergie fossile. Des efforts ont certes été faits pour améliorer ce traité, mais l'absence d'unanimité européenne empêche d'avancer significativement. Quel est votre regard d'expert sur les modifications à ce traité qui doivent entrer en vigueur en septembre prochain ?

Mme Marta de Cidrac. - Le groupe 3 du GIEC a travaillé sur l'atténuation des effets du changement climatique. Mme Masson-Delmotte vient d'évoquer le stockage du carbone. La part des puits de carbone urbains semble mince dans les modèles ; ils pourraient pourtant s'avérer utiles dans les derniers kilomètres à parcourir vers la neutralité carbone. Cependant, ils subissent des altérations qui réduisent leur capacité à séquestrer le carbone. Quel peut être l'impact réel de ces puits de carbone d'ici à 2030 et 2050 ? Vos modèles prennent-ils en compte leurs altérations pour évaluer leur importance dans l'atteinte de nos objectifs ?

M. Hervé Gillé. - Vous abordez dans votre rapport l'impact du changement climatique sur les cycles hydrologiques : approfondissement des cycles de sécheresse et intensification des précipitations. Je rappelle que 44 % des catastrophes climatiques depuis les années 1970 sont liées à des inondations. On se pose donc la question de la prise en charge des risques assurantiels et des solidarités à développer.

J'apprécie aussi les propositions d'actions que vous formulez de manière assez inédite. On souhaiterait même que ces scénarios aillent plus loin encore, avec une modélisation économique. Il faut une politique de moyens alloués en fonction des besoins : une vision cohérente est nécessaire pour passer des intentions aux actions. De tels scénarios auraient aussi une vertu démonstrative, en affirmant qu'une action est possible, dans le domaine de l'eau comme ailleurs. Ainsi, la crise ukrainienne nous conduit aujourd'hui à des choix énergétiques paradoxaux par rapport à nos objectifs climatiques, en l'absence de modèles économiques et d'usages de long terme.

Mme Angèle Préville. - Comment vivez-vous le message que vous adressez à la société ?

L'état des lieux que vous faites se croise avec le reste de l'actualité, notamment la guerre en Ukraine, dont les conséquences vont perturber tout ce que l'on met en place. Comment intégrer dans nos modèles de tels événements, inévitables dans l'histoire humaine ?

Je siège au comité de bassin Adour-Garonne, qui se montre très inquiet quant à l'état hydrographique de ce bassin, avec un déficit de précipitations de 20 %. Comment intégrer à nos politiques le fait que le changement va plus vite qu'on ne le prévoyait ?

M. Jacques Fernique. - Le contresens des « trois ans pour agir », déclenché par l'AFP, a malheureusement conduit le grand public à conclure que tout était fichu, puisque rien ne serait entrepris avant qu'il ne soit trop tard. C'est symptomatique d'une certaine paresse intellectuelle des médias et des décideurs politiques à l'égard des communications du GIEC : on croit en connaître le contenu à l'avance, on se contente de formules simplificatrices sans regarder de près. Lors des récents débats électoraux, on ne parlait du climat que quelques instants, en ne faisant qu'opposer nucléaire et énergies renouvelables... Comment faire comprendre que vos rapports contiennent de vrais enjeux de discussion ?

Quant aux politiques d'atténuation du changement climatique et de baisse des émissions, vous avez évoqué des discussions tendues, même en votre sein. Le grand public y voit l'annonce d'une austérité, d'une baisse du niveau de vie. Comment rendre crédible la possibilité de mener simultanément des politiques d'action climatique et de réduction des inégalités ?

M. Bruno Belin. - Merci de nous avoir présenté ce rapport. Nous sommes convaincus, mais comment faire en sorte que le grand public s'approprie ce rapport, sinon avec euphorie, du moins avec une envie partagée ? Comment en faire un sujet moins décourageant, moins clivant ? Vos exemples sont très forts : on n'arrive pas à nourrir l'Afrique, à loger l'humanité entière, avec les éléments que vous nous communiquez. Mais je suis élu d'un territoire extrêmement peu dense, où le dernier train a roulé en 1954 : comment y circuler sans voiture ? L'avion est mauvais, mais l'avion électrique ou à hydrogène ne vole pas encore. On se divise, on s'oppose sur tous ces sujets - pensons aux éoliennes - alors qu'ils sont essentiels pour nous tous. Comment mieux les partager ?

