Mercredi 5 juillet 2006

- Présidence de M. Alain Vasselle, président -

Sécurité sociale - Compensation démographique - Audition de M. Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales

La mission a procédé à l'audition de M. Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales, sur la compensation démographique.

M. Jean-François Chadelat a rappelé qu'il est le concepteur des mécanismes de compensation démographique mis en place par la loi du 24 décembre 1974. Cette loi s'inscrivait dans la démarche des ordonnances de 1945 qui ont créé la sécurité sociale et prévoyaient à terme la mise en place d'un régime unique commun à tous les Français. L'article premier de la loi de 1974 fixait la date du 1er janvier 1978 comme horizon pour l'instauration de ce régime unique.

Ce même article a cependant été amendé et complété en cours de discussion devant le Parlement afin d'ajouter au principe d'harmonisation progressive des cotisations et des prestations l'interdiction parallèle de porter atteinte aux avantages acquis dont bénéficiaient les cotisants des régimes les plus favorables. La présence de ces deux principes contradictoires au sein du même texte a conduit à une paralysie de fait, qui a interdit l'émergence d'un système commun, même si quelques progrès ponctuels ont pu être réalisés avec par exemple, pour la branche maladie, l'alignement complet des règles de la Caisse nationale d'assurance maladie des professions indépendantes (Canam) sur celles du régime général ou, pour la branche vieillesse, l'absorption complète des régimes des agents des chemins de fer secondaires, de la Compagnie des eaux et du Crédit foncier de France par le régime général.

Interrogé par les deux rapporteurs, MM. Claude Domeizel et Dominique Leclerc, sur le bilan de la loi de 1974 en termes d'évolution de la participation financière de l'Etat au financement de la sécurité sociale, M. Jean-François Chadelat a souligné l'aspect caricatural de la surcompensation, qui n'obéit à aucune logique intrinsèque et n'a été créée que pour permettre à l'Etat de réduire le coût des subventions d'équilibre qu'il verse à différents régimes déficitaires, notamment celui des marins et celui des mines.

Pour ce qui concerne la réforme du financement de la sécurité sociale, qui était un autre objectif de la loi de 1974, de nombreux rapports ont été rédigés au cours des trente dernières années sur le fondement de l'article 3 de la loi qui prévoyait effectivement un aménagement de l'assiette des cotisations acquittées par les entreprises. Il est d'ailleurs l'auteur de l'un de ces rapports, rédigé à la demande de M. Alain Juppé, alors Premier ministre, en 1995 et il a aussi contribué à la rédaction du texte de l'intervention prononcée par le Président de la République, en début d'année, sur la réforme des modalités de financement de la sécurité sociale. Cette réforme, qui n'a pas encore eu lieu, est à la fois inéluctable et souhaitable, même si elle suscite l'hostilité des syndicats patronaux et de l'ensemble des économistes. Des évolutions ont d'ailleurs déjà été notées, dans le sens d'une assiette plus favorable à l'emploi, puisque entre 1978 et 1992, les gouvernements successifs de droite et de gauche ont procédé au déplafonnement de vingt-six points de cotisation, ce qui a eu pour effet d'aider à l'embauche des bas salaires.

Enfin, la loi de 1974 avait un dernier objectif, celui de garantir une meilleure connaissance des capacités contributives des assurés sociaux, sujet sur lequel il faut admettre l'absence de progrès significatifs sur ce terrain. Il reste toujours des imperfections sur la connaissance des revenus des non-salariés, même si des améliorations sont intervenues, notamment dans le régime agricole avec le passage d'un système de cotisations cadastrales à un système de cotisations fiscales.

Puis M. Jean-François Chadelat a confirmé la tendance manifestée par l'Etat à se désengager substantiellement à l'égard des régimes sociaux en revisitant régulièrement à son profit les règles de la compensation. Le mécanisme de compensation démographique a été dévoyé au fils du temps, d'une part avec l'instauration de la surcompensation, d'autre part avec la prise en compte des chômeurs dans les effectifs du régime général, à l'automne 2002, pour le calcul du nombre des cotisants, opération dictée uniquement par des considérations financières et qui a conduit à faire payer par la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) des charges qui revenaient jusqu'alors à l'Etat. Il est convenu que les arguments avancés à l'époque pour justifier la réforme des critères de compensation intervenue en 2002 étaient « tirés par les cheveux » et que l'Etat avait « joué sur les mots » en faisant basculer les chômeurs dans la catégorie des cotisants actifs et en se déchargeant ainsi sur le régime général des charges qui lui incombaient jusqu'alors.

Pour autant, le principe même de la compensation démographique n'est pas contesté et n'a jamais été remis en cause depuis son adoption en 1974. Il est clair cependant que ses mécanismes sont faussés dès lors que ses règles sont modifiées en fonction d'objectifs sans rapport avec l'idée même de compensation.

