Mercredi 18 décembre 2013

- Présidence de M. Jacky Le Menn, vice-président -

Agences régionales de santé - Audition de M. Paul Castel, directeur général de l'agence régionale de santé de Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca)

M. Jacky Le Menn, président. - Nous poursuivons nos travaux sur les agences régionales de santé en recevant Paul Castel, directeur général de l'ARS Provence-Alpes-Côte d'Azur.

Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à participer à nos travaux. Vous disposez d'une grande expérience du monde hospitalier, puisque vous avez occupé plusieurs postes de direction dans différents établissements ; vous avez notamment dirigé le CHU de Strasbourg puis les Hospices civils de Lyon jusqu'à la fin de l'année 2010, avant de « passer de l'autre côté » du point de vue administratif et rejoindre l'ARS Paca il y a un an.

Quel bilan dressez-vous des ARS, à la fois en tant que directeur général d'ARS et ancien DG de CHU ? Nous avons entendu beaucoup de remarques sur le mal-être des personnels dans les agences. Qu'en pensez-vous ?

Je vous prie d'excuser Yves Daudigny, président de la Mecss, qui est retenu par une réunion du Haut conseil du financement de la protection sociale.

M. Paul Castel, directeur général de l'ARS de Paca. - Ma pratique des ARS est relativement récente, vous le disiez, mais j'ai longtemps exercé en établissement de santé, notamment en CHU, ainsi qu'à l'Igas durant deux ans.

Pour ma part, je porte un jugement tout à fait favorable sur l'institution « ARS » et cette appréciation me semble partagée par de très nombreux acteurs de la santé. Conformément aux objectifs du législateur et en application du principe de subsidiarité, elles permettent de mettre en oeuvre dans chaque région une politique nationale de santé en fonction des dimensions territoriales et en étant le plus opérationnel possible. Sans nier les difficultés et en considérant que les agences sont encore jeunes, le résultat est incontestablement positif.

M. Jacky Le Menn, président. - Dans son rapport sur la stratégie nationale de santé remis à la ministre en septembre dernier, le comité des sages indiquait : « Pour que les politiques conduites par les ARS soient vécues comme légitimes, il faut que les ARS bénéficient d'une autonomie d'action reconnue, protégée et durable, compte tenu d'une étroite liaison avec les CRSA. Une insuffisante autonomie de leur gestion et de leurs moyens laisse demeurer les ARS dans un rôle d'opérateurs locaux de politique nationale extrêmement cloisonnée ». Qu'en pensez-vous ?

M. Paul Castel. - Cette idée ne correspond pas à la réalité et à la pratique et, en tant que directeur général, je ne perçois pas cette supposée insuffisance de marges de manoeuvre. L'institution est jeune ; avant d'avancer vers encore plus d'autonomie, il faut lui laisser du temps pour développer pleinement l'ensemble de ses compétences et moyens d'actions. Surtout dans le contexte financier tendu que nous connaissons... Nous devons, à mon sens, conforter l'existant, les ARS devant s'approprier pleinement les outils qui sont à leur disposition. Qui plus est, la nouvelle stratégie nationale de santé va justement constituer la base des orientations futures du système de santé que nous aurons la charge de mettre en oeuvre.

M. Jacky Le Menn, président. - Le même rapport du comité des sages critique le fonctionnement du conseil national de pilotage et préconise un pilotage plus cohérent du système de santé. Comment pouvons-nous avancer sur cette question ?

M. Alain Milon, rapporteur. - Nous avons souvent entendu, lors de nos auditions, l'argument de la jeunesse des ARS. Il est vrai qu'elles n'ont été créées effectivement qu'au 1er avril 2010. N'avez-vous pas le sentiment d'une certaine précipitation dans l'adoption des décrets d'application de la loi HPST ? Par ailleurs, ne pensez-vous pas que l'autonomie des agences tend à aller jusqu'à la mise en oeuvre de politiques régionales de santé ?

M. René Teulade. - A votre avis, la création des ARS a-t-elle facilité les relations avec les élus ?

M. Paul Castel. - Je n'ai pas le sentiment qu'il y ait eu précipitation dans l'adoption des textes d'application de la loi. Il est vrai qu'elle en requérait de très nombreux, ce qui a peut-être donné ce sentiment.

Je n'ai pas non plus le sentiment qu'il y ait autant de politiques de santé que d'ARS en France aujourd'hui. Nous restons dans le cadre d'adaptations régionales ou territoriales, ce qui constitue d'ailleurs la richesse des ARS. J'appellerais cela volontiers des « respirations » régionales.