M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie à mon tour pour ces présentations. La réflexion doit être globale, mais bien des sujets sectoriels demeurent. Je pense notamment à l'importance de l'agriculture comme secteur émetteur de gaz à effet de serre. Le modèle agricole qui domine en Europe est intensif. Les agriculteurs et les éleveurs d'aujourd'hui et de demain ont une responsabilité d'agir pour ne pas contribuer au dérèglement climatique ni en être les principales victimes. Quelles nouvelles technologies pourraient les y aider ? Sont-elles génétiques, informatiques, mécaniques ? Les scénarios que vous exposez sont indiscutables, nous comptons sur vos propositions pour mettre en place de nouveaux systèmes.

M. Daniel Salmon. - Je veux vous remercier pour votre immense travail, mais aussi vous féliciter de ne pas avoir sombré dans le désespoir ou la colère, alors que vos rapports s'empilent sans que grand-chose change, François Gemenne allant jusqu'à parler de suicide collectif de l'humanité. Alors, comment sortir des injonctions publicitaires sur lesquelles se fonde notre économie ? Comment mettre celle-ci au service de la sobriété et de la frugalité, alors qu'elle se construit depuis des décennies sur une croissance perpétuelle ? Comment faire en sorte que les médias n'accolent pas à toutes les propositions le mot « punitif » ? Nous devons remettre en question les propos que nous tenons quotidiennement.

M. Didier Mandelli. - Je serai plus mesuré, car je ne veux pas céder au catastrophisme ou au désespoir. Le premier candidat écologiste à l'élection présidentielle, René Dumont, lançait déjà l'alerte en 1974 sur ces sujets. Engagé depuis toujours sur ces questions, j'ai pu mesurer le chemin parcouru : la prise de conscience est réelle, de fortes actions sont engagées, comme votre rapport en témoigne. Les données sont intégrées par le plus grand nombre ; depuis plusieurs mois, je constate que l'audiovisuel public s'en empare. Plus de 2 millions de téléspectateurs ont suivi l'émission de vulgarisation de Jamy Gourmaud sur l'érosion du trait de côte !

Ce n'est pas en montrant des graphiques que l'on convaincra le grand public de changer ses comportements, mais avec de la pédagogie. La question des ressources est liée à la démographie galopante à l'échelle planétaire, vous l'avez rappelé, mais une famille américaine ou, à une moindre mesure, française, consommera toujours plus qu'une famille nigériane, même si celle-ci a dix enfants.

Surtout, il faut envoyer un message d'espoir à notre jeunesse. Aux dernières élections, 70 % des 18-35 ans se sont abstenus ; peut-être considèrent-ils que c'est trop tard, que rien n'est fait en dépit des alertes que vous lancez. Alors, il faut continuer à interpeller et à sensibiliser, mais aussi donner des motifs d'espérer à nos jeunes, en insistant sur la possibilité d'un changement. C'est ce à quoi je vous invite, dans l'esprit de l'ouvrage d'Antoine Pelissolo et Célie Massini Les Émotions du dérèglement climatique. Nous pouvons reconnaître que beaucoup reste à faire, que c'est compliqué, sans tomber dans le désespoir qui afflige de nombreux jeunes, comme ceux qui renoncent à avoir des enfants par peur de l'avenir. Nous avons une responsabilité en la matière.

M. Stéphane Demilly. - Merci pour la clarté de votre constat. Permettez-moi une remarque de forme : j'aurais souhaité, en tant que parlementaire attaché à la francophonie, que les slides que vous présentez au Parlement français soient également en français...

Parmi toutes les priorités que vous avez évoquées, quelle est la priorité des priorités ? Si vous aviez le moindre pouvoir, exécutif ou législatif, sur quelle pédale d'accélérateur appuieriez-vous en premier ?

Mme Nadia Maïzi, professeur à Mines ParisTech, spécialiste de l'énergie et la modélisation prospective, auteure principale du chapitre « Demande et services » du groupe de travail 3 du GIEC. - Le rôle du GIEC est de porter le regard plus loin, d'évaluer les conséquences de nos orientations présentes. Nos rapports se contentent de présenter des faits. Personnellement, ce travail ne m'angoisse pas du tout : nous avons une réelle occasion de transformer profondément notre société et notre modèle économique, c'est un défi et une très belle aventure pour toute la jeunesse. C'est ainsi qu'il convient de poser le problème pour cesser de cliver, d'opposer. En revanche, il faut être conscient de la situation et se remettre en question. Or, je ne suis pas sûre que même les jeunes soient très conscients des problématiques, au-delà du catastrophisme ambiant. En réalité, je ne pas sûre que le principal sujet d'angoisse actuel soit le climat.

