Projet de loi Réforme de l'asile

Direction de la Séance

N°71

7 mai 2015

(1ère lecture)

(PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE)

(n° 426 , 425 , 394)


AMENDEMENT

C Favorable
G Favorable
Adopté

présenté par

M. LECONTE, Mme TASCA, M. SUEUR, Mme JOURDA

et les membres du Groupe socialiste et apparentés


ARTICLE 10 BIS

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Supprimer cet article.

Objet

Le présent amendement a pour objet de supprimer un nouvel article adopté par la commission des lois ayant pour objet de rendre inopérant le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 3 de la CEDH devant le juge administratif de droit commun de l’éloignement, sauf exceptions (changement dans la situation de l’intéressé ou dans le pays d’origine).

En premier lieu, littéralement, cette disposition n’est guère cohérente ou opérationnelle. Elle serait limitée au tribunal administratif (et non aux cours administratives d’appel ou au Conseil d’Etat) et aux mesures d’éloignement relevant du champ de l’article L. 512-1 du CESEDA, ce qui rend le dispositif partiel, sans justification. En outre, les termes : la CNDA « s’est préalablement prononcée définitivement sur une demande de protection » sont très ambigus : pour que le moyen soit inopérant, il faudrait attendre que les voies de recours ouvertes contre les décisions de la CNDA (pourvoi en cassation, recours en rectification d’erreur matérielle, recours en révision) soient épuisées : ce n’est guère cohérent avec les délais de jugement imposés au juge de l’éloignement par l’article L. 512-1 du CESEDA. Cela risque ainsi de rendre le dispositif inapplicable dès lors que l’OQTF ainsi que le jugement du tribunal administratif peuvent intervenir très vite après la décision négative de la CNDA. Enfin, il sera aisé aux requérants de contourner le dispositif en invoquant systématiquement des faits ou éléments nouveaux devant le juge administratif, ce qui compliquera l’exercice de son office : au cas par cas, il devra d’abord juger si le moyen est opérant ou non.

En deuxième lieu, le dispositif envisagé semble procéder d’une confusion entre l’office du juge de l’asile (CNDA) qui statue au regard des critères d’octroi de l’asile, et la protection résultant des exigences de l’article 3 de la CEDH, qui a un champ beaucoup plus large. A cet égard, deux exemples peuvent être cités. La CNDA peut rejeter « définitivement » une demande d’asile, tout en procédant à une exclusion de l’intéressé du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire ; en tout état de cause, par définition, l’intéressé encourt dans ce cas des risques graves dans son pays d’origine ; il serait injustifiable qu’il ne puisse pas invoquer, en cas d’éloignement, l’article 3 de la CEDH. En outre, selon la jurisprudence bien établie de la CEDH, l’article 3 confère une large protection contre tout risque de traitements inhumains ou dégradants : c’est le cas, en particulier, pour une personne dont la gravité de l’état de santé fait obstacle à son éloignement ; bien évidemment, la CNDA est incompétente sur ces questions de santé ; mais il serait, là encore, injustifiable que cette personne, par exemple atteinte d’une pathologie grave et sans traitement dans son pays, ne puisse pas invoquer, en cas d’éloignement, l’article 3 de la CEDH.

En troisième lieu, la problématique d’une « discordance de jurisprudence » doit être amplement relativisée. Le juge administratif de droit commun de l’éloignement se fonde régulièrement, en pratique, sur ce qu’a jugé la CNDA pour apprécier le bien-fondé du moyen tiré de la violation de l’article 3 de la CEDH ; il peut en tout état de cause en tenir compte, même s’il n’est pas lié par l’appréciation portée par la CNDA (CE 6 novembre 1996, n° 159531) ; et, de fait, les « discordances » d’appréciation entre le juge de droit commun et le juge de l’asile sont rares. En outre, dans le cas où, exceptionnellement, le juge de droit commun annule, pour violation de l’article 3 de la CEDH (après un rejet de la CNDA), la décision fixant le pays de renvoi qui assortit l’OQTF, la jurisprudence du Conseil d’Etat prévoit l’articulation à faire entre cette annulation et l’office du juge de l’asile : une décision du juge de l’éloignement ne s’impose pas avec l’autorité absolue de la chose jugée à la CNDA, eu égard à ses compétences propres et à son office ; en revanche, cette décision est un élément impliquant que la CNDA procède à un réexamen de l’ensemble des faits soumis à son appréciation (CE 3 juillet 2009, n° 291855). La cohérence entre les deux juges est ainsi déjà assurée par la jurisprudence.

Enfin, il importe de souligner qu’une majorité d’affaires intéressant la France et portées devant la Cour européenne des droits de l’homme concernent des mesures d’éloignement prononcées à l’encontre de personnes par ailleurs déboutées du droit d’asile. Si la Cour de Strasbourg devait constater que la législation française cantonne ou limite désormais l’opérance du moyen tiré de la violation de l’article 3 de la CEDH, le système de défense de la France devant la Cour (qui fait régulièrement état à la fois de l’office de la CNDA et du rôle du juge de l’éloignement qui s’assure, le cas échéant, des risques éventuels dans le pays d’origine) pourrait être gravement mis à mal. Il est à peu près certain que la Cour n’hésiterait pas dans ce cas à condamner la France pour violation potentielle de l’article 3 de la CEDH, voire à censurer le dispositif envisagé pour absence de recours effectif devant le juge de l’éloignement.