Je ne partage pas le constat avancé par certains d'une absence de pilotage. Alors que j'avais l'expérience des directions d'établissements, je vis plutôt un pilotage fort, adapté et lisible. Nous nous réunissons fréquemment, notamment tous les mois en séminaire, et il existe diverses procédures de cadrage.

Les relations avec les élus sont très fréquentes ; elles dépendent des domaines et des personnes, mais elles sont fructueuses. Personnellement, je prends beaucoup de temps pour dialoguer avec eux le plus souvent possible.

M. Jacky Le Menn, président. - Les compétences des ARS sont vastes. Doivent-elles être clarifiées, adaptées, simplifiées ?

M. Paul Castel. - Les simplifications sont toujours les bienvenues... Des travaux sont d'ailleurs en cours à ce sujet. Les ARS tirent notamment leur richesse des relations partenariales qu'elles entretiennent avec les autres acteurs, notamment en termes de proximité d'action. Les délégations territoriales permettent à cet égard de régler un certain nombre de problèmes.

Mme Gisèle Printz. - Nous avons organisé une table ronde avec l'ensemble des syndicats présents au comité national de concertation et nous avons constaté que leur vision est très négative sur les ARS, notamment en termes de management et de gestion des ressources humaines.

M. Jacky Le Menn, président. - On peut même dire qu'ils étaient unanimement très sévères... En plus des syndicats nationaux, nous avons aussi rencontré des représentants de médecins et de pharmaciens inspecteurs ; toutes ces organisations parlent de souffrance au travail, ce qui ne peut que nous inquiéter.

M. Alain Milon, rapporteur. - Les ARS regroupent des personnels de statuts et de cultures divers, ce qui ne peut manquer de créer des difficultés si cela n'est pas suffisamment pris en compte par les gestionnaires.

M. Gérard Dériot. - Nous avons déjà évoqué la question des relations avec les élus ; c'est un sujet important. De la même manière, comment se positionnent les ARS par rapport aux préfets de région ? Quel type de relation existe entre les préfets et les directeurs généraux ? Peut-on la qualifier de hiérarchique ?

M. Paul Castel. - La loi HPST a constitué un bouleversement qui demande du temps. Trois ans, c'est court dans une vie administrative... Il faut clairement digérer la réforme.

Il n'y a pas de difficultés avec les préfets qui représentent l'ensemble du Gouvernement et j'estime d'ailleurs qu'il est légitime pour les préfets de région de présider le conseil de surveillance des ARS eu égard aux compétences respectives qui sont les nôtres. Il reste peut-être des réglages à réaliser mais la relation est tout à fait bonne.

Des accidents ont pu avoir lieu en ce qui concerne les ressources humaines et des difficultés peuvent subsister, notamment du fait de la juxtaposition de statuts ou d'origine. Face à ces difficultés, plusieurs réponses ont déjà été apportées. Par exemple, un statut unique n'est pas à l'ordre du jour ; c'est un choix politique structurant. Plus concrètement, de nombreuses mesures ont été décidées au niveau national : une enquête en 2011, des circulaires sur la gestion et le management, des groupes de travail « métier » (par exemple sur les médecins)... Le sujet des ressources humaines est abordé dans chaque séminaire mensuel des directeurs généraux et la lettre de mission que la ministre nous adresse tous les ans contient une partie sur ce sujet. En outre, au niveau local, les directeurs généraux ont mis en place des réponses particulières : en Paca, il existe un baromètre social depuis 2012 avec des questionnaires et des cellules d'écoute et de dialogue ont été installées.

M. Jacky Le Menn, président. - Qui rassemblent-elles ?

M. Paul Castel. - Tous les acteurs intéressés, personnels, médecine de prévention, CHSCT... Nous sommes donc vigilants et en alerte sur ces sujets qui sont évidemment essentiels. Nous avons mis en place des outils, même s'il restera toujours du chemin à parcourir sur ce type d'interrogations.

M. Gérard Dériot. - Les personnels, qui viennent d'origines différentes, avaient des habitudes de travail variées mais les difficultés devraient s'estomper avec le temps.

M. Paul Castel. - D'autant que le contexte financier n'arrange pas les choses...

M. Jacky Le Menn, président. - Comment améliorer l'articulation entre les ARS et les services déconcentrés de l'Etat en ce qui concerne les missions « régaliennes » comme la sécurité et la veille sanitaires ? La Cour des comptes, dans son rapport de juillet dernier sur l'organisation territoriale de l'Etat, a émis des critiques sévères sur l'articulation entre les ARS et les nouvelles directions de la cohésion sociale, sur les relations avec les agences sanitaires ou sur l'adéquation entre les projets et programmes avec les besoins de santé des territoires. Que répondez-vous à ces remarques de la Cour ?