Plusieurs difficultés n'en demeurent pas moins. Les médias sont complètement délirants : lors de la parution du premier volet, ils préféraient parler du transfert du footballeur Messi ; lors de la présentation du deuxième volet, c'était la guerre en Ukraine ; en ce qui concerne le troisième tome, c'est l'élection présidentielle qui était à l'honneur. Leur responsabilité est lourde, mais les médias, c'est pour les vieux ! Les jeunes n'ont rien à faire de ce qui se passe à la télé, d'autres vecteurs de communication les atteignent mieux. Quant aux décideurs politiques, je regrette le faible nombre de nouveaux députés venus discuter avec nous la semaine dernière ; je ne suis donc pas très optimiste quant à la prise en compte de ce sujet par notre monde politique. Je ne suis pas sûre non plus que nos gouvernants, plus largement, aient bien compris le problème ; en tout cas, cela ne transparaît pas dans leur action.

Vous demandez quelles technologies, quels scénarios positifs pourraient fournir des solutions. Sur ce point, nous sommes dans un grand brouillard. Il faut arrêter d'attendre des solutions hypothétiques, d'écouter des vendeurs de scénarios trop compliqués. Il faut s'attaquer au modèle de société où la publicité définit le bien-être : toute la journée, on voit sur nos écrans de grosses cylindrées sur des routes désertes... Le fond du problème est là : nos valeurs, nos normes, ne sont pas alignées avec le sujet dont il est ici question, et elles n'offrent même pas tant de bonheur, au vu du nombre de gens qui prennent des antidépresseurs !

Notre époque est assez formidable... Il va falloir tout changer ! Depuis René Dumont et le club de Rome, nombreux sont ceux qui s'y sont cassé les dents, alors que les scientifiques accumulent les preuves tangibles, rapport après rapport. La concomitance entre nos activités et le dérèglement du climat est sûre à 100 %.

Il faut travailler avec l'industrie des énergies fossiles, ne pas se contenter de la condamner, mais la transformer, comme toutes les autres. On ne va pas bannir tout un secteur du jour au lendemain, d'autant que nous en dépendons tous. Il faut une approche de long terme pour éviter la situation où se trouvent aujourd'hui les Allemands : trop dépendants du gaz russe, ils relancent aujourd'hui les centrales à charbon. On voit qu'une approche et changement globaux sont nécessaires et que de mesures sectorielles isolées ne suffiront pas.

Pour nos jeunes, à l'École des mines de Paris - je ne m'exprime plus ici au nom du GIEC -, nous avons décidé de créer un grand institut consacré à la transition écologique, dénommé « The Transition Institute 1.5 » - veuillez pardonner cet anglicisme -, de manière à mieux inclure ces sujets dans le parcours académique et doctoral. Nous voulons également de la sorte produire des travaux susceptibles d'influencer les décideurs politiques, dont les parlementaires que vous êtes pourront s'emparer. Nous sommes tous dans un épais brouillard, qu'il convient d'éclaircir pour savoir que faire et prendre les bonnes décisions, plutôt que de se jeter sur la première technologie venue.

M. Jean-François Longeot, président. - Les faits sont clairs, vos propos aussi.

Si peu de députés sont allés à votre rencontre, je relève que nombreux sont les sénateurs présents pour notre échange !

M. Gonéri Le Cozannet. - Concernant les ressources en eau, des mesures d'adaptation existent. Ainsi, mes collègues du BRGM travaillent à la recharge artificielle des nappes souterraines. Pour autant, cette adaptation a des limites, notamment dans les régions plus arides. Le sud de l'Europe connaît des sécheresses de plus en plus importantes, qui ont des impacts sur l'énergie hydroélectrique et sur l'agriculture et causent des pénuries d'eau qui affectent directement les habitants.