En réponse à la question des rapporteurs sur les limites financières de la compensation, M. Jean-François Chadelat a estimé qu'en application des fondements mêmes de la compensation, il n'existe pas de limites à ce principe. Dès lors qu'un régime est dans une situation démographique favorable, il est amené à payer, même s'il est en position de déficit budgétaire : la compensation est indépendante de la situation financière d'un régime puisqu'elle ne vise qu'à rétablir l'équilibre démographique.

En revanche, la logique de la réforme de 1985 sur la surcompensation n'obéit pas aux mêmes principes que ceux de la compensation, dans la mesure où son unique objectif recherché était d'alléger la participation de l'Etat au financement de certains régimes spéciaux. Les concepteurs de cette surcompensation avaient eux-mêmes été effrayés par le résultat auquel ils étaient arrivés en appliquant leurs propres critères, ce qui les avait conduits à affecter à la somme obtenue un coefficient de minoration calibré en fonction du résultat final escompté.

En réponse aux remarques de MM. Alain Vasselle, président, et Claude Domeizel, rapporteur, M. Jean-François Chadelat a rappelé que la surcompensation avait été imaginée, en 1985, à la suite de l'apparition de 11 milliards de francs de réserves dans les comptes de la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), suscitant ainsi l'appétit du ministère des finances.

Revenant sur les justifications de la compensation de base, il a répété qu'elle continuerait donc à s'appliquer, même si tous les régimes d'assurance vieillesse sont demain en déficit. La compensation démographique aura alors pour effet d'engendrer une répartition différente des montants des déficits entre les régimes.

Pour autant, il convient d'observer que certains régimes destinataires, tels le Fonds de financement des prestations sociales des non-salariés agricoles (Ffipsa) ou la société nationale des chemins de fer français (SNCF), bénéficient de ressources de compensation en moindre progression, car si le nombre de leurs cotisants est en baisse, celui de leurs pensionnés diminue également et leur ratio de couverture démographique connaît donc une moindre dégradation.

M. Jean-François Chadelat a répondu négativement à la question des rapporteurs qui demandaient si la compensation n'a pas eu pour conséquence de maintenir en survie des régimes financièrement exsangues. Il ne faut pas oublier en effet que la décision de préserver artificiellement l'existence de ces régimes est d'abord une décision politique et que même sans compensation, la subvention d'équilibre aurait continué à être versée par l'Etat. C'est en réalité cette subvention qui maintient les régimes en vie.

En contrepoint à cet argument, M. Claude Domeizel, rapporteur, a cependant fait observer que, dans le cas du régime des mines, c'est bien la compensation versée par la CNRACL qui comble la presque totalité du déficit de gestion.

Interrogé par les rapporteurs sur le degré d'acceptation des mécanismes de compensation et la crise de légitimité qui affecterait leur fonctionnement, M. Jean-François Chadelat a estimé encore une fois que personne n'en remet en cause le principe et que lorsque les modalités en ont été contestées, c'était toujours avec des arrière-pensées, soit que le régime estimait ne pas recevoir suffisamment, soit parce qu'il jugeait être trop lourdement contributeur. Les régimes intéressés regardent prioritairement les résultats et ne prêtent pas attention aux mécanismes eux-mêmes.

Or, la compensation est une « boîte de Pandore ». Un faible déplacement du curseur sur l'un quelconque des paramètres entraîne des évolutions qui se chiffrent en milliards d'euros. Il est incontestable qu'il est nécessaire d'éviter des modifications trop violentes et trop fréquentes des mécanismes si l'on veut éviter une crise de légitimité comme celle engendrée en 2002 par la réforme de la définition de la qualité de cotisant.

Sur la question du caractère réformable des mécanismes de la compensation, M. Jean-François Chadelat a rappelé les termes du rapport Bougon de mars 1987, qui soulignent la nécessité de se fonder sur les données absolument fiables et solides si l'on souhaite avancer dans cette direction. Il y a crise de légitimité dès lors que les auteurs des réformes s'appuient sur des données « bricolées ».

Or le problème est qu'un régime de sécurité sociale a d'abord pour fonction de verser des prestations et que les statistiques qu'il établit sont avant tout des sous-produits accessoires de sa gestion. Ceci explique que les données fournies par les régimes ne répondent pas toujours aux critères de fiabilité pourtant exigés pour toute réforme.