M. Paul Castel. - Pour les missions dites régaliennes, nous agissons par délégation du préfet dans des échanges permanents entre les services. Les ARS doivent, là aussi, digérer l'élargissement des compétences par rapport aux précédentes ARH, en particulier dans les domaines de la santé environnementale, de la veille sanitaire ou des hospitalisations sans consentement. Je ne vis pas cette phase de mise en oeuvre comme posant des difficultés particulières. Certes, se pose la question de l'adaptation de nos moyens à ces différentes missions dans un contexte financier contraint.

M. Alain Milon, rapporteur. - De mon point de vue, les remarques de la Cour des comptes doivent être comprises comme des orientations à mettre en place pour conforter les ARS. Plus généralement, on le voit bien en filigrane dans chacune de nos auditions, la création des ARS a mis en avant la question de la coexistence de deux « pilotes » du système de santé, le Gouvernement d'un côté avec ses administrations centrales, l'assurance maladie et son réseau de l'autre...

M. Jacky Le Menn, président. - C'est en effet une question centrale, ancienne, mais qui retrouve une certaine actualité...

Que pensez-vous du positionnement des CRSA par rapport aux ARS ? Didier Tabuteau, que nous recevrons cet après-midi, propose de les en détacher pour les rapprocher du conseil régional afin de les « autonomiser ».

M. Paul Castel. - En Paca, la CRSA est fortement impliquée dans la vie de l'agence et nous allons bien au-delà de la lettre de la loi. Ses commissions fonctionnent de manière tout à fait satisfaisante. Je réunis deux fois par an les présidents et vice-présidents des conférences de territoire avec le bureau de la CRSA. En outre, dans notre région, nous avons créé, à un niveau plus fin que les territoires de santé, 130 territoires de proximité qui permettent de prendre en compte toute la diversité et de donner un support aux contrats locaux de santé. Depuis cette année, le Gouvernement a dégagé une enveloppe de 5 millions d'euros au niveau national (environ 190 000 euros par ARS) pour le fonctionnement de la démocratie sanitaire, ce qui représente un net progrès.

M. Jacky Le Menn, président. - En ce qui concerne les projets régionaux de santé, qui constituent de véritables sommes..., estimez-vous qu'ils ont été élaborés en prenant véritablement en compte les remarques venant du terrain, notamment des associations de patients ?

M. Paul Castel. - Je n'exerçais pas en ARS à l'époque de leur élaboration. Il faut d'abord dire que le législateur a prévu que le PRS se décline en multiples schémas, programmes et plans, ce qui en fait une construction complexe par nature.

M. Alain Milon, rapporteur. - On s'y perd un peu en effet...

M. Paul Castel. - Je pense que les ARS ont donc un « droit au rodage »... Le premier exercice doit être lu à cette aune et, en tout état de cause, les futures étapes d'adaptation des PRS seront nécessairement moins lourdes. La démarche a pu être parfois trop descendante et pas assez ascendante dans cette première phase mais ce sont des documents très importants, amenés à vivre, évoluer, s'adapter, respirer.

Lorsque j'exerçais en CHU, nous étions constamment confrontés à des questions qui dépassaient le cadre régional strict. Des réponses adaptées existent pour mettre en place des outils interrégionaux et il faut faire confiance à l'intelligence des acteurs pour les utiliser.

M. Alain Milon, rapporteur. - Même s'il est encore récent puisque mis en place début 2012 seulement, quel premier bilan tirez-vous du Fonds d'intervention régional (FIR) ?

M. Paul Castel. - Les attentes vis-à-vis du FIR sont fortes, peut-être trop par rapport à ce qu'il représente réellement. Il a certes doublé entre 2012 et 2013 : il est ainsi passé de 110 millions d'euros en Paca à 220 mais sur un total de dépenses d'assurance maladie de 6 milliards ! Le fonds donne des marges de manoeuvre aux agences mais à ce stade, nous sommes plutôt favorables à une phase de consolidation que de nouvelle extension. L'évolution est clairement positive mais elle doit être partagée et stabilisée. En outre, une large part du FIR répond à une logique d'appels à projets ce qui n'est pas le cas pour la plupart des crédits d'assurance maladie. La démarche est donc adaptée pour des sujets comme la prévention mais pas nécessairement pour l'ensemble des compétences que nous avons à gérer.

M. Jacky Le Menn, président. - Lors de notre déplacement à l'ARS de Corse, nous avons entendu des remarques mettant en avant certaines difficultés de gestion.