Les modèles économiques que nous utilisons sont limités, mais on ne peut pas dire que le GIEC n'en utilise pas. Dans mon domaine, des modèles économiques sont employés autour des catastrophes naturelles. En 2100, l'élévation du niveau de la mer aura des impacts directs, quantifiables, mais aussi indirects, qui seront tels que le système assurantiel ne pourra pas y faire face. Cela affectera par ricochet le système financier ; au final, les coûts économiques seront cinq fois supérieurs au coût direct de la catastrophe. Cette évidence est en train d'émerger, au fur et à mesure que des modèles économiques sont développés.

L'équité est une question extrêmement importante ; je me réjouis qu'elle figure dans le résumé adressé aux décideurs. Ce sont les plus pauvres, à l'échelle planétaire comme dans chaque pays, qui subiront le plus les impacts du changement climatique, les extrêmes de chaleur, alors même qu'ils y auront le moins contribué. La justice climatique consiste à compenser cette injustice.

Quant aux technologies, il convient plutôt de déployer massivement celles qui existent déjà que d'en inventer de nouvelles.

Concernant l'adaptation, l'Institute for Climate Economics (I4CE) a très récemment publié un rapport consacré aux déficits d'investissements en matière de climat qui nous aurait été fort utile dans l'élaboration de notre propre rapport. Les chiffres manquaient pour des pays comme le nôtre. Selon cet institut, il faudrait débloquer 2,3 milliards d'euros dès le projet de loi de finances pour 2023 afin de financer des mesures d'urgence d'adaptation face à l'élévation future du niveau des températures ou à l'élévation du niveau de la mer.

Aujourd'hui, ce n'est pas notre regard personnel que nous vous présentons, mais simplement le contenu de notre rapport. J'ai signé une tribune d'alerte sur le TCE, parce que les travaux du groupe 3 du GIEC ont abouti à la conclusion que ce traité était une barrière à la transition énergétique dans le monde, en créant un risque financier très important pour les pays qui voudraient prendre des mesures contre l'utilisation ou l'extraction d'hydrocarbures.

Quant aux priorités à définir, on discerne dans notre rapport des mesures positives, des mesures d'atténuation ou d'adaptation favorables à la qualité de vie. Si j'étais un décideur, je mettrais l'accent prioritairement sur les actions qui ont le plus d'effets positifs. À titre personnel, je suis engagé pour le vélo ; il me semble que personne ne voudrait revenir en arrière dans les villes françaises où les infrastructures cyclables ont été développées. Le potentiel du report modal des trajets de moins d'un kilomètre est très important.

Pardonnez-moi de ne pas être plus positif, mais le rapport auquel j'ai contribué dépeint tout de même une situation très défavorable : la fenêtre est en train de se fermer si l'on veut atteindre ces objectifs de développement durable, atténuer le changement climatique et s'y adapter.

Mme Annamaria Lammel. - Nous n'avons pas relevé de résultats particulièrement positifs pour les techniques de géo-ingénierie, nous n'avons pas pu prouver son efficacité.

Quant aux inondations, on peut distinguer entre méthodes top-down - quand les initiatives viennent des décideurs politiques - et bottom-up - quand la population tente de trouver des solutions elle-même - pour la prise de décisions d'adaptation. On essaie de privilégier les solutions construites avec la population, de manière ouverte.

Le GIEC n'a pas voulu suivre un modèle économique classique coûts-bénéfices, ni quantifier de manière monétaire les effets des coûts d'adaptation. La notion de justice climatique nous est apparue pertinente : une éthique s'est développée autour du changement climatique, qui prend en compte les droits intergénérationnels, interrégionaux et interespèces.

Une anxiété écologique se développe face aux changements, peut-être affreux, qui nous attendent, mais on veut garder espoir que les choses vont aller dans le bon sens. Le GIEC a intégré à son rapport un chapitre consacré au bien-être de la population, élément extrêmement important du fonctionnement des systèmes humains.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Le traité sur la charte de l'énergie a été conçu comme un instrument de protection des investissements étrangers dans le secteur de l'énergie ; il prévoit un mécanisme de règlement des litiges devant des tribunaux d'arbitrage privés, qui s'exerce souvent au détriment des États et de leurs politiques de transition énergétique. Le risque est de protéger des actifs fossiles qui pourraient être décommissionnés, mais aussi de freiner certains ajustements, comme des subventions aux énergies renouvelables. C'est pourquoi j'ai soutenu l'appel à sortir de ce traité dans sa version actuelle, à l'instar de certains pays comme l'Italie.