D'une façon générale, toute proposition de réforme doit également être fondée sur des situations comparables. De ce point de vue, M. Jean-François Chadelat a très vivement critiqué certaines des propositions contenues dans le rapport Pelé-Normand au sujet de la compensation dont bénéficie le Ffipsa en matière de vieillesse. En effet, les auteurs du rapport ont omis de prendre en compte la règle dite « des quinze ans » qui s'applique spécifiquement au régime des fonctionnaires et aux régimes spéciaux, règle selon laquelle un actif qui n'aurait pas cotisé quinze ans à ces régimes est automatiquement reversé au régime général. Les propositions du rapport Pelé-Normand apparaissent ainsi biaisées par cette absence de prise en compte qui fausse la comparaison avec les autres régimes.

S'agissant de la compensation au sein de la branche maladie, les données fournies par la Canam n'apparaissent pas toujours très fiables. Ce sont des éléments qu'il faudrait prendre en compte avant toute modification du régime de compensation.

Interrogé par les deux rapporteurs sur l'intérêt qu'il y aurait à renforcer les pouvoirs de la commission de compensation, M. Jean-François Chadelat a jugé effectivement choquante l'opération menée en 2002 au détriment de la Cnav, sans qu'aucune des parties intéressées n'ait été au préalable mise au courant. Il a suggéré que toute modification des règles de la compensation, qu'elle soit de nature législative ou réglementaire, ne puisse être adoptée qu'après un avis motivé et rendu public de la commission de compensation.

Sur la question de la transparence des processus de compensation démographique, M. Jean-François Chadelat a jugé que la formule qu'il a lui-même mise au point en 1974 n'est pas aussi compliquée que certains le pensent. Elle consiste, à partir du nombre des retraités réels de chaque régime, à évaluer le nombre de retraités théoriques que ce régime devrait avoir si son ratio de dépendance (cotisants/retraités) était égal au ratio moyen constaté pour l'ensemble des régimes. Si la différence entre le nombre de retraités réels et celui des retraités théoriques est positive, le régime doit verser une compensation ; si le nombre effectif de ces retraités est inférieur à l'effectif théorique, il bénéficie de la compensation.

Toutefois, afin de neutraliser l'effet provoqué par les régimes qui accordent des montants de prestations avantageux à leurs bénéficiaires, le montant de la compensation est calculé sur la base du taux de prestations le plus faible constaté dans l'ensemble des régimes.

Quels que soient les mécanismes de compensation mis en oeuvre, notamment ceux instaurés par l'Association des régimes de retraite complémentaire (Arrco), ils se résument tous, peu ou prou, à cette formule de base, mise en place en 1974.

Dans ces conditions, la question de la transparence ne concerne pas tant les formules de calcul que la qualité des données statistiques produites par les régimes. M. Jean-François Chadelat a toutefois estimé que ce travail de production est convenablement effectué aujourd'hui par la commission de compensation.

M. Dominique Leclerc, rapporteur, a insisté sur le caractère fortement émotionnel de la question des retraites et, par voie de conséquence, de la compensation. Il a en particulier souligné le fait que la Cnav est aujourd'hui mise à contribution à hauteur de 5 milliards d'euros sur un total de 10 milliards au titre des compensations, alors que les conditions de calcul de cotisations et d'octroi des prestations de certains régimes éligibles apparaissent beaucoup plus favorables que celles en vigueur au sein du régime général.

M. Claude Domeizel a souhaité que l'intervenant confirme ses propos sur l'avenir de la compensation démographique dans un contexte où, d'ici à vingt ans, tous les régimes enregistreront des déficits élevés et présenteront un rapport cotisant/retraité très défavorable.

Enfin, M. François Autain a demandé des précisions sur le mode de calcul de la compensation démographique.

En réponse à M. Dominique Leclerc, rapporteur, M. Jean-François Chadelat a abondé dans le même sens, soulignant le fait qu'il a lui-même inséré dans son rapport récent sur le Ffipsa un paragraphe sur la question de la parité des efforts contributifs entre les cotisants à la Mutualité sociale agricole (MSA) et ceux à la Cnav.

Abordant le cas des régimes spéciaux, il a donné l'exemple d'un livreur aux Galeries Lafayette et d'un livreur du Sernam, le premier partant à la retraite à soixante-cinq ans, cependant que le second en bénéficiera à cinquante-cinq ans. Or, le livreur des Galeries Lafayette finance la retraite du livreur du Sernam à trois titres : à travers la compensation démographique ; par l'impôt, l'Etat versant une subvention à la SNCF ; enfin, en tant qu'usager de la SNCF, celle-ci versant une surcotisation patronale pour ses retraités.

M. Jean-François Chadelat a confirmé à M. Claude Domeizel, rapporteur, que le principe même de la compensation n'est pas en cause, dès lors qu'il ne fait pas l'objet « de bricolage ». La compensation est en outre totalement indépendante de la situation financière des régimes. En complément et en réponse à M. François Autain, il a souligné le fait que la compensation est uniquement fonction de la situation démographique des régimes.