M. Paul Castel. - Oui, le FIR est complexe à gérer mais il apporte transparence et publicité dans l'attribution des crédits. Pour l'instant, il reste trop dans une logique annuelle ; des travaux sont en cours pour lui donner plus de souplesse de ce point de vue.

M. Jacky Le Menn, président. - Un rapport de l'Igas proposait d'aller nettement plus loin dans la fongibilité des crédits, bien au-delà du seul FIR.

M. Paul Castel. - Là aussi, j'en appelle à la prudence. Le principe est assurément positif et séduisant mais la consolidation du dispositif existant est préférable à une éventuelle fuite en avant. D'autant que derrière les enveloppes budgétaires, il y a de l'emploi, des structures, des acteurs qui ont eux aussi besoin de stabilité.

M. Jacky Le Menn, président. - On constate que les établissements importants, qui gèrent souvent plusieurs structures de type différent (sanitaire et médico-social), peuvent plus facilement transférer des crédits d'une enveloppe à une autre. C'est une forme de fongibilité !

M. Paul Castel. - Oui, ces structures ont des capacités de réaffectation mais c'est justement le rôle de l'ARS de coordonner et de réguler.

M. Jacky Le Menn, président. - Quelles relations les ARS entretiennent-elles avec les fédérations hospitalières ?

M. Paul Castel. - La relation de confiance est indispensable et leur rôle est important. Nous ne sommes pas toujours d'accord, c'est naturel, mais les discussions sont transparentes. Par exemple, lorsque la ministre nous a demandé d'élaborer un schéma régional des investissements en santé, nous avons eu une véritable relation partenariale avec les fédérations. Pour autant, chacun doit rester dans son rôle et l'ARS ne doit pas se substituer aux opérateurs.

M. Jacky Le Menn, président. - Cette critique a souvent été faite à l'encontre des ARS.

M. Alain Milon, rapporteur. - Nous avons en effet entendu des exemples très précis d'interventionnisme excessif de la part de certaines ARS.

M. Paul Castel. - C'est possible mais les compétences de chacun doivent être respectées. De même que nous ne devons pas intervenir dans la gestion, nous devons tout de même élaborer et conclure un contrat d'objectifs et de moyens avec les établissements et évaluer leur gestion. L'autonomie va de pair avec le contrôle et l'évaluation. Mais j'insiste : l'ARS ne doit pas faire à la place des établissements...

M. Alain Milon, rapporteur. - Je souhaite avoir votre sentiment sur la question de la coopération entre établissements, notamment entre établissements sanitaires et médico-sociaux. Quelles actions les ARS développent-elles en la matière ? Faut-il aller plus loin que la loi HPST, en particulier dans la définition des communautés hospitalières de territoire (CHT) ?

M. Paul Castel. - La loi a déjà fait évoluer les choses puisque le médico-social est pleinement intégré dans les ARS. D'ailleurs, alors qu'on nous demande de la transversalité, il y a en même temps un souhait des acteurs d'identifier clairement ce champ dans les ARS. En Paca, nous avons ainsi mis en place une direction du médico-social il y a six mois. Vous voyez que nous devons aussi gérer certaines contradictions...

Agences régionales de santé - Audition de M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé à Sciences Po

M. Yves Daudigny, président. - Nous clôturons notre cycle d'auditions sur les agences régionales de santé en recevant Didier Tabuteau, ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner au ministère de la santé, ancien directeur général de l'Agence du médicament, aujourd'hui conseiller d'Etat et responsable de la chaire santé de Sciences-Po, auteur d'ouvrages et d'articles ayant trait à la sécurité sociale ou au système de santé.

Depuis février, notre mission a organisé de nombreuses auditions pour dresser le bilan des agences régionales de santé (ARS), trois ans après leur mise en place effective, et proposer des pistes d'évolution. Nous nous interrogeons notamment sur les conditions de cette mise en place, en particulier pour les personnels, mais aussi sur le champ de leurs compétences ou sur les relations qu'elles entretiennent avec les autres acteurs du système de santé - administrations centrales ou préfectorales, assurance maladie, élus locaux, associations, etc.

M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé de Sciences-Po. - Je m'exprimerai à titre universitaire et personnel, non pas au nom de l'institution dont je relève, le Conseil d'Etat.

Après une genèse d'une vingtaine d'années - puisque le rapport « Santé 2010 » en parle déjà, en 1993 -, les ARS ont transformé le paysage des politiques publiques de santé. Au-delà de la seule lettre de la loi, trois objectifs principaux ont présidé à leur installation : les ARS devaient réguler le système de santé, améliorer son efficience ; on en attendait une globalisation de la prise en charge du parcours de soins ; enfin, elles devaient territorialiser les politiques publiques de santé, inscrire l'action sanitaire au plus près du terrain.