Vous avez abordé la question de la prise de conscience par le grand public et la paralysie que peut générer l'anxiété en la matière. Il est pertinent d'analyser tous les obstacles à l'action contre le dérèglement climatique. Ainsi, le groupe 2 du GIEC, dans le chapitre « Europe » du rapport, a analysé les freins à l'adaptation, parmi lesquels il relève un manque de littératie climatique : une bonne compréhension des mécanismes à l'oeuvre et de leurs implications, dans chaque contexte, fait encore défaut. Je ne sais pas de quelles formations disposent en la matière les élus que vous êtes afin de s'approprier les enjeux climatiques dans le contexte français, mais il me semble qu'un déficit de montée en compétence sévit partout. Même les programmes de lycée les plus récents ne permettent pas aux plus jeunes d'acquérir ces compétences ; un effort considérable doit être mené en la matière. Dans l'enseignement supérieur, le rapport de Jean Jouzel, remis il y a plusieurs mois, n'a pas encore donné lieu à la mise en oeuvre d'actions structurantes permettant d'améliorer le socle de compétences, même dans les formations initiales.

J'en viens à la transformation dans le secteur agricole. Les groupes 2 et 3 ont produit des chapitres consacrés aux enjeux d'adaptation et de réduction d'émissions du secteur de la production alimentaire, tant du côté de la production que par l'évolution des pratiques alimentaires et l'augmentation possible du stockage de carbone dans les sols. Plusieurs scénarios propres au contexte français ont été développés par l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae), Solagro et l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Le Haut Conseil pour le climat travaille à un rapport sur les enjeux spécifiquement agricoles du réchauffement climatique. Cela doit se traduire de manière ambitieuse dans le plan stratégique national de la politique agricole commune (PAC) et la stratégie française pour l'énergie et le climat.

Je veux mettre l'accent sur le travail mené sur la diversification des sources de protéines pour l'alimentation humaine et les filières de production de protéines en France pour l'alimentation animale. Ces enjeux croisés sont aussi liés à la déforestation importée. Le travail du groupe 3 sur ces aspects souligne la diversité des options d'action : les formes d'agriculture, de conservation des sols et d'agroécologie sont diverses, il existe même un modèle d'intensification soutenable. Ce travail met aussi en valeur des formes traditionnelles de polyculture familières à notre pays, systèmes résilients à faibles émissions permettant de stocker du carbone dans les sols. Il convient peut-être aussi de rémunérer davantage les agriculteurs pour les services écosystémiques qu'ils rendent.

Il existe également des limites dures à l'adaptation : je pense par exemple au recul des glaciers et du manteau neigeux, qui va se traduire par une baisse de l'approvisionnement en eau pendant les saisons sèches, notamment dans le sud de la France. Pour un réchauffement de 2 degrés C autour de 2050, cela se traduit par une baisse de 20 % d'approvisionnement. Cela souligne l'importance d'aller plus loin que des rustines - stockages temporaires sans changement des pratiques - et de chercher des ruptures offrant une bien meilleure résilience pour les besoins des écosystèmes et des sociétés.

Quant à la capacité à tenir le cap en dépit des chocs et des crises, vous en trouverez l'illustration dans les travaux des groupes 2 et 3, dont les graphiques montrent une abondance de points de bifurcation. Une bifurcation, ce peut être une pandémie ou un conflit géopolitique : on peut saisir l'occasion d'un plan de relance ou d'une réponse à une agression militaire pour agir sur la demande énergétique et sortir plus rapidement des énergies fossiles. On peut aussi, a contrario, diversifier les approvisionnements en hydrocarbures au risque de verrouiller certaines infrastructures émettrices. Après une catastrophe naturelle, on doit choisir entre reconstruction à l'identique - cela arrive sur le littoral français - et projection sur le long terme, avec des replis stratégiques pour une plus grande résilience.

Un point n'a pas été mentionné : l'examen du point de vue économique, dans le rapport du groupe 3, des trajectoires largement inférieures à 2 degrés C de hausse des températures. Le montant des investissements requis représente 0,05 % à 0,15 % du PIB mondial chaque année ! Le rapport souligne qu'il existe des liquidités disponibles ; il faut créer les conditions de la confiance en fixant un cap clair, de manière à mobiliser ces capitaux, notamment l'épargne des particuliers. Agir plus tôt dans ce sens créerait les conditions d'une économie bas-carbone et les bénéfices pourraient s'avérer supérieurs au coût des investissements requis.