Que peut-on en dire, trois ans après leur installation ?

Les ARS, d'abord, ont bien reçu des compétences larges de régulation, mais pas suffisamment d'outils d'intervention, en particulier sur la médecine de ville et en matière de prévention, deux domaines ô combien importants où les agences ne peuvent guère faire davantage qu'inciter : la mission de régulation est, ainsi, largement inachevée.

L'installation des ARS a fait progresser la globalisation de la prise en charge, puisque le volet médico-social a été intégré à leurs compétences, mais il y a encore bien des lacunes, des services demeurent dans le giron des préfectures - et la mission de globalisation est pour le moins perfectible.

Enfin, le volet de la territorialisation fait apparaître bien des écueils, car les ARS ont été conçues comme des bras armés de l'administration centrale, bien davantage que des lieux de territorialisation des politiques nationales ; elles ont été chargées de la mise en oeuvre de la politique nationale de santé - c'est dans le texte de la loi, et les 321 circulaires qu'elles ont reçu la première année en témoignent - beaucoup plus que comme un outil permettant de définir, en partenariat, un volet régional de la politique nationale de santé. Cette absence de véritable déconcentration a été confirmée sans ambiguïté par le Conseil d'Etat puisqu'il a jugé - par deux arrêts du 12 décembre 2012 et un arrêt du 20 mars 2013 - que les directeurs des ARS sont placés sous l'autorité du ministre pour tous les actes effectués au nom de l'Etat, soit pour l'essentiel.

Je crois donc que notre système n'est pas suffisamment déconcentré, que les ARS n'ont pas assez d'autonomie pour mieux adapter les politiques nationales aux contextes locaux. A l'inverse, nous sommes peut-être allés trop loin en leur confiant des pouvoirs d'intervention dans la gestion même des établissements publics de santé, dans les décisions concernant l'organisation interne de l'hôpital - non pas seulement des pouvoirs de contrôle mais d'intervention directe, comme dans une « holding hospitalière ». Ce mode d'organisation est possible, il a ses défenseurs depuis longtemps - voyez, par exemple, le projet « d'assistances publiques régionales » dont on parlait il y a une vingtaine d'années -, mais ce n'est pas celui que le législateur a choisi, ce qui rend ce pouvoir d'intervention quelque peu excessif, me semble-t-il.

Je reviens sur le décalage entre la compétence régulatrice confiée aux ARS et le manque d'outil pour y parvenir : il y a bien le Fonds d'intervention régional (FIR), mais les ARS ne maîtrisent rien des outils conventionnels définissant les conditions d'exercice, les honoraires, les pratiques des professionnels libéraux, ce qui rend parfaitement vain tout projet d'organiser l'offre de soins à l'échelon régional. Ce décalage, en fait, renvoie au débat sur le pilotage de notre système de santé à l'échelon national, au face-à-face entre l'assurance maladie et l'Etat : les ARS n'y ont pas de place - et pour les y insérer, il faudrait rien moins que changer le pilotage global de notre système de santé ; j'y suis favorable, je crois que les ARS ont tout leur rôle à jouer pour définir des volets régionaux aux accords nationaux avec les professionnels, mais il faut bien voir que cela exige un autre mode de pilotage national.

Enfin, pour aller plus loin dans la déconcentration, je crois qu'il faut favoriser la structuration régionale des compétences en matière de santé, ce qui passe par une réflexion sur la conférence régionale de la santé et de l'autonomie (CRSA) : pourquoi ne pas l'arrimer au conseil régional plutôt qu'à l'ARS, en faire le lieu du débat public sur les politiques de santé dans la région ? La réflexion doit également porter sur les unions régionales des professionnels de santé (URPS), mal positionnées actuellement et sur l'organisation de l'assurance maladie à l'échelon régional.

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Vos écrits sur l'organisation de notre système de santé et sur la démocratie sanitaire sont des plus stimulants. Lors d'une table-ronde que nous avons organisée, un syndicaliste a posé cette question, que j'ai ensuite posée à Pierre-Louis Bras, le secrétaire général des ministères chargés des affaires sociales, et que je vous pose aujourd'hui en espérant que vous aurez, vous, toute la latitude pour me répondre : faut-il réformer les ARS ou acter leur impuissance ? Nous sommes, en tant que parlementaires, plutôt enclins à vouloir réformer pour améliorer, mais est-ce bien utile pour les ARS, si elles sont impuissantes ?

M. Didier Tabuteau. - Elles ne sont pas impuissantes, mais hémiplégiques, disposant d'un pouvoir considérable sur l'hôpital - excessif, même, si tous les textes étaient appliqués rigoureusement -, mais sans capacité d'organiser l'offre de soins en ville. Même sur la prévention, elles ont peu d'emprise du fait de l'émiettement des acteurs. J'en tire la conclusion, personnelle, que cette situation appelle une nouvelle étape, qu'il faut aller plus loin.

Le secteur de la santé est le seul grand service public à n'avoir pas été organisé par l'Etat, mais d'abord par les professionnels et les partenaires sociaux ; pour améliorer son efficacité, il a été plus facile de structurer ce secteur à l'échelon régional, parce qu'une structuration à l'échelle nationale supposait de réorganiser la sécurité sociale et les ordres professionnels : on a donc avancé progressivement depuis les années 1990 avec les schémas régionaux d'organisation sanitaire (Sros), devenus schémas régionaux d'organisation des soins, les agences régionales de l'hospitalisation (ARH), qui ont cédé leur place aux agences régionales de santé (ARS), les réformes se sont succédé rapidement, sans heurts puisque l'échelon régional était peu investi sur le plan de l'organisation des soins. Nous sommes à la fin de ce cycle d'améliorations techniques, les ARS butent désormais sur un obstacle : pour aller plus loin dans l'efficience, il faut réorganiser la gestion du risque maladie, l'expertise et l'évaluation des politiques de santé, leur pilotage entre les échelons territoriaux, inclure la médecine de ville, les outils conventionnels des pratiques professionnelles, ainsi que le secteur de la prévention - tout ceci, pour pérenniser notre système de santé solidaire dans le contexte des vingt prochaines années.

M. Yves Daudigny, président. - Faut-il supprimer l'assurance maladie en tant que telle, comme le propose le groupe de réflexion « Cercle Santé Innovation » présidé par Gérard Larcher ?

M. Didier Tabuteau. - Je crois qu'il faut conforter l'assurance maladie dans son rôle de gestion et de liquidation des prestations, mais qu'il faudrait en détacher les services d'expertise, d'évaluation et de conception des politiques de santé, pour les placer dans une entité commune à celle des services qui font le même travail au ministère ; tous ces services font un excellent travail, il faut les réunir plutôt que de les laisser face-à-face, ce serait plus efficace pour la santé publique elle-même. Je crois donc qu'il ne faut pas supprimer l'assurance maladie, mais la Cnam dans son format actuel, pour lui faire succéder une tête de réseau focalisée sur les prestations, avec en plus une structure d'expertise travaillant directement avec les équipes du ministère pour concevoir et évaluer les politiques publiques de santé.

M. Yves Daudigny, président. - Une agence nationale ? Tandis que la nouvelle caisse se contenterait de la gestion et de la liquidation des prestations ? Ce schéma pose la question du rôle du politique, en particulier du ministre en charge de la santé.

M. Didier Tabuteau. - Une agence, peut-être, mais directement liée au ministère en effet.

M. Alain Milon, rapporteur. - Tout d'abord, je voudrais dire que je récuse le terme d'hémiplégique...

M. Didier Tabuteau. - Je le retire volontiers !

M. Alain Milon, rapporteur. - ... même si j'en comprends l'idée, que tout le monde partage : celle de la dichotomie des ARS, entre un pouvoir réel sur l'hôpital et parfaitement théorique sur la médecine de ville, où réside désormais une bonne part des enjeux pour les années à venir. Une négociation régionale, cependant, ne fait-elle pas courir le risque d'une plus grande différenciation entre les territoires ?

Comment vous apparaît, ensuite, la puissance d'un directeur d'ARS face au préfet de région ?

M. Didier Tabuteau. - Le pilotage par l'Etat me paraît nécessaire pour garder de la cohérence à notre système de santé ; je crois, du reste, qu'on ne devrait pas séparer l'assurance maladie et la santé publique : je milite pour une fusion des deux droits, dans un même code - car les choses ont bien changé depuis l'origine de l'assurance maladie, nous disposons désormais d'un service largement garanti par la collectivité, plutôt que d'un droit seulement attaché au travail et qui constituerait un complément de salaire. L'Etat pilote de fait la santé publique, il faut le reconnaître et en tirer toutes les conséquences institutionnelles, en faisant cependant toute leur place aux partenaires sociaux. La loi de 2004 a déjà différencié la gouvernance des caisses maladie par rapport aux caisses famille et vieillesse, on a fait une partie du chemin ; je crois le moment venu d'aller plus loin, avec une Agence dont les partenaires sociaux seraient pleinement partie prenante.