Les travaux du groupe 3 soulignent les enjeux de transition juste : tenir compte des vulnérabilités, accompagner les plus fragiles, tant en matière de précarité énergétique que par rapport aux reconversions nécessaires. Ces enjeux seront bien appréhendés si les individus, dans leur vie personnelle ou professionnelle, voient une amélioration de leur bien-être ; c'est l'une des conditions clés pour recevoir un soutien et un engagement en faveur de transformations structurelles.

Alors, que faire en priorité ? Les leviers d'action qui permettent d'améliorer la santé et le bien-être me paraissent cruciaux comme facteurs d'engagement rapide de la population. Cela touche à l'évolution des pratiques alimentaires, en faveur d'une alimentation nutritive, saine et soutenable, mais aussi au développement des mobilités actives, qui ont des bénéfices même en matière de santé mentale. Une attention particulière doit être portée aux plus jeunes : aujourd'hui, trop d'écoles sont construites en zone inondable, ce qui conduit à des discontinuités d'accès à l'école ; l'adaptation des bâtiments scolaires aux vagues de chaleur doit aussi être considérée. Vous mettez en avant l'inquiétude de la jeunesse, son désengagement de la vie publique : mettre en priorité les droits des enfants, leur apporter une attention plus grande, créer des espaces d'échange avec eux est donc indispensable. Quand on les associe aux démarches entreprises, comme la semaine dernière devant l'Assemblée nationale, ils se montrent extrêmement motivés pour contribuer à la réflexion ; ainsi, on réduit les clivages et on encourage la cohésion sociale.

Enfin, pour construire une vision partagée, pour rapprocher les communautés scientifiques des décideurs et de la société, on pourrait sans doute mieux utiliser les compétences des nombreux experts pour la production de connaissances et l'élaboration de politiques publiques, plutôt que d'avoir recours à des cabinets de conseil. Ces experts ne demandent qu'à être davantage mobilisés pour produire des connaissances utiles à la société. Le cadre pour ce faire n'existe pas toujours. On pourrait aussi certainement mieux utiliser l'audiovisuel public pour montrer au grand public comment agir à son échelle, comment construire un mode de vie avec une empreinte légère dans divers domaines, comme la rénovation d'un logement, le changement de système de chauffage, ou le changement d'alimentation ou de mode de transport. Les leviers d'action audiovisuels ne sont pas assez mobilisés, alors que de simples retours d'expérience médiatisés pourraient avoir un effet positif sur le bien-être et le portefeuille de nombreuses personnes.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie pour votre présentation, pour le travail que vous accomplissez, pour la clarté de vos propos et la pertinence de vos analyses. Comme Didier Mandelli, je pense qu'il faut non seulement alerter, mais aussi délivrer un message d'espoir. Je tiens à remercier tous nos collègues qui ont assisté à cette audition, parmi lesquels de nombreux membres d'autres commissions. Chacun parmi nous veut apporter sa pierre à l'édifice ; vous pouvez compter sur le Sénat et le travail qu'il va entreprendre pour les générations à venir. Merci encore pour votre engagement !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Changement de l'intitulé d'une mission de contrôle

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, je vous informe de la volonté des rapporteurs de la mission de contrôle consacrée aux incendies de changer légèrement l'intitulé de leur mission.

Initialement, le titre faisait référence à la notion de « mégafeux ». Les auditions menées par les rapporteurs et notre audition plénière conjointe avec la commission des affaires économiques du 15 juin dernier ont mis en lumière que cette notion était peu robuste scientifiquement et ne correspondait pas, à ce jour, à une réalité tangible sur le territoire national, bien que le risque de voir des feux extrêmes et difficilement contrôlables se développer sur le territoire national doive malheureusement s'accroître dans les années et décennies à venir.

Je vous propose donc de retenir l'intitulé suivant : « mission conjointe de contrôle relative à la prévention et à la lutte contre l'intensification et l'extension du risque d'incendie ». (Il en est ainsi décidé.)

La réunion est close à 12 h 05.