La définition de volets régionaux creuserait-elle les inégalités entre territoires ? Il faut se méfier des idées reçues. Notre système, fondé sur des conventions nationales, produit aujourd'hui de très fortes inégalités territoriales : la centralisation n'est pas toujours protectrice ; inversement, l'idée que la régionalisation serait une source d'inégalité est loin d'être certaine. Je suis enclin à l'égalitarisme, plutôt jacobin, mais je pencherais plutôt pour que l'échelon national se concentre sur les grandes règles, par exemple la définition du ticket modérateur, en empruntant davantage qu'aujourd'hui la voie législative - parce que ces règles relèvent bien de la loi, au sens de l'article 34 de notre Constitution. Une fois fixées ces règles uniformes pour le territoire national, des politiques régionales de santé pourraient être définies par négociation de l'ARS avec les partenaires, y compris les syndicats représentatifs à l'échelle nationale. Cette adaptation au terrain, cette territorialisation est particulièrement nécessaire en matière de santé, car les besoins varient avec l'offre de soins, avec la densité de population, les usages, et même les circonstances épidémiologiques : autant d'éléments à prendre en compte dans ces volets régionaux, pour adapter efficacement l'offre de soins aux besoins des populations.

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Si l'on veut que les ARS couvrent les parcours de soins dans leur ensemble, comment réorganiser les compétences en matière de santé ? Comment simplifier la répartition actuelle ? Faut-il, en particulier, reprendre des compétences confiées aux conseils généraux ?

M. Didier Tabuteau. - Si le lien qu'on a établi entre le médico-social et le sanitaire me paraît très utile au parcours de soins - tout retour en arrière serait une erreur pour la prise en charge -, je ne sais pas s'il faut aller plus loin et regrouper l'ensemble des compétences en une « agence régionale de la santé et du social », en quelque sorte, une ARSS. Il me semble que ce serait complexe, d'autant que les compétences médico-sociales des conseils généraux sont articulées avec d'autres de leurs compétences : il n'y aurait probablement pas tant à gagner pour une réforme aussi lourde - et l'urgence est plutôt de réformer l'assurance maladie.

M. René Teulade. - Sur un autre sujet, pensez-vous que le ticket modérateur peut limiter les dépenses de santé ?

M. Didier Tabuteau. - Oui, mais dans un sens tellement inégalitaire - au point que des assurés renoncent à se soigner - qu'il faut le réduire autant que possible...

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Vous écrivez, dans votre livre Démocratie sanitaire : « Les prérogatives des administrations centrales devraient être strictement encadrées et le respect de l'équilibre entre les organismes nationaux et les autorités déconcentrées devrait faire l'objet d'un contrôle rigoureux par une instance placée sous l'égide du Parlement. »

M. Didier Tabuteau. - Oui, l'équilibre des pouvoirs est un exercice difficile... Les règles juridiques, même précises, ne peuvent suffire à garantir l'équilibre : il faut un organe de surveillance, pour veiller à l'application des règles - ce d'autant que l'échelon régional, avec des ARS confortées et des CRSA repositionnées, aurait une importance plus grande ; or, l'application des règles relevant du pouvoir exécutif, il me semble que le Parlement est le mieux placé, le plus légitime pour exercer ce contrôle. Reste à en définir la forme...

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Vous suggérez encore de placer les CRSA auprès des conseils régionaux, alors qu'elles sont aujourd'hui annexées aux ARS : ce serait effectivement un moyen de stimuler le débat sur les politiques de santé et d'en finir avec le caractère bien trop technocratique des projets régionaux de santé.

M. Didier Tabuteau. - Comme citoyen, je m'étonne que les questions de santé, au-delà des affaires qui défraient la chronique, soient aussi peu débattues publiquement, alors qu'elles comptent beaucoup dans la vie des gens - et dans notre économie, représentant 12 % du PIB...

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Il est vrai que les CRSA, de par leur composition, disposent d'un potentiel considérable et qu'elles doivent être le lieu d'un véritable débat.

M. Didier Tabuteau. - Lors des Etats généraux de la santé, en 1998-1999, j'avais constaté combien les débats, qui occupaient une place importante dans la presse locale, disparaissaient littéralement de la presse nationale : l'intérêt public est bien là, c'est un levier de changement, mais il n'est pas repris à l'échelon national.

M. Alain Milon, rapporteur. - Nous avons fait le même constat lors des Etats généraux de la bioéthique.

Dans un rapport de la Mecss consacré à la tarification hospitalière, nous avons proposé, avec Jacky Le Menn, une nouvelle répartition du financement de l'immobilier des hôpitaux, en nous inspirant de ce qui se fait pour les établissements scolaires : les régions financeraient l'immobilier des CHU, les départements l'immobilier des hôpitaux généraux et locaux - de manière à ce que la sécurité sociale se consacre aux soins, pas à l'immobilier : qu'en pensez-vous ?

Ensuite, si les ARS devaient avoir un réel pouvoir sur la médecine de ville, faudrait-il continuer à voter une loi de finances et une loi de financement de la sécurité sociale, ou bien les fusionner dans une loi commune ?

M. Didier Tabuteau. - Ce mode de financement pour l'immobilier n'est pas celui choisi jusqu'à présent, puisque la loi HPST va dans le sens inverse, mais il pourrait être utile d'y regarder de plus près - dès lors qu'on parle seulement d'immobilier et pas d'investissement courant, car en matière de santé, les investissements ont une incidence majeure sur les dépenses d'assurance maladie...

Faut-il fusionner les lois de finances et de financement ? Je crois que le vote de deux lois se justifie pour des raisons de légitimité : notre système de santé n'est pas issu de l'Etat, il s'est construit progressivement par la légitimité professionnelle - fondatrice -, la légitimité sociale - avec les premiers accords et les premières lois d'assurance sociale -, la légitimité des associations de patients et, enfin, la légitimité politique, au Parlement. Ces cercles de légitimité ne sont pas ceux de l'Etat, il faut en tenir compte, faire toute sa place à la démocratie sociale et sanitaire, ou bien on atténuerait la portée du texte voté. Ensuite, sur un plan plus technique, le vote d'objectifs de dépenses et de recettes n'est pas la même chose que le vote d'un budget limitatif : la fusion ferait coexister deux logiques dans un même texte, au risque d'en brouiller la lecture. Pour ces deux raisons, le cheminement parallèle - et en miroir - de deux textes me paraît une solution plus satisfaisante.

Une remarque à propos du PLFSS : pour que le « social » soit aussi important que le « financement », il faudrait, me semble-t-il, voter aussi des objectifs sociaux, et pas seulement des objectifs de recettes et de dépenses. Pourquoi le Parlement n'adopterait-il pas des objectifs sur le taux de remboursement par l'assurance maladie, par exemple ?

M. René Teulade. - On parle souvent de « charge » quand on évoque les dépenses de santé. Ne s'agit-il pas plutôt d'un investissement ?

M. Didier Tabuteau. - C'est un investissement social massif, qui est né, historiquement... dans un Etat aussi autoritaire que la Prusse de Bismarck ; pourquoi ? Tout simplement parce qu'on y a vu alors un investissement pour l'économie et la Nation - un moyen de renforcer la confiance, la solidarité sociale, donc la puissance.

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Vous souhaitez que les ARS disposent de plus de moyens : visez-vous le FIR en particulier ? L'Inspection générale des affaires sociales (Igas) a suggéré une fongibilité bien plus grande des financements : qu'en pensez-vous ?

M. Didier Tabuteau. - L'idée que les ARS puissent globaliser les financements me paraît aller dans le bon sens, ne serait-ce que pour s'adapter aux évolutions qui vont se produire dans les prochaines années - en termes d'offre hospitalière, d'offre médico-sociale et de médecine de ville, aussi bien que de pratiques. La mise en oeuvre, cependant, est difficile, tant que les agences n'entreront pas dans la définition des financements, tant que la loi de financement continuera de distinguer les enveloppes comme des sous-objectifs, tant que l'assurance maladie, à l'échelon national, gardera la main. Mais les marges de manoeuvre sont effectivement là, plutôt que dans le FIR, qui représente peu : le changement passera par une nouvelle répartition des compétences, plutôt que par la seule redistribution des moyens.

M. Jacky Le Menn, rapporteur. - Le FIR est désormais voté par le Parlement, c'est déjà un progrès...

M. Yves Daudigny, président. - Monsieur Tabuteau merci, nous ne nous lassons pas de vous entendre parler de la protection sociale !

M. Didier Tabuteau. - Je me réjouis que notre débat sur les ARS se soit élargi à l'organisation de la santé tout entière ! Je crois que la période est cruciale, car nous sommes à la croisée des chemins : la réforme des ARS révèle les enjeux déterminants pour notre système de santé, le contexte macroéconomique est difficile, la démographie médicale va beaucoup changer ces prochaines années - autant de facteurs propices à une redistribution des cartes, d'autant que les marges de manoeuvres plus techniques, notamment du côté pharmaceutique, ont déjà été largement exploitées ; de tels facteurs de changement n'ont pas été réunis depuis des décennies, c'est décisif.